Jaurès au musée
Les enjeux d’un musée biographique
p. 147-172
Texte intégral
1Traiter Jaurès en objet muséographique relève du paradoxe. Prolongation inévitable du culte né immédiatement après sa mort1, le musée créé à Castres en 1954 en son honneur et pour perpétuer sa mémoire a pu laisser penser un temps que, justement, le leader de la sfio assassiné en 1914 n’était désormais bon que pour les musées, des lieux encore fort élitistes à l’époque qui demeuraient, dans les villes de province, sous l’emprise directe des notables et de la bourgeoisie culturelle locale.
2Pourtant, à l’évidence, tels n’étaient pas la pensée ni les objectifs de ceux qui en furent à l’origine : le conservateur du musée de Castres, Gaston Poulain (1903-1973), et le maire radical de la ville, Lucien Coudert (1887-1982), tous deux anciens résistants. Il s’agissait bien dans leur esprit de rendre un hommage appuyé au plus illustre des enfants de Castres, au martyr de 1914 et à celui qui, au-delà des frontières, avait su porter une parole de paix et de fraternité2.
3Les premières années furent mises à profit pour constituer le fonds même du nouveau musée, par le biais de prêts, d’achats et de dons, à une époque où ceux qui avaient connu (et plus rarement côtoyé) Jaurès étaient encore nombreux. La grande exposition du centenaire de la naissance de Jaurès en 1959 (inaugurée le 1er mai par Paul-Boncour) fut une occasion unique d’enrichissement3. Préparée depuis plusieurs années par le conservateur, elle eut un vif succès et fut considérée dans les faits comme le véritable lancement du musée, de nombreux propriétaires de documents et d’objets prêtés pour l’occasion acceptant à son issue de les laisser à ce nouvel établissement culturel entièrement consacré à ce « grand Jaurès » que beaucoup vénéraient encore. André Bron, Marcel Robillard, Henri Levy-Bruhl, Louis Soulé, Marius Fieu, Vincent Auriol, Laurent Naves, Yvonne Régnier-Jaurès, Lucien Bilange, Paul Ramadier, et bien d’autres encore, firent partie des premiers donateurs.
4Le musée Jaurès se développa au cours des années suivantes, mais sans vraiment parvenir à se faire reconnaître comme un musée à part entière, sa situation au sein même du musée Goya masquant aux yeux du public et de la plupart des professionnels sa véritable identité et contribuant à limiter, voire à restreindre, la surface d’exposition4. De fait, il ne restait plus au milieu des années quatre-vingt qu’une salle consacrée à Jaurès contre trois initialement. Le temps était venu de donner une nouvelle impulsion à ce musée qui ne remplissait plus son rôle. Et c’est finalement la ferme volonté de la municipalité de gauche élue en 1977 et dirigée par J.-P. Gabarrou, l’aide efficace de la Société d’études jaurésiennes et l’opportunité des tout jeunes contrats de plan État-Région qui permirent au Centre national et musée Jean Jaurès de voir le jour en 1988, au cœur même de la ville, en un lieu bien individualisé et bien équipé, lui permettant de mettre en œuvre ses propres programmes d’animation, de diffusion et de réflexion culturelle.
5Deux éléments essentiels ont joué un rôle important dans la construction intellectuelle du musée Jaurès tel qu’il se présente aujourd’hui, dans la mise en valeur du leader socialiste comme objet muséographique. D’une part la richesse, la force et la diversité de l’iconographie jaurésienne dans une période où l’image sous toutes ses formes a su s’imposer au point de se faire réellement « incontournable » ; d’autre part le mouvement de création et/ou le dynamisme des musées biographiques dont la légitimité a été accrue ces trois dernières décennies par quelques grandes tendances à l’œuvre dans la société : la massification de l’enseignement, le dynamisme des politiques municipales et régionales, l’urbanisation, le développement du tourisme et des loisirs, le besoin un peu confus aussi de ressourcement auprès de grandes figures tutélaires ou de « valeurs » partagées, dans une société en plein chambardement5…
6Le fonds ayant été constitué (bien que toujours en croissance, fort heureusement), les orientations mises en œuvre par le Centre national et musée Jean Jaurès dépendent toujours de ces deux éléments essentiels. Car valoriser en direction du grand public l’ensemble des connaissances et de la documentation jaurésiennes ne peut se faire sans prendre appui sur les images et les enjeux de mémoire auxquels elles participent (le succès du catalogue du musée en porte témoignage) et sans tenir compte des contraintes et des particularités inhérentes, semble-t-il, à tous les musées documentaires biographiques.
Image(s) et mémoire jaurésiennes
7Comment donc caractériser en terme d’enjeux (enjeux intellectuels et muséographiques avant tout) la richesse iconographique jaurésienne dont on peut disposer au Centre national et musée Jean Jaurès ?
8L’image sert à comprendre le monde et donc à en être acteur. Et l’image à caractère historique, en nous aidant à mieux saisir le passé, nous permet aussi de réfléchir de façon plus cohérente sur le présent6. Tout cela n’est que banalité bien sûr, même s’il a fallu attendre ces vingt dernières années pour que les historiens s’y intéressent vraiment, en faisant des documents iconographiques l’objet même de leurs recherches7. Dans le cas de Jaurès, il fallut attendre 1972 pour que le bulletin de la Société d’études jaurésiennes commençât à reproduire sur sa première page une image se rapportant à la vie ou à la mémoire du tribun, 1975 pour que fût édité par le musée de Castres le premier album Jaurès ; et ce n’est qu’en 1984 que parut un ensemble d’études consacrées à « Jaurès et ses images », et en 1994 que le Centre national et musée Jean Jaurès créa son propre catalogue8.
9Le corpus des images éditées et reproduites dont on peut désormais disposer assez facilement est, certes, parfois redondant, mais il est assez riche pour permettre à chacun de s’y intéresser vraiment et de le travailler, de l’interroger en usant notamment, pour les replacer dans leur contexte, des quatre grands modes d’approche servant à décrypter les images – chronologique, thématique, selon les genres et les supports, et selon les auteurs.
10Photographies, cartes postales, affiches, peintures, dessins, compositions diverses…, les images de Jaurès sont d’une grande diversité et leur richesse à la mesure du personnage. On a bien sûr parfois des surprises : ainsi pour les photographies qui ne sont pas en très grand nombre (un peu plus d’une centaine au total). Leur étude nous montre tout d’abord que le rapport de Jaurès à la photographie était des plus banals. Il a ainsi été photographié dès son plus jeune âge, ce qui prouve une certaine aisance familiale, tant du point de vue culturel que matériel car une telle pratique était loin d’être répandue dans les années 1860, même si nous aurions tort d’exagérer cet aspect des choses puisque nous ne connaissons qu’un portrait de Jean Jaurès enfant, celui où âgé d’une dizaine d’années, il pose, accoudé à une chaise, avec son frère Louis9. Ensuite, plusieurs œuvres ont été réalisées tout au long de sa carrière professionnelle et politique, soit à des moments précis – lorsque, par exemple, tout jeune professeur il fixe l’objectif d’un photographe tarnais ou, lorsqu’en 1898, il entre au Panthéon de Nadar et, vers 1905, dans la collection Manuel –, soit au hasard de demandes plus ou moins formelles pour fournir un cliché à l’administration ou satisfaire à la demande d’un proche. De nombreux portraits, reproduits après sa mort en carte postale, puiseront dans ce fonds. Enfin Jaurès, militant, orateur et homme de terrain a maintes fois été photographié en action, dans des meetings (voyez le Pré-Saint-Gervais), dans des rassemblements commémoratifs (devant le mur des Fédérés, au Père-Lachaise), dans des réunions officielles et des congrès. C’est de loin la source photographique la plus riche. Un rapide comptage portant sur la petite centaine de photographies aujourd’hui connues montre que dans 58 % des cas c’est le Jaurès militant qui apparaît, celui qui consacra sa vie à la « cause », entouré par ses amis socialistes, au milieu des paysans, des ouvriers et des « travailleurs intellectuels » de son époque, à la tête des manifestations ou en train de haranguer la foule…
11Se détachent aussi nettement 27 autres photographies, passées à la postérité et maintes fois reproduites, consacrées à l’homme, ou plutôt à son portrait car Jaurès en pied apparaît en fait peu souvent.
