Introduction
Les voyageurs européens et la redécouverte des Amériques au siècle des indépendances (fin xviiie – fin xixe siècle)
p. 7-12
Texte intégral
« Jadis bien des milliers d’Espagnols ont bravé la mort pour aller conquérir ce monde, que Colomb avait fait surgir du sein des mers comme une autre planète accouplée à la nôtre ; maintenant on semble plus indifférent pour la Nouvelle Grenade qu’on ne l’était il y a trois siècles. »
Elisée Reclus, Voyage à la Sierra Nevada de Sainte-Marthe, 1881
« Adieu sauvages ! adieu voyages ! »
Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955
1Fascinant Nouveau Monde ! Des Amazones à l’Eldorado, des Géants Patagons jusqu’aux « incroyables Florides » croisées par Rimbaud, les Amériques ont excité tous les imaginaires. Découvreurs, conquérants et voyageurs ont au cours des siècles enveloppé cette région dans un cocon mythologique, où les images du paradis et de l’enfer côtoient les rêves de l’or et de la fortune. En Europe, les humanistes de la Renaissance ont forgé le mythe du Bon Sauvage, dont on connaît la postérité ; plus tard, les jeunes sciences naturelles du XVIIIe siècle ont élu ce même Nouveau Monde comme leur terrain d’expérimentation privilégié : n’est-ce pas en Amérique que l’on a d’ailleurs mesuré pour la première fois, en 1736, l’équateur lors de l’expédition placée sous la responsabilité de Louis Godin et à laquelle participa Charles de La Condamine ?
2À cette date, l’on avait depuis longtemps découvert ou mieux, « inventé », l’Amérique, pour reprendre l’expression de l’historien mexicain E. O’Gorman. Historiens, géographes, archéologues, anthropologues mais aussi botanistes, zoologues et géologues avaient mesuré depuis de nombreuses années déjà les enjeux de cette découverte, tant pour l’Europe que pour les Amériques. Pour la première, elle signifia une profonde remise en cause de sa propre conception de la planète. Au point que la traduction concrète de la « découverte » demanda plus d’une génération avant de trouver enfin toute sa place dans la culture européenne (B. Bennassar). Pour la seconde, et indépendamment du processus colonial et des prolongements multiformes que ce débarquement signifia, c’est bien sûr le cataclysme démographique qui l’accompagna qui marqua à jamais ses populations (S. Cook et W. Borah). Mais qu’en est-il de la redécouverte ? De ce mouvement qui va conduire les voyageurs européens, après les indépendances, à se rendre à nouveau de plus en plus nombreux en Amérique, en quête d’autres « découvertes » ? Certes, ces Européens, curieux de tout, avaient eu des prédécesseurs illustres, à commencer par Ch. de La Condamine ou, surtout, A. von Humboldt. Avec ce dernier, au tournant du siècle, un nouveau regard sur l’Amérique se mettait définitivement en place, soucieux de combattre les préjugés ou les ignorances accumulées et répétées depuis trois siècles. D’une certaine manière, qu’ils en soient ou non conscients, tous ces voyageurs du siècle des Indépendances dans l’Amérique espagnole ou portugaise sont les héritiers du savant allemand et « citoyen du monde » (C. Minguet et J.P. Duviols). La personnalité du Rochelais d’adoption Alcide d’Orbigny, envoyé en Amérique du Sud par le Muséum d’histoire naturelle de Paris (1826-1834), résume, à elle seule, la mutation du regard que les Européens portent sur le Nouveau Monde depuis sa découverte. Durant, puis après, le mouvement des indépendances américaines, marqué par des interrogations sur les formes politiques, sociales et économiques que doivent revêtir les futurs États, le regard des voyageurs européens se déplace lentement de la sphère biologique vers la sphère sociale et politique. Ainsi opère Alcide d’Orbigny qui, parti pour décrire la faune, la flore et l’Homme américains, en vient petit à petit à dépeindre la vie quotidienne et l’organisation des sociétés sud-américaines.
3Cet ouvrage entend étudier la façon dont ces voyageurs européens, parfois hommes de sciences, souvent simples aventuriers curieux et attentifs aux réalités rencontrées, décrivent sous un angle nouveau le continent américain, une fois surmontée la période de crises multiformes qui accompagna les indépendances. Dans ces regards, il est important de souligner les changements des centres d’intérêts avec des conséquences de premier ordre. Les récits de voyages centrés sur l’observation des richesses et l’ébauche d’inventaires de ressources naturelles et humaines – tous à relents néo-coloniaux fort prégnants – se multiplient tout au long du XIXe siècle. Pourtant, dès la seconde moitié de ce même siècle émergent des observations qui s’intéressent de plus en plus au fonctionnement des sociétés locales. Surtout, elles renvoient, tant auteurs que lecteurs, par un choc en retour parfois très profond si ce n’est violent mais toujours fécond, à un regard critique sur leurs propres réalités sociales et culturelles. Cette progressive découverte et, surtout, l’acceptation de l’altérité qui en découle encouragent les uns et les autres à relativiser la suprématie de la civilisation européenne et contribuent à l’émergence de tout un faisceau de nouvelles sciences dont l’homme constitue le point nodal. Le goût pour la littérature de voyages, le développement des sociétés de géographie (la première, celle de Paris, a été fondée en 1821), la diffusion des revues savantes faisant une place grandissante aux récits de voyages, plus tard enfin la reprise massive de l’émigration européenne vers les terres américaines accompagnent et prolongent ce mouvement qui parcourt le XIXe siècle européen.
