La fuite et le refuge à propos de quelqu'un ou le livre de Moïshe1
p. 197-201
Texte intégral
1Moïshe est né en 1900 dans un petit village de Pologne entre Lodz et Varsovie. Fils d'une nombreuse famille, garçon d'écurie dès l'âge de huit ans, il se débrouille comme il peut pour vivre jusqu'à ce qu'il décide de venir en France en 1923. L'ouvrage est construit à partir des huit entretiens que sa fille a pu avoir avec le vieil homme avant qu'il ne meure à 90 ans. On y décrit le caractère particulier d'une génération, d'une origine, celle des Juifs de Pologne de l'entre-deux-guerres, mais aussi la réaction particulière d'un individu aux événements qu'il a traversés.
2Son existence est scandée par deux rythmes extrêmes, deux espaces de tribulation et d'isolement : la fuite et le refuge. Durant la guerre contre les Rouges où il a été obligé d'aller à la place d'un frère aîné dont la mort n'avait pas été déclarée, un autre frère le trouve mourant d'inanition sur la route. On le cache dans la soupente de la maison familiale et on le nourrit à la petite cuillère jusqu'à ce qu'il se remette. Il sort la nuit et quand la maréchaussée l'aperçoit, tel un personnage de Chagall, il saute de toit en toit pour lui échapper. Quand les pogromes se font trop intenses, il quitte le Shtetl pour se réfugier à Paris, au Pletzl. La rue François Miron lui sert de sas avant qu'il ne s'installe en proche banlieue. Là, seul ou presque parmi les habitants de Gentillys, au bord de ce qui deviendra un périphérique et qui s'appelait alors la « zone », près de l'égout à ciel ouvert qu'était devenue la Bièvre, son magasin de chiffonnier presque en plein centre de la ville ouvrière, il prospère grâce à un travail acharné.
3Avec la Seconde Guerre mondiale, le voilà pris dans la débâcle, fuyant à nouveau mais cette fois en compagnie de tout un peuple dont il ne comprend pas ce qui est à ses yeux de la couardise. La haine des Juifs qui l'avait fait partir de Pologne le rattrape et l'oblige à passer « la ligne de démarcation » et à se cacher en Corrèze. Sur la « Roche-aux-Nids2 », à une vingtaine de kilomètres de Brive, il se fait paysan parmi les paysans et cultive avec astuce le plus joli jardin du village.
4Après la Libération, en un lieu retiré des bords de l'Oise près de Royaumont, il bâtit à nouveau un havre de paix agencé selon une symbolique étonnante qui superpose la géographie à l'espace privé, la ville à la campagne, les points cardinaux à l'histoire. Son jardin ressemble en apparence à tous ces petits carrés des banlieues ouvrières faits de bric et de broc, juxtaposant pneus d'automobiles, pots de chrysanthèmes, lampadaires urbains et salades. Mais quand on le regarde de plus près, on y découvre une logique des lieux, plus « sauvage » peut-être que celle des villages Bororos décrits par Claude Lévi-Strauss. D'un certain point de vue, le jardin en son entier figure un appartement avec sa cuisine, sa cave, ses couloirs de distribution, ses chambres. D'un autre, les mêmes découpages dessinent une ville avec ses places, son opéra, ses fontaines et ses amoureux. D'un troisième, il embrasse le vaste monde avec sa banquise, ses océans, son équateur... Tout ce passe comme si, dans un acte de pacification extrême, Moïshe avait tenté là une réconciliation impossible entre les goûts de Czarna son épouse et les siens propres, entre le vaste monde et ses dangers et les clôtures de la sécurité.
5Enfin, un jardin sans volume, fait de traits et de signes, sans couleur et sans odeurs sinon celles plus déliées de l'encre et du papier, lui permet d'exprimer les sentiments plus précis d'une vie chargée d'embûches. La page blanche constitue l'ultime lieu de pacification. À peine scolarisé, il trouve là les moyens d'un dernier bricolage : un système de transcription orale qui lui permet de composer des poèmes attendrissants à la gloire d'une épouse vénérée mais aussi, à travers le récit d'événements douloureux, de retrouver une plénitude, une sagesse qui fut la grande quête, le sens ultime de son existence.
6Ainsi, après chaque traversée, il tente de construire un havre, une oasis de beauté. Les deux espaces se succèdent invariablement. À l'espace fuyant de la volte-face fait suite l'espace aérien et centré de ce que dans tous les sens du terme nous nommons culture. Depuis le potager niché sur les hauteurs granitiques du centre de la France, le petit parc de la périphérie parisienne qu'il a surnommé : mir lèïben zurük après guerre, le carré enjolivé de la feuille de papier jauni qu'il range avec soin dans les tiroirs d'un bureau d'acajou aux enluminures de cuivre, Moïshe passe et repasse les frontières en courant certes, mais en sachant aussi s'arrêter pour respirer le parfum d'une fleur, hésiter devant un mot énigmatique...
7Dernière échappée, sa mort brutale face au Jardin des Plantes, termine héroïquement la vie de cet homme en marche.