12Les photographies du député du Tarn révèlent tout d’abord sa forte présence physique et humaine car le personnage est de ceux qui en imposent : sa carrure large et ramassée acquise dès la trentaine, son regard puissant et généreux, sa barbe fournie… ; son être est à l’unisson de sa pensée. Ensuite, la plupart des clichés réalisés après 1900 évoquent en filigrane la vie tumultueuse et enfiévrée menée par le leader socialiste, la fatigue qu’il a pu accumuler notamment dans le grand combat social qui aboutira à la création de la Verrerie ouvrière d’Albi, et dans le grand épisode fondateur de la république démocratique que fut l’affaire Dreyfus. Une fatigue certes qu’il saura surmonter puisqu’on ne lui connaît que deux sortes d’ennuis de santé : de fortes migraines et des pharyngites aiguës qui l’ont laissé plusieurs fois aphone. Il n’en reste pas moins vrai que le physique de Jaurès, pourtant force de la nature, semble avoir souffert de cette fatigue ; dans les dix dernières années de sa vie, son visage est marqué, sa barbe blanchie, son corps quelque peu accablé par manque d’attention… ; seul le regard a gardé toute sa fraîcheur et sa vivacité. Si bien qu’il n’est pas déplacé de noter que Jaurès a vieilli avant l’âge, d’autant que cela n’enlève rien de son génie, de sa force et de sa volonté.
13Enfin, les photographies aujourd’hui en notre possession posent avec éclat la question du rapport entre vie privée et vie publique : Jaurès en famille n’apparaît que trois fois et l’on ne connaît que quatre clichés pris, semble-t-il, à son insu, dans la rue ou à la terrasse d’un café. Cela correspond bien à ce que nous connaissons de lui ; personnage modeste, citoyen parmi les citoyens, homme public dans la mêlée, simple mari et père de famille chez lui, Jaurès n’aimait pas se mettre en avant. Désintéressé, il servait avant tout son idéal généreux – tout le reste ou presque apparaissait secondaire. Son visage et son corps en ont porté les stigmates et sa vie familiale a dû en subir quelques contrecoups…
14Si l’ensemble du corpus photographique connu révèle des manques, il nous permet donc bien de mieux saisir le personnage, son physique changeant, ses attitudes vestimentaires, son entourage, ses gestes, sa relation au public, son intérêt pour l’objectif photographique aussi, lui dont la sensibilité était si grande et dont les références à la lumière, à sa qualité, au rayonnement des étoiles ou du soleil, ont été si nombreuses10.
15L’autre grand genre d’images est constitué par les caricatures puisque Jean Jaurès, en ces années d’âge d’or du dessin de presse, fut l’un des personnages les plus chahutés par les crayons et l’humour féroce, voire venimeux, des dessinateurs et des caricaturistes. Ceux des revues satiriques illustrées telles que Le Rire, L’Assiette au beurre, Le Grelot, Le Pèlerin, Le Cri de Paris, Le Canard sauvage… Au total, en une quarantaine de titres couvrant tout l’éventail politique, nous avons repéré 450 croquis et caricatures réalisés de son vivant par près de 90 artistes différents dont ceux, de grand talent, issus de la nouvelle génération apparue dans les années 1890 : Delannoy, Dorville, Forain, Grandjouan, Steinlen, Ibels, Jossot, Veber, Léandre11.
16L’approche chronologique et thématique permet de dégager quelques remarques d’ordre général. L’accent est ainsi mis sur l’orateur (le moulin à parole, le bonimenteur, le raseur, la fleur de rhétorique, la « grande gueule »…), sur la puissance réelle ou supposée de l’homme politique (le faiseur de bombes, le ministre officieux du Bloc, celui « qui a les bras longs »…), ou sur sa forte présence physique (à rapprocher, bien sûr, de celle véhiculée par le portrait-type du bon bourgeois repus…). Mais son engagement de militant socialiste aux côtés et en faveur des ouvriers, des opprimés, des déshérités, est édulcoré, voire passé sous silence. Se détachent aussi très nettement deux thèmes : en premier lieu celui de l’affaire Dreyfus, de son démarrage véritable (janvier 1898) à son épilogue (juillet 1906), Jaurès étant représenté avec juste raison comme l’un des principaux Dreyfusards, mais avec beaucoup de méchanceté, d’hostilité et de malveillance (membre du « syndicat » – des juifs –, il soutient le traître Dreyfus pour mieux affaiblir la patrie et ses fondements). En second lieu, l’importance des thèmes pacifistes et internationalistes après 1904-1907, c’est-à-dire à partir du moment où Jaurès, membre du Bureau socialiste international (où il représente la France avec Édouard Vaillant), prend vraiment ces questions à bras le corps, n’hésitant pas à discuter avec les insurrectionnalistes et les antimilitaristes de la sfio (les herveïstes notamment), au grand dam des guesdistes et de quelques intellectuels, tel Péguy, qu’il avait séduits au moment de l’Affaire.
17Il n’est d’ailleurs pas très étonnant de constater que les deux grandes périodes de haine auxquelles a dû faire face Jaurès correspondent à l’affaire Dreyfus et à la campagne contre les trois ans (de service militaire), deux moments révélateurs du courage du leader socialiste, de son ouverture d’esprit, de sa radicalité novatrice, de l’efficacité de son action et de son discours ; deux moments aussi dans lesquels le nationalisme et les nationalistes en tant que tels furent fortement impliqués. Jean Jaurès devint ainsi « l’agent de l’Allemagne », la caricature se faisant propagande dessinée. De sorte qu’on n’exagère pas en affirmant que le bras de l’assassin était armé bien avant juillet 1914 ; il ne s’agissait plus seulement d’intéresser, d’amuser, d’indigner les lecteurs : il fallait susciter la haine, appeler à la vengeance et désigner le coupable.
18Concernant l’ensemble de ces types d’images (que nous ne pouvons pas tous évoquer), les enjeux muséographiques sont clairs bien que moins vifs pour les photographies que pour les caricatures. Il faudrait cesser de se servir toujours des mêmes clichés (Jaurès à Montevideo ou au Pré-Saint-Gervais, par exemple) et tenter de combler les manques que nous avons repérés en essayant notamment de faire coïncider au mieux ce que nous savons de la vie, de l’œuvre et de l’action du leader socialiste avec l’image que nous donnons de lui.
19Pour ce qui est des caricatures, la tâche semble plus ardue. Les montrer suppose de travailler sur le contexte et d’œuvrer de façon à ce que celui-ci soit bien compris par ceux à qui nous les donnons à voir, car elles véhiculent quasiment toutes une image fortement négative de Jaurès, une image qui pourrait faire penser, cent ans après, dans notre entre-deux-siècles de lâche relativisme culturel, que finalement il aurait bien cherché ce qui lui est arrivé…
20D’une façon générale, la force de ces caricatures, leur récurrence, leur signification n’ont pas été assez prises au sérieux par Jean Jaurès lui-même et par ses amis. Ils n’ont pas bien mesuré, par exemple, la signification, ni la puissance symbolique, ni les échos qu’ont pu avoir sur un grand nombre de personnes avant 1914, les attributs collés au député du Tarn dans nombre de caricatures : l’eau du Jourdain, le casque à pointe, les armes qu’on lui fait tenir, les oreilles de lapin dont on le coiffait, la ou les casseroles dont on le chargeait. C’est bien l’image du traître, de la duplicité, du « magouilleur », du criminel, etc., qui apparaissait ; des attributs trop banalisés et finalement trop vite « acceptés » par les démocrates d’alors et, semble-t-il, par Jaurès lui-même. De fait, la riposte n’a pas été à la hauteur de l’attaque et il y a eu sous-estimation évidente de cette forme de combat politique, ce dont il faut tirer aujourd’hui tous les enseignements dès lors que les mailles de la société de l’information et de la désinformation sont tissées de plus en plus finement (pas seulement de façon spontanée et incohérente comme le prouve la concentration dans ce secteur). Bien sûr, l’intellect a toujours de sérieuses difficultés à répondre à l’abjection et la bassesse. Il est souvent désarmé, tout comme l’esprit d’humanité et de fraternité face à la haine et au racisme. Les registres sont si opposés ! Pourtant, il nous faut faire effort pour barrer la route à de tels comportements. D’un point de vue muséographique, nous pouvons œuvrer en ce sens en nous servant des images les plus outrées elles-mêmes, de façon à les faire apprécier non comme des prises de position particulières et légitimes (et donc acceptables en tant que telles) mais comme les éléments constitutifs du combat politique, ce qui permet par contrecoup de revaloriser celui-ci et de lutter contre le relativisme ambiant déjà mentionné.
21Il faut dire que, après son assassinat, l’image véhiculée en différents milieux d’un Jaurès bon avec tout le monde et aimé de tous a beaucoup nui à l’interprétation de ces caricatures. Après sa mort, en effet, la quasi totalité des représentations servant à l’évoquer a participé pleinement au culte qui lui fut rendu en diverses occasions et à la construction du mythe qui fonctionne encore assez bien de nos jours12. La place presque exclusive prise par les portraits en est un indice ; c’est un Jaurès serein, apaisé, qu’ils véhiculent ; celui qui réconcilie tout le monde et donc celui qui peut être accepté voire aimé par tous, incarnation de la République consensuelle, radicale et socialiste synthétisée en novembre 1924 dans « l’opération Panthéon13 ».
