Souvenirs
p. 155-177
Texte intégral
1J’écris cet épisode de ma vie en commençant par le départ de Carcassonne, ville où j’avais été appelé pour la mobilisation.
2Nous partons de Carcassonne pour nous rendre sur le théâtre des opérations qui vont se dérouler dans cette plaine d’Alsace. Ces souvenirs sont restés tellement gravés dans ma mémoire qu’il me semble les revivre en les retraçant sur ces pages. Ainsi, nous arrivons à Belfort, point de débarquement, le 14 août [1914]. À peine le train stoppe, nous débarquons et nous formons les faisceaux. Nous étions à peine en train de casser la croûte en attendant les ordres, que nous voyons arriver dans notre direction une patrouille de prisonniers. Aussi, imaginez-vous avec quelle curiosité nous les regardons passer devant nous car, pour la première fois que voir arriver les premiers trophées de nos armes, il nous semblait déjà que nous avions commencé la campagne. Mais l’heure n’allait pas tarder à venir. À peine avoir cassé la croûte, nous entendons un coup de sifflet, nous rompons les faisceaux en un clin d’œil, et, sac au dos, nous voilà en marche à travers Belfort que nous traversons. Mais quelle ville ! On aurait dit que les maisons s’étaient changées en machines de guerre. Dans chaque carrefour, ce n’étaient que des convois, des autobus ou automobiles qui étaient là sous pression, attendant pour aller porter soit des ordres, soit le ravitaillement aux troupes de première ligne. Enfin, nous traversons la ville et nous débouchons à travers la campagne qui, en ce moment, se trouvait embellie de ses plus belles richesses d’agriculture. Tout en marchant, de temps à autre, on voyait des territoriaux faire des tranchées ou des barrages de fil de fer pour un cas de retraite. D’autres abattaient des arbres qui, quelque temps avant, étaient la parure de ces sites merveilleux. Tout ça, nous le traversions en le regardant d’un air indifférent.
3Après quelques haltes, nous arrivons à Cunelières, petit village qui se trouve à 15 kilomètres de Belfort. De suite arrivés à cette première étape, chacun vaquait çà et là à quelque recherche de quoi se mettre sous la dent. D’autres allaient un peu en avant pour voir si on n’apercevait pas des traces des premières rencontres, car c’était le premier village où les patrouilles s’étaient rencontrées. Aussi, arrivaient-ils, qui avec un casque, d’autres des casquettes. Moi et quelques camarades, nous étions allés à la recherche de quelques pommes de terre qui devaient ce jour-là grossir un peu notre ordinaire.
4Nous restâmes le 15 au même endroit. Le 16 au matin, nous voilà de nouveau partis. Nous arrivons enfin à la frontière. Là, en passant le poteau qui divise les deux pays, le commandant nous fait découvrir, et c’est le régiment en entier, d’un même élan patriotique, que nous saluons cette chère terre d’Alsace. Après avoir fait une marche de 25 kilomètres, nous arrivons à Eglingen où nous restons deux jours. Là, les habitants étaient un peu mécontents de nous. On voyait bien que tous n’avaient pas gardé le sang que leur avaient légué leurs aïeux. Dans le nombre, il y en avait tout de même quelques-uns qui avaient conservé le souvenir de l’ancienne défaite. Aussi, ceux-là étaient-ils joyeux de pouvoir une fois contempler le drapeau tricolore1.
5Nous quittons Eglingen le 18 pour une étape inconnue. Mais nous ne devions pas tarder à savoir l’endroit où nous allions, car nous commencions d’entendre le canon. Nous prenons la formation de combat, c’est-à-dire que le régiment s’échelonne par sections, et nous continuons à avancer. Mais bientôt il fallut prendre une nouvelle formation. Et cette fois c’est en colonne d’escouades que nous continuons d’avancer. Mais maintenant c’est dans les prés que nous avançons. Bientôt, le bruit du canon se rapproche. La fusillade commence sur notre droite : c’était un de nos régiments qui était engagé. Nous ne devions pas tarder à l’être aussi. Après avoir passé un certain temps dans les prairies, nous passons à travers bois pour nous masquer à la vue de l’ennemi. Mais c’est une marche nouvelle qu’il faut adopter, et c’est en tirailleurs que nous continuons. Enfin, après des bonds de 100 en 100 mètres, nous rentrons dans un village appelé Didenheim2 Là, nous arrivons essoufflés car les balles ne nous avaient pas ménagés en cours de route. À peine sommes-nous dans le village qu’une batterie de nos 75 vient s’installer sur la crête du village que nous venons d’occuper, et commence à faire entendre sa voix.
6À chaque coup qui partait, il nous semblait que quelque chose se déplaçait de nos poitrines. Car, c’était la première fois qu’on entendait le canon, et nous l’avions juste au-dessus de nous, car nous nous trouvions exactement au milieu des batteries allemandes et françaises. Je me demandais, pendant cet instant, combien durerait cet effroyable bombardement. Mais il ne devait pas cesser de sitôt. Commencé le matin à 8 heures, il ne finissait que le soir à 7 heures, moment où se déroulait du côté opposé une grande défaite.
7Après la cessation du feu, nous voilà partis pour aller relever le régiment. Mais, arrivés là, nous ne pûmes que constater les dégâts. Le régiment avait perdu près de 600 hommes morts ou blessés. Nous prîmes leurs places et nous continuâmes à veiller toute la nuit. Mais quelle nuit ! Ce n’était plus celles que nous venions de passer dans les granges, c’était dans une tranchée, et, devant nous, l’ennemi ! Aussi nous restâmes toute la nuit assis sur le sac, le fusil entre les jambes, prêts au moindre bruit à se mettre en position de faire feu au cas où ils seraient venus faire une contre-attaque.
8Ce n’est que le matin au jour que nous quittâmes Didenheim pour continuer notre marche en avant. En traversant le chemin qui sépare Didenheim de Brunstatt, village qui, la veille, était occupé par l’ennemi, nous nous mîmes à faire quelques tranchées avec nos outils portatifs. À peine avions-nous commencé qu’on reçoit l’ordre d’avancer. Tout chemin faisant, nous commençâmes à voir quelques soldats qui étaient tombés la veille, fauchés par les mitrailleuses ennemies. Cela me fit une très grande impression de voir ces cadavres blanchis par la gelée de la nuit. On aurait dit qu’encore ils étaient en tirailleurs, profitant des accidents de terrain pour se protéger des balles.
9Enfin, après avoir parcouru 3 kilomètres, nous arrivons à Brunstatt, le 20 août à 8 heures du matin. Là, les obus avaient occasionné quelques incendies ou endommagé des toitures. Quelques maisons même avaient été éventrées par les obus. Tout cela était nouveau pour moi, aussi le regardais-je avec étonnement. Arrivés au milieu du village, on nous fait partir en reconnaissance. Notre détachement, nous marchons dans la direction de Mulhouse qui se trouve à 7 kilomètres de Brunstatt. Nous arrivons aux dernières maisons du village et nous nous installons en petits postes à l’embranchement de deux routes. Nous restons là jusqu’à 11 heures. Pendant ce temps, on donne des ordres aux habitants de nous loger pour le repas de midi. Les officiers, après nous avoir recommandé le calme et la politesse envers les familles où nous allions loger, nous distribuent un billet pour quatre ou cinq, et nous allons, par groupes, chacun à notre adresse. Moi, je me trouvais dans un groupe de six. Dire la façon dont nous fûmes reçus serait difficile à décrire, tellement elle nous fut cordiale : tout le monde voulait avoir des soldats pour dîner ; il y en avait même qui allaient sur la route prendre les premiers venus qu’ils rencontraient, à seule fin de les avoir plutôt. Aussi y en avait-il beaucoup qui étaient obligés de s’en passer. Ceux chez qui, moi et mes camarades, nous allâmes, furent très bons. À peine rentrés, nous nous mettons à table, et c’est en famille avec eux que nous prîmes le repas. Pendant tout le temps que dura le dîner, j’eus une de leurs petites filles qui se tint sur mes genoux, me comblant de caresses de ses petites mains, tandis que l’autre fillette se trouvait avec un de mes camarades. N’ayant que ces deux petites, il ne put y en avoir une pour chacun. Après le dîner, nous eûmes un bon café, avec un peu d’eau de vie d’Alsace. Là, nous parlâmes, vous pensez bien, de notre pays et de l’avenir qui, à tous, nous apparaissait très beau. Ce n’est qu’en se serrant très sincèrement la main que nous partîmes, le cœur joyeux, rejoindre le lieu de rassemblement.
