Conclusion de la première partie
p. 219-224
Texte intégral
1De contrepoints en nuances, de rectifications mineures en corrections lourdes, l’histoire des dominations d’Andorre paraît en définitive bien étrangère au petit scénario qui en tenait lieu. Le motif en cascade des cessions, inféodations et paréages ressemble, et ce n’est pas un hasard, à ces généalogies royales ou princières qui faisaient office de récit historique, et l’articulent encore souvent. À l’échelle des Vallées, cette approche frise le ridicule, mais surtout charrie quantité de représentations profondément erronées.
2Ces suites d’actes juridiques ont la double propriété d’inverser le cours du temps, comme si tout pouvoir devait nécessairement découler du passé, et de jouir d’une présomption de vérité d’autant plus grande que les hommes d’alors ont bâti leurs argumentations sur ces séries. Ainsi, l’inféodation du Roc d’Enclar, faite au vicomte de Castelbon par le comte d’Urgell en 1190, n’eut pas de suite et paraît être « un empiétement commis au préjudice de l’église »1. Mais qu’elle eût réussi, et à n’en pas douter, l’on aurait considéré qu’en 1133 Ermengol VI n’avait pu abandonner le principe même de son autorité comtale. Dans de tels cas, bien plus nombreux qu’on ne le croit, les raisonnements historique et juridique se distinguent malaisément, et le danger est bien évidemment de prendre l’un pour l’autre. Ce droit qui informe profondément toute notre documentation était-il « masque de la force2 » ou « langage instituant de la société3 » ? Son étrange puissance ne vient-elle pas précisément de sa capacité à être l’un et l’autre ? On ne peut que plaider en faveur d’une attention plus soutenue quant à ces mécanismes spécifiques de la Raison Écrite.
3La polysémie du fief fut-elle la marque d’un esprit brouillon dont on gratifie volontiers les médiévaux ou l’arme redoutable de son efficacité ? Nous ne reviendrons pas sur les contours mobiles du fief épiscopal des Vallées d’Andorre, mieux vaut élargir le débat. La logique juridique de la féodalité repose sur l’idée parfaitement délirante mais affichée en permanence de concessions et sous-concessions successives qui supposent à l’origine une grande « concentration de la [terre] en un très petit nombre de mains »4. Certains cherchent encore cette improbable source dans l’héritage de l’État impérial. D’autres, plus cohérents à notre sens, ont montré une révolution à partir de laquelle des faisceaux de subordinations furent organisés sur le modèle idéal de l’inféodation. Il n’en demeure pas moins que toute une société s’est mise à fonctionner, au moins juridiquement, comme si ces chaînes de dons avaient eu lieu – et si ce monde a joué et rejoué avec une féroce insistance la scène de l’investiture, n’est-ce pas tout d’abord parce que l’offrande était bien souvent fictive depuis toujours ? Or, il ne suffit pas de voir qu’ici s’impose un divorce entre vérités historique et juridique ; en effet, dans la mesure où la seconde était reçue comme telle par les acteurs sociaux, elle devient une composante de la première. La question programmatique d’une anthropologie, historique comme juridique, de la féodalité devrait par conséquent, nous semble-t-il, être la suivante : comment donc cette société a-t-elle pu s’organiser sur ce motif absurde de concessions en cascades, comment donc les hommes de ce temps auraient-ils pu y croire, comment ont-ils fait en sorte que les choses apparaissent ainsi ? Pour le moins, cela devrait souligner que les actes juridiques présentent les faits selon un ordre des causes qui n’est absolument pas neutre.
4Nous ne saurions, ici, développer plus avant ces observations, d’autant qu’elles suffiront à excéder ceux qui les trouveront déplacées. Il nous a paru important de les formuler parce qu’elles permettent en grande partie d’expliquer pourquoi l’histoire des dominations d’Andorre demeure inintelligible si l’on fait procéder des uns le pouvoir des autres, parce qu’elles disent pourquoi nous avons traqué, jusqu’à l’excès sans doute, tout ce qui ne relevait pas de ces transmissions – quand bien même les textes s’acharnent précisément à faire comme s’il y avait continuité logique. À force d’entêtement, il nous semble toutefois que sont venues au jour quelques congruences significatives.