22Dès lors, l’image n’était plus qu’un simple faire-valoir d’une idée ou d’un texte. Elle évacuait l’action et n’était plus en elle-même une prise de position, une affirmation positive. Le militant n’existait plus. Il s’était évanoui, laissant la place à l’embaumé ; au penseur à qui tout bon républicain devait avoir recours, au pire comme simple récupération politicienne, au mieux pour poser des questions, mais presque jamais pour donner des réponses ou pour passer à l’action, ce qui n’a pas peu contribué, jusqu’à une date assez récente, à évacuer Jaurès de la culture communiste de base14.
23L’image de Jaurès, en dépit de sa diversité et de sa richesse, a donc été desservie à ses deux pôles par un grave déficit de sens et de créativité. De sorte que (pour aller à l’essentiel) l’iconographie jaurésienne semble avoir obéi à un double mouvement qui a abouti soit à dénigrer le personnage et son œuvre soit à les banaliser. De son vivant, la production iconographique a été largement négative. Elle a entretenu la haine du militant internationaliste en évitant de valoriser son engagement en faveur de l’homme (de tous les hommes), de l’égalité et de la fraternité. Après sa mort, elle a servi le culte et suivi un « processus de schématisation » qui a, certes, permis de mieux identifier le personnage, mais en contribuant à marginaliser son œuvre et l’actualité concrète de sa pensée.
24Pour que Jaurès reste parmi nous, dans toutes ses dimensions et sa complexité, ceux qui s’intéressent à lui ou s’en réclament devraient donc faire effort pour traiter objectivement de l’homme et de son œuvre, en assimilant au mieux notamment les recherches et le travail réalisés par les historiens depuis de nombreuses années ; ce qui devra être particulièrement retenu pour les créations et publications futures (comme celles liées à la Route Touristique Jean Jaurès en cours de réalisation). De même, pour que cette approche historique serve à quelque chose aujourd’hui, il faudrait aussi que l’on prenne plus au sérieux qu’on ne l’a fait jusqu’à présent le traitement iconographique, voire humoristique, de l’actualité en analysant ses échos multiples et ses effets réels. En évitant par exemple de banaliser ce qui se dit ou se montre dans les émissions télévisuelles censées divertir le public. Qui travaille sérieusement aujourd’hui sur l’impact des « bêbettes shows » et autres « guignols de l’info » ? Sur la culture politique qu’induisent les émissions fort prisées des jeunes ?… Une exigence citoyenne se fait jour : celle qui consiste d’un même mouvement et sans tarder, à analyser à temps les dégâts des campagnes médiatiques qui ne veulent pas dire leur nom, tout en rectifiant et en contrant les images les plus dévoyées et les plus tendancieuses qui parlent à l’instinct et au bon sens et non à l’humain et à l’intelligence. Des efforts ont été faits ces dernières années mais ils sont nettement insuffisants15.
25En ce qui concerne Jaurès, et accessoirement le Centre national et musée Jean Jaurès, ces questions ont un réel intérêt puisque les images du personnage ont fortement contribué à structurer et à construire la mémoire qu’il reste de lui dans le plus large public. Cela suscite d’ailleurs inévitablement de nouvelles interrogations concernant le poids de l’homme, de son œuvre et de son héritage, car il est certain – c’est même trivial de l’affirmer – qu’on ne s’interrogerait pas sur l’objet muséographique Jaurès si sa place était demeurée insignifiante. Apparaît ainsi en filigrane la question du contenu et des vecteurs d’une parole qui s’est transmise sur trois générations au moins, avec des distorsions et des inflexions que tout un chacun peut imaginer.
26Faire en sorte que Jaurès demeure au musée sans que sa pensée soit perçue comme seulement bonne pour les musées, c’est en effet s’interroger sur l’image-mémoire que nous ont léguée les générations précédentes et sur celle que nous souhaitons transmettre nous-mêmes aux générations qui suivent ; question qui prend toute son importance dès lors que des acteurs individuels et collectifs reconnaissent la place et la signification essentielle du personnage dans l’histoire politique, sociale, intellectuelle de notre pays et dans la pensée et la praxis socialiste ; et dès lors qu’on reconnaît précisément une actualité certaine à cette pensée et cette praxis qui, à bien des égards, transcendent le temps…
27De fait, l’image-mémoire de Jaurès, souvent objet de conflits, a bien dépendu de quatre facteurs essentiels : en premier lieu de la connaissance des thèmes principaux de son œuvre ; en second lieu de l’influence des groupes porteurs de sa mémoire, et de leur légitimité ; ensuite des interrogations liées à l’actualité ; enfin de l’impact symbolique des lieux de mémoire qui l’ont honoré et qui continuent de l’honorer, directement ou indirectement16.
28Est-il si banal de dire que la connaissance des thèmes jaurésiens n’est pas restée identique au fil du temps ? L’évidente édulcoration de la mémoire de Jaurès, de période en période, n’est pourtant pas linéaire et la question ne se pose pas aujourd’hui de la même façon qu’en 1920, quand la génération qui avait connu et lu Jaurès, qui avait été à ses côtés, qui l’avait vu à l’œuvre, était encore active.
29De même est-on en droit de penser que les questions de société d’alors étaient plus proches qu’aujourd’hui des interrogations de Jaurès et de la sfio d’avant 1914. On comprend bien dès lors qu’il convienne de faire une place particulière à la génération du culte, ou plutôt des cultes développés après sa mort, au moment du « désarmement général des haines » : les gouvernants souhaitaient éviter la révolution ; quelques nationalistes pousse-au-crime désiraient échapper aux poursuites ; surtout, l’ensemble de la population était happée par la déclaration de guerre…
30Le culte se construisit à gauche, bien sûr, mais de façon non uniforme au sein du parti socialiste, et de façon chaotique dans la mouvance communiste. D’un côté, on dessina l’image d’un Jean Jaurès illustre, au-dessus des partis et des divisions franco-françaises ; un Jean Jaurès bon, socialiste mais convenable car patriote et avant tout républicain, martyr de la paix ayant lutté contre la barbarie (une barbarie extérieure à la nation française, bien sûr…). D’un autre côté, pointait la figure d’un Jaurès guide de parti, unitaire, internationaliste, révolutionnaire mais laissant l’espoir d’une émancipation sans violence. Côté communiste enfin, l’accent fut tantôt mis sur l’implication sociale du tribun socialiste aux côtés des ouvriers, tantôt sur ses penchants réformistes, tantôt sur son ancrage national, tantôt sur ses exigences unitaires, tantôt sur le refus des compromis. Ces lectures diverses et ces héritages mêlés, dynamisés par la panthéonisation et le Front populaire, furent indissociablement réducteurs et empreints de réalisme ; parfois contradictoires voire incohérents, mais pouvant être complémentaires, ils parlent tout autant de l’histoire de la sfio et du pc, ainsi que des avatars de leurs politiques, que de l’œuvre de Jaurès elle-même. Ils montrent aussi à quel point – et cela est primordial en terme d’enjeux muséographiques – le présent se sert du passé et comment tout acteur est tenté d’instrumentaliser l’histoire, les personnages et œuvres de référence, pour se construire une légitimité.
31Certes, instrumentaliser un personnage ou une œuvre, c’est bien leur donner du relief, les apprécier en leur donnant de l’importance. Ne vaut-il pas mieux cela à l’oubli ou à l’indifférence, surtout dans une société où le débat est possible et demeure ouvert ? On peut le considérer ainsi, à condition de savoir que ce culte et cette instrumentalisation ont tout autant desservi que servi Jaurès. Les objets à son effigie sont nombreux : casse-noix, porte-plume, épingles de cravate, médailles, tabatière, couteau, pipe, jeu de carte, portraits de toutes dimensions, statuettes, briquets, badges, bouteilles, assiettes, Tee shirts… Ils témoignent de la force et de la constance du culte et ils ont aidé le plus grand nombre à repérer et identifier le personnage, à mettre un nom sur son visage ; mais, précisément, ils ont permis trop souvent d’en rester à ces quelques indices anecdotiques et superficiels. Ainsi, ces cultes ont aussi contribué (à leur corps défendant) à marginaliser l’œuvre ou à en diffuser des lectures passéistes désincarnées de ses principaux thèmes, autorisant justement à penser que Jaurès n’aurait été bon en quelque sorte ou ne serait bon que pour les musées ou pour les digressions servant à illustrer l’histoire de France17. Fort heureusement, on a assisté, après la guerre, à une redécouverte de l’œuvre. Les travaux de Rolande Trempé, de Madeleine Rebérioux et de la Société d’études jaurésiennes ont proposé de nouvelles lectures. Il convenait alors, dans les années cinquante, au moment de la guerre d’Algérie et alors que le mouvement ouvrier restait puissant bien que divisé, de sortir le personnage de son tombeau doré pour le questionner au feu de l’actualité, pour lui rendre sa fraîcheur en percevant dans toute sa complexité l’évolution de sa pensée et de son action, en les recadrant dans leur contexte. Ni Deus ex machina, ni figure de musée, ni demi-dieu, ni sage un peu poussiéreux, Jaurès redevenait tout simplement l’un des hommes clés de notre histoire, celui qui avait parlé pour l’humanité tout entière et qui pouvait donc encore nous parler…
32Bien sûr, cette nouvelle lecture contribua à complexifier encore le personnage car elle n’effaça pas totalement les précédentes : elle se surimposa à elles sans toujours s’imposer, il est vrai, sans toujours couper court à toute nouvelle instrumentalisation, sans mordre sur l’ensemble des groupes sociaux et sans totalement assurer une transmission cohérente et fidèle de l’héritage, de sorte qu’aujourd’hui, en dépit des efforts des jaurésiens qui gravitent autour de la Société d’études jaurésiennes et du Centre national et musée Jean Jaurès, les échos de l’œuvre de Jaurès et de Jaurès lui-même sont inégaux, contradictoires, changeants. Plus forts en certains lieux : le Tarn, bien sûr, mais plus largement le Midi toulousain, les villes où il a laissé une empreinte, celles aussi qui ont honoré ou qui de temps à autre rappellent sa mémoire. Cette « géographie sentimentale », c’est celle de ses déplacements, celle des statues Jaurès, des noms de rues et de places, d’édifices publics.