10Là, étant libres pour quelques instants, nous en profitâmes pour aller visiter l’emplacement que, la veille, occupait l’ennemi. Mais, quelle surprise nous attendait ! Ce n’était que canons, hommes ou chevaux entassés les uns sur les autres, déchiquetés par les obus de nos 75. Un peu plus loin, dans un bois, c’était une tranchée pleine de soldats d’infanterie foudroyés par nos obus. Aussi, à la vue de ce carnage, nous oubliâmes ce que nous avions vu des nôtres la veille. Notre artillerie commença à descendre le butin qu’ils avaient laissé entre nos mains. Nous eûmes 18 canons et 36 caissons, que nous évacuâmes sur Belfort.
11Nous restâmes dans Brunstatt deux jours sans avoir d’autres ennuis que de rester dans le village. Mais, le 23 dans l’après-midi, nous commençons à battre en retraite et nous nous dirigeons sur Galfingue. Là, nous restons trois jours, jusqu’au 26. Le 26, avant le jour, nous repartons et nous nous dirigeons sur Foussemagne. En chemin, j’ai rencontré dans certains régiments quelques camarades de mon pays. C’était un serrement de mains, et on repartait d’un pas allègre sur les routes bordées de bois de sapins, arbres dont la cime empêchait de pénétrer les doux rayons du soleil qui, en ce moment de l’année, baignait de ses éclats lumineux les vastes prairies de cette plaine fertile.
12Ce n’est qu’à midi que nous atteignîmes Foussemagne, petit village qui se trouve pas loin de la frontière. Là, notre arrêt fut d’un jour, pendant lequel nous partîmes, avec quelques camarades, à la recherche de quelques bidons de vin et d’un poulet, que nous trouvâmes après de savantes recherches. Nous apportons le tout au cantonnement, et nous nous mettons immédiatement en devoir de préparer notre souper improvisé. L’hôtesse chez laquelle notre section était installée nous donna l’hospitalité dans la cuisine pour être un peu plus à notre aise. À la fin du repas, ayant invité les gens de la maison à choquer leurs verres avec nous, nous leur chantâmes quelques joyeuses chansons du pays, et nous nous séparâmes après nous avoir souhaité bonne chance pour le restant de la campagne.
13Et nous allons nous coucher pour essuyer les fatigues de la longue marche que nous avions faite dans le jour.
14Le lendemain, 27, nous repartons de bonne heure. Nous traversons Belfort de nouveau, mais dans le sens contraire de ce que nous avions fait quelques jours avant. Là, nous eûmes l’occasion de voir l’enceinte de cette gigantesque forteresse. Ce n’était que fil de fer en avant. Des bois en entier, sans être séparés complètement de leur souche, coupés à un mètre de terre, formaient de véritables défenses contre la cavalerie ennemie. Plus loin, c’étaient quelques forts que nous apercevions. Un train de route était installé sur toute la longueur des forts pour ravitailler ces formidables pièces dont chaque obus faisait le poids de deux hommes. Nous finîmes par rentrer, tantôt dans les bois, tantôt dans les terrains découverts. Nous traversions de temps en temps quelques villages dont j’aurais voulu retenir le nom, mais, à ce moment-là, je ne pensais à garder comme souvenir que ce que j’aurais dans ma mémoire. Ce n’est que le nom des villages où l’on faisait les haltes repos dont j’ai pu me rappeler. C’est déjà suffisant car, quand on verra tous les noms des villes que j’ai pu retenir, avec les dates précises où nous y sommes passés, l’on verra qu’il m’a fallu une grande mémoire.
15Donc, après quelques heures de marche, nous atteignîmes Bethoncourt, grand village qui se trouve à 3 kilomètres de Montbéliard. Nous arrivâmes sous un soleil de feu ; nos uniformes étaient traversés de sueur. Arrivés au cantonnement, nous changeâmes de linge. Et nous voilà partis de nouveau en quête de quelques provisions. Nous dénichons un lapin et nous nous mettons en devoir de le faire cuire. Nous le mangeâmes en l’arrosant de temps à autre de quelques quarts de vin, car c’était le premier village depuis le début qui nous permît de nous ravitailler de ce liquide. Aussi, beaucoup d’entre nous y firent tellement honneur que, le soir, ils se trouvaient dans le paradis de Bacchus. Après avoir de nouveau passé la nuit à Bethoncourt, nous repartons le 28 au matin et nous arrivons, en marchant à travers de vastes prairies, à Brognard, petit village qui se trouve pas loin de Bethoncourt. Là, la pluie avait succédé au beau temps, aussi nous rentrons au cantonnement complètement mouillés. Nous restons là pendant huit jours, pendant lesquels, pour se parer à toute éventualité, nous allions faire des retranchements, quand nous ne prenions pas les avant-postes, compagnie par compagnie. C’est ainsi que nous sommes allés dans un village qu’on appelle Allenjoie ou bien, d’autres fois, à Fesches-le-Châtel.
16Pendant ces huit jours que nous passâmes à Brognard, il ne se passa pas grand-chose qui mérite d’être signalé, à part les tranchées que nous faisions. Ce n’est que le 5 septembre au matin que nous reçûmes l’ordre de départ. Nous passons par Fesches-le-Châtel et nous arrivons à Florimont après avoir traversé Delle, village qui se trouve pas loin de la frontière suisse. Là, nous restons un jour et nous repartons le 6 au matin pour Lepuix, village frontière. Là, nous nous installons en petits postes et, la nuit, pour la première fois, nous commençons à faire des patrouilles à travers les bois. Quand vient mon tour, moi et quatre de mes camarades, nous partons. À peine arrivés dans une clairière du bois, j’entends dans la nuit le cri d’un oiseau que je n’avais jamais entendu. Ce cri fut si strident que, chacun, nous commençâmes à nous tenir sur nos gardes. Car nous croyions que c’était quelque signal convenu pour les sentinelles ennemies qui pouvaient nous avoir aperçus et donner l’alarme. Nous sommes restés un certain temps sans bouger. Ce n’est que quand nous vîmes que l’appel ne se répétait pas que nous eûmes l’idée que c’était un oiseau nocturne. Nous continuâmes donc l’itinéraire qui nous était assigné et nous rentrâmes à la ferme où nous étions.
17Le lendemain, on nous relève et nous restons jusqu’au 8 à Lepuix. Le 9, nous partons pour Réchesy, toujours sur la frontière, que nous quittons le 10 au matin. Mais, maintenant, il allait falloir faire de grandes étapes. De Réchesy, nous traversons de nouveau Belfort et nous allons cantonner à Sermamagny, à 7 kilomètres de Belfort et 45 kilomètres de Réchesy. Nous arrivons exténués de fatigue. Le lendemain, nous partons de très bonne heure et nous traversons le Ballon d’Alsace. Là, la marche est très fatigante car, pour arriver jusqu’au sommet, il y a 11 kilomètres de côte, et toujours dans les bois. Mais là, nous pûmes constater la longueur que pouvait atteindre un sapin : ils étaient tellement hauts qu’à peine si on pouvait voir leur cime. En arrivant sur le plateau du Ballon d’Alsace, je jetai un coup d’œil sur ma droite et j’aperçus toute la plaine d’Alsace, sur une telle distance que ma vue ne pouvait l’atteindre à l’œil nu. La pluie, là, se mit à tomber, mais ce n’était plus cette pluie que nous avions reçue quelquefois : c’était à torrents qu’elle descendait sur nos têtes. Nous descendons la côte opposée et nous rentrons à Saint-Maurice, qui se trouve à 7 kilomètres du plateau. Nous arrivons trempés jusqu’aux os et sans pouvoir faire sécher notre linge. Nous couchons dans un tissage de coton où nous avons pour matelas le plancher.
18Le lendemain, 12, nous repartons de nouveau. La pluie n’avait pas cessé de tomber, aussi nous fûmes bientôt comme la veille. L’eau s’écoulait dans les souliers ; les routes s’étaient changées en rivières, aussi nous avions de l’eau jusqu’aux chevilles. Quand nous eûmes fait quelques heures de marche, la pluie cessa de tomber, mais le soleil ne se montrait pas. Enfin, après plusieurs haltes, nous arrivons à La Bresse, à 25 kilomètres de Saint-Maurice. Nous cantonnons dans une école. Là, nous pûmes allumer du feu et faire sécher notre linge. Je fis sécher l’essentiel, le reste sécha sur moi.
19Nous partons le 13 de La Bresse et nous prenons une route à flanc de coteau pour gravir la montagne qui nous sépare de Gérardmer. En cours de route, nous entendions le canon, mais il nous venait de très loin. La pluie commence de nouveau à tomber, ce qui fait que nous arrivons à Gérardmer mouillés comme la veille. Nous cantonnons dans la caserne. Là, nous avons deux jours de repos, pendant lesquels nous pouvons faire sécher notre linge3.