5Aux ixe et xe siècles, le pouvoir était encadré dans les formes publiques les plus courantes de la Catalogne pré-féodale. La liberté des hommes demeurait respectée, leur propriété de la terre était reconnue, les charges fiscales restaient communes, et probablement modérées. Les possessions aristocratiques se révélaient à peu près milles. La donation de Charles le Chauve n’y changea rien, accélérant la fragmentation du domaine public quand le statut des vacants les laissait à disposition des Andorrans et de l’aprision. Le vieux castrum d’Enclar symbolisait cette pérennité des structures de tradition romano-wisigothique, animée par une vitalité démographique reposant sur une croissance agricole soutenue.
6Dans les deux dernières décennies du xe siècle, alors que les assemblées de paix signalent la montée des troubles sociaux dans un vaste Midi, le château d’Enclar fut remplacé par le fortin de Bragafols derrière lequel se profilait l’ombre menaçante du viguier-châtelain. La réaction des Andorrans fut d’une brutalité radicale sans que l’on sache si elle visait plutôt le bayle et castlà, le comte ou l’évêque d’Urgell. Il est fort probable que la situation fut stabilisée autour d’une sorte de franchise, plus ou moins imposée de facto, qui restaura le principe de l’autorité comtale. Sans doute également, les décimations du fer et de la poix s’abîmèrent alors dans une série d’exemptions fiscales qui pourrait être à la source des libertés andorranes quant à l’usage de leur territoire. Cet arrangement se maintint jusqu’en 1133, malgré les frictions révélées en 1083 à propos des mers.
7Au cours du xie siècle, les fiefs se multiplièrent et envahirent l’espace des relations aristocratiques. Or, les revenus et les prérogatives égratignés des comtes d’Urgell, joints à leurs absences répétées, ne permirent pas aux Ermengol de lutter dans les Vallées contre le réseau de fidélités que l’évêché entretenait à partir des paroisses. En effet, les dîmes constituaient de loin la part majeure du prélèvement seigneurial. Les lignages des comtors de Tost, Benavent, Caboet, Montferrer en furent gratifiés. Ermengol II, au contraire, abandonna La Massana dès avant 1038. Puissants voisins, dotés de revenus paroissiaux dans les Vallées, les Caboet se posèrent en arbitres bienveillants des conflits frontaliers, occupant le terrain délaissé par force du pastoralisme andorran et percevant à ce titre oublies et autres usuras. À défaut d’attestations, on peut gager en outre que les Castelbon n’étaient jamais loin de s’immiscer dans les affaires des Vallées, en substitut du comte ou comme demi-frère de l’évêque Bernat Guillem (1075-1092). La prépondérance des droits paroissiaux donnait à la cathédrale les moyens de sa politique. Aussi est-on en droit de se demander si les mers, précisément levés sur les dîmes, ne recouvraient pas une sorte de patronage générique sur les Vallées qui équilibrait un peu la puissance épiscopale. En renonçant à ceux-ci, Ermengol IV lâchait prise. Comment ne pas noter qu’il le fit en faveur d’un évêque qui était l’oncle du vicomte Ramon Ier ?
8Dans le droit fil de ces tendances, le xiie siècle ne se comprend qu’à l’échelle des luttes d’influences menées dans le haut Urgell, à condition, toutefois, de ne pas perdre de vue le caractère évanescent du pouvoir exercé en Andorre. L’éclatement des droits et des revenus seigneuriaux fut contenu par le principe d’une domination générale des Vallées, laquelle fut sanctionnée par une convention conclue avec les Andorrans et paraphée par toute la haute aristocratie régionale (du comte de Foix à celui de Barcelone) à l’exception significative du vicomte de Castelbon privé d’Andorre dès 1133 quand, devenant vicomte de Cerdagne, il menaçait de constituer un très vaste domaine. Cependant, cet émiettement des prérogatives en Andorre interdisait la construction d’un pouvoir fort, au grand bonheur de ses habitants. Les cavaliers qui auraient dû imposer ce régime nouveau étaient à Sant Joan ou Cabó, à Castellciutat ou Estamariu, et, pour l’évêque d’Urgell, à Montferrer surtout. Pris dans d’incessantes luttes partisanes, dans une intrication infinie de fidélités, ils n’avaient cure de ce territoire où les agents seigneuriaux étaient malvenus quand bien même ils n’obtenaient que quelques setiers de grain, ils se souciaient peu de cette terre où aucun d’eux ne résidait, où il n’était guère possible de tailler le moindre patrimoine.
