Préface
p. 9-12
Texte intégral
1 Le Vice ou la Vertu. Vichy et les politiques de la sexualité, 1940-1944 : le titre du beau livre de Cyril Olivier – issu d'une thèse soutenue à Poitiers en 2002 – ne pouvait être mieux choisi. Il dit d'emblée que l'ouvrage s'inscrit dans un double champ historiographique : celui, déjà largement couvert par des travaux français et étrangers, de l'histoire du régime de Vichy et des années noires en France, que l'auteur a déjà abordée dans un mémoire sur « l'épuration des femmes » ; celui, plus neuf, de l'histoire des sexualités.
2En effet, à la différence de leurs collègues d'outre-Manche et d'outre-Atlantique, où la politisation précoce des questions sexuelles et le développement d'un fort militantisme féministe et homosexuel ont favorisé les recherches historiques sur le sujet, les historiens et historiennes français sont longtemps restés en retrait d'une « volonté de savoir »1. Sauf pour quelques-uns2, la sexualité n'était pas un objet d'étude comme les autres et la méfiance était de mise pour évoquer tout particulièrement la rencontre des corps. Même l'histoire des femmes et celle de la vie privée restaient timides à cet égard. Laissés sur ce point à l'observation d'autres sciences humaines et sociales, la période contemporaine, et plus encore le temps présent, apparaissent aujourd'hui particulièrement pauvres en travaux historiques. L'ouvrage de Cyril Olivier doit donc être salué. Il accompagne et traduit l'émergence en France, ou du moins un renouveau, des recherches historiques sur la sexualité ou plutôt sur les sexualités, renouveau que soulignent de récentes parutions collectives ou des recherches en cours3.
3Sensible à l'approche dite constructionniste qui analyse la construction des catégories de la sexualité – ici celle unificatrice des « femmes de mauvaise vie », pour reprendre l'expression de Fernand Boverat, fondateur de l'Alliance nationale contre la dépopulation et membre du Commissariat à la Famille sous Vichy –, l'auteur se fraie un chemin original dans l'abondance des sources imprimées (textes de lois, thèses de droit, brochures de propagande), des archives policières, préfectorales et plus encore judiciaires, notamment les dossiers de procédure de quinze tribunaux correctionnels des régions de Poitiers et de Limoges. Il propose une histoire qui mêle, au croisement du social, du politique et du juridique, règlements, représentations et pratiques sexuelles, qui observe l'ampleur et les formes de la répression des déviances, qui tente de restituer le vécu des individus, au plus près des désirs et de l'expérience des corps. À côté d'une approche statistique nécessaire à la démonstration, de très beaux documents plongent le lecteur au cœur de destins singuliers, comme la correspondance désespérée de deux amants qui veulent recourir à l'avortement ou des lettres de prisonniers à leurs épouses infidèles. L'échelle régionale permet aussi une analyse fine du processus judiciaire – de la plainte, ou de la lettre de délation, à la condamnation –, ainsi qu'une fructueuse confrontation des données avec l'idéologie vichyste et les lois édictées pour contrôler les corps et réprimer les individus – femmes et hommes – qui transgressent la norme conjugale et conceptionnelle du régime.
4Les politiques de la sexualité, comprises au sens large de dispositifs de pouvoir qui, au-delà des règles juridiques, s'inscrivent dans les pratiques judiciaires et les comportements individuels, constituent ainsi un très bon observatoire de la nature du régime du Vichy – notamment sur la question largement débattue de son caractère exceptionnel dans la longue histoire républicaine de la France –, et plus concrètement de son fonctionnement. Le choix de Cyril Olivier de croiser histoire de la sexualité et histoire politique d'une période bien circonscrite – celle de Vichy – apparaît tout à fait judicieux. L'auteur analyse les effets concrets de l'avènement au pouvoir de personnels parmi les plus conservateurs en matière de sexualité et de représentations des rôles masculins et féminins. Il s'intéresse à la mise en place de la réglementation répressive relative aux comportements féminins déviants et à leurs complicités masculines : sont concernés avortées, avorteuses et avorteurs, mères infanticides, prostituées, proxénètes, « suborneurs », et surtout femmes de prisonniers adultères, détournées du droit chemin par des « profiteurs de guerre ». La Révolution nationale est aussi, ou voudrait être, une révolution sexuelle, pour promouvoir une France intègre, féconde et vertueuse.
5Mais l'apport principal de l'ouvrage de Cyril Olivier ne réside pas dans l'analyse de l'idéologie familialiste et de la réglementation vichyste, déjà présentées dans d'autres travaux qui ont mis en avant la construction par le régime d'un éternel féminin, dont la femme de mauvaise vie est l'antithèse, celle qui fait obstacle à la régénération de la France4. De façon novatrice, Le Vice et la Vertu observe l'application concrète des réglementations, lieu où se confrontent la « bonne sexualité » développée par la Révolution nationale, des pratiques sexuelles et judiciaires diversifiées et marquées à la fois par la culture de l'époque et un contexte particulier (occupation, absence des hommes prisonniers, pénuries et misère sociale).
6En matière de contrôle des corps et des sexualités, le régime de Vichy constitue certes une exception par la violence des discours d'exclusion, la volonté répressive et les moyens – réglementaires, policiers, judiciaires – mis en œuvre pour satisfaire cette ambition, moyens producteurs de sources pour l'historien : à l'échelle des régions de Poitiers et Limoges, Cyril Olivier a pu identifier trois mille « déviantes » et constituer un corpus exploitable de 1038 femmes. Mais le pouvoir est loin d'être entendu par les magistrats du siège qui s'en remettent souvent aux traditions juridiques et accordent sursis ou circonstances atténuantes, les peines demandées par les procureurs et les peines prononcées étant fort variables d'un tribunal à l'autre.
