Femmes au combat dans le mouvement ouvrier lyonnais
p. 211-215
Texte intégral
1Entre Rhône et Saône, le mouvement ouvrier lyonnais a très précocement été marqué par une présence féminine appréciable. Les ouvrières sont présentées lors des célèbres « révoltes des canuts » par le caricatural Louis-Philippard J.-B. Monfalcon, auteur de l’Histoire des insurrections de Lyon entre 1831 et 1834, comme d’immondes diablesses associées au fantasme du barbare : « Dirai-je les tortures que les femmes d’ouvriers, véritables furies, ont fait éprouver à de malheureux dragons […], montrerai-je ce nègre hideux, ce Stanislas chassant du pont Morand ses victimes, et l’œil en feu, la bouche écumante, les bras ensanglantés, poussant des cris barbares et sautant de joie chaque fois que son plomb, adroitement dirigé, renversait un dragon ou un artilleur de la Garde nationale1 ? » (Rappelons que la bouquetière Antoinette Pascal, « véritable cannibale qui avait égorgé un dragon », ne fut pas déférée au tribunal de Riom, l’instruction concluant en l’absence de preuves, et que le « nègre Stanislas » fut relaxé par les assises du Puy-de-Dôme…)
2Plus tard, le 13 mai 1844, lors de son tour de France, Flora Tristan séjournant à Lyon ne tarit pas d’éloges sur le dévouement de ses compagnes lyonnaises, tout en se payant la tête du commissaire de police :
« Ici, il vient à moi des femmes du peuple ; le jour où Bardoz est venu saisir les papiers, j’avais une réunion de femmes, ce que lui n’a pas voulu croire. »
« C’est bien, m’a-t-il dit d’un air profondément habile, vous sentez, Madame, que je ne suis pas un novice et que je sais à quoi m’en tenir sur ces manières détournées. Une réunion de femmes ! Et vous pensez que je donne là-dedans ? C’est digne de la plus haute comédie ! » Cependant, à 5 heures, j’eus ma réunion de femmes – elles étaient neuf –, toutes disposées à m’entendre et très disposées à suivre mes conseils, qui étaient qu’elles devraient s’occuper des affaires politiques, sociales et humanitaires. Je leur démontrai que le politique entrait jusque dans le pot-au-feu et elles comprirent fort bien… Il y avait là trois femmes remarquables par leur intelligence et le désir ardent de servir la cause. »
3On comprend le désarroi que Flora Tristan manifeste lorsqu’elle quitte définitivement la ville, le 7 juillet suivant :
« Adieu, ville de Lyon. Il faut que cette ville ouvrière devienne pour moi sacrée, je me l’interdis, j’en prends ici l’engagement avec moi-même que je n’y retournerai pas à moins que ce ne soit pour poser la première pierre du Palais de l’Union Ouvrière ou pour organiser le gouvernement provisoire. Autrement, je n’y mettrai le pied2. »
***
4Venons-en maintenant à un autre épisode. Nous sommes à la veille de la Commune, en mars 1870 ; Paule Mink, journaliste féministe et socialiste vient à Lyon, invitée par la Fédération ouvrière constituée le 13 mars par la section de la Première Internationale afin d’y « affirmer les principes socialistes3 ».
5Cette « petite femme très brune, un peu sarcastique, d’une grande énergie de parole, la voix un peu aigre […], s’exprime facilement […], elle raille avec esprit ses contradicteurs […]. Elle est infatigable dans sa propagande. Professeur de langue étrangère ou lingère suivant les circonstances, on la dit aussi habile à l’aiguille qu’à donner des leçons » (Gustave Leurrantes). Elle trouve dans la ville un écho favorable parmi les membres de l’Internationale masculins, mais aussi auprès des femmes. La raison en est facile à comprendre : huit mois plus tôt, à Lyon, une grève des ovalistes (femmes employées à la préparation des fils de soie à l’aide de l’ovale qui permet d’accélérer la production) a secoué la ville.
6Le Conseil général de l’Association internationale des travailleurs a appelé au soutien financier des grévistes. La lutte a été organisée par une commission mixte de huit hommes et de sept femmes : Philomène Rozan, puis Mélanie Planet (présidentes), Émilie Bavin (vice-présidente), Rose Falconnet, Constante Dufour, Frozine Faure et Frozine Clavel, déléguées.