9Le problème était ainsi essentiellement politique : qui pouvait agir à sa guise en Andorre comme dans l’Urgellet ? Le fief épiscopal des Vallées, restrictif mais toujours un peu indéfini, est le témoin de cette indécision. En définitive, le vicomte de Castelbon s’imposa. L’épisode des premières noces d’Arnaua de Caboet qui, malgré un fils issu de cette union, transmit tous ses biens au vicomte Arnau de Castelbon, paraît révélateur. Les réseaux féodaux n’admettaient pas n’importe qui à leur tête et Arnau était comme un chef naturel, avec tout ce que cela comportait de représentation idéologique et de légitimité. C’est dire que sa prise de pouvoir dans l’Urgellet – Andorre comprise – nous semble beaucoup moins le fait d’aléas ou de stratégies d’expansion que la résultante de tendances lourdes, celles qui devaient désigner une autorité supérieure. À ce point, le vicomte, le comte et l’évêque d’Urgell étaient les seuls compétiteurs acceptables, et seuls les Castelbon avaient su se ménager de solides appuis locaux quand la cathédrale était tatillonne et les comtes lointains.
10L’évêché prétendait à une seigneurie alleutière, mais ce fut dans la main du comte que se conclurent les accords de 1162, et sur le conseil du vicomte qu’ils furent complétés en 1176. La prééminence de la Mitre demeurait donc mal établie, même auprès des Andorrans. Ceux-ci, au fur et à mesure d’un premier grand développement de l’élevage transhumant, avaient besoin de garanties pour le passage des troupeaux, autant que de bonnes relations avec la cité épiscopale et son marché. Ils ménageaient donc les susceptibilités, d’autant plus volontiers que la seigneurie sur leur territoire restait superficielle et presque indolore.
11Tout changea lorsque les vicomtes devinrent maître du jeu et plus encore quand ils s’allièrent aux comtes de Foix. Dès le début du xiiie siècle, voire au cours de la décennie précédente, les exactions, la violence, la terreur ne furent plus le fait de quelques garnisons castrales, mais l’œuvre de troupes bien plus importantes, levées de par tout le haut Urgell, dans quelques châtellenies cerdanes et dans le comté de Foix, grossies encore de temps à autre, à n’en pas douter, par quelques fidélités cathares et velléitaires. Dans cette première moitié du xiiie siècle, le principe de la juridiction épiscopale sur les Vallées fut mis à rude épreuve, et à terme il n’en subsista qu’une alternance annuelle des tailles et des cours de justice. Surtout, les prétentions andorranes ployèrent sous ces coups de boutoirs. Les vieilles réquisitions furent remplacées par une taille abominablement plus lourde. La moitié des dîmes que les Andorrans contrôlaient leur échappa. Leurs commerces furent taxés à la Bastida de Ponts. En somme, les prélèvements qu’ils subissaient furent peu ou prou multipliés par trois. Enfin, ils durent en 1275 offrir pleine et entière juridiction au comte de Foix.
12N’exagérons pas cependant. À la fin du xiiie siècle, les comtes de Foix accédèrent au rang de puissance de deuxième ordre, disons immédiatement derrière les rois du temps. Devenus maîtres des comté de Foix, vicomtés de Castelbon, Béarn, Marsan et Gabardan, et de force seigneuries dont l’héritage catalan des Montcada, ils furent impliqués dans nombre d’affaires majeures et, l’on peut le tenir pour sûr, se révélèrent peu soucieux de rançonner tout particulièrement les gens des Valiras. Ils établirent alors le principe d’une co-seigneurie oublieuse du fief d’antan et fiscalement favorable à leur trésor bien plus qu’à celui de la cathédrale. Certes, les Andorrans découvrirent alors les tracasseries d’agents seigneuriaux entreprenants et d’autant plus redoutables qu’ils avaient trouvé des points d’appui locaux, bayles et notaires. Néanmoins, les comtes n’avaient guère besoin de cela pour obtenir les subsides qu’ils souhaitaient principalement, et suivirent les communautés des Vallées chaque fois qu’il s’agit de leur réserver un pan de la gestion du territoire, de l’administration ou de la police des affaires courantes. Les libertés tacites d’autrefois – gestion des ressources collectives et des conflits entre voisins – prirent forme de privilèges, et au prix d’une hausse spectaculaire des prélèvements, les Andorrans maintinrent leurs capacités, largement autonomes, d’organisation sociale.
