Guerre sainte et violences religieuses dans les royaumes occidentaux de péninsule ibérique au Moyen Âge
p. 15-32
Texte intégral
1Dans le cadre d’un ouvrage consacré pour une part aux violences religieuses, il peut sembler très naturel de trouver une contribution sur la Reconquête, comme il aurait été sans doute attendu de lire quelques pages sur les croisades. Entre l’effondrement du royaume wisigothique de Tolède, au début du viiie siècle, et la prise de Grenade par les Rois Catholiques, en 1492, musulmans et chrétiens coexistent sur le sol ibérique. L’importance des échanges commerciaux et culturels ne doit pas masquer la brutalité de cette confrontation. La conquête arabe puis la politique expansionniste des royaumes chrétiens entretiennent un conflit pluriséculaire qui oppose des peuples de confessions différentes et qui se pare volontiers d’une justification religieuse. Pourtant, la relation entre l’objet de cet ouvrage et le cadre dans lequel il me revient de l’inscrire ne s’impose pas de façon évidente.
2Pour bien comprendre les difficultés qui surgissent, il importe, avant tout, de définir les termes employés. La notion de violence suppose une atteinte physique, morale ou symbolique à un être vivant ou à un objet inanimé1. Quelles sont les conditions requises pour qu’il soit permis de par1er de violences religieuses ? Je suis tenté de retenir trois cas : les violences perpétrées au nom de Dieu ; les violences dirigées contre des signes et des symboles confessionnels ; et enfin les violences contenues dans le rituel religieux, qu’il s’agisse d’une atteinte à l’intégrité physique du fidèle, comme dans le cas de la circoncision, ou bien d’une forme de violence symbolique comme celle, très forte, qui se manifeste dans le sacrifice eucharistique2. Il ne semble guère faire de doute que les deux premières formes évoquées ont trouvé à se manifester, de façon active et récurrente, sur la frontière qui séparait les royaumes chrétiens ibériques et les terres d’islam entre le viiie et le xve siècle. Pourtant, l’opinion commune, convaincue du caractère religieux de cet affrontement, est mise en cause par plusieurs courants historiographiques récents qui insistent sur ses dimensions socio-économiques et sur l’indifférence des combattants pour les clivages confessionnels. La Reconquête ne serait pas une guerre sainte ou sacrée mais une vaste entreprise expansionniste conduite par des rois pragmatiques et des guerriers avides de butin3. Au-delà des difficultés liées à l’interprétation des sources, les raisons de cette controverse virulente qui oppose les historiens sont de nature politique. À l’époque de la Guerre civile et durant les décennies suivantes, la Reconquête a été présentée par la propagande franquiste comme la plus pure expression historique du nationalisme et du catholicisme espagnols. Aujourd’hui encore, en Espagne, les mouvements régionalistes veulent voir dans l’agrandissement des royaumes médiévaux chrétiens une manifestation de l’impérialisme castillan dont les outrages auraient altéré les identités locales.
3Le terme Reconquête est donc chargé de connotations très lourdes, qui encombrent l’historien dans sa démarche et suscitent des positionnements parfois implicites qui pèsent sur l’interprétation du phénomène. En se déclarant soucieux de purger la querelle, quelques auteurs n’ont pas hésité à proposer l’abandon du terme, considérant que la notion de Reconquête contient, en elle-même, la négation injustifiée du droit des peuples musulmans à prospérer sur le sol ibérique. À leurs yeux, les médiévistes, piégés par la notion qu’ils manipulent, se placeraient plus ou moins inconsciemment du côté des rois chrétiens pour considérer comme naturelle et légitime une entreprise prédatrice, comparable aux expéditions lancées par l’Europe colonialiste au xixe siècle. Fondée sur des bases qui pourraient presque paraître raisonnables, puisqu’il s’agit de clarifier le débat, cette posture révèle à son tour un jeu de références importunes et assurément contestables4. Ainsi, la communauté scientifique se trouve empêtrée dans des clivages idéologiques très difficiles à surmonter car il ne s’agit pas seulement de dominer le traumatisme provoqué par la dictature franquiste. Fondamentalement, la discussion porte sur l’identité de l’Espagne et sur les fondements de sa conscience civique5. Ajoutons que le caractère dramatique et fantasmagorique des relations entretenues par l’Occident avec le monde arabo-musulman ne contribue pas à apaiser les tensions.
4Il n’est pas possible d’envisager l’étude des violences religieuses perpétrées sur la frontière ibérique, à l’époque médiévale, sans plonger au cœur de ce débat houleux. La Reconquête a bien sûr existé, comme appareil idéologique destiné à justifier l’expansionnisme des royaumes chrétiens et aussi comme réalité historique puisque, au final, les vastes étendues du sol ibérique qui avaient été intégrées politiquement, économiquement et socialement au monde musulman sont passées dans le giron de la Chrétienté occidentale. Les désaccords véritables portent sur la nature du conflit et sur les motivations des combattants. La Reconquête a-t-elle été vécue comme une mission providentielle ? À partir des chroniques du domaine asturien puis castillano-léonais et à travers les nombreux travaux publiés par les médiévistes espagnols et étrangers sur la question, il s’agira d’envisager, d’une part, l’évolution d’un discours qui, à partir de la fin du ixe siècle, tend à assimiler les conquêtes chrétiennes à une œuvre sainte et, d’autre part, de réfléchir sur les écarts qui semblent exister entre ce discours et les pratiques quotidiennes de l’affrontement christiano-musulman.
UN MODÈLE IDÉOLOGIQUE ET SES ENJEUX
L’édification du mythe
5L’idée de Reconquête est formulée par écrit, pour la première fois, dans les années 8806. La Chronica Albeldense, la Chronica Rotense et sa refonte (Chronica ad Sebastianum), rédigées dans le proche entourage du roi Alphonse III des Asturies, ont été élaborées avec des objectifs bien précis7.
6Il s’agit, d’une part, de justifier la conquête du bassin du Duero, progressivement occupé à partir du règne d’Ordoño Ier (850-866), et, d’autre part, de légitimer la jeune dynastie asturienne dont Alphonse II a jeté les bases durant son long règne, à la charnière des viiie et ixe siècles (791-8428). Les arguments employés sont relativement simples. Les chroniques défendent l’hypothèse, sans doute infondée, d’une continuité lignagère entre les rois de Tolède et les rois d’Oviedo. Les fondateurs de la dynastie asturienne, Pélage et son gendre, le roi Alphonse Ier, seraient de sang wisigothique, issus de la famille royale. Cette généalogie donne le droit aux princes asturiens de revendiquer la propriété de toute la péninsule Ibérique, occupée indûment par les forces du calife de Bagdad.
7Les historiographes d’Alphonse III s’attachent également à expliquer l’effondrement du royaume de Tolède et à donner une dimension providentielle à la lutte entreprise contre les musulmans. L’invasion est présentée comme un châtiment envoyé par Dieu pour punir la dépravation des derniers rois wisigoths, Witiza et Rodrigue, coupables d’avoir sombré dans la débauche et surtout d’avoir entraîné le clergé avec eux, en obligeant les clercs à renoncer au célibat. Mais la colère divine ne dure pas et le temps de la rédemption arrive vite. L’épisode central du récit se situe à Covadonga9, dans les montagnes. Pélage, en rébellion ouverte contre les autorités de Cordoue, est assiégé dans une grotte fortifiée par une armée très nombreuse de musulmans. Aux propositions de l’évêque Oppas, frère de Witiza, qui fait valoir que toute résistance est inutile et que Pélage tirerait beaucoup d’avantages à pactiser avec l’envahisseur, comme bien d’autres avant lui, le chef de la révolte répond en affirmant sa confiance dans le Christ et son désir de restaurer la grandeur perdue des Wisigoths. Au moment de l’as saut, les musulmans meurent en grand nombre, frappés par leurs propres traits qui se retournent miraculeusement contre eux. Les rescapés périssent sur le chemin de la retraite, victimes d’un éboulement de terrain. Ils meurent, selon le commentaire du chroniqueur, comme les troupes de Pharaon lorsque la Mer rouge se referma sur les talons du peuple de Moïse.