33Les échos sont aussi plus importants en certains milieux : chez les historiens plus que chez les philosophes, les sociologues ou les juristes ; dans la génération militante d’avant 1968 plus que chez les jeunes ; chez les ouvriers mineurs retraités plus que chez les ouvriers spécialisés de l’automobile ou les employés du tertiaire.
34Il n’en demeure pas moins vrai – et c’est là une chance – que le travail réalisé ces dernières années par les historiens a permis de moins instrumentaliser le personnage, même si de temps à autres des questions liées à l’actualité suscitent de nouveau ce vieux réflexe, car rien n’est définitivement gagné. L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 avec un président qui ne manqua pas une occasion d’affirmer qu’il inscrivait sa démarche dans le sillon creusé par Jaurès (lancement de sa campagne électorale à Carmaux, dépôt de la rose au Panthéon, inauguration du Centre national et musée Jean Jaurès, en février 1988, puis du Centre Jean-Baptiste Calvignac de Carmaux, en novembre 1992), la question récurrente de l’unité du ps et de la gauche elle-même, les analyses suscitées par la guerre du Golfe, la place faite à Jaurès dans les campagnes électorales tarnaises ainsi que la mise en avant régulière de son nom et de son image par le journal l’Humanité…, tout indique que Jaurès reste encore un enjeu de mémoire vive, toujours en prise avec l’actualité.
35Que Jaurès ne laisse pas indifférent, le quotidien du Centre national et musée Jean Jaurès en porte témoignage. Livrons-en pêle-mêle quelques exemples qui montrent à quel point un musée biographique portant sur un personnage non consensuel navigue entre de nombreux écueils : des visiteurs qui ne suivent pas leur groupe bien que l’entrée au musée soit déjà payée ; des habitants de Castres qui refusent d’indiquer la direction du Centre national et musée Jean Jaurès à des touristes qui la leur demandent, allant même jusqu’à en déconseiller la visite ; les fortes réticences d’une majorité de professeurs et de parents d’élèves (y compris de l’école publique) pour faire travailler les élèves du primaire et du secondaire sur Jean Jaurès ; des élus de droite qui, bien que dans l’opposition, prennent pour cible notre programmation ; des candidats de gauche qui, en campagne électorale, cherchent à poser devant un buste ; une Direction régionale des affaires culturelles qui mettra des années avant de reconnaître et aider en conséquence le travail réalisé au sein du musée ; la Camif qui après avoir dupliqué et mis à la vente avec succès le bureau de Jaurès présenté dans le musée, refuse au plus haut niveau de le mettre en valeur dans son catalogue, comme elle s’y était engagée ; l’enseigne en verre du Centre national et musée Jean Jaurès (de deux mètres sur deux) qui est cassée à coup de pierre, en 1988, quelques heures après seulement que Michel Rocard eut formé son gouvernement ; un préfet qui, avant de recevoir une délégation syndicale, souhaite avoir dans son bureau un buste de Jaurès ; le manque de soutien de divers organismes publics au projet de la Route Touristique Jean Jaurès ; une municipalité de droite (celle de Jacques Limouzy) qui, sitôt élue, et durant plusieurs années s’ingénia sans y parvenir à asphyxier le Centre national et musée Jean Jaurès en multipliant les problèmes de personnel et en réduisant de façon draconienne ses crédits… Arrêtons-là une liste qui pourrait encore s’allonger. Bornons-nous simplement à rajouter qu’à travers tout le pays les statues et monuments Jaurès sont régulièrement souillés (cas de celle de Montpellier, par un insigne nazi, quelques jours après avoir été inaugurée, en février 1999) ce qui corrobore bien l’idée que la mémoire de Jaurès n’est pas un long fleuve tranquille, même si le Centre national et musée Jean Jaurès ne vit pas que dans l’adversité : il a désormais son public (dix à quinze mille entrées par an), il bénéficie d’un large réseau d’amitiés et de la volonté proprement militante d’un grand nombre d’intellectuels et d’anonymes ; et il joue aussi un peu le rôle de lieu de pèlerinage ou de ressourcement. Nombre de ministres ou de leaders de gauche y sont passés ces dernières années, et le cahier laissé à disposition des visiteurs regorge d’appréciations louangeuses à l’égard de Jaurès… avec prolongements inévitables sur la vie politique d’aujourd’hui18.
36C’est confronté à ces conditions-là que l’on doit sans relâche évaluer la pertinence de l’objet muséographique Jaurès et c’est dans ce contexte-là que s’est créé et continue d’œuvrer le Centre national et musée Jean Jaurès, navigant entre la diffusion des connaissances et les contradictions des cultes légués par les générations précédentes et sans cesse retravaillés au contact des problèmes liés à l’actualité.
Particularités et contraintes des musées biographiques
37Tous les musées biographiques ne sont pas dans cette situation de tension et d’équilibre permanent et leurs enjeux peuvent être fort différents d’un établissement à l’autre même si tous ont a priori des objectifs communs liés à leur rayonnement et aux politiques de développement touristique. Mais il convient précisément de ne point mélanger enjeux et objectifs. La grande diversité voire l’hétérogénéité de ces musées biographiques nous y invite.
38Notre pays compte en effet un peu plus de 140 musées biographiques : 143 exactement, sur les 2 099 répertoriés par Pierre Cabanne dans son Guide des musées de France (soit 6,8 %)19. Il s’agit d’établissements de conservation et de diffusion consacrés à la vie et à l’œuvre d’un personnage en particulier, étant entendu qu’il faut être mort pour bénéficier d’un tel édifice20. Si leur diversité est grande, nous pouvons cependant distinguer plusieurs caractéristiques communes qui permettent de mettre en valeur leur(s) fonction(s) véritable(s) ainsi que les problèmes spécifiques auxquels ils doivent faire face, tant d’un point de vue social (ou politique) que muséographique.
39Il existe en effet différents types de musées biographiques. Il serait bon de savoir les différencier selon leur histoire, leur contenu, leurs structures administratives, leurs réalisations, leurs publics… mais, hélas, beaucoup de données font défaut. On peut cependant apporter quelques indications utiles sinon précieuses21.
40Première constatation de base : les personnages honorés sont principalement des littérateurs (66 musées soit 46,1 %), ensuite des personnages liés à l’État et à la vie politique (43 soit 30,1 %), puis des scientifiques (24 soit 16,7 %) et enfin des musiciens (7 soit 4,8 %). Seules dix personnalités féminines sont représentées : Joséphine de Beauharnais, Marguerite de Bourgogne, Marie Curie, Édith Piaf, Marguerite Yourcenar, Colette, la Comtesse de Ségur, l’exploratrice Alexandra David-Neel, Jeanne d’Arc et George Sand, ces deux dernières étant vraiment à l’honneur, l’une avec deux établissements, l’autre avec trois22. Neuf fois sur dix, les personnages dont on salue la mémoire dans un musée biographique sont d’envergure nationale, voire internationale. Rares en effet sont les établissements consacrés à des personnalités peu connues ou simplement connues dans des milieux restreints, régionaux, professionnels ou idéologiques tels le pasteur Émile Vincent dans l’Yonne, ou les Gallet-Juillet dans l’Oise. On préfère honorer la mémoire de personnages qui « parlent » vraiment à tout le monde, de Champollion dans le Lot à Talleyrand dans l’Essonne, en passant par Stendhal dans l’Isère ou Pasteur dans le Jura.