20Le canon, maintenant, devenait plus près. Nous apercevions de temps en temps quelques blessés qui arrivaient, alors ils nous racontaient ce qui se passait en avant. Mais nous ne devions pas tarder à le savoir de nous-mêmes. Le 13 et le 14, nous restons à Gérardmer. Ce n’est que le 15 que nous le quittons pour nous rendre à Chalgoutte, à 19 kilomètres de Gérardmer. Là aussi nous entendions la mitraille, toujours devant nous. Là, quelques jours avant, se trouvaient nos batteries ; maintenant, elles étaient un peu plus en avant. Nous partons le 20 de Chalgoutte et nous arrivons à Anould. À peine arrivés là, nous partons pour aller ramasser des effets qui étaient restés dans les bois après l’attaque. Là, un spectacle nous attendait ! Tout en montant dans le bois, nous apercevons de temps en temps soit des sacs, ou des fusils. Plus nous avancions, plus le matériel devenait épais4 Enfin, nous arrivons sur le piton. Là, un corps à corps devait s’être passé, car il y avait encore des traces de lutte. La partie dut être chaude car, des deux côtés, on voyait que les pertes étaient nombreuses et à peu près équivalentes. Le soir, nous repartons à Anould, où nous avions laissé le sac le matin. Nous y passons la nuit. Le 21, nous repartons faire le même travail. À peine étions-nous en train de casser la croûte qu’un ordre arrive pour descendre à La Croix-aux-Mines, village séparé d’Anould de 12 kilomètres. Le soir, les sacs nous arrivent en autobus. Chacun commençait à se dire si c’était pour ce soir ou pour demain.
21Nous cantonnons dans une usine qui fabrique la soie. Là, nous étions avec quelques batteries de montagne. Quand j’ai vu ces canons, je ne croyais pas, petits comme ils étaient, qu’ils aient la puissance qu’ils avaient. Il y avait également quelques compagnies de chasseurs. Nous étions à peine couchés que l’artillerie commence à partir, puis c’est le tour des chasseurs, et puis vient notre tour. C’était le 22 au matin. Après une heure de marche, nous quittons la route et nous montons dans un bois. Le canon tapait dur. Nous restons dans le bois toute la nuit. À la nuit, nous le quittons et nous allons cantonner dans une ferme, non loin du lieu du combat. À peine étions-nous dedans, qu’on reçoit Tordre de partir. Nous allons à Bertrimoutier, village que l’ennemi venait d’évacuer. Ce n’était que des maisons incendiées ou éventrées par les obus. Dans celle où nous passons la nuit, une des façades était détruite, aussi le froid nous empêcha de dormir de la nuit. Le matin du 23, nous partons et nous revenons dans le bois où nous étions la veille, mais un peu plus en avant. Nous restons au même endroit jusqu’à midi.
22Nous partons par escouades et nous montons jusqu’au sommet du bois, puis nous prenons l’autre versant. Là, nous apprenons que l’attaque devait se faire à 3 heures. L’artillerie commence à donner et nous avons pu voir l’effet que faisaient nos petits canons de montagne. À 3 heures, l’artillerie cesse le feu, et une compagnie commence la descente du bois. Mais, à peine est-elle sortie, qu’une grêle de balles arrive de toutes parts. Il fallait traverser un pré pour prendre le village qui se trouvait devant nous. Des mitrailleuses ennemies tiraient sur la compagnie qui venait de descendre. Mais elle n’était pas allée bien loin. Elle était là, à quelques mètres de nous, fauchée complètement par les balles. Ceux qui avaient pu remonter avaient pu échapper, mais il en était resté un grand nombre sur le terrain.
23Nous avançons jusqu’à la lisière du bois et nous faisons une tranchée avec nos outils portatifs pour nous préserver des balles. Nous restons, tout le 23 jusqu’au soir, sans pouvoir bouger. Le soir, nous remontons le bois et nous emportons les blessés que nous pouvons. Mais, là, la plus grande difficulté nous arrêtait : la marche en pleine nuit dans ce bois, avec des blessés à transporter, en plus de nos sacs et nos fusils. Et sans pouvoir nous guider, car nous ne pouvions faire de lumière : nous étions à 400 mètres de l’ennemi. Nous arrivons enfin au sommet. Les blessés sont évacués en arrière, et nous restons là, en alerte, toute la nuit.
24Le lendemain, 24, nous descendons de nouveau aux emplacements de la veille. Nous sommes restés jusqu’à 3 heures de l’après-midi, heure à laquelle il fallait attaquer. À l’heure exacte, le capitaine nous dit : “Mes enfants, c’est le moment de marcher en avant !” Lui se met en tête et nous le suivons en colonne par un. Nous tournons le bois par la gauche, et c’est ainsi que nous avons pu atteindre le village. Les balles, en cours de route, ne nous ménageaient pas et les pertes furent très sensibles. Au village, nous arrêtons un moment pour attendre que la compagnie soit de nouveau rassemblée, et nous allons prendre position pour faire une attaque de nuit. La tranchée à prendre se trouvait de l’autre côté du village.
25À 11 heures du soir, nous allons en rampant sur la crête où se trouvait la tranchée ennemie. Nous nous arrêtons juste aux premières sentinelles. Nous étions à peine à 20 mètres et prêts à monter à l’assaut, quand nous recevons l’ordre de nous replier, en disant qu’on la prendrait le lendemain. Nous restons toute la nuit sans dormir. La matinée se passe sans incident. Ce n’est qu’à 4 heures de l’après-midi que nous entendons tout à coup les clairons qui sonnent la charge. Une compagnie d’alpins arrive de sur notre droite pour nous renforcer. Nous partons à notre tour. Là, je puis dire que le cœur me battait bien fort. Nous passions au milieu des balles et des obus sans nous arrêter l’élan. Plus nous montions, plus la mitraille devenait terrible. Il commençait d’en tomber beaucoup, mais nous marchions toujours. Enfin, après quelque temps de lutte, nous pouvons être maîtres de la tranchée. L’ennemi battait en retraite. La tranchée était pleine de morts. Nous autres, nous eûmes de grandes pertes : la moitié du régiment était hors de combat5 Nous nous occupons à faire quelques pansements aux blessés et nous les transportons au poste de secours, après quoi nous remontons à la tranchée en cas qu’ils seraient venus de nouveau attaquer. Malgré la fatigue et les privations que nous avions à subir, nous restions là, chacun en éveil.
26Le 26, nous organisons la position, et, le 27 au soir, on vient nous relever pour aller un peu plus haut. Nous restons jusqu’au 29 aux mêmes emplacements. Le 29 au soir, on nous relève et nous passons en deuxième ligne, à un bois appelé le Camp Romain. Là, les obus ne nous ménageaient pas. Nuit et jour, c’était la même musique. Je ne décrirai pas les souffrances que nous avons endurées pendant le temps que nous sommes restés au Camp Romain. Il faisait si froid que mes jambes ne pouvaient plus me porter car, la nuit, dans ces bois si élevés des Vosges, il y a toujours la gelée ou le brouillard. Nous y restons huit jours. Le 6 octobre, nous sommes relevés pour aller en arrière. Aussi, nous étions contents de pouvoir échapper pour la première fois à cet enfer.
27Le 7, au matin, nous partons. Lorsque nous fûmes dans la plaine, je ne savais plus marcher car, depuis 12 jours que nous étions dans ces bois, nous n’avions pu goûter à un peu de soleil. Mais, à ce moment-là, nous aurions plutôt goûté à un morceau de pain, car nous avions serré souvent la ceinture. Nous laissons Lesseux, le village que nous venions de prendre, sur notre droite, et nous traversons Laveline, joli village qui se trouve en arrière des lignes, mais qui était bombardé souvent par les obus. De là, nous arrivons à La Croix-aux-Mines. Là, nous faisons une halte et nous touchons un morceau de pain, lequel ne tarde pas à être englouti. Nous traversons Le Chipai. Nous allons à Mandray. De Mandray, nous arrivons à Contramoulin, petit bourg qui touche Saint-Léonard. Là, nous avons repos. Nous en profitons pour nous débarbouiller, car nous étions couverts de terre, et nous nous mettons à la recherche de quelque gibier de basse-cour, lequel, après de savantes recherches, ne tarde pas à tomber entre nos mains. Nous n’avions pas de graisse, mais ça ne nous empêcha pas de le faire cuire et de le manger quand même, car je crois bien que nous l’aurions mangé vivant. Après s’être un peu restaurés, nous allons nous reposer. Je couchais à côté de mon camarade quand, dans la nuit, il me semble entendre la mitrailleuse. Je l’éveille, et je pus constater que c’était le portail qui grinçait, faute de ne pas être graissé. Nous étions tous tellement accablés de fatigue, que la moindre des choses qu’on entendait, il nous semblait que c’était la fusillade.