8Les chroniques postérieures apportent quelques précisions ou quelques modifications, à propos des origines familiales de Pélage et de son élection, pour adapter le récit à l’évolution des théories sur la légitimité royale10. Mais, dès la fin du ixe siècle, ses éléments essentiels sont en place : la faute de Witiza et de Rodrigue, sorte de péché originel, la continuité gothique, le renouvellement de l’Alliance sur les hauteurs de Covadonga et la promesse d’une prochaine victoire chrétienne. Pour les clercs au service d’Alphonse III, l’expansionnisme asturien n’est donc pas seulement légitime, il s’apparente aussi à une œuvre sainte visant au rétablissement du christianisme sur des terres tombées au pouvoir des infidèles. Rédigé dans les mêmes années 880, un petit ouvrage connu sous le nom de Crónica profética annonce, à partir du commentaire d’un texte attribué à Ezéchiel, la prochaine déroute des infidèles11 et la reconquête du royaume de Tolède par les rois des Asturies, ses véritables héritiers, décidés à faire triompher la foi du Christ.
Les fonctions sociales et politiques du modèle asturien
9La construction n’est sans doute pas très originale. Selon Alexander P. Bronisch, les auteurs des chroniques asturiennes n’ont fait que puiser dans un fonds de théories et de notions qui avaient été forgées dans l’entourage ecclésiastique des souverains wisigothiques avant l’invasion afin de souligner la sainteté du peuple goth et d’ajouter au prestige des rois victorieux12. Les références vétérotestamentaires qui structurent le discours ont aussi été utilisées dans le domaine carolingien, pour justifier et exalter les guerres menées sur les confins orientaux de l’empire, peut-être sous l’influence des modèles wisigothiques13.
10Les historiographes d’Alphonse III se situent donc au débouché d’une tradition bien établie. Mais, faute d’originalité, la construction est habile, assez solide pour traverser tout le Moyen Âge et se perpétuer encore bien au-delà. Les premières mises en cause n’apparaissent qu’au xve siècle et encore ne s’agit-il, à cette époque, que de dénoncer un schéma selon lequel les conséquences du péché commis par le roi doivent être supportées par son peuple tout entier14. Le véritable problème reste celui de la diffusion de ce discours. Car sa transmission, de chronique en chronique, sur une longue durée, ne signifie pas qu’il ait trouvé une large audience dès le moment de sa formulation. Pour Josep Torró, il ne fait pas de doute que les théories sur la continuité gothique et sur la dimension providentielle de l’affrontement ont beaucoup tardé à dépasser les limites d’un cercle étroit de clercs15. La guerre sur la frontière d’al-Andalus aurait été vécue par ses acteurs, au moins jusqu’au xiie siècle, comme un conflit séculier qui visait à la satisfaction d’intérêts purement matériels. Il est vrai que, par la faute des sources ou des historiens qui n’ont pas su en tirer profit, il est impossible, aujourd’hui, d’étudier le champ de diffusion du récit de Covadonga.
11Pour autant, l’absence de jalons ne signifie pas que les conclusions de J. Torró soient exactes. En vérité, les conditions étaient réunies pour que l’histoire de Pélage acquière rapidement une large popularité. Le modèle forgé par les historiographes d’Alphonse III répond à un besoin politique, nous l’avons vu, celui d’une jeune royauté qui doit pouvoir affirmer sa légitimité, face à des clans aristocratiques puissants et actifs, et défendre son droit à contrôler les territoires nouvellement acquis dans le bassin du Duero. Le roi avait tout intérêt à exploiter le travail de ses clercs et à faire accepter l’extraordinaire récit qu’ils avaient créé. Face à l’appareil d’État, en train de se construire, la société asturienne ne pouvait être insensible à une telle opération de justification. Pour les milieux dotés d’une conscience historique, les chroniques offraient, à la fois, une explication à l’effondrement du royaume de Tolède et une perspective de futur. Pour les populations soumises au roi, dans leur ensemble, elles donnaient les moyens ou les raisons de coexister, alors que la fusion entre des groupes très divers par leurs origines et par leur culture - communautés autochtones, immigrés de la première heure, chrétiens qui avaient connu la domination musulmane pendant un temps plus ou moins long - n’était sans doute pas encore achevée16. Il faudrait, avec l’espoir de progresser dans la compréhension du phénomène, chercher à mieux connaître l’influence des courants migratoires qui s’établissent dès le viiie siècle entre les zones gouvernées par les représentants du calife de Bagdad et le royaume des Asturies, alimentés par des groupes qui ont une pleine conscience des différences religieuses et qui ont expérimenté le statut d’infériorité juridique et sociale imposé aux chrétiens en terre d’Islam17.
12Il faudrait aussi reconsidérer la question des moyens utilisés par la royauté pour souligner le caractère légitime et la dimension religieuse du conflit. Les saints occupent une place importante dans ce dispositif. La découverte du tombeau de saint Jacques, à Iria, la translation des reliques des martyrs de Cordoue18 et d’Isidore de Séville, la création de légendes comme celle de saint Pelayo, ont contribué à creuser, de façon apparente, les antagonismes religieux. Appuyé sur un clergé séculier très docile, le pouvoir royal n’est pas étranger à ce détournement de la dévotion populaire vers des figures qui incarnent la transmission de l’héritage gothique (Isidore), la noblesse du christianisme ibérique (Jacques) et le caractère salutaire du combat engagé contre les infidèles (les martyrs)19.
La question des rétributions spirituelles
13Comme l’écrit Manuel José Recuerdo Astray, il n’a sans doute échappé à personne, dès le début du viiie siècle, que la guerre entre les envahisseurs venus du continent africain et les forces locales décidées à résister à leur domination opposait des hommes de religions différentes20. Mais cette circonstance ne suffit pas à transformer le conflit en une guerre sainte. L’affrontement ne peut avoir un caractère sacré si les combattants n’ont pas le sentiment de servir Dieu et d’offrir leur vie pour la défense de la vraie foi. L’idée de service est clairement contenue dans les chroniques asturiennes, nous l’avons vu, et les conditions de sa diffusion étaient réunies dès le ixe siècle. En revanche, il est beaucoup plus difficile de situer l’apparition d’un autre élément, tout aussi important à l’heure de définir la notion de guerre sainte : le principe de rétribution spirituelle. À partir de quelle époque l’affrontement avec les musulmans a-t-il été vécu comme une forme de pénitence, une manière de racheter ses péchés et de gagner le Paradis ? Dans les chroniques du règne d’Alphonse III, l’épisode de Covadonga est présenté comme un acte d’expiation. L’attitude de Pélage, sa profession de foi, rachètent les péchés de Witiza et de Rodrigue. L’Alliance est renouée à l’instant où le chef de la résistance asturienne repousse la proposition de l’évêque Oppas : Dieu donne la victoire à ses fidèles, contribuant à l’écrasement des envahisseurs dont Il avait, dans un premier temps, favorisé les desseins afin de punir l’impiété des derniers rois de Tolède. La référence au franchissement de la Mer rouge21, qui n’est certainement pas innocente, donne à Pélage une mission de type prophétique et élève la communauté qu’il conduit au rang de peuple élu.