7Comme toutes les grèves du printemps et de l’été 1870, à Lyon, le conflit a obtenu de substantiels résultats et les ovalistes ont voté leur adhésion à l’ait qui doit tenir son 4e congrès à Bâle. Marx, au Conseil général de Londres, a souhaité qu’une femme soit déléguée pour les représenter à ces assises. Las !, les intrigues de la bakouninienne Alliance de la Démocratie Socialiste aboutissent à ce que, au lieu de la frêle Philomène Rozan, les ovalistes soient représentées par le géant barbu Michel Bakounine !
8L’épisode de la grève des ovalistes correspond en outre à une initiative qui a été prise par les adhérentes à l’ait issues de la « deuxième moitié de l’humanité ». Au même moment, en avril, à l’occasion de la grève des mineurs du Creusot qui secoue le cœur de l’empire Schneider, les femmes décidèrent de s’adresser à leurs sœurs, filles ou épouses de grévistes.
9Leur manifeste mérite de figurer dans une anthologie des actes du mouvement ouvrier. C’est pour l’avoir publié qu’il coûta à La Marseillaise, journal parisien, des poursuites judiciaires pour « attaques contre le principe de la propriété et atteinte au moral de l’armée ». Nombreuses étaient les militantes qui en avaient paraphé le texte ; parmi elles, Virginie Barbet, et la femme du tailleur Palix, l’un des dirigeants de la Fédération des associations ouvrières locales, Clotilde Comte ou Anaïs Aury :
« Citoyennes,
« Votre attitude ferme et énergique en face des insolentes provocations de la féodalité du jour est vivement appréciée par les travailleurs de tous les pays, et nous, nous éprouvons le besoin de vous adresser nos félicitations.
Ne faiblissez pas, Citoyennes, montrez à cette aristocratie impudente et rapace que les exploités d’aujourd’hui, unis et solidaires, ne se laisseront plus intimider par ses odieux procédés ; on peut encore aujourd’hui les affamer, les emprisonner, mais non pas les dompter, car ils savent que la victoire leur appartient […].
Pour régler les différents entre les exploiteurs et les exploités, entre les parasites et les producteurs, l’Empire n’a rien trouvé de mieux que le chassepot qu’il vient de mettre à la disposition de la classe des capitalistes, sa complice et son alliée, et celle-ci, derrière un rempart de 800 000 poitrines de soldats, jette insolemment le défi au monde travailleur.
Eh bien, le défi est relevé, la guerre est désormais déclarée et elle ne cessera que le jour où le prolétariat sera vainqueur, où les mineurs pourront dire : « À nous les mines ! », les cultivateurs « À nous la terre ! », les ouvriers de tous les ateliers « À nous l’atelier ! ».
Vous le voyez, Amies, cette lutte que vous soutenez si vaillamment n’est que la première phase d’une révolution économique et sociale gigantesque dont l’histoire n’offre aucun exemple car sa devise est : « Plus d’exploiteurs, rien que des travailleurs ».
Permettez-nous un conseil, citoyennes ; vous êtes énergiques, n’oubliez pas que vous êtes filles du peuple, mères de famille. Parlez le langage de la vérité aux soldats qui vous entourent, victimes du malheur, courbés comme vous sous le joug du despotisme. Dites à ces malheureux enfants du peuple que les hommes qu’ils ont l’ordre de poursuivre ne sont pas, comme on veut leur faire entendre, des fauteurs de troubles suspects, soudoyés par un parti politique quelconque, mais bien vos pères, vos frères, vos époux, vos amis, d’honnêtes citoyens, leurs frères dans l’ordre social, et n’ayant pas commis d’autres crimes que celui de revendiquer le droit le plus sacré de l’homme, celui de vivre en travaillant.
Si vous parvenez à gagner à la cause des opprimés qui est la leur les 5 000 soldats campés au Creusot, vous aurez bien mérité du prolétariat4. »
***
10Des noms de militantes d’avant la Commune se retrouvent dans ce Syndicat des dames réunies de Lyon, dont les bases furent jetées au moment de la Commune et qui survécut à la répression postérieure à la tragique année 1871.
11Lorsque le 15 octobre 1886, à Lyon, au 39 cours Morand, salle des Variétés, la citoyenne Laurent monte à la tribune du congrès fondateur de la Fédération nationale des syndicats (création guesdiste et blanquiste de l’ancêtre de la cgt), ce n’est pas une néophyte qui va parler. Elle est membre de la Chambre syndicale des Dames réunies. Déjà, en 1878, elle a été déléguée au 2e Congrès ouvrier de France et au Congrès de Saint-Étienne qui vit la scission de la Fédération des travailleurs socialistes de France. Elle a choisi de rallier Jules Guesde et son parti ouvrier.
