Avant-propos
p. 7-11
Texte intégral
1Dans le cadre d’une convention signée en 1999, la formation doctorale « Histoire et Civilisations » de l’Université de Toulouse-Le Mirail et le centre culturel de l’abbaye de Sylvanès, dans l’Aveyron, organisent chaque année au mois de mai des Rencontres d’histoire des faits religieux et de la laïcité. Une ambiance conviviale préside aux travaux de cette « université de printemps », délocalisée aux champs, hébergée pendant trois jours dans les murs magnifiques d’une abbaye qui parle immédiatement aux auditeurs d’histoire et de religion. Les intervenants, universitaires ou chercheurs, oublient tout souci d’érudition savante et s’efforcent de brosser de larges synthèses susceptibles d’intéresser un public d’étudiants et de curieux soucieux de mieux comprendre les dimensions et les enjeux religieux du monde contemporain, par le recours à un éclairage essentiellement historique. C’est une première gerbe de ces travaux que le présent ouvrage propose à ses lecteurs. On y a travaillé deux thèmes dont l’actualité n’est plus à démontrer : les relations des États et des religions, l’ampleur polymorphe de la violence religieuse. Les événements du 11 septembre 2001, la loi de mars 2004 sur les signes religieux à l’école, le centenaire de la loi de Séparation du 9 décembre 1905 suffiraient, croyons-nous, à légitimer la réunion de ces études présentées dans un cadre agreste, mais qui ne manquaient pas de donner à entendre tout le charroi des violences faites aux religions ou faites par elles.
2Bien des manières de regrouper ces travaux étaient possibles, et le lecteur est libre d’organiser sa propre circulation à travers les textes, les espaces et les époques. Si, par exemple, on s’intéresse en priorité à la manière dont la France, au cours de longs siècles, a cherché à préserver ou restaurer son unité religieuse puis, à l’inverse, a entrepris de réduire les ambitions de l’Église catholique et d’orchestrer un véritable pluralisme confessionnel, on peut parcourir d’étape en étape sept siècles d’une histoire aussi riche que tourmentée. Elle parle des victimes de la violence qui a frappé les minorités religieuses, cathares (Jean-Louis Biget) puis huguenots (Eckart Birnstiel), avant de voir les choses basculer : sous la Révolution, les catholiques à leur tour ont été victimes de la violence de l’État (Christine Dousset). Sont ensuite analysés trois moments clefs de l’époque contemporaine : la solution du Concordat, replacée dans un cadre européen (Patrick Cabanel), la solution laïque (Rémy Pech), enfin le surgissement de l’islam dans le paysage religieux de notre pays (Franck Fregosi).
3Mais l’on peut aussi réfléchir, sur une durée tout aussi longue, à la « rencontre » entre l’Occident et d’autres civilisations, plus exactement ici entre le dieu de l’Occident chrétien, puisqu’il en eut un et le garde sans doute en dépit de son actuelle sécularisation, et d’autres dieux : qu’il s’agisse des deux islams (islam du monde arabe médiéval et islam immigré de ce début de xxie siècle : Daniel Baloup et Franck Fregosi) ou de panthéons africains (Sophie Dulucq) ou latino-américains (Michel Bertrand). Le mot de rencontre, on le comprend bien, est ambigu, hypocrite ou insuffisant, au choix. Il arrive trop souvent que les dieux, lorsqu’ils abordent un nouveau territoire, soient fortement accompagnés : cavaliers, caravelles, canonnières ont pu aider à promouvoir les messagers de l’évangile. La violence est aussi, désormais, à l’arrière-plan du nouvel arrivage de l’islam sur le continent européen.
4Pourquoi, précisément, ne pas tenter de bâtir une typologie des formes de violence que la religion tantôt subit, tantôt impose ? Guerre sainte et croisade, Inquisition, étouffement de la minorité programmé par un édit constricteur, Révocation et exil, collusion des missionnaires et des colonisateurs, campagne de déchristianisation sous la Terreur, etc. ? De plus optimistes, bien sûr, prendront les choses par leur autre face : comment sortir d’une crise religieuse, comment bâtir durablement une paix de religion et un vivre ensemble ici-bas malgré le choc des au-delà ? L’édit de Nantes (assassiné à 87 ans ; l’édit de Fontainebleau de 1685 lui a survécu 102 ans), le Concordat (un divorce après 103 ans de vie commune), la laïcité et la Séparation (déjà plus de deux siècles pour l’état civil, 123 ans pour l’école en 2005, 100 ans pour l’État, tous les records de longévité battus), sont les solutions que la France a expérimentées non sans succès. Reste, pour l’historien, à affronter cette énigme : la surprenante difficulté du pays à se stabiliser plus d’un siècle autour d’un modèle de gestion du religieux, alors que l’anglicanisme est établi en Angleterre depuis le xvie siècle et que le premier amendement à la Constitution américaine est plus de deux fois centenaire. On voit bien, toutefois, que séparations et laïcité, à quelque époque que ces mots se soient imposés à nous, naissent de l’histoire de France, dans un processus continu et toujours actif, depuis une durée suffisante pour nous inviter à y percevoir une authentique voie française vers la mise en musique du pluralisme religieux.