14Il s’agit de montrer que les chrétiens du Nord sont aimés de Dieu, qu’ils méritent le Paradis par leur fidélité au Seigneur, fidélité qui se manifeste dans la lutte contre les musulmans, sous la conduite du roi. La construction échafaudée par les historiographes d’Alphonse III contribue à justifier la nécessaire unité du royaume autour de son souverain : la communauté politique est aussi une communauté de salut. Mais, dans les chroniques asturiennes, la notion de pénitence reste très imprécise et, pour tout dire, très insuffisante22. Les limites de ce modèle apparaissent dans les récits du xiie siècle qui mettent en scène des chevaliers léonais ou castillans tentés par l’aventure de la croisade23. Pour ces guerriers qui veulent expier leurs fautes, le passage outre-mer semble d’un meilleur profit, en termes de rétribution spirituelle, que le combat sur la frontière du Tage : ils n’hésitent pas à abandonner le sol ibérique alors que les campagnes de Tolède ou de Madrid sont menacées. Leur choix se justifie dans la mesure où la Reconquête, contrairement à la croisade, n’a pas valeur de pèlerinage. Mais le problème est sans doute plus profond. Les bulles pontificales destinées à encourager l’engagement de la chevalerie occidentale en Terre sainte fixent avec une précision sans cesse accrue les obligations du croisé et ses privilèges. La durée du service est limitée, souvent à une simple quarantaine, et il n’est pas rare que les chevaliers considèrent leur mission accomplie et la remise de toute pénitence acquise sitôt ce délai parvenu à expiration. Les mérites acquis par les combattants qui affrontent les musulmans en péninsule Ibérique restent bien plus diffus. Les chroniques castillano-léonaises du xiie et de la première moitié du xiiie siècle précisent volontiers que les guerriers qui trouvent la mort dans le combat contre les infidèles gagnent le Paradis mais il n’est rien dit à propos de ceux qui survivent à la bataille.
15La concession de bulles pontificales pour appuyer l’effort de guerre contre al-Andalus, à partir de la fin du xie siècle, qui étendent à la péninsule les privilèges accordés aux croisés d’Orient, aurait pu contribuer à clarifier la situation. La croisade et la Reconquête se trouvent alors placées sur un même plan, comme les deux fronts d’un conflit qui oppose, à chaque extrémité du bassin méditerranéen, la Chrétienté et l’Islam. Mais ces concessions restent exceptionnelles, pour la Couronne de Castille, jusqu’au xiiie siècle24. Et l’assimilation de la Reconquête à une croisade, encouragée par la papauté, rencontre de fortes résistances dans les royaumes occidentaux de la péninsule, les rois ibériques ne voulant pas céder au souverain pontife la direction d’un conflit dont ils retirent des bénéfices matériels et symboliques indispensables pour soutenir leur autorité25. L’influence prêtée à la croisade sur les représentations de la Reconquête a également suscité de très vives controverses parmi les historiens26. À la suite de Carl Erdmann27, il se trouve des auteurs pour affirmer que l’immixtion du pape dans les affaires ibériques, à partir des années 106028, la participation de vétérans des guerres orientales aux campagnes contre les musulmans d’al-Andalus29, l’expérience directe de la Terre sainte vécue par des chevaliers léonais ou castillans, seraient à l’origine d’un changement radical dans les représentations de l’affrontement. Poussée jusqu’à sa dernière extrémité, cette hypothèse conduit à affirmer que l’idée de guerre sainte aurait été importée en péninsule Ibérique ou, pour le moins, que l’appel de Clermont et la prise de Jérusalem auraient ravivé la flamme religieuse d’un conflit sécularisé depuis plusieurs décennies.
16Pourtant, les décalages persistants entre les exigences de la papauté et les pratiques des rois ibériques, particulièrement de Castille et Léon, semblent bien prouver que deux modèles antagonistes se heurtent30 : les ambitions hégémoniques de l’institution pontificale, qui auraient pu trouver un terrain particulièrement favorable en péninsule, buttent sur un modèle singulier de guerre sainte, conçu au bénéfice de la royauté et qui s’accommode mal de la prétention des clercs à médiatiser les relations avec Dieu. Les francos n’apportent vraisemblablement pas l’idée de guerre sainte dans leurs bagages. Néanmoins, il ne fait pas de doute que le xiie siècle marque un tournant. Malgré leurs réticences face aux prétentions pontificales, encore très sensibles dans la production postérieure à 120031, les chroniqueurs perçoivent qu’un effort d’adaptation est nécessaire, qu’il faut composer et trouver une synthèse dont l’accomplissement se situe sans doute sous le règne de Ferdinand III, à l’époque des grandes conquêtes andalouses. Au moins deux raisons contribuent à expliquer cette évolution. Tout d’abord, l’Église a changé, il n’est plus possible de se contenter de la caution d’un épiscopat très soumis au roi pour déclarer la sainteté d’une cause ; il est devenu indispensable de compter avec le pape. Ensuite, comme nous l’avons vu, le modèle pénitentiel originel dévoile ses faiblesses. Alors que dans les années 880, le salut de l’âme pouvait encore passer pour un enjeu collectif, suivant les modèles vétéro-testamentaires, il n’est plus question au xiie siècle que de pénitence individuelle. L’appartenance à un peuple qui assume une mission providentielle contre les ennemis de la vraie foi ne peut plus apparaître comme une garantie de salut. Le témoignage des chroniques est révélateur : les armées se font accompagner de prêtres qui célèbrent la messe, confessent les combattants et distribuent la communion avant la bataille. Le sort des âmes repose désormais entre les mains des clercs. Cette évolution pèse naturellement sur l’idée de Reconquête qui, de façon évidente, ne peut plus remplir sa fonction rédemptrice sans l’intervention de l’Église.
17La cléricalisation du modèle pénitentiel attaché à la lutte contre les musulmans ibériques explique sans doute en grande partie l’inflexion des représentations de la Reconquête dont la plupart des auteurs rendent compte lorsqu’ils évoquent le xiie siècle. L’affrontement adopte certains traits de la croisade. Mais la place acquise par l’institution ecclésiale et le rôle reconnu au souverain pontife, maître des clés, ne signifient pas que le conflit acquière à cette époque une dimension sacrée dont il aurait été jusqu’alors dépourvu. Il ne suffit pas de constater l’adaptation d’un modèle devenu archaïque aux influences qui pénètrent en péninsule Ibérique pour conclure que les acteurs des guerres de la frontière avaient oublié le caractère sacré reconnu dès la fin du ixe siècle à la mission qu’ils accomplissaient.
LE DISCOURS ET LES PRATIQUES
La pratique du protectorat
18Il reste donc bien des pistes à explorer pour mieux connaître l’évolution des représentations de la Reconquête entre le ixe et le xiiie siècle. Néanmoins, les efforts de la communauté scientifique ne suffiront pas à éclairer toutes les zones d’ombre. Certains obstacles sont insurmontables. La documentation conservée pour le xe siècle est insuffisante et, surtout, le regard de l’historien ne pourra jamais percer le secret des consciences. Si les sources n’offrent pas une matière assez riche, il ne faut pas espérer parvenir à mettre en évidence la continuité du discours et ses inflexions. Et, dans tous les cas, la sincérité des déclarations de principe peut être mise en cause. Les chroniques et les préambules des chartes placent au premier rang des motivations qui animent les combattants chrétiens le désir de servir Dieu et de rétablir la foi du Christ sur les terres injustement acquises à l’islam. Mais il ne peut échapper à personne que les pratiques de la guerre et les conditions d’occupation des zones conquises révèlent d’autres soucis et d’autres envies. Certes, les hommes d’armes ne se privent pas de molester les religieux et de brûler leurs livres, les mosquées deviennent des églises32 et les troupes chrétiennes brandissent bien haut le symbole de la croix dans les villes prises aux musulmans. Mais les rois de Léon et de Castille ne s’interdisent pas de pactiser avec les infidèles lorsqu’ils ont intérêt à trouver un compromis et leur avidité pour les biens matériels, pour le contrôle de la terre et de ses revenus, alimente le doute. La revendication de l’héritage gothique et de la mission providentielle confiée par Dieu à Pélage, sur les hauteurs de Covadonga, ne serait-elle qu’un prétexte ?