28Le 8, au matin, nous allons cantonner à Anould, aux mêmes emplacements que nous avions occupés avant l’attaque. Nous y sommes restés jusqu’au 11. Ces quelques jours que nous y sommes restés nous permirent d’aller visiter quelques positions qu’avaient conquises les premières troupes qui se trouvaient avant nous dans les Vosges. Pour aller là, nous sommes passés à Entre-deux-Eaux. Là aussi, les obus avaient fait leur œuvre de dévastation. Quand nous sommes arrivés là, nous avons fait une pause de quelques minutes. Nous nous sommes divisés en tirailleurs pour aller à la recherche des effets que les hommes avaient dû abandonner. Quelques-uns avaient dû les laisser pour toujours, car on apercevait de temps en temps quelques tombes avec une croix portant la date et le nom de celui qui avait été jadis un homme. Un peu plus haut, nous avons trouvé une tranchée pleine de morts. Ils étaient recouverts de terre. Là, il ne pouvait y avoir le nom de tous, il n’y avait que le nombre. Après avoir parcouru tout ce terrain, nous arrivons à La Béhouille, où nous pouvons constater l’emplacement qu’avaient occupé les batteries ennemies. Ils devaient avoir reculé bien vite, car ils n’avaient pas eu le temps de prendre les douilles des obus qu’ils avaient tirés. Aussi, nous en avons profité pour les ramasser.
29Le 11 au soir, en arrivant de nos randonnées, nous avons appris l’ordre qu’il fallait partir. Nous avons juste le temps de manger notre soupe, que le rassemblement se fait. Nous partons à la tombée de la nuit, sans savoir trop où on allait. Décidément, nous n’avions pas de veine à Anould. Chaque fois que nous y passions, nous repartions par alerte. Après quelques heures de marche, nous traversons Fraize, un assez grand village, mais, en y passant à la nuit, je n’ai pu trop le distinguer, et nous allons cantonner à La Folie, petit hameau qui se trouve sur Fraize. Là, nous y restons deux jours. Le 13, nous partons de La Folie pour aller prendre de nouveau les avant-postes. Nous allons au Pré-aux-Raves. Là, nous commençons à faire des gourbis, car il commençait de faire froid. Chaque deux escouades, nous fabriquons notre maison. Il aurait fallu voir avec quel entrain chacun faisait son ouvrage, tandis que d’autres faisaient des patrouilles en avant, et on y allait à tour de rôle. Lorsque nous avions fini notre patrouille, nous achevions le gourbi. Aussi, le soir, il était terminé, prêt à pouvoir nous abriter du froid ; ça ne valait pas, bien sûr, notre chère maison que nous avions quittée, mais ça valait un peu mieux que le Camp Romain car, là, la nuit, nous pouvions au moins allumer du feu, sans risquer que l’ennemi nous aperçoive. Nous sommes restés là trois jours. Le 16, une autre compagnie vient prendre nos emplacements, et nous allons de nouveau à La Folie. Nous devions avoir tant de jours de repos comme d’avant-postes. Nous y restons donc trois jours, pendant lesquels on se refaisait un peu l’estomac, car nous en avions besoin après ce que nous avions souffert aux jours de l’attaque. Nous faisions bouillir des pommes de terre, nous les mangions avec un tel appétit qu’on aurait dit qu’on n’avait rien mangé de huit jours.
30Nous repartons le 19 pour les avant-postes, mais un peu plus en avant. Nous allons sur le chemin frontière. À mesure qu’on avançait, nous faisions des tranchées, ainsi que des gourbis, pour nous préserver du mauvais temps. Nous étions à un endroit appelé la Basse-Mandray. De là, nous partions toujours en avant, faire des patrouilles. Quelquefois, nous rencontrions des patrouilles ennemies, mais ils se repliaient de suite. Le 22 au matin, des chasseurs vinrent nous relever, et nous montâmes un peu plus haut. Depuis ce moment, nous faisions constamment des patrouilles, mélangés avec les alpins. Nous sommes restés jusqu’au 24 au même endroit.
31La compagnie de relève arrive et nous allons pour cinq jours à Fraize. Là, nous eûmes le plaisir de pouvoir coucher dans les lits de la caserne après avoir pris une bonne douche. Je sortis avec mes camarades faire un gueuleton en ville, car il y avait longtemps que pareille occasion ne s’était pas offerte. Aussi, nous ne regrettâmes pas le prix que nous mîmes au vin qui nous coûta deux francs cinquante la bouteille. Nous rentrâmes à la caserne, l’oreille chaude.
32Le 29 octobre, nous partons de Fraize et nous allons cantonner à La Croix-aux-Mines, dans les fermes. Nous y sommes restés trois jours pendant lesquels nous allâmes faire des tranchées dans plusieurs positions élevées. Le 2 novembre, nous quittons La Croix-aux-Mines pour aller de nouveau à la Basse-Mandray. Mais ce n’était plus des patrouilles que nous allions faire, c’était pour faire une attaque. Nous arrivons là-haut et nous recevons l’ordre de nous tenir à la disposition du commandant des chasseurs. Nous étions en réserve. À 3 heures, l’attaque commence. À 5 heures, nous étions maîtres de la position. On venait de prendre une montagne appelée le Violu, sur laquelle l’ennemi avait un observatoire. L’attaque ayant réussi, nous ne prîmes pas part au combat. Nous sommes restés là pendant dix jours, lesquels nous parurent bien longs. Les nuits étaient très froides, et le ravitaillement ne se faisait pas comme il l’aurait fallu. Aussi nous étions tous exténués de fatigue. À peine relevés du mois de septembre, nous revenions comme en ce moment.
33Enfin, le 12 novembre, une compagnie de chasseurs vient nous relever et nous descendons cantonner à Lauterupt. Là, nous restons deux jours en cantonnement d’alerte. Nous partons le 15 au matin pour La Croix-aux Mines. Là, nous y restons jusqu’au 19. Le 19 au matin, nous partons et nous allons cantonner à Scarupt, petit village qui se trouve à 1500 mètres de Fraize. Là, nous étions complètement en réserve. Nous en profitions un peu pour nous refaire. Nous trouvions du vin à 12 sous le litre, ainsi que de la bière, aussi les couleurs revenaient vite. Chaque jour, on allait passer la soirée au café. Là, on s’égayait en chantant quelques-unes de nos chansons du pays qui, en ce moment, était très éloigné de nous. Mais, malgré la distance, je ne cessais pas un instant de songer à ceux que j’avais laissés à la maison, les seuls êtres qui m’étaient chers. Étant au repos, ces souvenirs des jours que j’avais passés si heureux avec la compagne de ma vie me réapparaissaient à la mémoire et je me demandais quand ce jour pourrait venir où on oublierait toutes les souffrances endurées pendant les quelques mois que je venais de traverser et se retrouver de nouveau en famille avec tous ceux que nous avions laissés.
34Chaque jour, nous allions faire un peu d’exercice, jusqu’au jour où nous recevons l’ordre de départ, qui fut le 30 novembre. Nous partons pour La Tête des Faux, où devait avoir lieu une attaque. Nous arrivâmes jusqu’à Barançon, non loin de Plainfaing. Nous sommes montés jusque dans la montagne qui se trouve sur le village. Nous y restons jusqu’à la nuit. À 6 heures du soir, nous redescendons pour aller cantonner en alerte à Barançon. À minuit, Tordre de départ arrive. Nous quittons le cantonnement et nous partons vers La Tête des Faux. Là, nous commençâmes à voir ce que c’était le froid, surtout à cet endroit (nous montions à 1030 mètres d’altitude). Nous traversâmes la frontière et nous allâmes passer le reste de la nuit au calvaire carrefour qui se trouve à côté du lac Blanc et dans la direction de La Tête des Faux. Nous passâmes la nuit dans la neige.
35Le 1 er décembre, nous recevons Tordre, notre peloton, d’aller aux premières lignes. Nous allâmes sous le commandement d’officiers alpins. Arrivés au bout de la montagne, on nous donne Tordre de descendre des morts qu’il y avait eu à l’attaque et ce ne fut pas une besogne très agréable, car il n’y avait pas trace de chemin, pas de civière pour les prendre et, avec la boue jusqu’aux genoux, chaque deux hommes, il fallut en porter un. Nous y mîmes une heure pour effectuer la descente, avec la neige qui nous cinglait la face. Après ce premier voyage, il nous fallut de nouveau remonter une balle de paille au sommet, après quoi nous redescendîmes faire une tranchée. Nous travaillâmes jusqu’à la nuit et nous allâmes à la nuit relever une compagnie du régiment qui se trouvait en ligne. Il faisait tellement noir que nous ne nous voyions pas les uns les autres. À peine installés, il fallut faire une tranchée, et sans faire bien du bruit, car nous n’avions pas l’ennemi à plus de 300 mètres. Nous y travaillâmes toute la nuit et, à la pointe du jour, nous étions à l’abri des balles. Nous avions des morts du régiment que nous venions de relever. Ils avaient été obligés d’évacuer la position qui avait été conquise et, en battant en retraite, la moitié du régiment était restée couchée par les balles. Nous enterrâmes ceux que nous pûmes, mais il y en avait qu’on ne pouvait prendre à cause du terrain trop découvert en cet endroit. Quelques camarades purent, tout de même, après de grandes difficultés, aller chercher un commandant.