41Dans le même ordre d’idée, les étrangers honorés en territoire français par un musée biographique se comptent sur les doigts d’une main. Mis à part le général San Martin, libérateur des républiques d’Argentine, du Chili et du Pérou, les quatre autres relèvent de la catégorie des écrivains (est-ce un effet du cosmopolitisme des lettres bien connu ?). On relève Goethe par deux fois, dont une avec Schiller dans la Marne ; puis on trouve le plus célèbre poète polonais Adam Mickiewicz ainsi que l’écrivain russe Tourgueniev qui vécurent tous deux de longues années à Paris.
42Si nous continuons notre rapide tour d’horizon, nous nous apercevons que les musées biographiques rendent essentiellement hommage à des membres des élites. Élites diverses, anciennes ou nouvelles ; militaires avec Foch dans la Somme ou Leclerc dans les Yvelines ; politiques avec Clemenceau en Seine-et-Marne et à Paris, Victor Schœlcher en Guadeloupe ou De Gaulle à Lille (maison natale) ; princières avec le roi Murat dans le Lot ou Bernadotte à Pau ; partidaires avec Jaurès, Cachin, Gambetta, Blum ; médicales avec Claude Bernard dans le Rhône ou Albert Schweitzer dans le Haut-Rhin ; scientifiques ou techniques avec Buffon en Côte-d’Or ou Édouard Branly à Paris ; élites enfin du monde des Lettres où les figures scolaires sont largement sur-représentées : citons entre autres Flaubert, Hugo, Zola, Corneille, Rousseau, Dumas, Jules Verne, Charles Péguy, Alain, et plus près de nous, Jean Vilar, Jean Cocteau, Maurice Genevoix ou Georges Duhamel.
43D’une façon générale, on honore aussi plus souvent ceux qui sont chronologiquement plus proches de nous. Ainsi, 123 musées biographiques (soit 86 %) concernent un personnage de l’époque contemporaine, 7 musées seulement évoquent un personnage du Moyen Âge ou de la Renaissance (Rabelais, Jeanne d’Arc, Marguerite de Bourgogne, Gaston Phébus, Joachim Du Bellay et Olivier de Serres) et 16 autres renvoient à des personnalités de l’époque moderne (La Fontaine, Calvin, Nostradamus, Paul Riquet…). Et encore convient-il de remarquer que dans l’époque contemporaine, la période révolutionnaire (Empire compris) et la IIIe République occupent une place importante.
44Bien sûr, tous ces établissements culturels ne sauraient être mis sur le même plan. Leur notoriété, leur rayonnement et même, pour certains d’entre eux, leur influence, diffèrent et dépendent de la richesse de leurs collections, de l’intérêt majeur de certaines pièces, de l’attrait du thème traité, de leur dynamisme et de leurs activités. Pierre Cabanne a signalé tout cela par une hiérarchisation de tous les musées répertoriés en leur attribuant de zéro à cinq étoiles. En ce qui concerne les musées biographiques, l’immense majorité d’entre eux sont des structures modestes, voire de peu d’importance : 17 d’entre eux (soit 11,9 %) n’ont aucune étoile et 97 (soit 67,8 %) n’en ont qu’une. Seuls 25 sont crédités de deux étoiles (dont le Centre national et musée Jean Jaurès) et 4 de trois (le musée Nicéphore Niepce de Chalon-sur-Saône, le musée Napoléon Ier de Fontainebleau, la maison de Victor Hugo à Guernesey et le musée national du Château de Malmaison à Rueil-Malmaison consacré tant à l’Impératrice Joséphine qu’à l’Empereur). Les musées biographiques sont donc bien en général des musées modestes, une modestie qu’une étude de fréquentation devrait corroborer puisque, pour la plupart d’entre eux, le nombre de visiteurs annuels ne doit guère dépasser les 10 000 et pour beaucoup doit même osciller aux alentours des 5 000-7 000.
45Ils sont pourtant situés là où les visiteurs sont en droit de les attendre : le plus souvent dans le lieu de vie ou de décès du personnage, dans sa maison familiale ou son village natal, dans des lieux où il a laissé une réelle empreinte. De la maison natale de Jeanne d’Arc à celles du maréchal De Lattre de Tassigny, du maréchal Foch ou de Chateaubriand. Du Nantes de Jules Verne au village d’Ygrande d’Émile Guillaumin en passant par la ville de Castres où naquit Jean Jaurès, l’empreinte de la naissance est en effet fondamentale. Mais on ne peut sous-estimer les traces laissées au cours de la vie par chacune de ces personnalités : ne citons que Médan pour Émile Zola et La Boisserie pour le général De Gaulle. Pourtant, quand on dresse la carte de France des musées biographiques, on est en droit de s’interroger sur plusieurs contrastes. D’une part, 30 départements n’en possèdent pas (en cherchant bien, ne pourrait-on pas trouver en leur sein des personnages historiques de dimension nationale voire internationale ?). D’autre part, 18 départements ont au moins 3 musées biographiques. Hormis Paris qui en compte 11, la palme revient aux Yvelines et à la Seine-Maritime (qui en abritent respectivement 8 et 7). Faute d’éléments permettant d’éclairer de tels écarts, laissons en l’état cette question, mais il faudra bien réfléchir un jour sur les raisons qui font qu’en certains endroits le musée d’histoire prend le biais biographique. Est-ce le fruit d’une volonté délibérée de la part d’érudits locaux ou d’institutions départementales ? Est-ce dû à un vivier exceptionnel en « hommes célèbres » ? Ou doit-on en rechercher la raison dans des particularités culturelles régionales ou locales ? Pour l’heure, rien ne permet de trancher23.
46En dépit de ses lacunes, cette typologie sommaire nous aide à mieux comprendre la place prise par les musées biographiques, leurs rôles social et culturel, ainsi que les problèmes auxquels ils doivent faire face.
47La plupart d’entre eux, en effet, sont des lieux consensuels. Non les grands « lieux de mémoire » repérés par Pierre Nora et son équipe24, mais des lieux précis où s’incarne le passé à travers des espaces matérialisés, des objets et des images, réelles et/ou symboliques ; des lieux qui permettent à la mémoire collective de s’affirmer, et donc à chacun et à chaque groupe social de reconstruire son passé à partir de la représentation qu’il a de ses intérêts présents (selon la définition de Maurice Halbwachs)25. Mais plusieurs de ces musées peuvent être aussi, tel le Centre national et musée Jean Jaurès, l’objet d’enjeux de mémoire liés à l’actualité, que celle-ci soit politique, littéraire ou scientifique, et pour peu qu’elle fasse débat ou que son interprétation soit conflictuelle.
48Avant tout, les musées biographiques sont des lieux de reconnaissance nationale, dans une dialectique du local et du national où le premier des termes ne prend tout son sens que grâce au second. L’importance du local, nous l’avons vu, n’est pas mineure. Mais elle ne vaut que si les atouts et ressources locales enrichissent les représentations nationales ; que si le passé local apporte un plus à l’histoire du pays tout entier, une sorte de couleur supplémentaire qui va dans le sens de la diversité de la France, certes, mais dans un cadre unitaire.
49La plupart d’entre eux, en effet, présentent une vision unitaire de l’histoire, loin des guerres franco-françaises, proches du consensus républicain. De sorte qu’il ne semble pas exister de contre-mémoire biographique, pas d’histoire alternative passant par un personnage clé26. De fait, la France contestataire et contestée est pratiquement absente des musées biographiques. Ainsi le faible nombre de femmes représentées correspond bien à la place réservée jusqu’à ces dernières années à ces (encore) « éternelles oubliées de l’histoire » ; et si Louise Weiss bénéficie d’un fonds de quelque importance, au musée des Beaux-Arts d’Arras, nous devons cependant constater que sa mémoire n’est pas honorée par l’existence d’un musée biographique.
50De même, les rois ne sont pas représentés, sauf Louis-Philippe (au château d’Eu, en Seine-Maritime). 1789 bien sûr explique en partie cela, mais il est vrai que nous aurions tort de négliger le grand nombre de lieux, liés à l’art ou à l’architecture (bien plus prestigieux que les musées biographiques), qui évoquent la royauté (comme par exemple, la basilique de Saint-Denis). Et encore faut-il ne pas oublier Versailles et Louis XIV, « transformé en héros républicain » (Joël Cornette) et largement plébiscité, encore aujourd’hui, par les Français (cf. Les Héros des Français, op. cit.). Dans le même ordre d’idée, nous devons aussi nous interroger sur la quasi-absence de musées biographiques consacrés aux présidents de la République, puisque seuls Poincaré, De Gaulle et Mitterrand ont leur lieu de culte. Sur 22 présidents, c’est relativement peu ! alors que la fonction a quelque prestige. Devons-nous chercher la raison de ce paradoxe dans le fait que, aux yeux des responsables des collectivités territoriales, les musées strictement politiques pourraient ne pas être appréciés par leurs mandants, parce que n’étant pas assez consensuels ?