4À l’opposé de la démarche désormais classique d’une histoire des idées, cet ouvrage entend se situer dans la perspective d’une histoire intellectuelle, et privilégier plus précisément la « reconstitution d’expériences mentales historiquement situées » (B. Lepetit). Il convient donc de repérer les modèles de connaissance élaborés par les voyageurs lorsqu’ils sont confrontés à des objets nouveaux, ou à des objets similaires, comme l’organisation des sociétés, mais dans des espaces nouveaux. En quoi la distanciation spatiale permet-elle l’élaboration de nouvelles catégories d’analyse ? Comment apprécier le rôle et la place de l’acteur dans la constitution d’un savoir scientifique nouveau ? En quoi la description et la compréhension de ces sociétés de notre « extrême-occident » (A. Rouquié) contribuent-elles à forger de nouveaux outils ou de nouvelles notions ?
5N’oublions pas qu’en Europe un autre phénomène se dessine dans le champ de la connaissance : la science sociale se détache peu à peu des sciences naturelles, de l’histoire et de la philosophie, pour revendiquer une place à part (M. Foucault, I. Wallerstein). Des bouleversements sans précédent de la Révolution Française, émerge un besoin social fort : celui d’une science plus exacte, distincte de la spéculation intellectuelle des philosophes, pour établir des lois qui régissent le fonctionnement du monde social, et au bout du compte, permettre d’organiser un nouvel ordre social sur une base stable. Or, au moment où ce besoin social se dessine, de l’autre côté de l’Atlantique, sur le continent américain, les colonies européennes connaissent une période d’intenses troubles politiques et sociaux – les mouvements d’indépendance – qui voient notamment l’affirmation sur la scène politique de nouvelles catégories sociales – les Créoles –, contraints pour se maintenir en place d’inventer de nouvelles structures politiques, de légitimer une nouvelle organisation sociale. Dès lors, ces Amériques de la période des indépendances, ne constituent-elles pas un terreau fertile pour observer le déroulement de phénomènes sociaux similaires, comme la constitution de nouvelles sociétés ?
6L’on sait désormais qu’en histoire naturelle, ou en astronomie et en géologie, un certain nombre d’instruments, de concepts ou de méthodes d’observation ont été mis en place lors d’expéditions scientifiques, en Amérique notamment. Comment ne pourrait-il pas en être de même en ce qui concerne les sciences humaines naissantes ? Certes tous les voyageurs ne suivront pas l’exemple d’un Alexis de Tocqueville qui, de retour d’Amérique, va poursuivre ses réflexions et poser les bases d’un nouveau champ disciplinaire. Du moins faut-il s’interroger sur la façon dont les récits de ces voyageurs, lus, étudiés et diffusés tant en Europe qu’aux Amériques, ont pu contribuer à la genèse de certaines disciplines, comme l’anthropologie.
7Cet ouvrage s’inscrit dans le prolongement des travaux d’un colloque international co-organisé en novembre 1999 par le Groupe de recherche sur l’Amérique latine (Université de Toulouse 2) et l’Espace Nouveaux Mondes-SEAMAN (Université de La Rochelle), qui regroupait des historiens spécialistes du domaine atlantique français et des historiens américanistes. À partir des échanges auxquels cette rencontre a donné lieu, les contributions retenues ont été repensées, réorganisées voire réécrites pour recentrer le propos initial autour de trois idées forces.
8La première concerne la construction d’un regard scientifique européen appliqué au monde américain. Celle-ci se met en place en trois temps, comme le révèlent les contributions ici regroupées. Au regard ethnographique du missionnaire, encore présent au milieu du XVIIIe siècle et qui prolonge celui des premiers franciscains du XVIe siècle, succède dès le début du XIXe siècle les premiers pas d’une ethnologie américaniste en cours d’élaboration. À ses côtés, ou plutôt comme l’un de ses prolongements, contribuant à une sorte de vulgarisation de cette anthropologie naissante, se mettent en place des relais destinés à toucher un public toujours plus large et curieux des réalités identifiées à l’exotisme.