19Il n’est pas bien difficile de souligner les contradictions entre le discours qui parcourt la documentation et les pratiques dont elle témoigne. Les successeurs de Pélage n’ont jamais cessé de traiter avec ses ennemis, qu’ils se trouvent en situation d’infériorité ou, au contraire, en position de force. Jusqu’à la fin du xe siècle, le royaume de Léon est dominé. Les rois chrétiens parviennent à résister, ils remportent quelques belles victoires, comme à Simancas, mais la pérennité de leur pouvoir est soumise au bon vouloir des califes de Cordoue. Chaque fois que les musulmans surmontent leurs divisions et décident de frapper, les chrétiens ne peuvent que constater leur faiblesse. Maître du jeu, le calife est régulièrement appelé à la rescousse pour départager les clans qui se disputent le trône. Il ne manque jamais d’alliés chrétiens qui ne demandent pas mieux que de nuire au souverain régnant. Ainsi, lorsque al-Mansûr pille et détruit Saint-Jacques de Compostelle, il bénéficie du soutien de plusieurs magnates qui renforcent son armée et surtout qui guident ses troupes dans des régions difficiles d’accès et très mal connues des musulmans. Le revers est cinglant pour les rois de Léon mais l’heure de la revanche ne tarde guère. Al-Mansûr, pour gouverner, a ruiné l’autorité du clan omeyyade qui régnait à Cordoue mais il n’est pas parvenu à imposer ses descendants à la tête du califat. Au début du xie siècle, faute d’un pouvoir capable d’imposer une cohésion toujours menacée, al-Andalus éclate en une trentaine de principautés (taifas) contrôlées par des potentats qui privatisent le pouvoir tout en se réclamant d’un califat désormais vacant.
20L’Islam ibérique se déchire au moment où les royaumes chrétiens, prenant leur part d’un phénomène d’expansion qui bénéficie à tout l’Occident, affirment de nouvelles capacités et de nouveaux besoins33. Dans ce contexte, les chevaliers de Galice ou de Léon continuent à mettre leur épée au service de chefs de guerre infidèles, parfois contre leurs propres coreligionnaires. Ces hommes ont, en général, rompu le lien de fidélité qui les unissait à leur souverain, soit qu’ils aient été exilés, soit qu’ils aient préféré quitter ostensiblement son domaine pour manifester leur désaccord avec la politique royale ou pour protester contre l’injustice dont ils s’estiment victimes. Un personnage représente à lui seul tous ces transfuges : Ruy Díaz, le Cid, porte-étendard du roi Alphonse VI, exilé à deux reprises, en 1081 et en 1088, qui combat au service de l’émir de Saragosse puis soutient celui de Valence avant de se rendre maître de la ville qu’il gouverne pour son compte entre 1094 et 109934. Que reste-t-il des frontières religieuses et des proclamations de Pélage ? Comment parler de guerre sainte lorsque les rois chrétiens préfèrent monnayer leur protection plutôt que de frapper l’adversaire qui gît à leur merci ? Le système des parias, qui se met en place dans le courant du xie siècle, consiste à obtenir des musulmans le paiement d’un tribut annuel en échange de la paix et d’une aide militaire contre d’éventuels ennemis, chrétiens ou infidèles. Les taifas subissent un véritable pillage et le peuple, soumis à une pression fiscale intolérable, s’agite et conteste l’autorité de ses dirigeants qui ne pensent qu’à satisfaire les exigences de leurs protecteurs chrétiens pour se maintenir au pouvoir35. La conquête de Tolède par Alphonse VI de Castille-Léon, en 1085, marque les limites de cette politique, ou son efficacité, selon le point de vue adopté : la ville et son territoire sont pris, livrés au roi Alphonse, lorsque le potentat musulman ne peut plus se maintenir, confronté à une hostilité populaire qui tourne à l’insurrection36.
Les comportements guerriers
21Tout au long de la période, les pratiques de la guerre mettent aussi en évidence la capacité des belligérants à modérer la brutalité de leur affrontement. Dans les chroniques, il est très rarement fait mention de massacres. Les morts se comptent par dizaines ou par centaines sur le champ de bataille mais les combattants ne semblent pas animés par le désir d’exterminer l’adversaire et le vainqueur emporte toujours son contingent de prisonniers. Il n’est pas non plus question d’actes de cruauté, pourtant assez communs dans d’autres contextes37. Ainsi, les mutilations sont toujours opérées sur des cadavres, et non pas dans le but d’humilier l’adversaire ou de compromettre son repos éternel mais pour se munir des trophées qui témoignent ensuite de la victoire : on tranche la tête de l’ennemi tué, parfois ses membres. Dans tous les cas, la négociation a précédé le combat et les chefs de guerre se montrent disposés à beaucoup de concessions pour éviter d’engager la bataille. Il est très rare qu’une forteresse soit prise d’assaut. Si la conquête paraît inévitable, les adversaires s’entendent sur un traité de capitulation qui, en fonction du rapport de force, peut permettre à la garnison de se retirer saine et sauve, avec tous ses biens meubles38.
22Il ne s’agit pas de prétendre ici que la lutte engagée sur la frontière ibérique n’a que les apparences d’une guerre. Le conflit est sanglant, destructeur. La privation de liberté et le travail forcé qui sont imposés aux ennemis que l’on épargne peuvent être pires que la mort. Mais il faut reconnaître que la haine religieuse s’exprime surtout dans les formules, souvent stéréotypées, que les chroniqueurs utilisent pour dénoncer la domination musulmane qui souille le sol ibérique. Face à des infidèles, les combattants chrétiens ne renoncent pas à respecter les codes de conduite qui, sur tous les terrains d’affrontement, contiennent la violence guerrière39. Les combattants sont-ils, en conscience, indifférents aux clivages confessionnels ? Peut-on en conclure que le discours des clercs n’a pas d’autre fonction que de légitimer un conflit dont les motivations ne seraient que matérielles ? Il est d’autant plus difficile de répondre positivement à ces questions que les pratiques du conflit se perpétuent sans beaucoup évoluer jusqu’à la victoire finale des rois chrétiens. Certes, les chroniques laissent percevoir un durcissement des combats à partir du xiiie siècle, peut-être sous l’influence des croisades d’Orient. Mais les belligérants ne renoncent jamais à dialoguer et à collaborer. Ferdinand III, qui incarne l’archétype du roi croisé aux yeux des chroniqueurs contemporains40, conquiert l’Andalousie bétique avec l’aide d’alliés musulmans. Il négocie systématiquement avec ses adversaires et préfère toujours la conclusion de pactes à l’usage de la force41. À la fin de l’année 1491, les Rois Catholiques, qui assiègent Grenade, acceptent encore de traiter et ils finissent par accorder des conditions de capitulation très favorables pour faciliter leur entrée dans la ville42. Faut-il pour autant douter du désir ressenti par ces monarques de servir Dieu et de faire triompher la foi du Christ ?
L’esprit du conflit
23En fait, les rois chrétiens n’ont guère le choix. Ils doivent agir vite, car le temps est compté pour faire campagne, ménager leurs troupes en évitant les combats et convaincre les populations musulmanes de ne pas quitter les régions conquises, faute de réserves démographiques suffisantes pour coloniser ces zones en cas de départs massifs. Ils sont conscients, comme tous les acteurs engagés dans le conflit, de l’enracinement de l’Islam ibérique. Pour bien saisir la nature de l’affrontement, il est important de comprendre que les rapports entretenus avec les musulmans, sur le champ de bataille comme en temps de trêve, sont dictés par le sentiment d’avoir affaire à un adversaire qui est aussi un voisin, depuis longtemps et peut-être pour toujours. Car la Reconquête n’est pas une guerre d’extermination. Il ne s’agit pas d’éradiquer la présence musulmane. Les populations soumises ne sont pas massacrées, elles ne sont pas non plus converties. Certes, les rois chrétiens aspirent à reprendre possession d’un patrimoine dont ils prétendent être les héritiers. Ils entendent, par la même occasion, rétablir partout le culte chrétien. Mais, en pratique, leur but est d’imposer une domination politique et d’affirmer la supériorité du christianisme en réduisant les communautés musulmanes à un statut d’infériorité juridique. L’imposition du système des parias, dans le courant du xie siècle et encore plus tard, satisfait les intérêts économiques du roi et, au-delà, de tous les groupes dirigeants qui bénéficient de ses largesses. Mais cette pratique ne contredit pas l’esprit du conflit puisque le paiement du tribut est un signe manifeste de dépendance. La conclusion d’alliances, de part et d’autre de la frontière, l’engagement de mercenaires infidèles ou l’entrée au service d’un prince musulman43 respectent la même logique : soumettre, c’est triompher.