36Dans la journée du lendemain, j’ai l’occasion de voir une qualité que nous dénommons de suite “les criardes”, à cause du bruit qu’elles font en venant. On aurait dit une personne qui pleure. Elle était d’une grosseur de 30 à 40 centimètres. Quand je la vis, j’en avertis un camarade, car je croyais que c’était un paquet de papier qui venait de se poser. Mais, au bout de cinq ou six secondes, elle fit une telle explosion que la tranchée en trembla. Elle avait éclaté à cinq ou six mètres de nous. C’était la première fois que j’en voyais, mais je devais bientôt en voir d’autres, et de tout système, depuis celle d’un kilo jusqu’à 60. Tout le jour, ce ne furent que des obus ou des bombes ; quelquefois, les mitrailleuses. Il n’aurait pas fallu lever la tête. Nous restions des heures entières sans pouvoir bouger. La nuit, il fallait une surveillance très attentive. Toute la nuit, ce n’était qu’une fusillade sur toute la ligne. Le froid nous gelait la capote sur le dos. Beaucoup ont eu les pieds gelés, dont moi j’en fus l’un des premiers. Ils se gonflaient tellement que j’étais obligé de délacer mes souliers pour pouvoir y contenir. Cela dura pendant dix jours, au bout desquels on vint nous relever.
37Nous allâmes cantonner au lac Blanc, dans un hôtel à côté du lac ; ça devait être un bel hôtel avant la guerre car, rien qu’à voir l’intérieur, qui était resté encore à l’abri de la dévastation, les touristes ne devaient pas manquer de venir lui rendre visite, tout en faisant leurs excursions dans ce beau paysage, car le lac Blanc est un des coins les plus beaux dans ces parages, jusqu’à la route de Colmar qui se trouve environ à 2000 mètres sur sa gauche. Les obus, tout de même, avaient failli nous démolir l’hôtel, car ils ne tombaient pas bien loin, et surtout qu’ils nous lançaient des 230. Mais, nos canons d’artillerie lourde ayant repéré cette pièce, elle fut bientôt réduite au silence. Aussi, après, nous pûmes y coucher un peu plus tranquilles. Le jour, nous allions aux tranchées porter des rondins pour faire des abris, des balles de paille ou du fil de fer pour organiser la position qui n’était guère tenable. Mais, avec de grands efforts, on parvint enfin à l’améliorer.
38Nous restâmes là pendant 20 jours, pendant lesquels je pus assister à une émouvante cérémonie. Nous avions fait un cimetière à Immerlin, en bas de la pente de la Tête des Faux. Là, une compagnie de chasseurs, très éprouvée pendant l’attaque, fut relevée. En arrivant à l’endroit où étaient les dépouilles de ces braves, le capitaine fit présenter les armes à ceux qui restaient de la compagnie. Au même instant, sur son ordre, nos têtes se découvrent et nous entonnons tous ensemble le refrain de la Marseillaise. Tous, officiers et soldats, avaient les larmes aux yeux car, dans ce bois, au milieu du vacarme des obus, c’était très impressionnant. Puis, chacun défila devant les tombes qui étaient, hélas, très nombreuses. Les chasseurs partirent, et nous, nous allâmes à nos occupations.
39Le 20 au soir, un nouveau régiment vint nous relever et nous allâmes cantonner à Scarupt. Mais, pour faire ce trajet, il me fut très douloureux, car les souffrances que j’avais endurées du froid aux pieds se faisaient sentir. Chaque caillou que je trouvais sous mes pieds me faisait horriblement souffrir. Aussi, lorsque j’arrivai au cantonnement, j’étais épuisé. Le lendemain, de nouveau, nous repartons au Violu pour relever des chasseurs. En y arrivant, nous croyons trouver un emplacement mauvais. Mais, ma surprise fut grande quand je vis dans la tranchée des gourbis pour trois hommes, et un bon feu pour se chauffer. Aussi, l’habitude d’être au froid, je ne pouvais résister à la chaleur. Il faut dire que l’aération manquait un peu dans ce logement. Pour y rentrer, il fallait marcher sur les genoux, et, dedans, comme espace, il y avait juste la place pour se mettre sur le côté. Sans ça, on n’aurait pas pu contenir trois. C’est pour ça que la moindre chaleur suffisait au chauffage. Nous restons à ces emplacements neuf jours.
40Le jour de Noël, nous eûmes un peu plus d’ordinaire. Une bouteille de blanquette nous fut distribuée chaque quatre hommes, un litre de vin par homme, ainsi qu’un cigare. Aussi, ce soir-là, nous eûmes l’oreille un peu chaude. Là, pendant que nous occupions le secteur, il nous semblait que nous n’étions pas en guerre, à côté du secteur de la Tête des Faux. Quand notre section se trouvait en réserve, c’est-à-dire chaque neuf jours, on pouvait causer à haute voix, même chanter. Nous étions à 300 mètres des premières lignes. Chaque jour, un homme était désigné pour aller dans le premier village chercher du vin, que nous payions 11 sous le litre. Aussi, nous en avions à volonté. Nous restâmes là pendant 50 jours sans descendre au repos, sans pouvoir ni se raser, ni se laver. Aussi, le jour qu’on vint nous relever, c’était pour nous changer la tenue6 On nous fit prendre une douche. On était méconnaissable de tant de terre dont nous étions couverts. On aurait dit une peau qui nous tombait de dessus. Nous changeâmes d’effets et nous remontâmes aux tranchées, après avoir pris six jours de repos.
41C’étaient les mêmes tranchées. Pendant que nous étions là, il se construisit un monument, souvenir de notre passage en ce secteur. Nous élevâmes une croix haute de dix mètres, dont le piédestal n’était que des morceaux de bois reliés les uns aux autres. On acheta une grande plaque et on y inscrivit le nom de nos hommes qui furent tués en cet endroit car, malgré que le secteur soit tranquille, il en tombait toujours quelques-uns.
42Vers le milieu du mois de mars [1915], l’ennemi, par une attaque, força les lignes de l’endroit où nous avions livré le premier combat, et réussit à prendre pied dans la première ligne, mais en ayant beaucoup de pertes. La compagnie qui se trouvait à cet endroit subit aussi des pertes sérieuses. C’est pourquoi l’on décida de nous y envoyer pour relever ce régiment. Nous allâmes les relever à fin mars. Mais nous n’étions pas très enchantés de cette nouvelle position, car nous avions l’ennemi au-dessus de nous. Aussi, je ne puis dire la lutte qu’il nous fallait soutenir, nuit et jour, pour les empêcher d’avancer, car nous faisions avec toutes les armes : coups de fusils, grenades, bombes ou obus, quand ce n’était pas les tranchées entières qui sautaient, causé par les mines. Mais ça ne les empêchait pas de répondre. C’est là que j’ai pu voir leur redoutable Minenwerfer, bombe de 60 kilos dont le trou qu’elle fait en tombant contiendrait dix hommes. Aussi, si ça tombait sur un gourbi, il n’existait plus rien de ce qui auparavant nous servait d’abri7 Là, j’ai vu partir plusieurs de mes camarades ; nous étions réduits à six hommes par escouade8.
43De temps en temps, on nous changeait d’emplacement. Nous sommes tombés une fois à un bon endroit. Nous n’avions qu’à aller sentinelle toute l’escouade, trois heures, en avant de la tranchée qui, en cet endroit, était éloignée de l’ennemi. Pendant le jour, on n’avait rien à faire. Nous y restâmes dix jours pendant lesquels j’eus le plaisir de recevoir la photographie de celles que j’avais laissées, il y avait déjà quelques mois, à la maison qui devait bien leur paraître triste de mon absence. Je les trouvais bien changées ; le temps faisait son œuvre : il jette toujours une ombre qui empêche de revoir le passé, jours très heureux et que peut-être je ne reverrai jamais plus. Aussi, chaque fois que je les regardais, les larmes me venaient aux yeux.
44Une fois, nous allâmes réserve de compagnie. Là, il nous fallait travailler le jour. Mais, la nuit, quoique très près, nous étions assez tranquilles ; nous n’avions qu’une sentinelle à fournir pour quatre escouades. Le jour, on allait en arrière abattre des arbres pour faire des baraquements. Pendant les quelques jours que nous passâmes là, j’appris par une lettre la mort de ma pauvre sœur. Ce coup n’était pas pour me faire du bien au moral qui me soutenait, mais il fallait le prendre : à chacun comme il nous était réservé. Car je ne savais pas moi-même si je sortirais vivant de cet enfer.