9Ce processus de mise en place s’accompagne de la naissance de nouvelles représentations de ces contrées éloignées au sein desquelles l’image occupe une place centrale. Peu soucieuse de précision ou de réalisme, une partie de cette imagerie prétend surtout combler les attentes d’un vaste public européen, et prioritairement ici, français. Ce public, c’est celui des lecteurs de revues, avides d’aventures vécues par procuration, à la recherche de rêves et de fantastique que leur environnement immédiat, en passe d’être complètement maîtrisé et quadrillé, se révèle incapable de lui offrir. Une autre attitude contribue à l’élaboration de mythologies nationales, notamment dans ces nouveaux États issus des indépendances et à la recherche de mythes fondateurs et de références communes. À l’immensité de l’espace qui rend difficile une vision commune vient s’ajouter souvent la diversité de provenance des populations. Ce constat, certes inégal d’un pays à l’autre sur le continent américain mais partout présent, suppose la production de tout un travail de fabrication susceptible de fondre cette hétérogénéité en une ébauche d’identité nationale. Quitte le plus souvent à prendre bien des libertés avec les réalités observées et observables. Enfin, ces doubles regards, que l’on peut d’une certaine manière définir là encore de grand public, cohabitent avec celui, bien plus soucieux de rigueur et d’exactitude, de l’explorateur ou du cartographe. Jamais très éloigné de soucis impérialistes voire coloniaux, ces derniers viennent rappeler très à propos, que la géographie sert d’abord à faire la guerre ou à tout le moins à asseoir une domination sur un espace donné.
10Fabricateurs de discours et de conceptions scientifiques, producteurs d’images et de représentations, ces regards multiples et croisés s’accompagnent d’une multiplication de témoignages. Leur diversité rend improbable l’établissement d’une typologie précise et exhaustive. Les choix opérés ici cherchent plus simplement à offrir une palette aussi large que possible de cette variété. Aussi, tous les exemples retenus n’ont-ils pas le même statut ni la même portée. Certains se limitent à être des impressions furtives qui expriment les espoirs d’hommes et de femmes à la recherche d’un improbable avenir meilleur. D’autres sont des textes plus littéraires dans lesquels les auteurs révèlent autant ce qu’ils ont vu que ce qu’ils ont ressenti. D’autres encore manifestent le regard que les élites américaines elles-mêmes portent sur leur milieu de vie. D’autres enfin se situent à un niveau intermédiaire entre le récit de voyage, de type factuel et ponctuel, et la réécriture soucieuse d’analyser et d’offrir des interprétations aux réalités décrites.
11Ainsi, l’ensemble des textes ici rassemblés propose-t-il au lecteur des itinéraires divers dont le principal propos est de baliser les échanges intenses maintenus, dans le domaine culturel en particulier, entre les deux rives de l’Atlantique tout au long du XIXe siècle. Il s’agit de contribuer à dessiner un paysage intellectuel qui, tant en Europe qu’en Amérique, permette de comprendre les modalités de ces transferts ayant contribué de manière décisive à façonner en Occident le paysage, tant littéraire que scientifique, du siècle dernier. Ce faisant, ce qui nous est révélé dans cet ouvrage c’est finalement l’émergence de certaines des facettes parmi les plus porteuses d’avenir de ce qui, avec le temps et à la fin du siècle, est devenu l’américanisme. Au-delà, c’est aussi la contribution de ce nouveau champ disciplinaire à la construction des nouvelles approches expérimentées à cette même époque par les nouvelles sciences de l’Homme, alors en gestation, qui est ici soulignée. C’est dire les conséquences décisives de ces échanges culturels sur l’élaboration de l’ensemble des représentations européennes sur l’Amérique. Bien plus et de manière non moins capitale, c’est aussi à l’émergence de nouvelles approches scientifiques en Europe même que contribue cette redécouverte des Amériques au siècle des Indépendances.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Bestiaire chrétien
L’imagerie animale des auteurs du Haut Moyen Âge (Ve-XIe siècles)
Jacques Voisenet
1994
La Gascogne toulousaine aux XIIe-XIIIe siècles
Une dynamique sociale et spatiale
Mireille Mousnier
1997
Que reste-t-il de l’éducation classique ?
Relire « le Marrou ». Histoire de l’éducation dans l’Antiquité
Jean-Marie Pailler et Pascal Payen (dir.)
2004
À la conquête des étangs
L’aménagement de l’espace en Languedoc méditerranéen (xiie - xve siècle)
Jean-Loup Abbé
2006
L’Espagne contemporaine et la question juive
Les fils renoués de la mémoire et de l’histoire
Danielle Rozenberg
2006
Une école sans Dieu ?
1880-1895. L'invention d'une morale laïque sous la IIIe République
Pierre Ognier
2008