24Jusqu’à la fin du Moyen Âge, les sociétés ibériques reposent sur un principe de coexistence religieuse qui permet d’intégrer les infidèles, juifs ou musulmans, au corps politique. Le véritable problème est donc de savoir si une guerre sainte peut conduire à la création d’une société multi-confessionnelle. Les rois ibériques et leur entourage ne se posent sans doute pas la question, tant la réponse est pour eux évidente et conforme à leurs nécessités. Les historiens ont créé les conditions du débat en cherchant à interpréter le phénomène à la lumière de leurs propres catégories ; ils adoptent pour le moins un système de représentation assez étranger à la péninsule et bien plus proche de la position des papes qui, dès le xiie siècle, condamnent la pratique des trêves et des alliances avec les ennemis du Christ44. Les positions défendues par les rois de Castille et de Léon ont évolué, comme nous l’avons vu, pour se rapprocher des conceptions pontificales et aussi, sans doute, en réaction à la révolte des mudéjares d’Andalousie, dans les années 1260. Mais il apparaît bien, au travers des pratiques, que les souverains ibériques n’ont jamais renoncé, avant l’extrême fin du Moyen Âge, à faire cohabiter les chrétiens et les musulmans sous leur seule domination. Les autorités ecclésiastiques ont finalement renoncé à imposer des règles de conduite qui auraient brisé l’élan expansionniste des royaumes chrétiens. Elles ont échoué, de la même manière, à tempérer l’appétit des conquérants pour les biens matériels. La Reconquête a généré des revenus considérables, sous la forme de butin, partagés entre le souverain, la noblesse et les élites urbaines, suffisamment abondants pour soutenir l’économie frontalière à certaines époques45.
25Qui pouvait bien écouter les leçons de l’Église, soulignant l’incompatibilité entre le service de Dieu et la recherche des richesses de cette terre ? Parmi les contemporains, ils n’ont sans doute pas été très nombreux à se laisser convaincre. En revanche, les historiens n’ont pas manqué, à la suite des clercs médiévaux, pour prétendre que les forces engagées dans les guerres frontalières, animées par le désir d’étendre leur domaine et de s’approprier les richesses d’al-Andalus, ne pouvaient pas avoir à l’esprit la défense de la foi46. Les écarts nombreux entre l’idéal ecclésiastique et les politiques royales alimentent ainsi beaucoup de malentendus. Il faut, pour comprendre la Reconquête, reconnaître que la conscience religieuse des laïcs manifeste une certaine autonomie vis-à-vis du discours des clercs. Il n’apparaît pas, au travers des chroniques, que les combattants aient éprouvé la nécessité de faire un choix entre les biens de ce monde et de l’autre. Ils ont pillé en ayant le sentiment d’œuvrer pour Dieu et de mériter le Ciel47. Ils ne semblent pas non plus avoir perçu de contradiction entre la fidélité à la foi chrétienne et les alliances avec les musulmans. Le Cid, qui peut symboliser à lui seul toute l’ambiguïté de la confrontation, n’a-t-il pas converti la mosquée principale de Valence, en 1096, choisi un évêque clunisien48, peu enclin à entretenir la convivencia, et doté les églises de son domaine49 ?
26La solution à certains débats que nous avons évoqués est sans doute contenue dans cette conclusion : longtemps isolés du Saint-Siège, les royaumes occidentaux de péninsule Ibérique ont élaboré un modèle de guerre sainte exactement adapté à leur situation. L’influence des représentations pontificales est perceptible à partir du xiie siècle, parce que la papauté a acquis un rayonnement dont il n’est plus possible de se soustraire et parce que le système pénitentiel forgé dans l’entourage d’Alphonse III des Asturies a besoin d’être modernisé. Mais les objectifs et les moyens mis en œuvre ne changent guère. L’expérience des installations latines en Terre sainte prouve d’ailleurs qu’il n’est pas vraiment envisageable de faire autrement : la perpétuation de l’état de guerre entre deux ennemis qui ne peuvent se détruire, par incapacité ou sous peine de nuire aux intérêts du plus fort, impose la pratique du compromis et la modération de l’affrontement.
27Pour les historiens, il s’agit de bien réfléchir aux méthodes mises en œuvre. Afin d’éclaircir une situation fort confuse, il est apparu nécessaire depuis quelques décennies de préciser les définitions de notions aussi rebattues que celles de guerre sainte ou de croisade. Les spécialistes d’histoire du droit ont aidé à dégager les aspects caractéristiques de chacun de ces phénomènes et la chronologie de leur développement. Mais ce travail a conduit à ériger le droit pontifical en point de référence, jusqu’à prétendre qu’il ne peut y avoir de guerre sainte qui ne soit approuvée par le Saint-Siège. La solution ne consiste sans doute pas à renoncer aux acquis de l’effort de clarification qui a été entrepris. Mais il faut tempérer les résultats obtenus par l’étude des textes législatifs. La guerre sainte est aussi un objet de réflexion pour les historiens des représentations qui, sans prétendre juger la sincérité de certaines déclarations de foi, peuvent légitimement mettre en évidence la complexité des expériences humaines. Il est dangereux de chercher à analyser les sociétés médiévales en adoptant le point de vue de l’institution ecclésiale. Il est tout aussi risqué de prétendre ordonner logiquement les sentiments contrastés et peut-être contradictoires qui animent les guerriers sur la frontière ibérique.
28Il ne suffit pas, cependant, d’énoncer des principes de méthode. Le travail à accomplir reste considérable pour venir à bout des interrogations et des doutes soulevés par l’étude des motivations religieuses qui inspirent l’expansion des royaumes ibériques chrétiens. La formulation du projet est précoce, les conditions de sa diffusion semblent réunies dès le moment de l’énoncé et la conscience du caractère sacrée de l’œuvre accomplie ne paraît pas incompatible avec la recherche de terres et de biens matériels qui, assurément, inspire les combattants. Certes, ces constatations ne permettent pas d’affirmer que la Reconquête a été vécue et pratiquée comme une guerre sainte, du début du xe à la fin du xve siècle. Mais au moins est-il permis de penser que les arguments utilisés pour nier la dimension religieuse du conflit avant le xiie siècle restent insuffisants et que plusieurs questions fondamentales, à commencer par celle de l’influence de la croisade sur la Reconquête, doivent être révisées.
Notes de bas de page
1 La définition proposée par Françoise Héritier peut servir de point de départ : « Appelons violence toute contrainte de nature physique ou psychique susceptible d’entraîner la terreur, le déplacement, le malheur, la souffrance ou la mort d’un être animé ; tout acte d’intrusion qui a pour effet volontaire ou involontaire la dépossession d’autrui, le dommage ou la destruction d’objets inanimés » (« Réflexions pour nourrir la réflexion », dans Françoise Heritier (éd.), De la violence, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 17). Il me semble, néanmoins, que cette définition est excessivement négative : la violence peut être constructive, forger les identités, permettre l’intégration de l’individu au groupe, voire même inspirer du plaisir, fusse au prix d’une perversion des sens.
2 Un bon aperçu de ces violences rituelles dans Bloch Maurice, La violence du religieux, Paris, Odile Jacob, 1997. L’auteur, un anthropologue, commence son enquête par une étude des pratiques de la circoncision à Madagascar.
3 Voir la mise au point engagée mais honnête de Gonzalez Jiménez Manuel, « ¿Re-conquista ? Un estado de la cuestión », dans Eloy Benito Ruano (éd.), Tópicos y realidades de la Edad Media, vol. 1, Madrid, Real Academia de la Historia, 2000, p. 155-178.
4 Torró Josep, « Pour en finir avec la « Reconquête ». L’occupation chrétienne d’al-Andalus, la soumission et la disparition des populations musulmanes », Cahiers d’Histoire, 78, 2000, p. 79-97. Si les postulats de l’auteur ne me paraissent pas défendables, il ne faut pas pour autant négliger son argumentation qui invite à mieux prendre en considération des éléments trop souvent négligés dans l’analyse du phénomène.
