Conclusion générale
p. 387-392
Texte intégral
1La dame blanche d’Aubinyà, aux temps immémoriaux du Moyen Âge, se dressa face au méchant sire, un mauvais évêque selon d’autres, qui venait de pénétrer dans les Vallées pour y commettre ses forfaits. Depuis sa tour, qui surplombait Sant Julià de Lòria et l’entrée d’Andorre, cela faisait longtemps qu’elle protégeait le pays et ses habitants. Charmé par son invite, le méchant sire la suivit. Il s’enfonça dans les bois avec elle et disparut à tout jamais. D’autres disent qu’il devint loup et fut massacré.
2Cette légende andorrane, dont il est bien d’autres versions mais aucune qui ne soit antérieure au xixe siècle, nous a plongé plus d’une fois dans de longues méditations, sans grand résultat au demeurant. Le meurtre du seigneur, refoulé, arrêté aux portes des Vallées, nous semble une belle image des xie et xiie siècles. L’idée qu’il fût perdu dans la forêt, l’espace des solidarités, le maquis et l’estive, le domaine des communautés, nous apparaît comme une superbe métaphore de cette société qui, jusqu’au xive siècle, fonda sa lutte collective dans la maîtrise des vacants, restés vierges d’interventions seigneuriales et dont la gestion fut entourée de la plus grande opacité. Mais surtout, la mention de la tour qui contrólait l’accès en Andorre nous a fasciné. Aubinyà est situé sur la rive gauche de la Valira, et domine au sud Sant Julià de Lòria. Une donation de 1048 situait des biens cédés entre Sant Martí de Nagol, Aubinyà et un monte Vergafolle, que l’on peut sans grande hésitation identifier avec l’éponyme de Bragafols. Une tour qui commandait l’entrée des Vallées tout près d’Aubinyà, un guerrier ou un semblant d’évêque pris dans une embuscade et un pays, de ce fait, exempt pendant longtemps des malheurs de la présence seigneuriale, cela ne fait-il pas une allégorie merveilleuse de l’acte fondateur de l’histoire andorrane ? La prise de Bragafols fut sûrement plus sanglante, mais son rôle dans le devenir des Vallées nous paraît bien avoir été celui que la légende attribuait à la dame blanche d’Aubinyà. La stricte raison interdit de lier le fait et le mythe, elle n’interdit pas de rêver ou de trouver que le conte illustre joliment l’histoire.
3L’enchaînement des textes par lesquels furent transmises des bribes de seigneuries sur Andorre, suite construite à toute force dans une démarche positiviste, a masqué le caractère fluide des droits seigneuriaux, leur fragilité, leur faiblesse et leurs incessantes redéfinitions. Le schéma de la succession, quasi généalogique, des seigneurs d’Andorre est une illusion singulièrement délétère. C’est ce que nous nous sommes efforcé de montrer d’abord, en tâchant de faire apparaître de façon contrastée les stratégies des différents seigneurs et les cadres juridiques et idéologiques dans lesquels ils pouvaient opérer. Ainsi, nous avons essayé de montrer que l’ordre de la mouvance (« l’emboîtement des fiefs en séquences homogènes ») était susceptible de force manipulations, et ce d’autant plus que le contenu des fiefs se distinguait mal des relations personnelles qu’ils établissaient. Sous cet angle, la reconnaissance des communautés était, avant toute chose, une définition de la seigneurie. Ainsi, les grandes conventions de 1162 et 1176 qui lièrent les Andorrans et la cathédrale d’Urgell permirent de verrouiller le jeu des fidélités croisées par lequel les comtors de Caboet et les vicomtes de Castelbon avaient pris pied dans les Vallées. C’est en identifiant les formes spécifiques que prenaient les relations de pouvoir au sein du groupe dirigeant qu’il nous a été permis de mieux cerner l’expression de l’autorité des seigneurs sur les communautés andorranes.
4De rares textes, corroborés par des éléments de structures postérieures, permettent d’affirmer que l’Andorre des ixe et xe siècle ne se distinguait en rien du reste de la Catalogne. Le rythme de la croissance agricole, les formes de peuplement, les cadres publics et ecclésiastiques étaient les mêmes. L’importance de l’alleu paysan et de l’aprision signale une semblable conception forte de la propriété privée ; la longue survie des règles successorales de tradition romano-wisigothique assure que les Andorrans furent profondément imprégnés par les cadres légaux de cette période. En outre, le retranchement d’Aós de l’ensemble des Vallées au profit de l’honneur des Caboet – la pseudo-vallée de Sant Joan – suggère fortement que, si l’Andorre était un ensemble territorial et administratif clairement identifié, sa cohésion n’était pas encore suffisamment affirmée pour résister à une décision de la puissance publique ou à l’influence d’un magnat.