51De même, la force de l’idée laïque (même s’il n’y a pas de musée Émile Combes…), le scepticisme et la méfiance à l’égard de la religion expliquent le fait qu’il n’y ait que très peu de personnages religieux honorés (trois seulement dont Calvin dans l’Oise)27. Et du reste, il n’y a pas non plus de militants syndicalistes (tels que Pouget, Jouhaux ou Frachon)28, ni de vendéens, ni de camisards, ni de musées consacrés à des « capitaines d’industrie » (évoqués il est vrai par ailleurs, de temps à autres, dans les musées d’industrie ou de métiers), ni de musées honorant des militants anarchistes (tels Jean Grave ou Sébastien Faure) ou des marginaux (tel Mandrin), ni des établissements consacrés à la mémoire de personnages liés aux grandes cassures historiques de notre pays, de la révolution de 1848 à Vichy, en passant par la Commune.
52Enfin, en ce qui concerne les régionalistes actifs ou séparatistes, seule la figure du patriote corse Pascal Paoli peut être signalée (musée situé à Morosaglia dans l’Île-de-Beauté) ; mais si elle symbolise la Corse éternelle et courageuse, maîtresse d’elle-même, contre toute pression extérieure, elle ne porte pas atteinte à l’unité nationale29.
53Au total, cette absence de contre-mémoire biographique trace bien les contours du « panthéon national consensuel ». Jean Jaurès ou Léon Blum sont un peu des exceptions qui confirment la règle, même si (fort heureusement) ils peuvent être relativement bien acceptés par ceux-là mêmes qui ne se réclament pas de leur œuvre ni ne s’inscrivent dans les lignes qu’ils ont tracées30.
54En effet, ce côté consensuel n’enlève rien au fait qu’une partie des musées biographiques demeurent des enjeux liés à l’actualité. Pour deux raisons principalement : premièrement parce que l’histoire est sans cesse enrôlée dans les discussions présentes, tout autant qu’au xixe siècle, ce qui est tout à fait compréhensible en raison de la place et du rôle des historiens dans notre pays31. L’histoire perçue évolue toujours entre science et mémoire. Et l’on sait qu’il n’y a pas d’histoire sans acteurs. Pour ces raisons, il paraît nécessaire « d’occuper le terrain » coûte que coûte lorsqu’on veut marquer ou agir sur le présent. Car le passé légitime le présent tout autant que les projets d’avenir. On attend donc de l’historien qu’il explique le passé mais aussi qu’il justifie ou condamne le présent en puisant dans notre histoire des événements ou des figures emblématiques dans lesquels chacun ou chaque groupe social puisse lire son identité supposée ou réelle. Et de ce point de vue, puisque chaque « famille idéologique » à ses propres historiens, on se trouve souvent pour un même événement ou un même personnage en face de lectures historiques différentes voire opposées (même si, bien sûr, toutes ces lectures n’ont pas la même importance). Même les images et personnages consensuels de notre passé national peuvent être différemment interprétés par le grand public selon la position qu’on occupe dans le champ social et politique. Ainsi en est-il pour de Gaulle, Louis XIV, Jeanne d’Arc et Napoléon, par exemple, tous quatre placés couramment en tête du hit-parade historico-biographique tant par les sympathisants de droite, du centre et de gauche, même si l’on peut retirer de leur vie, de leur action et de leurs œuvres des enseignements tout différents ; d’autant que nous ne devons pas exagérer le caractère consensuel de certains personnages : nous croyons l’avoir montré en ce qui concerne Jaurès.
55Si des musées biographiques demeurent des enjeux liés à l’actualité c’est aussi – et c’est la deuxième raison – parce que ces musées sont confrontés à des situations précises qu’ils ne peuvent pas maîtriser. Jouent à ce niveau le rôle et les relations entretenues avec les héritiers et les donateurs, avec les notabilités locales et les associations littéraires ou scientifiques ou historiques, souvent de tendance conservatrice, autour desquelles se sont historiquement constitués les fonds. Joue aussi la sujétion plus ou moins grande de ces établissements aux « institutions gouvernantes » (mairies, conseils généraux, conseils régionaux, drac…) qui tiennent en main, par le biais de financements directs et indirects, les rênes de chaque établissement, et qui en orientent donc les activités plus ou moins ouvertement, ne serait-ce qu’en suscitant l’autocensure des conservateurs… Enfin, le contexte politique et social dans lequel est inséré chaque musée biographique se révèle souvent d’une importance capitale, même si aucune généralisation ne paraît possible en l’état actuel de la recherche. L’absence de relation que le Centre national et musée Jean Jaurès entretient avec la Société culturelle du pays castrais en est un bon exemple, de même que les rapports épisodiques et fort lâches que nous avons connus pendant fort longtemps avec la drac Midi-Pyrénées qui, pendant plusieurs années, a tout fait pour ignorer nos activités (jusqu’au dossier perdu…). Et que dire des ambiguïtés de la politique municipale de la ville de Castres lorsqu’en 1989 les élections portèrent à la direction des affaires locales une équipe marquée à droite alors que le Centre national et musée Jean Jaurès devait sa naissance à l’équipe de gauche sortante ?
56Parfois le musée biographique n’est crédité d’aucune valeur et d’aucun intérêt. D’autres fois, les institutions ou les collectivités territoriales jugent plus prestigieux et plus opportun d’aider ou de suivre d’autres établissements plus consensuels… Voilà bien des écueils qu’il faut arriver à éviter pour que fonctionne de façon cohérente et dynamique un vrai projet muséographique.
57Pour autant, la typologie des musées biographiques que nous avons dressée ainsi que les problèmes particuliers qu’ils doivent surmonter ne sauraient masquer d’autres contraintes tout aussi importantes qui touchent au fondement même de l’activité de ce style d’établissement culturel : commémorer ? encenser ? présenter ? évoquer ?
58Ainsi en est-il de ce que l’on peut appeler la « tyrannie du document », même si la place du document est d’intensité variable et change en fonction du personnage et de la nature du fonds. Souvent, la lecture demeure le vecteur d’accès et de compréhension principal et premier (avant l’émotion, la beauté…), ce qui pose des problèmes divers : ceux des niveaux de lecture, de la rédaction des commentaires et cartels, de la mise en forme du contexte, de la chronologie… Quelle part réserver à tout cela ? et pour quel « public moyen » cela doit-il être fait ? Ces questions sont d’autant plus importantes que les musées biographiques sont souvent des établissements de proximité, fréquentés par un public populaire de différentes classes d’âge et de toutes catégories socioprofessionnelles (contrairement à la plupart des musées qui ont gardé un caractère élitiste). Néanmoins, son centre d’intérêt étant particulièrement ciblé, le musée biographique court le risque de se comporter en « musée-culte », voire en « musée-pèlerinage » replié sur lui-même, aidant essentiellement une catégorie de la population à se ressourcer, sans chercher à diffuser des connaissances renouvelées ou sans assouvir la curiosité du plus grand nombre. Si ce risque semble plus important pour les musées consacrés à des personnages politiques, il ne peut être ignoré des autres musées biographiques car l’aura qui entoure n’importe quel écrivain ou n’importe quel scientifique peut très bien aussi, pour des gens cultivés comme pour des scolaires, se muer en culte : à ce niveau la différence n’est peut être pas bien grande entre le militant de gauche qui visite le musée Jaurès, le protestant qui se rend au musée Calvin, le scientifique qui parcourt le musée Pasteur et le professeur de littérature qui amène ses élèves au musée La Fontaine. Le risque du culte (et donc, au bout d’un moment, de la platitude) est d’autant plus important que la documentation disponible pousse elle-même sans cesse à la personnalisation à outrance, puisqu’il est plus aisé de montrer le personnage que d’évoquer son œuvre, plus facile de présenter ses actions (personnelles) que sa pensée (fruit d’une époque tout autant que d’un génial cerveau).