5 Questions cruciales pour les intellectuels espagnols. Il suffit de penser, pour s’en convaincre, au titre de l’une des œuvres-phares du grand médiéviste Claudio Sánchez-Albornoz, España, un enigma histórico (Buenos-Aires, Editorial Sudamericana, 1956) du encore à celui d’un essai du philosophe Julian Marias, España inteligible. Razón histórica de las Españas (Madrid, Alianza, 1985).
6 Il n’est pas impossible que des textes plus anciens aient été perdus. Claudio Sánchez-Albornoz croyait en l’existence d’une chronique rédigée vers 800, dans l’entourage d’Alphonse II (« ¿Una crónica asturiana perdida ? », Revista de Filología Hispánica, 7, 1945, p. 105-146).
7 À partir d’un article fondateur de Manuel Gómez-Moreno (« Las primeras crónicas de la Reconquista : el ciclo de Alfonso III », Boletín de la Real Academia de la Historia, 100,1932, p. 562-628), les travaux consacrés aux chroniques asturiennes n’ont cessé de s’accumuler sans toujours apporter beaucoup d’éclaircissements sur des questions aussi discutées que celle de la datation des textes ou de leurs sources. Il est commode de se reporter à la synthèse proposée par Peter Linehan, History and Historians of Medieval Spain, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 95-171. Les chroniques ont été éditées et traduites en espagnol par : Gil Fernandez Juan, Moralejo José L. et Ruiz de la Pena Juan I., Crόnicas asturianas, Oviedo, Universidad de Oviedo, 1985 (voir les pages 31 à 42 de l’introduction, consacrées aux conditions de production des œuvres, qui évoquent avec quelques détails les controverses mentionnées plus haut). Traduction française des chroniques par Yves Bonnaz, Chroniques asturiennes, Paris, CNRS, 1987.
8 Parmi les ouvrages récents sur les premiers temps de la Reconquête, on peut donner la préférence à Recuerdo Astray Manuel José, Orígenes de la Reconquista en el Occidente peninsular, La Corogne, Universidade da Coruña, 1996. L’ouvrage de référence sur la question demeure, à mon avis, Lomax Derek W., The Reconquest of Spain, Londres-New-York, Longman, 1978 (trad. esp. : La Reconquista, Barcelone, Crítica, 1984). Il peut être complété par Mínguez Fernandez José Maria, La Reconquista, Madrid, Historia 16,1989.
9 La datation du récit de Covadonga, qui apparaît dans les deux versions de la chronique d’Alphonse III (Rotense et ad Sebastianum) est l’objet de controverses savantes. Il est généralement admis que les clercs au service du roi Alphonse se sont inspirés d’une source inconnue dont ils ont recopié un passage. Grâce à l’analyse des citations du Passionnaire hispanique contenues dans ce passage, Patrick Henriet soutient qu’il ne peut avoir été rédigé avant les années 905-906. Le récit de Covadonga n’aurait donc pas figuré dans la rédaction primitive des chroniques d’Alphonse III ; il aurait été intégré à l’occasion de la refonte opérée dans la décennie 910 (« L’idéologie de guerre sainte dans le haut Moyen Âge hispanique », Francia. Forschungen zur Westeuropäischen Geschichte, 29/1, 2002, p. 203-208).
10 Torres Sevilla-Quiñones de León Margarita, Las batallas legendarias y el oficio de la guerra, Barcelone, Plaza y Janés, 2002, p. 39-63. Il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation par une médiéviste spécialiste des lignages aristocratiques et de la guerre dans la Couronne de Castille pendant le Moyen Âge central. Dans le chapitre indiqué, M. Torres étudie la transmission du récit de la bataille de Covadonga, des chroniques asturiennes jusqu’à l’époque d’Alphonse X, et reproduit les principaux extraits.
11 Daté du 11 avril 883, le texte annonce l’expulsion des musulmans en novembre de la même année.
12 Bronisch Alexander Pierre, Reconquista und heiliger Krieg. Die Deutung des Krieges im christlichen Spanien von den Westgoten bis in frühe 12. Jahrundert, Münster, Aschendorff, 1998. Les thèses de cet auteur sont présentées et discutées par Patrick Henriet dans « L’idéologie de guerre sainte… », op. cit., p. 171-220. Voir aussi la recension de Máximo Diago Hernando dans Anuario de Estudios Medievales, 28,1998, p. 952-955.
13 Selon l’hypothèse défendue par Alexander P. Bronisch et contestée par Patrick Henriet (« L’idéologie de la guerre sainte… », op. cit.). On peut ajouter que ces références et les mécanismes explicatifs qu’elles induisent, propres à une lecture providentialiste de l’histoire, ont été sollicités en bien d’autres occasions : selon Baudouin de Dole, Urbain II, dans son sermon de Clermont, aurait attribué aux péchés des chrétiens la conquête de la Terre sainte par les musulmans. Cf. Brundage James A., « The Hierarchy of Violence in Twelfth-and Thirteenth Century Canonists », The International History Review, 17-4, 1995, p. 673.
14 Diez de Games Gutierre, El Victorial. Crónica de D. Pedro Nino, conde de Buelna, éd. de Juan de Mata Carriazo Arroquia, Madrid, Espasa-Calpe, 1940, p. 31-32. Je remercie Carlos Heusch qui m’a indiqué cette référence.
15 Torró Josep, « Pour en finir avec la "Reconquête"… », op. cit., p. 81-82. Il faut mentionner ici les travaux d’Abilio Barbero et de Marcelo Vigil dont l’influence a été considérable en Espagne, à partir de la fin des années 1960 (voir, en particulier, le recueil d’articles intitulé Orígenes sociales de la Reconquista, Barcelone, Ariel, 1974). Pour ces deux auteurs, les velléités expansionnistes des peuples cantabres et vascons seraient bien antérieures à l’invasion musulmane ; elles ne devraient donc rien à une quelconque motivation religieuse.
16 Question difficile, peu étudiée et pourtant décisive. Je partage, sur ce point, l’opinion exprimée par Adeline Rucquoi : « L’adaptation mutuelle de tous ceux qui, dès la fin du ixe siècle, se reconnaissaient sous le terme générique de “chrétiens” – Hispani étant réservé à ceux qui vivaient dans le Sud - nous paraît être l’une des caractéristiques majeures du processus qui donna naissance aux futurs royaumes de Léon, de Castille, de Navarre, d’Aragon et du Portugal » (dans Histoire médiévale de la Péninsule ibérique, Paris, Le Seuil, 1993, p. 160.)
17 Les communautés chrétiennes placées sous domination musulmane ont engendré, très précocement, un discours violemment hostile à l’islam. Les premiers textes, qui auraient inspiré Euloge de Cordoue, pourraient dater du viiie ou du début du ixe siècle (Kenneth Baxter Wolf, « Christian Views of Islam in Early Medieval Spain », dans John Tolan, Medieval Christian Perception of Islam. A Book of Essays, New-York – Londres, Garland, 1996, p. 85-108.) Sur la question de l’influence idéologique de ces immigrés venus d’al-Andalus, voir également : Sénac Philippe, L’Occident médiéval face à l’Islam, Paris Flammarion, 2000 (2e éd.), p. 31 et s.
18 Entre 851 et 859, un groupe de chrétiens cordouans, réagissant au déclin et à la progressive arabisation de leur communauté, défie ouvertement les autorités musulmanes ; plusieurs dizaines sont exécutés. Leurs restes sont vénérés secrètement dans les églises de Cordoue, avant d’être transférés vers le Nord. Le récit de ces événements est contenu dans les écrits d’Euloge de Cordoue qui élève les condamnés au rang de martyrs. Une bonne étude de son œuvre dans Millet-Gerard Dominique, Chrétiens mozarabes et culture islamique dans l’Espagne des viie-ixe siècles, Paris, Études augustiniennes, 1984.