5Quelques années avant l’an mil, cette architecture sociale fut brutalement pétrifiée. Un castrum fut érigé à Bragafols et enlevé de vive force par les hommes d’Andorre. Le château, cette pièce centrale de la société féodale, disparut du paysage andorran à tout jamais. Un pacte se noua, peut-être fondé sur une franchise, vraie ou fausse. En tout état de cause, les structures sociales et politiques, dans leurs grandes lignes, se figèrent pour deux siècles. Soudées par leurs serments, leur maîtrise des vacants, leurs instances judiciaires (formelles ou informelles), leurs engagements guerriers, les communautés prirent en charge cet édifice ancien. De la sorte, elles devinrent l’interlocuteur obligé des seigneurs et le point d’appui indispensable des particuliers andorrans. La transformation du statut des églises en est un bon exemple. Même quand tel ou tel sire prétendait tenir une paroisse, il ne recevait au mieux qu’une fraction des dîmes, une bonne part restant entre des mains andorranes. Symétriquement, la possession des chapelles, à travers diverses formules, glissa d’une propriété alleutière des clercs andorrans ou de leurs familles vers une forme de saisine collective. Cet équilibre fut détourné, mais aussi généralisé et institué par la cathédrale en 1162 et 1176.
6Les temps forts de cette vie communautaire se distinguent malaisément. Toutefois, cette existence semble avoir pris corps dans les scansions des escales pastorales, se distribuant au cours de l’année autour des parties basses de la montagne, sur les estives ou au cœur de l’espace agricole. À tous les échelons, la gestion des conflits cimentait les groupes. La paix jurée, les asseurements envahissaient les représentations et se retrouvaient jusque dans les deux grands moments de confrontation des Andorrans et de leurs seigneurs. La vista, reliquat des cours de justice publique, était l’assemblée du peuple qui traitait avec le seigneur comme avec la communauté voisine. La décimation se présentait quant à elle comme le scellement renouvelé d’un pacte qui exigeait le partage de force pots de vin.
7Au cours de ces xie et xiie siècles, les multiples faiblesses de la seigneurie s’ordonnaient en un grand cercle vicieux. La presque nullité du domaine foncier des sires, l’absence de château et de garnison sur place, l’incapacité seigneuriale à maîtriser les communaux et tous les rouages ordinairement tenus par les banalités, le contrôle andorran des procédures judiciaires ne donnaient aucune prise aux ambitions des puissants. La seigneurie se limitait à des usages plus symboliques que réellement contraignants. L’insigne faiblesse du volume global des prélèvements en est sans doute la meilleure preuve.
8Néanmoins, les Vallées ne pouvaient vivre en vase clos. Le marché de la Seu d’Urgell, notamment, était une nécessité qui impliquait des concessions. En interdisant aux sires l’accès à leur territoire, les Andorrans s’étaient réservés les produits de l’élevage ou du charbonnage, par exemple. Mais le développement de ces activités imposait aux hommes des Vallées de pouvoir sortir de leur pays et traverser sans trop de dommages les territoires des seigneurs qu’ils avaient malmenés. Ainsi, en 1133, ils acceptèrent de recevoir l’évêque comme seigneur parce que le comte d’Urgell s’engageait à ce qu’ils pussent toujours traverser son honneur sous la protection de ses hommes. De même, en 1176, la fidélité des Andorrans aux conventions signées devait interdire à l’évêque de leur faire la guerre ou d’interdire son territoire à leurs troupeaux. Parce que leur économie était toujours moins autarcique, les hommes des Vallées étaient amenés à multiplier les concessions au monde qui les entourait ; or les puissants de cette société englobante étaient aussi leurs seigneurs.