45Nous sommes restés à cet endroit, appelé la cote 607, jusqu’au 7 juin. Ce jour-là, un nouveau régiment vint nous relever, et nous allâmes à Verpellière pour nous faire vacciner contre la typhoïde et, en même temps, pour nous reposer quelques jours. Nous restâmes jusqu’au 15, et nous partîmes pour les tranchées. Nous sommes allés de nouveau au Violu. Mais ce n’était plus pareil, maintenant. L’ennemi touchait nos tranchées ; il fallait déployer une grande activité pour les empêcher d’avancer. Nos prédécesseurs les avaient par négligence laissé avancer, et maintenant c’est nous qui allions payer de notre vie les fautes des autres. Le 25 juin, des compagnies viennent relever le régiment qui se trouvait en ligne. Notre compagnie, nous allâmes au Pré aux Raves. Là, nous faisions comme à 607. Nous aidions à fortifier la position. Nous y restâmes jusqu’au 6 juillet.
46Le 6, nous partons relever une compagnie dans le col des Bagenelles. Là aussi, la garde était pénible. Il fallait nuit et jour travailler et puis, chaque quatre jours, aller dans une ferme incendiée prendre la garde. Le 14 juillet, nous touchâmes deux litres par homme. Pendant ce temps, on devait nous délivrer des permissions pour aller voir nos familles. Aussi, le soir du 17, que c’était le tour de ma demi-section d’aller occuper la ferme (car on y allait à la nuit et, en attendant le jour, fallait aller en avant des ouvrages de défense et se poster en sentinelle pendant que les autres faisaient des fortifications), ce soir-là, il me semblait que tout avait changé. Je n’avais pas la tête tranquille. Enfin, nous nous installons comme d’habitude, sous la surveillance du lieutenant. Une fois installés, lui part à un poste et tout devient silencieux autour de nous. Il nous arrivait de temps en temps quelques fusées de la Tête des Faux, car nous l’avions juste au-dessus de nous. Mais nous pouvions tout de même entendre les moindres bruits qui auraient pu se faire autour de nous. Nous ne tardâmes pas à entendre, à 11 heures du soir... Des sentinelles qui se trouvaient au-dessus de moi, ayant aperçu l’ennemi s’approcher de nous en rampant, voulurent tirer un coup de fusil. Je tirai à mon tour, mais je ne distinguais rien, lorsque, tout d’un coup, le bruit d’une détonation de grenade me fait tourner la tête, et je vois, à quelques pas de moi, un homme que je ne pouvais connaître à cause de l’obscurité. Comme je lui demandais s’il n’avait pas été touché, il ne me répond pas ; j’eus l’idée qu’il était mort. Au même instant, une grenade arrive de nouveau, et celle-là fut pour moi.
47Tout d’abord, je fus complètement étourdi et aveuglé, la bouche me saignait et j’avais un doigt qui pendait de ma main. M’étant un peu remis, je me lève à tâtons et je pars à toute vitesse. Je me trompe de chemin et je vais me fourrer dans un lavoir qu’il y avait à côté de la ferme incendiée. Là, j’appelle mes camarades pour me faire voir le chemin, mais tous étaient bien partis, et moi, maintenant, sans pouvoir faire un pas, car j’étais complètement cerné. Lorsque je me sens pris, je me lève et j’essaie de passer pour trouver le chemin que nous avions suivi pour venir. Mais, au premier pas, six ennemis me mettent en joue et me somment de m’arrêter. Je m’arrête et j’attends. Ensuite, j’en vois un foncer sur moi avec la baïonnette pour m’achever. À ce moment-là, je crus que ma dernière heure était arrivée car, avec une nuit pareille, c’était bien rare si on ne tuait pas. Aussi j’attendis, résolu, qu’ils m’achèvent. Ah ! si j’avais eu encore mon arme, j’aurais pu m’en servir et arrêter les plus avancés. Mais, pour comble de malheur, on m’avait brisé le fût avec la grenade qu’ils m’avaient lancée. Je n’avais que ma baïonnette, mais si je m’en servais, c’était la mort pour moi, car alors ils n’auraient pas hésité. Aussi, j’attendais qu’ils se jettent sur moi. Mais, grâce à un des leurs qui vit le mouvement, put arriver à temps pour faire dévier l’arme. Mais je fus prisonnier. Dès que je vis que j’étais pris, je tournai une dernière fois la tête vers l’endroit que je quittais et où j’avais, depuis onze mois, surveillé ou accompli tout ce qu’on m’avait commandé. C’est le cœur gros que je me séparais de mes camarades pour m’en aller je ne savais dans quel endroit, pour aller souffrir peut-être de la faim, après avoir souffert du froid et de la guerre.
48Dès qu’ils se furent approchés de moi et qu’ils virent que j’étais blessé, ils me prirent à deux, un par chaque bras, et, à travers les prés, nous allâmes vers le petit poste qu’ils occupaient la nuit. Là, un gradé me fit un pansement à la main, et je continuai le chemin, toujours au milieu de ces deux hommes. Pendant le trajet, ils m’appelaient tout le temps “Camarade”. C’est tout ce que je comprenais. Tout en marchant, j’entendis une plainte et je vis devant moi un groupe arrêté. On me fait approcher, et que vois-je ? Au milieu, mon sergent9 qu’on transportait sur une couverture. Nous montâmes la montagne dont ils occupaient la crête, en passant au milieu même des défenses, et c’est pas ce qu’il y manquait !
49Maintenant, les obus commençaient à arriver. Peut-être qu’on devait avoir appris notre disparition, car les fusées et les mitrailleuses commençaient à se faire voir. Je me demandais si, après l’avoir échappé des Allemands, je n’allais pas être touché par les Français. Enfin, après avoir marché un quart d’heure, nous arrivons au poste d’un officier où l’on me fit entrer. Il était un peu mieux que les nôtres. À la place de la terre, comme parquet, c’était du plancher, et les côtés du gourbi tapissés, avec comme éclairage l’acétylène. J’arrive devant lui. Il me demande mon nom, ma profession, l’adresse de ma famille. Mais je ne pouvais parler. J’avais la langue partagée, la bouche pleine de sang, et une soif qui me dévorait. Aussi, par signe, je lui fis comprendre que j’avais soif. Il envoya de suite chercher une bouteille de vin blanc. Dès qu’il m’eût servi un verre, j’en avale le contenu d’un seul trait, sans même songer que j’avais la bouche pleine de sang. Pendant qu’il m’interrogeait, toute la bouteille y passa. On me fouilla ; tout ce que je possédais fut contrôlé sur un papier qu’il me fit signer. On fit un paquet de ce que j’avais et, après m’avoir souhaité bonne chance, un homme, celui qui m’avait blessé, me prit et nous allâmes au poste de secours. Là, je vis mon sergent ; on était en train de lui faire son pansement. En le voyant, je fus joyeux de ne pas me trouver seul. Il me parlait maintenant que nous avions fait notre devoir et que nous serions dans un hôpital jusqu’à la fin de la guerre. Pendant qu’il me parlait, le docteur me fit voir ses blessures : il avait les deux jambes cassées à la cheville par deux coups de fusil, et une blessure au bas-ventre qu’on y aurait rentré le poing. Elle était faite par une grenade. Dès que je lui vis tout ça, je compris qu’il n’y resterait pas longtemps, à l’hôpital, car ses heures étaient comptées. On fit mon pansement et, après lui avoir touché la main, au sergent que je ne devais plus revoir, la sentinelle me prit et nous allâmes passer le reste de la nuit au Bonhomme qui n’est pas loin des lignes. Là, je fus un peu la curiosité de tous, un prisonnier, et avec la nouvelle tenue, ils n’en avaient encore jamais vu10 À part cela, je fus assez bien traité. Qui des cigares, du café au lait ou des cigarettes, tous me donnaient quelque chose.
50Le 18 au matin, je pars pour Lapoutroie. Tout en chemin faisant, malgré que l’oeil me fasse mal, je voyais quelques trous d’obus ou bien des canons contre les aéros. Plus loin, c’étaient des baraquements, dans un terrain que les obus ne touchaient pas, pour les troupes de renfort. Enfin nous arrivons au village. L’on me conduit de suite chez le commandant du secteur qui se met à me demander des renseignements selon l’usage, et auxquels je répondis, bien entendu. Et après ça, on me conduisit chez le dentiste pour me faire soigner la bouche si besoin était. Il me fit quelques injections, après quoi, voyant qu’il n’y avait rien à faire à mes dents, car elles avaient sauté, il me donna une tasse de café au lait avec une tartine de confiture, et je repartis vers Kientzheim, village à une douzaine de kilomètres de Lapoutroie. En chemin, nous rencontrons une brasserie, et la sentinelle me fit rentrer pour nous rincer un peu la dalle. Là, l’aubergiste, qui causait un peu le français, me tint conversation. Il faut dire que j’en eus plaisir car je commençais à trouver le temps long, sans pouvoir se faire comprendre. Après s’être un peu désaltérés, nous repartons. Pendant le trajet, la sentinelle sortit un carnet de sa poche et se mit à écrire sur une carte, mais je n’y prêtais guère attention. Quelle ne fut pas ma surprise ! Lorsqu’il eut fini, il me donna cette carte sur laquelle il avait mis son adresse. Il me fit comprendre que je la garde. Seulement, à ce moment-là, je ne savais pas ce qu’il avait écrit. Je la pris en le remerciant de mon mieux11.