7Ainsi, la loi 300 du 15 février 1942 conduit à l'exécution de l'avorteuse cherbourgeoise Marie-Louise Giraud mais dans les deux régions étudiées, aucune affaire d'avortement n'est renvoyée au Tribunal d'État et les autorités ne transmettent pas d'informations sur des « avorteuses d'importance », au grand dam des Délégués régionaux à la famille. C'est le Code de la Famille qui est appliqué par les tribunaux correctionnels, la déprofessionnalisation et la masculinisation des manœuvres abortives, comme l'accentuation des peines pour les femmes avortées – plus marquée jusqu'en 1943 pour celles qui ont agi seules – marquant toutefois une discontinuité avec l'avant-guerre. De même, la loi du 23 décembre 1942 sur le « concubinage notoire » avec une femme de prisonnier – fleuron du régime qui entend sur certains points se substituer au mari absent et lui garantir une justice exemplaire – connaît une application peu sévère, le délit, parfois requalifié en « adultère et complicité », glissant toutefois de la trahison conjugale à la transgression familiale. Ainsi, des prisonniers écrivent aux procureurs leur incompréhension devant la faiblesse de la condamnation de leur femme ou de son complice : « pour 600 francs d'amende, cela ne vaut vraiment pas la peine de se priver ». Plus généralement, si la répression de l'infidélité connaît un renouveau dans la France de Vichy et si les « mauvaises » femmes sont particulièrement stigmatisées, les sanctions sont souvent inférieures aux prescriptions légales et les hommes constituent 51,5 % des condamnés (pour concubinage notoire, entretien au domicile conjugal ou complicité d'adultère).
8Raisons éditoriales obligent, et sans doute aussi parce que l'auteur a déjà publié plusieurs articles sur la prostitution, l'ouvrage apparaît un peu court sur cette question et plus encore sur les homosexualités. Il montre toutefois l'accentuation de la répression et sa chronologie, ainsi que la volonté de légiférer contre le proxénétisme ; la pratique de l'internement administratif des individus « indésirables », à la discrétion des préfets, s'étend aux proxénètes, aux prostituées vénériennes ou susceptibles de l'être, tandis que se renforce la répression de la « licence » sexuelle et des « suborneurs ». L'ouvrage met particulièrement en valeur l'hyperréglementarisme du régime, qui considère la prostitution comme un mal social nécessaire, ainsi que la construction, rarement soulignée auparavant, d'une véritable « collaboration sanitaire » avec l'Allemagne.
9Fenêtre originale sur Vichy, Le Vice ou la Vertu est une tentative fructueuse pour articuler le national et le local, le court terme des années noires et le long terme des traditions juridiques, des idéologies, des engagements personnels5. Sont ainsi éclairés les legs ambigus et paradoxaux de la IIIe République en matière de contrôle des corps et d'assignation des femmes, ainsi que l'héritage laissé à la IVe République. Mutation majeure vers l'égalité de sexe, les femmes obtiennent le droit de vote et d'éligibilité en 1944 mais la répression de l'avortement et celle des infidélités conjugales perdurent de manière plus soutenue dans l'immédiat après-guerre, pour ne décliner que lentement ensuite. Après d'autres travaux, l'ouvrage de Cyril Olivier contribue aussi à une meilleure compréhension de la complexité de la Libération en France6 et de l'évolution des rapports de sexe et de genre au xxe siècle.
Notes de bas de page
1 Pour reprendre la belle expression de Michel Foucault : Histoire de la sexualité, t. 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
2 Notamment, Roger-Henri Guerrand et Francis Ronsin (recherches sur le mouvement néo-malthusien), Jean-Louis Flandrin (les amours paysannes), Alain Corbin (la prostitution), Marie-Jo Bonnet (les relations amoureuses entre femmes), ou plus récemment Anne-Marie Sohn (la vie privée des femmes) ou Florence Tamagne (l'homosexualité en Europe).
3 Voir notamment : « Sexualité et dominations », Cahiers d'Histoire. Revue d'histoire critique (dossier coordonné par Sylvie Chaperon), no 84, 2001 ; « Utopies sexuelles », CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, no 22, à paraître à l'automne 2005 (dossier coordonné par Sylvie Chaperon et Agnès Fine). Thèse en cours d'Anne-Claire Rebreyend sur les années 1920-1970 (« Pour une histoire de l'intime »).
4 Voir notamment les travaux de Michèle Bordeaux, Francine Muel-Dreyfus et Miranda Pollard cités dans la bibliographie de l'ouvrage.
5 Ce que fait aussi avec profit Sarah Fishman à propos de la délinquance juvénile et de la justice des mineurs : The Battle for Children. World War II, Youth Crime and Juvenile Justice in Twentieth Century France, Harvard University Press, 2002.
6 Parmi les travaux récents, voir notamment : Luc Capdevila, Les Bretons au lendemain de l'Occupation. Imaginaire et comportement d'une sortie de guerre, 1944-1945, Presses Universitaires de Rennes, 1999 ; Fabrice Virgili, La France « virile ». Des femmes tondues à la libération, Paris, Payot, 2000 ; Philippe Buton, La joie douloureuse. La libération de la France, Bruxelles, Éditions Complexe, 2004 ; la thèse inédite de Dominique Budin sur « La Petite-Roquette au temps des Trente Glorieuses » (Université d'Angers, 1999).
Auteur
Professeur d'histoire contemporaine, Université d'Avignon
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