9Cependant, cette tension entre deux sociétés aux échelles sans commune mesure prit en définitive une forme brutale. L’alliance des maisons de Caboet et de Castelbon, puis de Castelbon et de Foix plongea les Vallées dans un tourbillon qui, au demeurant, déséquilibra tout le haut Urgell. Le déferlement des troupes de Foix et Castelbon – qui encerclaient Andorre et formaient des contingents bien plus importants que les chevauchées du xie siècle – sonna le glas des vieilles structures andorranes. Il est difficile de retracer exactement la chronologie de ce basculement, même si l’on peut en deviner les grandes lignes. L’extrême fin du xiie siècle et le premier tiers du xiiie furent marqués par une pluie de réquisitions abusives, d’amendes de toutes sortes, d’exactions en tout genre. Les Andorrans pliaient, les vieux serments étaient remplacés par un hommage, le district ou le ban les assujettissaient à de nouvelles contraintes. Peut-être y eut-il un court répit. Mais au troisième quart du xiiie siècle, il subirent un nouvel assaut. Taxés au sortir des Vallées, à la Bastida de Ponts, taillés à merci par le comte de Foix, ils avaient également perdu la moitié des dîmes qu’ils contrôlaient auparavant et abandonnèrent toute prétention à l’exercice de la justice en 1275. Au terme de cette évolution, les prélèvements seigneuriaux avaient été multipliés par trois. Au nom des pariers, les agents seigneuriaux, viguiers, juges, saïons, notaires étaient, semble-t-il, devenus tout puissants. Ils contraignaient les Andorrans à la délation, ils jugeaient et faisaient leur profit de toute cause, ils prétendaient intervenir jusque dans la réglementation de l’ouverture des communaux.
10L’impact de cette nouvelle situation est remarquable dans l’intervention des notaires. L’évolution originale des actes de la pratique fut brutalement interrompue. Surtout, les règles successorales issues de la tradition romano-wisigothique et réaménagées semblent avoir cédé immédiatement aux actes d’heretament qui mettaient en place, selon le modèle catalan et pyrénéen, la transmission intégrale du patrimoine à un héritier unique, institué le plus souvent au moment de ses noces. Le pouvoir des « conseils de personnes » qui au xiiie siècle débattaient des questions d’héritage abandonnait la place au regard des juges capables d’interpréter les instruments notariés. L’impression est en partie fausse. Les mentions de fratrisca, les renonciations de cadets, les dons et les legs qu’ils recevaient en contrepartie assurent que tous les enfants n’étaient pas automatiquement exclus en faveur d’un seul. Au demeurant, nos sources sont trop peu fournies pour affirmer que les familles ne procédaient jamais à de véritables partages. Surtout, il convient de se demander si les vieilles répartitions, devenues coutumières, n’étaient pas précisément réglées hors de la présence du notaire. Le bilan de cette métamorphose doit au moins être nuancé.
11Précisément, le xive siècle fut loin d’être exclusivement la période sombre que l’on aurait facilement imaginé. Devenus de grands princes et profitant surtout de la queste, les comtes de Foix ne se soucièrent pas de maintenir une pression forte sur les Vallées, mais encouragèrent au contraire le commerce et l’élevage des Andorrans en jouant de relations diplomatiques pour obtenir en leur faveur de nombreuses libertés de circulation. Les Andorrans virent parfaitement le parti qu’ils pouvaient en tirer. Dans la dernière décennie du xive siècle, ils étaient capables de répondre avec une dialectique consommée qu’ils étaient en Catalogne mais du comte de Foix. Le pays avait déjà construit le sas douanier qui devait faire sa fortune. Assurément, l’exemple du comte de Foix n’avait pas découragé leur invention juridique. À l’encontre des idées reçues, on peut affirmer que l’hypothèse de la souveraineté ou co-souveraineté d’Andorre fut envisagée on ne peut plus sérieusement dès la première moitié du xive siècle. Au moment même où il proclamait la souveraineté du Béarn, Gaston Phébus fit en effet réaliser dans les Vallées une enquête visant à démontrer qu’Andorre était terre distincte de toute autre. Les treize points soumis à l’approbation des Andorrans ne laissent aucun doute sur l’intention du comte. Quant aux gens des vallées, ils en avaient parfaitement saisi l’importance.
12Au cours de ce xive siècle qui déborde largement sur le suivant, l’activité économique des Andorrans et leur parfaite maîtrise des enjeux juridiques du statut particulier des Vallées semblent avoir été en contraste toujours plus marqué avec la misère et la totale incapacité de se défendre en justice qu’ils affichaient. Ainsi en sommes-nous venu à suspecter l’existence d’un discours politique aussi construit qu’empreint de duplicité. Jusqu’en 1419, les hommes d’Andorre n’obtinrent aucun privilège qui confirmât peu ou prou l’organisation solide de leurs communautés ; ils se plaignirent des abus de l’administration seigneuriale, mais ne réclamèrent jamais un texte qui précisât leurs compétences. De la sorte, les structures communautaires, leurs rouages et leurs domaines échappaient totalement à la connaissance des juges et des autorités seigneuriales, protégés par le bloc immuable de la coutume mais souplement assujettis à la parole des arbitres et des experts locaux.