5Ces suggestions suffisent à montrer, pensons-nous, qu’en dépit de leur apparente diversité, les études ici réunies sont fortement reliées les unes aux autres et qu’en dépit du poids dévolu à l’histoire de la France, un lecteur curieux de l’histoire de l’islam, par exemple, trouvera beaucoup à puiser. Nous avons donc choisi de grouper les contributions autour de trois thèmes.
6Le premier est rempli de chevauchées et de voyages, que les rouges tropiques de la violence et de la mission se situent dans la péninsule ibérique ou dans le Sabarthès – ici même, si l’on ose dire –, ou dans les profondeurs de continents longtemps mal connus du christianisme européen. C’est une histoire en mouvement que les auteurs décrivent, poussée de mobiles frontières, mêlées de dieux dans une géopolitique qui continue à dessiner le monde. On retiendra la réflexion souvent décapante de Jean-Louis Biget sur ce qu’est une violence religieuse et sur la nature même de la croisade contre les Albigeois : les croisés étaient bien en guerre de religion, mais était-ce vrai de leurs adversaires, dont la société ne comptait en vérité qu’une infime minorité de cathares ? Daniel Baloup soulève le même type d’interrogation à propos des notions de violence religieuse et plus encore de guerre sainte et de croisade, en réfléchissant à l’Espagne de la Reconquête (Reconquista) – un terme du reste remis en cause par les historiens –, et à la possible influence du modèle de la croisade sur celui de cette reconquête.
7L’histoire contemporaine révèle que les grands courants de la vitalité démographique et spirituelle semblent s’être inversés, les foyers de départ se situant désormais en Amérique du Nord avec le protestantisme évangélique et dans le monde arabo-musulman (et au-delà) avec l’islam. Les cinq siècles d’histoire religieuse du sous-continent latino-américain dont Michel Bertrand propose la fresque ont l’intérêt de donner à voir l’expansion première du catholicisme, conçu par la monarchie espagnole comme le versant religieux de sa conquête, puis son lent retrait depuis une quarantaine d’années, au profit du protestantisme nord-américain. Les rôles ont également changé : le courant de la théologie de la libération a conduit une grande part des forces vives de l’Église catholique à dénoncer la collusion séculaire avec les autres pouvoirs, tandis que les mouvements pentecôtistes ne visent qu’à la conversion personnelle du pécheur et se montrent politiquement et socialement conservateurs.
8L’alliance de la croix et du drapeau s’est-elle répétée au xviiie et surtout au xixe siècle, à l’apogée de l’expansion missionnaire protestante et catholique ? Sophie Dulucq montre que les relations entre la mission et la colonisation ont été plus complexes que des historiographies rivales ne l’ont longtemps prétendu, même s’il est clair que la conquête religieuse a été partie prenante de la domination européenne et qu’elle a induit, au minimum, une violence symbolique qui ne saurait être négligée. Ici encore, toutefois, la dénonciation de l’ordre inégal en place dans de telles sociétés a pu, au cours du xxe siècle, provenir de son propre pilier chrétien.
9Un second ensemble de textes aborde, en apparence au moins, des situations plus stables. Christophe Picard montre que l’architecture musulmane de la période omeyyade, dans la première moitié du viiie siècle, correspond à un moment d’arrêt dans la conquête du monde par la nouvelle religion : les califes comprennent que la prise de Constantinople est pour plus tard, et choisissent d’affirmer dans un programme architectural sans précédent la suprématie et l’universalisme de l’islam, alors qu’ils ne peuvent être pour l’instant réalisés par les armes. Le modèle politico-religieux affirmé dans l’ensemble architectural édifié à Jérusalem (Coupole du Rocher et mosquée al-Aqsâ) est proprement impérial et théocratique. À l’autre extrémité de l’Europe, Michèle Fournié aborde le concept faussement transparent de « religion civique », cet ensemble d’interactions entre les autorités municipales et les églises et dévotions locales. L’édile (et mécène) et le patron (le saint) forment un couple particulièrement efficace, au bénéfice bien compris de chacun ; le culte divin, conclut l’auteur, finit par prendre des aspects de « service public » dans les cités de la fin du Moyen Âge. C’est là un modèle d’équilibre et de stabilité, dans une région qui a pourtant connu, on l’a vu plus haut avec la contribution de Jean-Louis Biget, le mouvement et la violence liés au choc des religions.