59À ces exigences muséographiques s’ajoutent encore des contraintes humaines, matérielles, idéologiques, ayant trait à la légitimité des politiques culturelles territoriales (jamais évidente) ou à la place réservée à l’initiative privée ou associative (problèmes de personnel, de budget, de compréhension…). Demeurent en débat aussi les rapports avec les pouvoirs établis et l’administration, l’optique étant de rechercher le consensus, de répondre à une question opportune, de suivre la demande (scolaire ou autre)… On connaît, par exemple, dans notre société en quête de repères nouveaux, l’importance des commémorations, des anniversaires, des communions collectives autour d’un événement ou d’une idée. Et l’on sait aussi que le système électoral suscite souvent le nivellement des idées et des comportements lorsque les débats et les actions sont dominés par les élus. Ces deux tendances font en permanence courir le risque aux musées biographiques (comme à tous les musées d’histoire en général) d’être mis à contribution dans un but bien précis, réduisant la fonction muséale à une fonction utilitaire et pratique, dans une visée de court terme préjudiciable à l’image et au rayonnement de l’établissement. Se pose aussi assez couramment la question des liens avec le monde scientifique. Le musée biographique doit-il être une sorte d’illustration ou de catalogue d’images complétant les biographies savantes que l’on trouve sur le marché ? En tout état de cause, il ne doit pas les ignorer, ni méconnaître leur(s) faiblesse(s) ou leur(s) caractère(s) novateur(s). Mais il doit être autre chose parce que son public est plus large et plus diversifié que le lectorat des biographies et car, en dépit de leurs liens évidents et nécessaires, nous ne saurions confondre « l’histoire savante » avec le travail de vulgarisation/diffusion populaire, car la déchirure sociale opère à tous les niveaux, accroissant même les inégalités devant le savoir.
60En dehors des relations nouées avec le milieu des historiens, les musées biographiques peuvent bénéficier de nouvelles possibilités d’expansion et d’expression, grâce aux supports iconographiques modernes, aux nouvelles technologies qui permettent de travailler en réseau, et grâce à toutes les activités et aux supports de communication qui se sont développés ces dernières années – expositions temporaires, catalogues, conférences-débats, films documentaires… Tout cela peut en effet aider ces établissements à se faire connaître et à mieux diffuser autour d’eux, à mieux rayonner en permettant de sortir des cadres hagiographiques trop stricts. Tout cela peut aussi contribuer à amoindrir la personnalisation trop prononcée de certains choix muséographiques, notamment en replaçant le personnage dans son époque, en faisant mieux connaître son milieu et son entourage, en insistant ponctuellement sur des points obscurs ou secondaires. Mais là aussi, la prudence et la rigueur doivent dominer car on a tôt fait de retomber sans le vouloir dans les cycles commémoratifs, surtout quand une date opportune peut dynamiser la vie d’un musée ou le mettre sous les feux de la rampe (Jaurès ayant vécu intensément les années 1890-1914, il est toujours tentant, au musée de Castres, d’organiser une activité autour d’un thème du style « Il y a cent ans… »).
61Revenons donc pour conclure à Jaurès (que du reste nous n’avions pas vraiment abandonné). S’il est à présent au musée, il s’avère qu’il demeure toujours délicat de l’y maintenir sans trop dénaturer sa pensée car son image et sa mémoire sont difficiles à traiter et car, plus que la plupart des autres musées biographiques, le Centre national et musée Jean Jaurès est soumis à des contraintes de base parfois compliquées à surmonter. Nous nous efforçons de mieux saisir (et prolonger) l’actualité d’une pensée plutôt que d’enrichir le culte jaurésien lui-même, même s’il n’est pas toujours évident de faire le partage entre des approches aussi différentes que celles qui consistent à commémorer, à encenser, à honorer, à faire comprendre, à faire apprécier ou simplement à diffuser. Le recul dont on dispose à présent, trois générations après l’assassinat du tribun socialiste, y est pour beaucoup, de même que la ferme volonté, affirmée à maintes reprises, de tenir compte tout à la fois des objectifs fixés par la ville de Castres (dont dépend le Centre national et musée Jean Jaurès) et des desiderata proprement scientifiques de la Société d’études jaurésiennes et des historiens et historiennes ami(e)s (comme Rolande Trempé) qui ont grandement contribué à sa création et qui soutiennent ses activités avec gentillesse, compétence et volonté militante.
62Pour autant, les caractéristiques propres aux musées biographiques, la diversité et les entrelacements des lectures et des héritages jaurésiens, la force de l’iconographie anti et pro-jaurésienne ainsi que l’actualité de sa pensée, en contexte d’alternance politique locale et nationale, tendent à faire percevoir toute activité, toute exposition ou tout discours sur Jaurès comme le résultat d’une instrumentalisation partisane du personnage, de sa pensée et de son œuvre, dans le Tarn bien sûr, mais aussi sur l’ensemble du territoire national. Car, aujourd’hui encore, Jaurès dérange à droite parce qu’il est Tune des grandes références de la gauche unie ; et il peut aussi irriter à gauche, parce que les deux grandes familles apparues à Tours s’en disputent la mémoire. À tout le moins, on sait qu’il ne laisse pas indifférent…
63À la fois lieu de mémoire consensuel et enjeu de mémoire vive, l’objet muséographique Jaurès s’inscrit donc bien dans le panthéon national de la culture française tout en se mouvant au sein des clivages politiques et militants les plus évidents et les plus apparents, sans pour autant jouer le rôle d’un faire-valoir universel ni celui d’une contre-mémoire biographique.
64Cette singularité est à moitié perçue ou à moitié affirmée, y compris par ceux qui souhaitent ou pensent se situer dans le prolongement de son œuvre et de son action. Jointe aux contraintes de base des musées documentaires (« tyrannie » du document iconographique, contrainte de la lecture, diversité des publics…) et aux difficultés inhérentes à toute intervention culturelle (contraintes humaines, matérielles et politiques), elle impose des obligations particulières aux responsables administratifs et politiques qui en ont la charge : le contrôle de toute activité et de toute action doit se faire a posteriori, sans « pilotage » politique strict, la maîtrise des choix muséographiques devant dépendre, dans un esprit de responsabilité sociale, de la connaissance historique et historiographique ainsi que de la maîtrise des enjeux liés à l’actualité. C’est à ces conditions, sans cesse remises en débat, qu’une pensée aussi vivante que celle de Jaurès a pu entrer dans un musée sans s’y laisser enfermer et sans perdre son originalité, tout en étant retravaillée par les questionnements les plus brûlants de notre fin de siècle.
Notes de bas de page
1 Plus qu’un article de recherche, cette contribution se présente avant tout comme une « intervention historienne » enrichie par une pratique professionnelle de treize années. Si cette réflexion, centrée sur les enjeux de l’image et de la mémoire de Jaurès, s’appuie sur l’ensemble de la recherche jaurésienne, j’ai négligé d’en citer toutes les sources, préférant mentionner en notes les articles, ouvrages et remarques relevant directement de mon sujet, sans hésiter, dans le corps du texte, à noter des événements, anecdotes ou faits précis auxquels j’ai dû faire face ou qui se sont révélés à moi depuis que je dirige le Centre national et musée Jean Jaurès de Castres (1987). En ce qui concerne le culte voué à Jaurès après sa mort, cf. Madeleine Rebérioux, Jaurès – La Parole et l’acte, Découvertes Gallimard, 1994, chapitre 1.
2 Les archives du musée Jaurès en portent témoignage, notamment la correspondance de Gaston Poulain.
3 Cf. Catalogue de l’exposition du centenaire de la naissance de Jaurès, musée Jaurès, mai-octobre 1959.
4 Le fait que le musée Jaurès ait été porté sur la liste des musées classés dès 1957 n’y changea pas grand-chose.
5 D’autres éléments pourraient être avancés, notamment le rôle déjà mentionné de la Société d’études jaurésiennes, mais ceux-là me paraissent vraiment primordiaux parce qu’ils se trouvent à la source même des décisions qui ont été prises.
6 Cf. entre autres, Laurent Gervereau, Voir, comprendre, analyser les images, La Découverte, Guides Repères, 1997, et Régis Debray, Vie et mort de l’image – Une histoire du regard en occident, Paris, Gallimard, 1994.
7 Émile Mâle fait bien exception avec son étude de 1898 sur l’iconographie du Moyen Age, de même que Gaby et Michel Vovelle qui, en 1970, avaient fait paraître leur recherche sur la Mort et l’au-delà du xve au xxe siècles, recherche réalisée d’après les autels des âmes du Purgatoire. Citons cependant les travaux de Maurice Agulhon, de Marc Ferro, de François Garnier et de Jean Wirth et renvoyons seulement à deux ouvrages collectifs récents : Michèle Ménard, Annie Duprat (dir.). Histoire, images, imaginaire (fin xve début xxe siècles), Le Mans, Université du Maine, 1998, et Stéphane Michaud, Jean-Yves Mollier, Nicole Savy (dir.), Usages de l’image au xixe siècle, Paris, Créaphis, 1992.
8 Jean Jaurès, l’époque et l’Histoire, Centre national et Musée Jean Jaurès, 1994 (réédition janvier 2000).
9 Je reprends ici ce que j’avais écrit en préface à un opuscule édité à peu d’exemplaires : Jaurès en son temps, ou la lumière du verre, catalogue de l’exposition réalisée par le Centre national et musée Jean Jaurès et le musée Arthur Batut, 1996.