51Enfin nous arrivâmes à Kientzheim, mais pas sans souffrir car l’œil me faisait horriblement mal. Nous allons directement au commandant de place. Là, c’était un général. Je subis un nouvel interrogatoire, après quoi on m’emmène de nouveau chez le docteur refaire mes pansements. De là, on revint chez le général qui nous envoya dîner. Le manger aurait été bon, seulement je ne pouvais pas manger, mais j’en profitai pour boire. Le soir à 4 heures, nous allâmes vers la gare pour prendre le train. En cours de route, je fus un peu la curiosité des habitants, mais personne ne m’était hostile. En attendant le train, on me fit rentrer chez le chef de gare qui, tout d’abord, me regarda d’un mauvais oeil, mais, après quelques instants d’entretien, la sentinelle alla chercher quelques chopes de bière. Pendant que sa femme me donnait un petit sac de bonbons, nous vidâmes chacun notre bock, et bientôt nous entendons le roulement du train qui entre en gare. Après s’être fait quelques souhaits, nous nous séparons du chef de gare et nous montons dans le train, un train local passant sur la route, ce qui l’empêchait d’aller trop vite. Aussi, je pouvais regarder à mon aise cette plaine de Colmar couverte de vignes bien tenues. Mais, à côté de l’une d’elles, j’ai remarqué un grand nombre de croix. C’étaient des chasseurs qui étaient tombés, les premiers jours de guerre. Ils étaient arrivés là, juste aux portes de Colmar. C’est là que commença la retraite. Enfin, après quelques minutes, nous rentrâmes en gare. Ce n’était pas une gare comme j’avais vu jusque là. Ce n’était qu’un roulement de trains, allant dans toutes les directions ! Pour arriver à la sortie, il y avait des couloirs souterrains pour traverser les voies. C’était une de ces gares que j’avais vues quand je suis parti à la mobilisation.
52Après sortir de la gare, nous allons à la Kommandantur. Là, on lui remit un papier, et nous partons pour l’hôpital. Je ne peux dire grandchose de la ville, mais tout ce que je vis était très joli, une ville de 4000 habitants. Enfin, nous arrivâmes à l’hôpital. C’était nuit. Là, la première nouvelle que j’appris fut la mort du sergent. J’en fus très surpris mais, néanmoins, je ne croyais pas qu’il puisse s’en sortir. On me demanda son nom et son domicile et l’on me conduisit dans une baraque pour y passer quelques jours car l’hôpital, c’étaient des baraques construites à cet effet pour la guerre, mais tout de même tenues très propres. Des lits étaient rangés de chaque côté. Dans cette chambre, se trouvaient trois Russes. Je me déshabille, et la sentinelle, après m’avoir serré la main, et sa mission étant terminée, repartit pour aller, peut-être, laisser sa vie à l’endroit où il m’avait sauvé la mienne.
53Je me mis au lit et jugez : pour la première fois depuis un an que je ne m’étais pas déshabillé, il me semblait que la paille me trouait la peau. Il faut dire aussi que la graisse ne me gênait guère car j’en avais laissé beaucoup aux tranchées. La première nuit, je ne pus m’habituer au lit mais, le lendemain, la fatigue m’emporta. Alors, je pus dormir à mon aise. Le lendemain, dans la journée, on me donna tout ce qu’on m’avait pris et l’on prit mon adresse et la gravité de ma blessure. C’était pour envoyer sans doute à la Croix Rouge. Je suis resté comme ça jusqu’au 20 juillet, et, le 20 au matin, l’on me conduisit chez l’oculiste. Après me l’avoir regardé, il me fit une légère opération, c’est-à-dire qu’il m’enleva une peau que j’y avais dessus. Aussi ma journée se passa un peu plus tranquille. Dans l’après-midi, il commença d’arriver des nouveaux. C’étaient des chasseurs qui avaient fait l’attaque du côté de Munster. Il y avait des blessés de toutes catégories : à la tête, aux jambes ou à la poitrine. Je restai là, moi et mes nouveaux compagnons, jusqu’au 23.
54Le soir du 23, on nous embarque pour Weingarten, un hôpital très propre et tranquille. Là, ce n’était plus l’hôpital de campagne. On passait la visite deux fois par jour, aussi ma blessure que j’avais à la main et à la bouche disparaissait à vue d’œil. Il n’y avait que la vue qui n’allait pas, et le mal commençait à me gagner l’autre œil. Chaque matin, le docteur m’y mettait de la cocaïne, mais au bout d’une heure c’était pareil, jusqu’au jour où un oculiste vint pour me regarder. Après examen, il me dit que ça nécessitait une opération. Le lendemain, un infirmier me conduisit à un autre hôpital. Là, après me l’avoir endormi, il me fit une opération qui dura pas plus de dix minutes. Je les trouvai un peu longues, mais j’étais content tout de même de pouvoir guérir. Quand il eut fini, je compris qu’il avait réussi. Il m’avait enlevé du fer et du chlore de la grenade. Il m’y passa une pommade et je restai quatre jours sans le toucher.
55Au bout de cinq jours, je pus enlever le pansement. J’étais presque guéri. J’étais content de pouvoir prendre l’air comme les autres. Mais cette vie ne m’allait pas du tout car, être là sans nouvelles de la famille, c’était pas gai. Aussi, le jour où je reçus la première lettre, je fus bien content. Mais ça ne suffisait pas, il fallait la liberté, et maintenant j’étais là, entre quatre murs, pour combien de temps je n’en savais rien. Il y avait des moments où les idées noires me passaient, mais elles revenaient vite, et dire qu’il y en avait, depuis le début, sans même pouvoir bouger de leurs lits.
56Je restai là jusqu’au 3 octobre, époque à laquelle un certain nombre allions partir dans un camp. J’en fis naturellement partie, mes blessures étant alors guéries. On nous embarqua pour Münsingen. Là, quelle ne fut pas ma surprise de trouver beaucoup de camarades de chez moi. Aussi, je ne me considérais pas comme tant prisonnier. On avait un peu plus de liberté qu’à l’hôpital. On se faisait la cuisine. Le premier jour que j’y arrivai, j’allai souper avec un groupe du pays12 et c’était un souper comme j’en avais jamais fait depuis le début. On parla des nouvelles du pays. Quoique étant depuis trois mois prisonnier, j’étais considéré comme arrivant du front. Là, au moins, la vie m’apparaissait moins dure, les journées passaient sans s’en apercevoir, même les premiers mois je les avais passés inaperçus. Le soir, de la soupe jusqu’à l’extinction des feux, on parlait sans cesse de nos familles et de ce qu’on pourrait faire après être revenus dans notre pays. Naturellement, la première des choses que nous pensions, c’était de se réunir une fois et de faire une bonne sortie ensemble. Mais savoir quand est-ce qu’on pourrait le faire, c’était autre chose. On faisait bien des comptes, mais ça n’aboutissait à rien, nous étions toujours là. Le jour de Noël, nous décidâmes de faire un bon repas ensemble et, ma foi, il n’alla pas très mal. Il ne nous manquait qu’une chose, le vin du pays, ce vin qui, plus d’une fois, fait oublier les misères, et que nous avions chez nous à volonté. Mais malgré cela, nous nous consolions, faute d’autre, de celui de la pompe. Nous passâmes ce jour entre bons amis et nous avons fait des voeux pour que le Noël prochain nous le passions chez nous parmi tous ceux qui nous attendaient avec impatience.