8Comme celle de tous ces ouvriers clandestins qui parcourent encore le monde, son existence participe de trois dimensions identitaires : nationale, certes, mais plus généralement diasporique et misérable. Il est Juif par la langue, Polonais puis Français par le territoire, homme du peuple par la société et les réflexes conditionnés... En définitive, son récit nous permet de mettre à l'épreuve les concepts couramment utilisés dans la presse, les média mais aussi la recherche sociologique. L'identité n'est pas seulement un fait social mais un processus complexe qui se situe plus dans l'interrogation et l'écart que dans l'assurance et la légitimité de sa propre existence individuelle et collective. De même, l'immigration n'est pas le seul fait du groupe bien délimité qui tente de s'installer en dehors de ses propres frontières. Si on le fait fonctionner comme un concept à l'instar de Goffman à propos du stigmate, on constate en effet que n'être pas à sa place - au sens propre comme au figuré - est un sentiment et surtout une crainte partagés par tous. Ceux que l'on nomme les immigrés ne sont peut-être que les figures extrêmes de cette incongruence qui nous guette sans cesse.
9Cette biographie nous permet également de proposer une explication de la xénophobie et du racisme qui nuance l'argument si souvent évoqué de la « haine de l'autre ». En effet, si l'on veut saisir au plus près la dialectique du même et de l'autre, il nous faut, c'est du moins l'enseignement que nous tirons de cette recherche, faire aussi intervenir à la manière de G. Simmel, les « variants » spatiaux de la proximité et de la méconnaissance, de la familiarité et de l'éloignement, où les peurs collectives puisent leurs aliments. Plus personne ou presque ne croit à l'infériorité « naturelle » d'un peuple ou d'une « race ». À notre époque, ce qui est en jeu surtout, c'est bien plus cette promiscuité – vécue comme telle – avec ceux que l'on comprend plus ou moins et dont les réactions semblent imprévisibles – trop proches ou trop lointaines – qui fait de la cohabitation un véritable problème politique.
10Moïshe a su se débrouiller avec les paysans de Corrèze parce qu'il connaissait parfaitement ceux de Pologne. Il a su se faire admettre des prolétaires de la banlieue rouge parce qu'il avait le même respect du travail et des valeurs familiales. Il est devenu cocardier et fier de son calot de soldat français parce qu'à la Pologne il avait emprunté son nationalisme exacerbé. Il a fait l'admiration des gens instruits parce qu'il portait au Livre un culte qui lui venait de sa tradition. Mais cette proximité venant d'un homme qui n'a jamais pu parler le français correctement, qui conservait des politesses, comme le baisemain, d'un autre lieu alors qu'il n'était qu'un vulgaire chiffonnier, qui fit toujours preuve d'une volonté farouche de « s'en sortir », en faisait non seulement un concurrent potentiel dont on se méfie, ainsi que l'analyse Michel Wieviorka, mais surtout quelqu'un de trouble, aux appartenances et aux visées à la fois proches et éloignées, trop indiscernables.
11D'un point de vue plus strictement méthodologique, la façon dont il a mené lui-même son récit lors de l'enregistrement montre les connivences que le magnétophone permet d'entretenir avec la tradition orale. Plus libre qu'on aurait pu penser, il a laissé le champ libre à l'auteur, permettant de glisser sa propre enquête au sein du récit d'un homme. L'ouvrage poursuit donc, à l'instar de son héros, des chemins courbes. À l'histoire fait suite une analyse qui constitue une pause de l'affect au profit de la réflexion. L'analyse se poursuit, alimentée par la vie d'un personnage dont tout l'intérêt réside dans la banalité et l'originalité tout à la fois. Il est représentatif de la partie la plus pauvre de la judaïcité de l'Europe orientale, certes, mais il n'est pas que cela. Il est un Juif, mais il n'est pas que cela. La sociologie qui imprègne l'ouvrage s'ouvre à la biographie mais en lui faisant subir ainsi une transformation assez radicale dans ses objectifs comme dans son style. Telle l'exception qui confirme la règle, tel le symptôme, elle tente de montrer ce qui en chacun relève du collectif et ce qui lui échappe. La vie des hommes et des sociétés n'est pas qu'obéissance aux règles, aux institutions ou aux lois dégagées par les analyses multi-variées de la science. Rappelons-nous que c'est de ne pas avoir compris cela que le matérialisme scientifique a connu aussi ses échecs les plus cuisants.
12À travers cette histoire minuscule, on observe de manière précise la façon dont un homme opère avec un destin qui semble pré-construit par les données économiques, culturelles et historiques de son époque. Sa parole est cahotante, certe,s mais, comme il le dit lui-même, elle vaut de l'or. Son récit n'est pas idyllique, mais il reste plein d'une tendresse heureuse. Ses fuites devant le pogrome, devant l'avancée allemande, devant l'antisémitisme de la collaboration, sont des cavales aventureuses et difficiles mais il y déploie une astuce et une sagesse qui ne font jamais défaut à son amour de la vie. Face à l'adversité, il sait se reposer et composer, telles autant d'oasis, ses jardins extraordinaires.
13Ceux qui le liront en pensant qu'il s'agit d'une biographie seront déçus, car il ne s'agit pas d'une vie très édifiante. Ceux qui le liront avec l'espoir d'y glaner des renseignements historiques seront déçus, car Moïshe ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà. Ceux qui cherchent le propos théorique sur l'altérité n'y trouveront pas leur compte car, tout en ne ressemblant à personne, Moïshe ressemble étrangement à tout le monde.
14Mais ceux qui cherchent à saisir sur le vif et au mot des notions vagues et indéterminées qui font pourtant la une des discours politiques et médiatiques, auront peut-être de quoi se satisfaire.
Notes de bas de page
Auteur
Université de Picardie, Amiens
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