19 Ce travail a été entrepris avec beaucoup d’érudition et de savoir-faire par Patrick Henriet. Dans un article récent, P. Henriet démontre que l’adaptation des textes hagiographiques hispaniques à l’idéologie de la Reconquête, l’assimilation de la mort au combat à une forme de martyre et la mention de l’intervention de saints guerriers ou militarisés sur la frontière datent du xiie siècle et se développent sous l’influence de modèles ultramontains (« Y-a-t-il une hagiographie de la “Reconquête” hispanique ( xie- xiiie siècle) ? », dans L’Expansion occidentale aux xie-xve siècles : formes et conséquences. Actes du XXXIIIe Congrès de la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, V ; 47-63.) Il peut légitimement conclure que « c’est le signe d’une évolution profonde dans la conception et l’utilisation de la sainteté, des cultes et des textes hagiographiques. » En revanche, P. Henriet semble aller un peu vite en besogne lorsqu’il affirme à la suite : « On ne peut donc se défendre du sentiment que si dans le domaine des faits, la situation de la péninsule Ibérique comme lieu d’affrontement direct et régulier entre chrétiens et musulmans fit d’elle un théâtre d’opérations très particulier, dans celui des idéologies liées à l’expansion du Christianisme, c’est le suivisme qui domina. Les solutions qui s’imposèrent avaient été mises au point avant et ailleurs. » Si tes sociétés ibériques n’ont pas adopté plus tôt les formules qui avaient cours ailleurs, parfois depuis le ixe siècle, alors même que le contexte historique et politique pouvait justifier la tentation de sacraliser l’affrontement avec les musulmans, c’est peut-être aussi parce qu’elles disposaient de ressources propres. Encore faut-il trouver des éléments sérieux à opposer à la solide démonstration de P. Henriet.
20 Recuerdo Astray Manuel José, Orígenes de la Reconquista…, op. cit., p. 58.
21 Cf. supra, p. 19.
22 Les chroniques asturiennes ne sont pas seules en cause. James A. Brundage a bien souligné que la notion de rétribution spirituelle attachée aux guerres encouragées par la papauté pour sa défense reste également très confuse jusqu’au xiie siècle (« The Hierarchy of Violence… », op. cit., p. 677.)
23 Dans une étude publiée pour la première fois en 1816, Martin Fernandez de Navarrete montrait que les chevaliers catalans et aragonais avaient été beaucoup plus nombreux que ceux de Léon et de Castille à s’engager pour la conquête et la défense des Lieux saints (Españoles en las Cruzadas, Madrid, Polifemo, 1986.) Si cette affirmation ne semble pas devoir être contredite, il n’en reste pas moins que le rôle de la chevalerie castillano-léonaise mérite d’être réévalué. Margarita Torres Sevilla-Quiñones de León s’est attelée à la tâche, allant jusqu’à essayer de prouver, sans vraiment convaincre, qu’un contingent venu des royaumes occidentaux de péninsule Ibérique aurait participé à la première croisade aux côtés de Raimond de Saint-Gilles (« Cruzados y peregrinos leoneses y Castellanos en Tierra Santa (ss. XI-XII) », Medievalismo, 9, 1999, p. 63-82.)
24 Faute d’une référence moderne, il convient de se reporter à Goñi Gaztambide José, Historia de la bula de la cruzada en España, Vitoria, Publicaciones de la Facultad de Teología del Norte de España, 1958.
25 Un aperçu de ces résistances dans Baloup Daniel, « Reconquête et croisade dans la Chronica Adefonsi Imperatoris (ca. 1150) », Cahiers de Linguistique et de Civilisation Hispaniques Médiévales, 25, 2002, p. 453-480.
26 Un état de la question dans Martin José Luis, « Reconquista y cruzada », Stvdia Zamorensia (Segunda etapa), 3, 1996, p. 215-241. Voir aussi l’article très suggestif de Philippe Josserand « Croisade et Reconquête dans le royaume de Castille au xiie siècle. Éléments pour une réflexion », dans L’Expansion occidentale aux xie-xve siècles : formes et conséquences. Actes du XXXIIIe Congrès de la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 75-85.
27 Sur la position de Carl Erdman : Gonzalez Jiménez Manuel, « ¿ Re-conquista ? Un est ado… », op. cit., p. 172. L’hypothèse d’une introduction tardive de la notion de guerre sainte en péninsule Ibérique, sous l’influence de la croisade, structure de façon caricaturale un article de Mauricio Tuliani : « La idea de Reconquista en un manuscrito de la Crónica General de Alfonso X el Sabio », Stvdia histórica. Historia medieval, 12,1994, p. 3-23.
28 Flori Jean, La guerre sainte. La formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Paris, Aubier, 2001, p. 206-216 et 272-291. L’auteur reprend la substance de quelques unes de ses publications antérieures, en particulier « Guerre sainte et rétributions spirituelles dans la seconde moitié du xie siècle : lutte contre l’islam ou pour la papauté ? », Revue d’Histoire Ecclésiastique, 85, 1990, p. 617-649 et « Le vocabulaire de la reconquête chrétienne dans les lettres de Grégoire VII », dans Carlos Laliena Corbera et Juan F. Utrilla (éd.), De Toledo a Huesca. Sociedades medievales en transition a finales del siglo XI (1080-1100), Saragosse, Instituciôn Fernando el Católico, 1998, p. 247-267. Pour compléter et nuancer le point de vue de Jean Flori, voir Mansilla Demetrio, « El reino de Castilla y el papado en tiempos de Alfonso VI (1065-1109) », dans Estudios sobre Alfonso VI y la reconquista de Toledo, vol. 2, Tolède, Instituto de Estudios Visigodo-Mozárabes, 1987, p. 31-82. Outre la question de la Reconquête, l’auteur envisage les relations entre le pape et le roi sous un autre aspect important : celui de l’introduction du rite romain en Castille.
29 Plus importante en Aragon que dans les royaumes occidentaux de péninsule. Voir, pour s’en tenir à la production récente Tucoo-Chala Pierre, Quand l’Islam était aux portes des Pyrénées. De Gaston IV le Croisé à la croisade des Albigeois (xie-xiiie siècle), Biarritz, J & D, 2000 et Laliena Corbera Carlos, « Larga stipendia et optima praedia. Les nobles francos en Aragon au service d’Alphonse le Batailleur », Annales du Midi, 230, 2000, p. 149-169.
30 Dans le domaine des représentations, je renvoie à mon article : « Reconquête et croisade dans la Chronica Adefonsi… », op. cit. Voir aussi, en termes plus généraux Martin José Luis, « Reconquista y cruzada », op. cit., p. 226-229. Les divergences de vue sur la nature de l’affrontement sont aussi perceptibles dans les conflits qui opposent le roi et le pape à propos de la collecte de revenus destinés à financer la guerre contre les musulmans en Orient et/ou en péninsule Ibérique. Voir Rodriguez López Ana, La consolidation territorial de la monarquía feudal castellana. Expansion y fronteras durante el reinado de Fernando III, Madrid, CSIC, 1994, p. 101-108 et l’ouvrage classique de Peter Linehan The Spanish Church and the Papacy in the Thirteenth-Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1971.
31 Baloup Daniel, « La croisade albigeoise dans les chroniques léonaises et castillanes du xiiie siècle », dans La Croisade albigeoise. Actes du colloque international de Carcassonne (4-6 octobre 2002), Carcassone, Centre d’Études Cathares/René Nelli, 2004, p.91-107.
32 Buresi Pascal, « Les conversions d’églises et de mosquées en Espagne aux xie- xiiie siècles », dans Patrick Boucheron et jacques Chiffoleau (éd.), Religion et société urbaine au Moyen Âge. Études offertes à Jean-Louis Biget par ses élèves, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000, p. 333-350.
33 Sur les caractéristiques idéologiques et sociales qui expliquent la domination chrétienne à partir de cette époque, voir l’article intéressant mais parfois aussi discutable de Maillo Salgado Felipe, « Guerra y sociedad a fines del siglo XI », dans Carlos Laliena Corbera et Juan F. Utrilla Utrilla, De Toledo a Huesca…, op. cit., p. 11-27.