57Après ça, chacun alla se coucher et nous reprîmes la vie de chaque jour. Mais un jour vint où il fallut se séparer. On se promit tout de même de se revoir après la guerre, comme nous nous l’étions promis plusieurs fois. Après quoi, on se sépara. Je restai seul du pays, tout en me trouvant, comme lorsque j’étais arrivé, avec un assez grand nombre. Aussi, les premiers jours qui suivirent, je m’ennuyais beaucoup et je laissais écouler les jours avec indifférence, comme quand j’étais à l’hôpital13
Notes de bas de page
1 Comparaison intéressante à faire avec cet extrait de l’Historique du 343e régiment d’infanterie : “Quoi de plus propre à accroître l’enthousiasme, s’il en était besoin, que la vue des poteaux-frontière renversés par les camarades, l’accueil des populations qui depuis si longtemps attendaient l’arrivée des libérateurs ?” Et avec les carnets inédits du sergent Giboulet du même régiment (collection particulière) : “Les habitants sont placides et ne manifestent aucun enthousiasme. Il y en a peu parlant français, quelques vieux. Nous sommes en cantonnement d’alerte. Nous dormons équipés, l’arme et le sac à la portée de la main. Beaucoup de peine à nous faire entendre, il faut s’exprimer par signes.” Même source, mêmes jours : “En pays annexé, se méfier. Ne rien accepter des boissons que l’on nous offre. Ne rien répondre aux questions posées par les civils. S’ils insistent, les signaler à un gradé. Un officier français et deux dragons, invités à entrer par une femme, furent fusillés à bout portant par deux gardes forestiers allemands.” Plus loin encore : “On a arrêté cinq civils qui achevaient les blessés français.” On retrouve dans ces rumeurs (Giboulet n’a pas vu cela lui-même) le thème du soldat tué par traîtrise par des civils, thème présent dans les deux armées.
2 Village proche de Mulhouse, au sud-ouest de la ville.
3 Dans l’Historique du 343e, on peut lire : “Il y a là toute une période terriblement fatigante. La pluie fait rage. Le ravitaillement n’arrive pas souvent à l’heure, il n’est pas toujours de qualité irréprochable ; et puis, on marche sans arrêt, sans autre notion de l’ennemi qu’un bruit lointain et intermittent de canonnade. Que se passe-t-il exactement ? Il faut l’âme solidement trempée du Français, que l’on représentait cependant comme prompt à la démoralisation, pour que, malgré ces épreuves et ces angoisses, le moral se conserve à tous les échelons. Nulle récrimination, on se plaint seulement de ne pas voir le Boche, et de ne pouvoir lui faire payer, comme il convient, toutes ces tribulations.” Nous donnons ce passage pour confirmer les marches sous la pluie. Les clichés de la fin nous renseignent plus sur l’état d’esprit du gradé qui les a écrits, tardivement, que sur les réalités de septembre 1914.
4 Le sergent Giboulet note : “Impression de cimetière. Fusils français abandonnés par 5 et 6, vareuses, etc. Bérets de chasseurs alpins. Route semée d’étuis de cartouches allemandes. Les nôtres y ont laissé beaucoup d’hommes. Nous abordons la forêt. Arbres brisés. Terre battue. Innombrables effets laissés par les Allemands : des tas de capotes, des casques, des sacs ensanglantés.”
5 “On ne lutte malheureusement pas sans de grosses pertes, avec du personnel, si brillant soit-il, contre du matériel”, constate l’Historique du 343e. Il établit précisément les pertes des 23 et 24 septembre à 65 morts et 246 blessés.
6 Il s’agit de l’adoption de la tenue bleu horizon. Le sergent Roumiguières, du même régiment, écrit dans ses carnets : “28 janvier. Je vois le nouveau costume bleu clair. On prendrait volontiers les soldats ainsi habillés pour des Boches. [...] 5 février. On est drôle dans le costume neuf, tout le monde paraît plus jeune. Mais la capote manque de poches suffisantes. [...] 3 mars. Je vois l’avantage de l’uniforme bleu pâle. Nous distinguons les soldats qui sont devant nous au noir du sac. Dans l’obscurité la capote neuve est à peu près invisible.” Cité dans Gérard BACONNIER, André MINET, Louis SOLER, La plume au fusil, les poilus du Midi à travers leur correspondance, Toulouse, Privat, 1985, p.225.
7 On lit dans l’Historique du 343e : “Il faut songer aux longues factions des sentinelles par les températures les plus rigoureuses (il y eut souvent plus d’un mètre de neige au Violu), aux longues veillées dans les cagnas inconfortables et enfumées, aux pénibles travaux de terrassement dans un terrain difficile ; travaux que les bombardements ennemis venaient souvent anéantir dès leur édification. Il faut voir par la pensée ces relèves pénibles et souvent dangereuses ; s’imaginer le dur labeur fourni quotidiennement par les hommes qui ravitaillaient leurs camarades en munitions, matériel et vivres, et que nulle bourrasque, nul bombardement n’empêchaient d’accomplir leur tâche. Or, les bombardements atteignaient souvent une grande intensité. Nos tirs de 65, de 95, provoquaient parfois de terribles représailles. Obus de 150, torpilles de toutes dimensions s’abattaient alors en trombe sur nos ouvrages, bouleversant toutes les organisations. Il ne faut pas se le dissimuler : si notre artillerie réalisa des progrès rapides et suivis et arriva, en dernière analyse, à dominer l’artillerie adverse, la supériorité des engins de tranchée allemands, écrasante au début, se maintint jusqu’au dernier jour de la guerre.” Le général français Percin s’était fait, avec un succès insuffisant, l’avocat de l’artillerie de tranchée. Voir ses divers ouvrages, en particulier Le massacre de notre infanterie, 1914-1918, Paris, Albin Michel, 1921, chapitre 8.
8 C’est vraisemblablement ici que fut prise la photo des six rescapés de l’escouade de Fernand Tailhades.
9 Le nom de ce sergent était Salvat, d’après le sergent Roumiguières, du 343e, qui mentionne cette escarmouche dans ses carnets à la date du 17 juillet 1915 : “Les Allemands ont tenté d’enlever un petit poste de la 18e Cie. Trompant la surveillance des sentinelles qui peut-être surveillaient mal, une cinquantaine de Boches sont tombés sur une demisection française. Il y a eu à un moment donné lutte corps à corps. Un caporal a été obligé de faire le moulinet avec son fusil pour se dégager de plusieurs Allemands. Au bruit de la fusillade la demi-section de Dénat est accourue et les Boches se sont repliés. Au cours de cette escarmouche, le sergent Salvat et un homme ont disparu ; on suppose qu’ayant été blessés, ils ont été emportés par les Allemands. Il y a eu en plus un autre blessé à la 18e. Cette petite attaque s’est produite vers la ferme des Tournées. La capture d’un sergent et d’un homme par les Allemands est pour nous une mauvaise affaire. Inutile de dire que pendant la journée on a causé beaucoup de cet incident.” Cité dans La plume au fusil..., p.220. Roumiguières exagère peut-être le nombre d’assaillants ; peut-être le caporal a-t-il enjolivé sa résistance. Il est intéressant de remarquer que Roumiguières retient seulement l’idée d’une “mauvaise affaire”, alors que, pour Fernand Tailhades, il s’agit de sa vie, de sa liberté et des émotions concrètement ressenties.
10 Rappelons l’étonnement de Hans Rodewald lorsque, en août 1914, il vit le premier soldat français en pantalon rouge, comme en 1870.
11 L’adresse d’un Allemand figure à la fin du cahier de Fernand Tailhades : Richart Binder Former, Münster a/N, Neckart No 65, Württemberg.
12 “Le pays”, ici, c’est le Midi, et encore plus précisément une zone comprise entre Toulouse et Montpellier.
13 En octobre 1915, la femme de Fernand Tailhades reçut de son beau-frère Gaston Sémat la lettre suivante : “Je profite d’un petit moment pour t’envoyer ces quelques lignes pour te faire savoir de mes nouvelles. Comme tu le dois savoir, le temps me manquait un peu à cause de toutes ces attaques qui nous ont coûté bien du monde et que le peu que nous avons pris ne vaut pas seulement une vie humaine, car qu’avons-nous pris si ce n’est que quelques bois de sapins et quelques cahutes boches, quelques canons. Voilà à peu près notre butin de la grande bataille de Champagne qui a duré du 25 septembre au 15 octobre. Maintenant, nous ne pouvons plus avancer, et il faut en rester là, surtout que l’hiver arrive. Et qu’avons-nous gagné ? De le passer un peu plus loin, voilà tout. Ils nous bombardent tout le temps et, tu sais, chère belle-sœur, qu’on n’est pas bien rassurés, surtout qu’ils savent que nous occupons leurs anciennes positions et ils ne nous manquent pas. Chaque jour nous avons des pertes à déplorer et, pour Fernand, il vaut mieux qu’il soit là-bas, comme ça il aura au moins la vie sauve, tandis que nous autres, à chaque instant, nous risquons d’être écrabouillés ou d’être asphyxiés avec leur saleté de gaz asphyxiants qu’ils nous envoient en grande quantité. Aussi, il y en a beaucoup qui ont été évacués, que ça leur avait fait mal à la vue. Enfin, ils emploient tous les moyens imaginables pour nous détruire.” Gaston Sémat fut tué en 1916. Fernand Tailhades fut rapatrié d’Allemagne le 14 décembre 1918.
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