13Enfin, dans leurs ambitions princières, les comtes de Foix prirent argument de la sourde tradition d’allodialité d’Andorre pour tenter d’asseoir leurs désirs d’indépendance souveraine. Gaston Ier attacha les Vallées au comté de Foix plutôt qu’à la vicomté de Castelbon soumise à la prééminence aragonaise et barcelonaise. Gaston II prit le parti de la couronne de Majorque dont il visa l’héritage, prêta hommage à son roi pour le Donnezan et les châtellenies cerdanes ; ce plan échoua et sa veuve eut pour douaire Andorre et Donnezan où se développèrent par la suite des mythes de souveraineté. Finalement, Gaston III, dit Phébus, en même temps qu’il proclamait le Béarn « terre qu’il tient de Dieu et de nul homme au monde d’où ne découle pour lui aucune obligation si ce n’est de faire ce que bon lui semble », fit réaliser une enquête pour démontrer qu’Andorre était distincte de tout territoire environnant, qu’elle n’était d’aucune mouvance, en bref, qu’elle était terre souveraine. Une longue histoire s’amorçait. Il ne faut pas s’y tromper – comme on l’a toujours fait semble-t-il – les fondements de la co-principauté étaient déjà en place au xive siècle, par la volonté expresse des comtes de Foix.
14C’est à l’aune de cette politique qu’il faut jauger les privilèges qu’obtinrent les Andorrans. Ces grands princes territoriaux formulaient à propos d’Andorre des prétentions qui allaient bien au-delà de quelques amendes coutumières, d’un perron ou d’une fourche patibulaire. Les hommes des Vallées s’engouffrèrent dans la brèche. Contre la queste et une grande fidélité théorique, leurs agissements au sein d’Andorre demeuraient très libres. Par ailleurs, ils avaient déjà acquis d’importantes facilités de circulation pour leurs troupeaux et leurs marchandises. Mais surtout, dès la seconde moitié du xive siècle, ils mirent à profit les incertitudes et les contradictions de leur statut pour obtenir des passe-droits douaniers. Pour remédier à cela, il fallait trancher de la souveraineté du pays. Difficile, la question fut esquivée et les Andorrans s’appliquèrent à une certaine duplicité dont témoignent leurs argumentations sur la question douanière, discours répétés au fil des siècles comme en font foi les maximes consignées dans le Politar.
15En somme, contrairement aux plus pernicieuses des idées reçues, à aucun moment l’attitude des Andorrans ne fut indifférente au devenir de leurs Vallées, et leur histoire ne fut jamais celle d’une succession de seigneurs d’Andorre, mais toujours la trame compliquée de luttes d’influence.
16Accordons-nous une ultime observation. Sans doute aura-t-on remarqué que nous avons construit ces conclusions sans faire référence aux actes que retenait en priorité l’histoire institutionnelle. Nous voulions montrer ainsi que, s’il sont pleins d’enseignements, ils n’ont de signification spéciale que pour ceux qui croient encore que l’histoire se fit sur du parchemin ou que s’y trouve la solution des problèmes restés en suspens. Nous avons essayé de souligner que ces textes intervinrent pour régler des situations fort diverses, qu’ils utilisaient des motifs qui pouvaient aussi bien s’ignorer mutuellement que s’interpénétrer ; nous souhaitions que se révèlent la polysémie des formules et l’exploitation qui s’en fit, en interprétations immédiates et successives. À tout le moins, on doit retenir que, pour l’essentiel, ces documents ne prêtèrent d’attention aux communautés andorranes qu’aux xiie et xive siècles, les ignorant avec superbe le reste du temps. Pour analyser correctement ces communautés, il faut donc garder en mémoire la conjoncture toute spéciale de ces actes : l’affirmation d’une espèce de domination générale au xiie siècle et le rêve d’une souveraineté au xive.
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