34 La vision traditionnelle du Cid et de son épopée, inspirée par les travaux de Ramón Menéndez Pidal, a été fortement nuancée par Fletcher (Richard A.), The Quest for el Cid, New York, Alfred A. Knopf, 1990 (trad, esp. : El Cid, Madrid, Nerea, 1999.) Deux ouvrages récents manifestent le même désir de retrouver l’histoire et d’étudier l’apparition de la légende : Martinez Díez Conzalo, El Cid histórico, Barcelone, Planeta, 1999 et Pena Pérez F. Javier, El Cid Campeador. Historia, leyenda y mito, Burgos, Dossoles, 2000.
35 Le basculement du rapport de force, au début du xie siècle, provoque une inversion des rôles, les chrétiens adoptant à partir de ce moment des comportements et des pratiques qui avaient été, jusqu’alors, ceux de leurs adversaires musulmans. Partant de cette constatation, Felipe Maíllo Salgado a essayé de montrer, sans être vraiment convaincant, que l’attitude des premiers face à la guerre aurait été imitée de celle des seconds (« La guerra santa según el derecho mâliki. Su preceptiva. Su influencia en el derecho de las comunidades cristianas del medioevo hispano », Stvdia historica. Historia medieval, 1-2,1983, p. 29-66.)
36 Mínguez J. M., Alfonso VI. Poder, expansion y reorganización interior, Hondarribia, 2000, p. 99-107
37 Dans le cadre de la Croisade albigeoise, par exemple. Cf. Macé Laurent, « Le visage de l’infamie : mutilations et sévices infligés aux prisonniers au cours de la croisade contre les Albigeois (début du xiiie siècle) », dans Sylvie Caucanas, Rémy Cazals et Pascal Payen (dir.), Les Prisonniers de guerre dans l’histoire. Contacts entre peuples et cultures, Toulouse, Privat, 2003, p. 95-105.
38 Garcia Pitz Francisco, Castilla y León trente al Islam. Estrategías de expansion y tácticas militares (siglos XI-XIII), Séville, Universidad de Sevilla, 1998. Prolixe sur les questions stratégiques et tactiques, l’auteur ne consacre que quelques remarques éparses aux pratiques du combat. Sur ces questions, voir les remarques assez superficielles de Gautier-Dalché jean, « En Castille pendant la première moitié du xiie siècle : les combattants des villes d’entre Duero et Tage », dans Le combattant au Moyen Age. Actes du XVIIIe Congrès de la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995 (2e éd.), p. 199-211. Dans cet article, Jean Gautier-Dalché insiste pour montrer que les pratiques des guerriers dénotent l’absence de haine religieuse. Il est intéressant de noter que ces pratiques, communes aux chrétiens et aux musulmans, ont également été observées en Terre sainte. Voir Bradbury Jim, The Medieval Siege, Woodbridge, Boydell Press, 1992, p. 296-333.
39 La guerre fait, à l’évidence, coexister plusieurs systèmes de valeurs qui peuvent se révéler antagonistes. Il faut noter que l’attitude des combattants chrétiens qui limitent leur propre brutalité face aux musulmans est conforme au droit. Dans le monde chrétien, la guerre contre les infidèles est considérée comme juste et légitime. Néanmoins, selon les scolastiques, cette qualité ne justifie pas des comportements agressifs — la guerre juste est toujours une guerre défensive. Elle n’autorise pas non plus à outrepasser les limites fixées à la violence guerrière (Frederick H. Russell, The Just War in the Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 1975). Il faut attendre le xive siècle pour que le castillan Pedro Azamar, à la suite de Jean de Legnano, affirme que la guerre romaine, conduite contre les infidèles sous l’autorité du pape, est une guerre totale, visant à l’extermination de l’ennemi ou à sa réduction en captivité (Philippe Contamine, La guerre au Moyen Âge, Paris, PUF, 1999, 5e éd„ p. 452.) Cette concordance entre les pratiques et le droit est certainement beaucoup plus révélatrice du pragmatisme des juristes que du légalisme des guerriers.
40 Rodríguez Garcia José Manuel, « Fernando III y sus campañas en el contexto cruzado europeo, 1217-1252 », Archivo Hispalense, 77, 1994, p. 213.
41 González Manuel, « Andalucia bética », dans José Angel Garcia de Cortázar (dir.), Organización social del espacio en la España medieval. La Corona de Castilla en los siglos VIII a XV, Barcelone Ariel, 1985, p. 163-194.
42 Garrido Atienza Miguel, Las capitulaciones para la entrega de Granada, Grenade, Universidad de Granada, 1992 [1910], Sur la guerre de Grenade : Ladero Quesada Miguel Angel, Castilla y la conquista del reino de Granada, Grenade, Diputación Provincial de Granada, 1993 [1967], Voir, en particulier, la typologie des différents types de traités de capitulation établie par l’auteur aux pages 111 à 155.
43 Cette pratique, souvent interprétée comme une preuve d’indifférence aux clivages religieux, mérite une étude plus approfondie. Il s’agit d’un rite politique qui permet de faire évoluer la position respective du roi et d’un noble ou d’un lignage, en cas de conflit. Le mécanisme très singulier qui se met alors en branle ne pourrait sans doute pas fonctionner sans la possibilité offerte à l’exilé de passer en terre d’islam, perçue comme une zone neutre.
44 Boissellier Stéphane, « Réflexions sur l’idéologie portugaise de la Reconquête, xiie- xive siècle », Mélanges de la Casa de Velázquez, 30-1, 1994, p. 142.
45 Grassotti Hilda, « Para la historia del botín y de las parias en León y Castilla », Cuadernos de Historia de España, 39-40,1964, p. 43-132. Sur la participation de la noblesse aux revenus de la guerre Barton Smon, The Aristocracy of Twelfth-Century León and Castile, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 104-111.
46 Voir, par exemple Garcia Fitz Francisco, « La conquista de Andalucía en la cronística castellana del siglo XIII : las mentalidades historiográficas en los relatos de la conquista », dans Emilio Cabrera (dir) Andalucía entre Oriente y Occidente (1236-1492). Actas del Quinto Coloquio Internacional de Historia Medieval de Andalucía, Cordoue, Excma Diputación Provincial de Cordoba, 1988, p. 51-61.
47 Je partage pleinement l’opinion exprimée en ce sens par Stéphane Boissellier (« Réflexions sur l’idéologie… », op. cit., p. 151).
48 Une bonne monographie, accompagnée de nombreux documents, a été consacrée à ce personnage : Lacombe Claude, Jérôme de Périgueux (1060 ?-1120), chapelain du Cid, évêque de Valence et de Salamanque : un moine-chevalier dans la Reconquista, Périgueux, Fanlac, 1999.
49 Peña Pérez F. Javier, El Cid Campeador…, op. cit., p. 189-193 et López Martinez Nicolas, « Talante religioso del Cid », dans César Hernandez Alonso (dir.), El Cid, Poema e historia. Actas del Congreso Internacional de Burgos (12-16 de julio, 1999), Burgos, Ayuntamiento de Burgos, 2000, p. 151-163.
Auteur
Maître de conférences à l’université de Toulouse-Le Mirail. Il travaille sur la pastorale chrétienne et sur les pratiques pénitentielles en Castille à la fin du Moyen Âge. Il s’intéresse également à l’histoire de la notion de guerre sainte dans le domaine ibérique et à ses rapports avec le modèle pontifical de la croisade. Parmi ses publications sur le sujet, on peut retenir : « Reconquête et croisade dans la Chronica Adefonsi Imperatoris (c. 1150) », Cahiers de Linguistique et de Civilisation Hispaniques Médiévales, no 25, 2002, p. 453-480 et « La croisade albigeoise dans les chroniques léonaises et castillanes du xiiie siècle », dans La croisade albigeoise. Actes du colloque du Centre d’Études Cathares (Carcassonne, 4-6 octobre 2002), Carcassonne, Centre d’Études Cathares René Nelli, 2004, p. 91-107.
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