Conclusion
p. 331-334
Texte intégral
1Au terme de nos recherches, un certain nombre de réflexions peuvent être faites, à partir des convictions que nous avons pu nous forger. Après avoir mesuré avec le maximum de précision possible le niveau d’instruction des populations de Haute-Guyenne et avoir analysé leur acculturation, il est clair que les progrès de l’alphabétisation sont indéniables au xviiie siècle. Ces progrès ont été nettement sous-estimés par les méthodes de comptage traditionnel ; l’analphabétisme des campagnes de l’Est du Bassin aquitain s’est trouvé, depuis Dupin, exagérément amplifié. Deux enseignements peuvent être tirés des statistiques dont nous avons donné les résultats. En premier lieu, observons que, globalement, l’alphabétisation a doublé entre la fin du xviie et la fin du xviiie siècle. Ainsi, un homme sur trois est capable de signer à la veille de la Révolution, avec des écarts assez élevés, entre les villes et les campagnes, ou bien entre le sud du Rouergue où les progrès de l’alphabétisation sont les plus nets et les coteaux du Bas-Quercy où les pourcentages relevés sont les plus faibles. À ces progrès quantitatifs s’ajoutent des progrès qualitatifs. De fait, la grande majorité des signataires, à 90 %, témoignent de leur capacité à écrire ce qui n’est pas le cas, semble-t-il, dans d’autres provinces où les signatures informes ou illisibles apparaissent relativement nombreuses, comme dans la France de l’Ouest étudiée par Jean Quéniart. Si l’on compare aux chiffres indiqués, à la fin de l’Ancien Régime, par l’enquête Maggiolo, par Alain Molinier en Ardèche1 où la moyenne des signatures des hommes se situe entre 30 et 40 %, l’alphabétisation de la Haute-Guyenne se situe à un niveau légèrement inférieur, ce qui témoigne dans ces deux régions, du retard de la scolarisation par rapport à la France du Nord.
2Pourtant que de progrès réalisés, depuis le début du xvie siècle, sur les chemins du savoir, grâce à l’amélioration de l’instruction des enfants que nous avons pu discerner à travers des sources très diverses. Le fait nouveau par rapport aux recherches antérieures, c’est d’avoir constaté qu’à côté d’une école considérée comme officielle dont les maîtres sont rémunérés par les communautés, se trouvent d’autres maîtres d’écoles, des clercs ou des saisonniers de l’écriture, directement rémunérés par les parents. L’existence de nombreuses « écoles cléricales » auxquelles peu de chercheurs se sont intéressés, permet de souligner, au xviiie siècle, la très forte demande sociale d’instruction, de la part des populations rurales.
3Nos efforts ont consisté à pénétrer au cœur des rapports sociaux pour essayer de comprendre le cheminement culturel que les populations rurales et urbaines ont suivi, depuis le xviie siècle. Le fait majeur, c’est la progression de l’alphabétisation rurale tout particulièrement celle des laboureurs qui restaient faiblement alphabétisés au temps de Louis XIV, et dont près de la moitié se montrent capables de signer les minutiers des notaires à la veille de la Révolution. Ces laboureurs s’agrègent alors à la minorité des notables locaux, quelques familles de bourgeois, de notaires ou d’hommes à talents. Instruits et connaissant bien leurs droits, ils s’imposent dans la gestion des affaires des communautés et, surtout, prennent la tête des contestations dans les campagnes, à l’égard des exigences jugées inacceptables des seigneurs ou du clergé.
4La culture de ces élites est apparue, en Haute-Guyenne parfaitement conforme à l’esprit du temps, et même si les idées des lettrés échappent au « simple peuple », il ne faut pas en conclure sa totale ignorance, si ce n’est dans les campagnes les plus isolées. La transmission des idées et des comportements collectifs nouveaux s’est probablement effectuée, grâce à la francisation et à l’acculturation progressive des notables locaux. Les liens entre la culture des élites et celle de ces notables apparaissent concrètement réalisés, si l’on tient compte de la prolifération des livres et des gazettes, ou des échanges qui se réalisent, au sein de quelques sociétés de Lettres suffisamment ouvertes pour accueillir un nombre croissant de gens instruits. Ces liens ont contribué à la naissance de « sensibilités prérévolutionnaires », prêtes à de grands changements, et qui s’expriment dans les cahiers de doléances, ainsi que dans les délibérations municipales, à partir de 1790.
5Les clivages qui opposent ceux qui sont acquis aux idées nouvelles et ceux qui restent attachés aux idées traditionnelles sont apparus, dès le milieu du xviiie siècle. Au cœur de ce débat, se situe la place que l’on doit accorder à l’instruction populaire. Une ligne de partage traverse alors les couches supérieures de la société : noblesse, clergé, riches citadins ou notables ruraux. Les uns sont gagnés aux idées des physiocrates et souhaitent une alphabétisation accrue au nom du progrès ; les autres restent attachés, dans l’Est aquitain plus qu’ailleurs, à l’idée d’une instruction réservée à une élite. Ce clivage apparu au cours du xviiie siècle, est probablement un des plus déterminants dans la naissance d’une opinion publique. À partir de la Révolution, il encourage les notables locaux les plus traditionalistes à refuser la scolarisation des enfants en considérant, comme le proclament les plus cyniques d’entre eux, que le meilleur moyen d’être assuré de la docilité des humbles était de les maintenir dans l’ignorance. Cette conception élitiste du savoir, héritée de l’esprit des Lumières, prévaut pendant des décennies au début du xixe siècle. Elle se trouve rarement exprimée dans les nombreux rapports destinés au ministère de l’Instruction ou aux inspections académiques qui déplorent les retards de la scolarisation et de la francisation dans les campagnes sans que rien ne soit fait pour combattre les conservatismes qui les encouragent.
6Face à eux, les partisans d’une école pour tous, dans une société plus juste, eurent beaucoup de mal à faire admettre qu’une des clés du progrès économique et social, comme l’entendait Dupin, passait par l’instruction des enfants. Ainsi, les discussions sur l’école ont souvent opposé les notables municipaux, dans la continuité des débats de l’Ancien Régime, et les objectifs ambitieux, fixés par la Révolution sur l’éducation de la jeunesse, ont beaucoup de mal à se réaliser. Il faut attendre la loi Guizot, en 1833, pour imposer, dans toutes les communes de plus de 500 habitants, la création d’une école primaire et parachever, dans le Sud-Ouest, une mutation décisive de l’alphabétisation populaire, ébauchée pourtant depuis deux siècles. Enlevant aux notables leur rôle d’intermédiaires cultivés et, par conséquent, les privant de leur fonction de mandarins, cette mutation décisive favorise l’accès d’un nombre croissant de citoyens à des responsabilités dans la vie sociale et politique2. La remise en cause de la société hiérarchisée, avec ses pesanteurs traditionnelles, ne se trouve, par conséquent, totalement réalisée, dans les provinces méridionales, qu’au terme de ce processus d’acculturation populaire qui constitue le prolongement essentiel de la Révolution : la « régénération » de l’esprit des hommes.
Notes de bas de page
1 Alain Molinier, « Les difficultés de la scolarisation et de l'alphabétisation sous la Restauration : l'exemple ardéchois », Annales du Midi, article déjà cité.
2 Sur ce point : Daniel Halévy, La fin des notables, Paris, 1930. Elle se situe pour lui, à la fin du xixe siècle, avec la mise en place de la démocratie.
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