13Les prud’hommes andorrans surent maintenir cette stratégie qui bornait par le vide la tentation du règlement, le recours à la justice et la pénétration subséquente des normes juridiques. Les maximes du Manual Digest et du Politar sont là pour le démontrer. Mais le pouvoir qu’ils détenaient ainsi était aussi celui qu’exerçait une strate supérieure de propriétaires aisés sur l’ensemble des communautés. Les perspectives nouvelles ouvertes à l’élevage andorran rendaient très sensible l’usage des communaux. Les assemblées devinrent houleuses. C’est dans ce contexte que les proceres vinrent trouver l’évêque d’Urgell pour quémander l’autorisation d’élire tous les ans des syndics généraux ayant pouvoir de prendre en charge les affaires des Vallées en lieu et place des assemblées générales. L’analyse du texte de 1419 ne laisse pas de doute : il ne s’agissait pas de voir reconnaître une ébauche d’administration locale qui existait déjà mais d’exclure de la prise de décision ceux qui n’appartenaient pas au groupe des notables.
14La classe des focs, ces maisons dont les chefs de famille contrôlaient exclusivement le Consell General, puise assurément son origine dans cet acte. Ce groupe, 180 maisons semble-t-il, s’attribua des privilèges dans l’exploitation des vacants et verrouilla ses portes. Politiquement, et pour la seule couche dominante de la population, une partie de la succession était ainsi devenue indivisible. Alors que, croyons-nous, les chefs de ces grandes maisons avaient toujours la possibilité de disposer de leur patrimoine et de fractionner leur succession, voire l’obligation de donner une part à chaque enfant sauf à avoir obtenu leur renoncement, ils ne pouvaient céder la pleine citoyenneté de leur maison qu’à un seul héritier. À notre sens, le premier verrouillage ferme des successions fut politique ou communautaire. Au-delà, il conviendrait de vérifier, entre autres facteurs, si les normes strictes de transmission intégrale et les voies ouvertes au rachat par l’héritier de terres cédées par un aïeul ne sont pas venues compenser l’effondrement de ce système politique.
15Au terme de l’évolution que nous avons suivie, disons à l’articulation des xive et xve siècles, les morphologies sociales des hautes et grandes vallées pyrénéennes semblent avoir été très similaires et invitent à la comparaison. Nous ne voulons en retenir ici qu’un terme. Parmi les proceres, qui devinrent tout à la fois les interprètes de la coutume et la voix officielle des Vallées, il en était assurément de plus ou moins riches. Dans l’ensemble, cependant, il s’agissait d’une classe puissante qui contrôlait de forts troupeaux, qui avait les moyens de s’orienter vers le commerce, qui maîtrisait le droit. Pourtant, ils choisirent de se présenter comme des paysans pauvres, ignorants et soumis. Plus à l’ouest, les communautés de vallée du Béarn pesaient de toute leur autorité sur la politique vicomtale pendant qu’au sud leurs homologues navarraises visaient l’hidalguía universelle. La disparité est saisissante. On peut en partie l’expliquer par la violente secousse que subit la société andorrane au xiiie siècle. Il n’empêche que les hommes des Vallées ont, à partir de là, construit un discours, une identité, une histoire. Les Béarnais se vantaient d’avoir tué deux mauvais seigneurs. Les Andorrans oublièrent Bragafols et confièrent peut-être sa mémoire à la dame blanche d’Aubinyà. Il s’appliquèrent à « ne montrer ni faste, ni richesse, à ne pas parler de puissance ni de force, mais à prêcher la misère et la pauvreté des Vallées ». C’était le programme du Manual Digest et du Politar. Il fallait croire que les Andorrans n’avait guère connu d’histoire, celle des princes seulement, à laquelle les hommes des Vallées n’avaient eu aucune part. Beaucoup se sont pris à y croire. Nous espérons au contraire avoir montré le rôle actif que tinrent les communautés andorranes dans la construction de leur histoire.
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