10 Selon la remarque judicieuse de Serge Nègre, responsable du musée Arthur Batut de Labruguière. Cf. aussi Gaston-Louis Marchai, Jaurès et les arts plastiques, Castres, 1984, et Michel Launay, Camille Grousselas, Françoise Prigent, Œuvres de Jean Jaurès, tome 16, Critique littéraire et critique d’art, Fayard, 2000.
11 Cf. ma contribution au catalogue du Centre Jaurès déjà mentionné : Jaurès et la caricature. De l’humour à la propagande.
12 En 1994 encore, lorsqu’il fut à l’origine de la création du spectacle Ils ont tué Jaurès, Paul Quilès m’avait fait part de sa surprise en constatant que dans le Carmausin même, c’est-à-dire là où les anti-jaurésiens ont pu œuvrer sans trop de retenue de 1893 à 1914, un très grand nombre d’habitants s’imaginaient qu’en cette « terre jaurésienne », le grand homme avait toujours été aimé et soutenu de façon unanime… Pour avoir des témoignages et des éléments factuels sur cette question, on peut se reporter à Françoise Couzier-Bacca, La Mémoire de Jaurès dans la région de Carmaux, Mémoire de dea, ehess, Toulouse, 1997.
13 Cf. Françoise Prigent, « L’opération Panthéon », Bulletin de la Société d’études jaurésiennes, no 21, 1966, et Avner Ben-Amos, « La “panthéonisation” de Jean Jaurès. Rituel et politique pendant la IIIe République », Terrain, no 15, 1990. On aurait tort cependant de penser que la translation des cendres de Jaurès au Panthéon a tiré irrémédiablement son image vers le conformisme ou le consensuel. Certes, il en alla ainsi dans le jugement des communistes : pour eux, Jaurès au Panthéon était embourgeoisé et récupéré par le « réformisme ». Mais jusqu’à une date très récente, ni ce lieu ni ses hôtes n’étaient consensuels car la Droite ne les appréciait pas ; de sorte que l’hommage-événement de novembre 1924 ne fit pas pour autant remonter Jaurès dans le cœur et la pensée des réactionnaires et du « peuple de Droite ».
14 Ce dont je peux témoigner bien modestement puisque, issu d’une famille communiste, j’ai bien été en contact, dès mon plus jeune âge, avec les centaines d’ouvrages de la bibliothèque de mes parents, mais il n’y avait jusqu’à ces dernières années aucun titre de Jaurès ou sur Jaurès. Autres temps, autres idoles : aujourd’hui le leader socialiste est la figure emblématique du « peuple communiste ». Cf. « Les héros des français », L’Histoire, no 242, avril 2000.
15 Un effort récent cependant mérite d’être signalé ; il s’agit de la création, à l’université Toulouse-Le Mirail, d’un nouvel enseignement d’histoire, de niveau licence, Archives et images, dans lequel tous les aspects de l’image sont abordés. Sur ces questions, on peut encore se reporter avec fruit à l’ouvrage de Serge Tchakhotine, Le Viol des foules par la propagande politique, Gallimard, 1939.
16 Cf. notamment Jean-Pierre Rioux, « Lectures posthumes de Jaurès », dans Jaurès et les intellectuels, Éditions de l’Atelier, 1994.
17 La place fort minime réservée à Jaurès dans les manuels scolaires du secondaire corrobore cette idée.
18 De fait, on sent peu, dans une ville comme Castres, que Jaurès est récupéré par la Droite modérée et républicaine, même si quelques personnalités font exception. Sur ce point, il me semble que Jean-Pierre Rioux force un peu son optimisme… (cf. art. cité). Par ailleurs, il convient de signaler que lorsque Paul Quilès s’est fait élire député de Carmaux, il lui a paru nécessaire de s’inscrire dans les pas de son illustre prédécesseur (en créant durant l’été 1994 un spectacle vraiment réussi), s’imaginant, à tort ou à raison, qu’il lui fallait à tout prix en passer par là pour réussir et ancrer dans la durée son récent « parachutage » dans le Tarn…
19 Cf. Pierre Cabanne, Nouveau guide des musées de France, Larousse, 1997. J’ai choisi de réaliser cette étude en me basant sur ce guide, en raison de sa grande richesse et aussi en raison de son ancienneté : la première édition de cet ouvrage date, en effet, de 1984, et après cinq éditions successives, l’auteur a bien pris soin de compléter et de rectifier les informations tout en les actualisant. De plus, si j’ai préféré travailler sur ce guide plutôt que sur un autre, c’est parce que j’avais déjà réalisé une étude semblable en 1996, à partir de la première édition (étude non publiée alors, mais ayant servi de base à une intervention faite au séminaire de l’École du Patrimoine sur les musées d’histoire en France, Caen, 18-20 mars 1996). Il pouvait être intéressant, a priori, de comparer les résultats à dix ans d’intervalle. J’y ai pourtant renoncé en raison des faibles différences relevées d’une édition à l’autre, le monde des musées biographiques ne s’étant pas vraiment renouvelé dans un espace de temps aussi réduit.
20 Au total, le Nouveau guide mentionne plus de 170 musées consacrés à des personnages, mais j’ai enlevé de mon décompte une trentaine d’entre eux dans lesquels lesdits personnages ne constituent pas les seuls centres d’intérêt. En outre, j’ai aussi laissé volontairement de côté les musées d’art consacrés à un artiste en particulier ainsi que ceux qui mettent en valeur plusieurs personnages sans en privilégier véritablement un. Par exemple, je n’ai inclus dans mon corpus ni la Fondation Bugatti de Molsheim, qui a pour réel centre d’intérêt les voitures de cette marque, ni le Musée Sem de La Cassagne (Dordogne) consacré au célèbre caricaturiste de la première moitié du siècle.
21 Cette typologie, pour schématique qu’elle soit, n’en demeure pas moins indispensable, me semble-t-il, pour comprendre les spécificités et les enjeux de cette catégorie de musées. Il serait d’un grand intérêt qu’une étude plus fouillée comble les lacunes de cette première approche, quitte à rectifier ou infirmer mes affirmations. D’autant qu’il y a lieu de mettre en rapport l’essor de ces musées biographiques (évident depuis les années cinquante) avec le déclin des (ou la désaffection pour les) statues. Je souscris donc tout à fait (en l’en remerciant) à la remarque écrite qu’a bien voulu me faire Maurice Agulhon après lecture de cette contribution : « On fait de moins en moins de statues, on méprise et parfois on ignore celles qui existent, mais en revanche on fait des musées ! Ces deux aspects du travail de la mémoire doivent être envisagés ensemble. » Sur ce point on se reportera avec fruit aux actes d’un récent colloque dans lequel M. Agulhon avait avancé cette idée. Cf. Gervereau Laurent (Dir.), Peut-on apprendre à voir ?, Paris, L’Image-École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1999.
22 Mentionnons aussi pour mémoire quatre autres femmes honorées en même temps que leur compagnon : Marie Curie, à Paris, Jeanne Blum, à Jouy-en-Josas, Elsa Triolet, à Saint-Arnoult-en-Yvelines, ainsi que Eugènie de Guérin, à Andillac.
23 On perçoit bien une nouvelle fois les limites évidentes de cette typologie, puisqu’il faudrait mettre en œuvre un travail de recherche de grande ampleur pour collationner et interpréter les éléments d’information qui font défaut : date de création, équipement, budget, réalisation, fréquentation, organisation administrative…
24 Cf. la grande fresque Les Lieux de mémoire, publiée chez Gallimard de 1978 à 1992, sous la direction de Pierre Nora.
25 Cf. Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel, 1994.
26 Philippe Joutard avait déjà évoqué, à propos de l’histoire de France, « l’échec des mémoires alternatives » dans une étude fort riche et vraiment stimulante : « Une passion française : l’histoire », dans André Burguière, Jacques Revel (dir.), Histoire de la France – Les formes de la culture, Le Seuil, 1993.
27 Il reste, là encore, que l’histoire religieuse (mais peut-être pas vraiment les religieux eux-mêmes) est très largement présente dans d’autres lieux tels que les musées d’art, les cathédrales, les églises…, au bout du compte bien plus visités que les musées biographiques.
28 Ce qui peut surprendre quand on pense au relatif succès du Maitron.
29 Signalons cependant que l’histoire régionale est présente dans de nombreux musées de province, mais généralement sous une forme « folklorisée » et non biographique.
30 Il est intéressant de noter que dans la première édition du Guide des musées de France, Marcel Cachin était encore honoré à Choisy-le-Roi, alors que ce musée n’est plus mentionné dans la dernière édition.
31 Ces dernières années, les ouvrages ou articles portant sur ces questions ont été fort nombreux. Citons seulement François Bedarida (dir.), L’Histoire et le métier d’historien en France – 1945-1995, Éditions de la msh, 1995, et « La responsabilité sociale de l’historien », Diogène, no 168, 1994.
Auteur
Directeur du Centre national et musée Jean Jaurès, Castres.
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