12Dans une vigoureuse intervention, elle brosse un tableau de la vie de la femme ouvrière, « très vivement applaudie du public qui, depuis l’ouverture du congrès, remplit la salle des Variétés et suit avec le plus vif intérêt ses travaux5 ».
« Dans certaines classes de la société – déclare-t-elle –, on dit que l’homme doit être au travail, la femme à l’intérieur. Nous, les femmes prolétaires, nous disons : la femme est au travail et à l’intérieur. Ne doit-elle pas travailler pour subvenir aux frais que nécessitent les besoins du ménage, la journée du mari étant insuffisante, surtout si elle a de la famille ; si elle est veuve ou célibataire, ne faudrait-il pas que son salaire soit proportionné selon ses besoins […] ?
« Quand vient le soir, après un labeur si pénible, ne faut-il pas qu’elle prépare le repas du soir et du lendemain, n’ayant qu’une heure et demie pour dîner et aller et venir à l’atelier, ce qui l’entraîne à plus de dépenses, n’ayant pas le temps de conduire son ménage avec ordre et économie ? »
13Après avoir évoqué avec précision le montant des salaires de multiples activités féminines, la citoyenne Laurent montre qu’une ouvrière ne peut s’assurer, si elle est honnête, une vie décente, « ou elle se suicidera pour échapper à ses souffrances, sinon elle se vendra ».
« La mort ou la honte, – s’écrie-t-elle –, il n’y a pas de milieu. Et pourquoi ? Parce qu’aux yeux de presque tous, la femme n’est pas un être égal à l’homme, parce que son travail doit être moins rétribué, paraît-il, que celui de l’homme et que l’on veut la maintenir dans le dégradant état d’infériorité. La femme doit travailler, même sans nécessité absolue, elle doit travailler pour être indépendante, pour être libre et être égale à l’homme. »
14Après avoir poursuivi cette pénétrante analyse de la condition ouvrière féminine, elle ajoute une revendication d’avant-garde pour l’époque :
« En demandant l’égalité des deux sexes dans le travail, il est une question que je dois aborder : je vous parle de la prud’homie. Dans quelques professions qui occupent des hommes et des femmes, l’ouvrière est justiciable des conseils de Prud’hommes, telles la soierie, la passementerie, etc. mais dans toutes celles exclusivement féminines, telles que les modes, la couture en robe, et confection ou lingerie, l’enjolivure, etc., l’ouvrière salariée, exploitée comme l’homme, ne bénéficie pas de l’institution des Prud’hommes. Elle doit avoir, comme lui, droit à la justice ! »
15Avant la citoyenne Laurent, la jeune citoyenne Cance, piqueuse de bottines, avait développé avec force la même exigence d’égalité devant les revendications et la lutte pour « l’établissement de la justice sociale ». Non sans avoir rendu un bel hommage au « vaillant Syndicat des dames réunies » qui, « depuis plus de dix ans sur la brèche », avait ouvert la voie et avait prodigué à son jeune syndicat aide et conseil précieux.
***
16Le xixe siècle finissant découvrait peu à peu un problème ouvrier jusqu’alors considéré comme très secondaire. Il a fallu beaucoup de temps au xxe pour que s’en affirme toute l’importance. Tout arrivera en son temps…, dit le vieil homme pas pressé ! Ce qui n’est pas forcément l’avis de sa femme…
Notes de bas de page
1 J.-B. Monfalcon, Histoire des insurrections, juin 1834, p. 82.
2 Flora Tristan, Le tour de France, journal 1843-44, tome 1, p. 133 et tome 2, p. 36, Paris, F. M.-La Découverte, 1980.
3 Archives municipales de Lyon, I/2-55, 18 mars 1870.
4 M. Moissonnier, La Premièree Internationale et la Commune de Lyon, éd. Sociales, 1972, p. 151-152.
5 Congrès national des syndicats ouvriers, octobre 1886, Lyon, Imprimerie nouvelle, 1887, p. 215-220.
Auteurs
Institut cgt de Rhônes-Alpes.
Institut cgt de Rhônes-Alpes.
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