10L’équilibre, on le sait, a explosé au xvie siècle puis à nouveau sous la Révolution française : Eckart Birnstiel et Christine Dousset rappellent ce que furent les politiques religieuses de la monarchie très catholique face aux protestants puis de la Révolution « très philosophique » face à l’Église catholique. Sans doute, d’un siècle à l’autre, l’État poursuivait-il le même rêve : en finir avec les divisions, restaurer la tunique sans couture de l’unité spirituelle du pays au nom de saint Paul et saint Augustin d’un côté, des Lumières et de L’Encyclopédie de l’autre. On sait combien ces rêves peuvent être meurtriers. Tolérer, au temps de Henri IV et encore sous Louis XVI pour certains, ne signifie pas accepter la liberté d’autrui, mais la souffrir... en attendant mieux (un mieux catholique), comme le disent les édits de pacification octroyés par la monarchie au xvie siècle. Le raccourcissement fulgurant du temps qui s’écoule entre 1787 (l’édit de tolérance en faveur de ceux qui ne professent pas la religion catholique) et 1789 (article X de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, « nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses »), fait basculer la France d’un sens à l’autre de ce beau mot de tolérance illustré par Voltaire au temps de l’affaire Calas. Mais la Révolution, à partir de 1791 puis en 1793, allait rouvrir la porte à la plus extrême des violences, dans le symbolique comme dans le tissu humain du pays, du côté de l’ouest...
11Les trois dernières contributions travaillent à leur tour l’histoire de France, en se limitant aux deux derniers siècles et en la resituant systématiquement dans un paysage européen où elle apparaît tantôt comme une exception, du reste volontiers autocélébrée, tantôt comme une déclinaison de réalités vécues sur un plan beaucoup plus large. Les textes dessinent une sorte de courbe qui ne laisse pas de frapper l’esprit : du Concordat (1802) à Factuelle institutionnalisation d’un islam de France en passant par la Séparation (1905) et ce moment de la laïcité que l’on dira peut-être un jour « classique », ou « siècle de Jules Ferry ». D’un « plein » (pas moins de quatre cultes reconnus au xixe siècle) à un nouveau « plein » (pas moins de cinq religions pourvues d’une émission prise en charge par France 2, le dimanche matin), en passant par le « creux » du célèbre article 2 de la loi de Séparation, « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».
12Faudrait-il croire à une évolution cyclique des choses, en religion comme en économie ? Non, à l’évidence : de nouveaux partenaires se sont imposés, islam, bouddhisme et orthodoxie, et l’ancien adversaire-partenaire privilégié, le catholicisme, est aujourd’hui reconnu par une majorité de Français (52 % dans un sondage de 2004) comme défendant la « valeur » laïcité. Il est clair, toutefois, que la conception d’une sécularisation linéaire, d’un évidement progressif du ou des dieux dans la France et l’Europe de l’Ouest, n’aura été qu’un moment de l’histoire. Et, en dépit d’une tradition séparatiste désormais centenaire, l’État français ne s’est jamais désintéressé des religions, aidant financièrement les unes, cherchant à susciter un interlocuteur unique chez une autre (l’islam), cédant parfois à la tentation de légiférer à l’encontre de mouvements auxquels il n’entend pas reconnaître la qualité de religion, les « sectes » que d’aucuns, pour éviter la stigmatisation du mot, choisissent d’appeler « nouveaux mouvements religieux ».
13Pouvoir et religions, violence des religions et violences à l’encontre des religions : le présent volume n’est qu’une contribution à l’un des grands phénomènes d’une histoire aussi ancienne qu’actuelle. Nous pensons que cette contribution, entre autres parce qu’elle joue sur des époques, des espaces et des dieux situés aux antipodes les uns des autres, peut éclairer la réflexion en un domaine où la raison et la comparaison historique ne peuvent que se substituer utilement à la passion, fût-elle citoyenne.
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse-Le Mirail et membre de l’Institut Universitaire de France. Il dirige la revue Diasporas. Histoire et sociétés. Spécialiste d’histoire religieuse comparée et d’histoire politique et scolaire de la France contemporaine, il a publié notamment Les protestants et la République, de 1870 à nos jours, Complexe, 2000 ; Les mots de la religion dans l’Europe contemporaine, Presses Universitaires du Mirail, 2001 ; Trames religieuses et paysages culturels dans l’Europe du xixe siècle, Seli Arslan, 2002 ; La République du certificat d’études. Histoire et anthropologie d’un examen ( xixe- xxe siècles), Belin, 2002 ; Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité (1860-1900), Presses universitaires de Rennes, 2003 ; Juifs et protestants en France, les affinités électives xvie- xxie siècle, Fayard, 2004 ; Les mots de la laïcité, Presses universitaires du Mirail, 2004.
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