L'intrigue de la conversion
p. 123-131
Texte intégral
1En arrière-plan historique et idéologique de la magistrale histoire de vie que retrace le livre de Y. H. Yerushalmi, De la Cour d'Espagne au ghetto italien1, il y a l'échec de la conversion imposée à l'ensemble de la population juive d'Espagne. Cette conversion n'a servi à rien pour « traiter » le problème juif, disent ceux qui tiennent les comptes de la foi véritable, et elle n'a pas empêché certains convertis, ceux qui sont précisément les plus « en vue2 », de parvenir aux plus hauts postes du commerce et de la finance. Elle n'a pas non plus empêché le judaïsme de renaître, dans les croyances et dans les pratiques, comme un crypto-judaïsme. La conversion forcée, les aveux arrachés, sont impuissants devant les crypto-juifs, et partisans occultes de l'ennemi idéologique. Bref, « les juifs reviennent ». Sans compter que convertis, ce sont des rivaux encore plus dangereux et dont l'influence est non seulement occulte, mais insidieuse. La judéité réapparaît ailleurs, sous d'autres formes et d'autres symptômes dont le traitement suppose des diagnostics innovants dont le premier, on ne le sait que trop, sera la grande première du bio-pouvoir de l'époque, la « limpieza del sangre3 ». Cette innovation ne se comprend que dans un contexte où la judéité, comme l'hystérie chez Freud, est perçue comme abritant structurellement une errance beaucoup plus profonde, rétive aux traitements répertoriés, une capacité à la double identité et une longue habitude de ses bénéfices secondaires. De plus, la ruse, si elle est occulte dans ses ressorts, se déploie dans la plus grande visibilité.
« Quand des milliers de Juifs furent baptisés en quelques dizaines d'années, dit Yérushalmi, ce fut comme si les Juifs avaient été transportés physiquement sous un autre costume, au beau milieu de la société chrétienne4 » (p. 14)
2Pour ceux qui contrôlent le double langage des sujets au tribunal de la foi, cette nouvelle espèce hybride, créée par effacement des différences et des incapacités légales, ne doit pas échapper aussi facilement aux mesures restrictives qui, elles-mêmes, requièrent d'autres moyens juridiques. La « nation juive métamorphosée » doit être contrôlée dans sa mobilité sociale et dans son accès aux grands ordres militaires ou civils, aux corps publics et municipaux. Et elle doit l'être d'autant plus qu'elle fonctionne comme la cheville ouvrière, la plaque tournante de la diaspora marrane et du « judaïsme métamorphosé » qui est alors en pleine croissance en Europe et tout autour de la Méditerranée. La dispersion, lorsqu'elle est couplée à la diversité des appartenances religieuses, parfois dans une même famille, donne aux juifs un avantage décisif sur leurs concurrents dans le commerce international. De ces marranes, qui ont eu accès aux sources de la philosophie et de la théologie occidentales et qui ont fréquenté les universités, Yerushalmi dit que ce sont les premiers juifs modernes. Qu'est donc cette modernité ?
3On pourrait répondre à cette question en examinant non pas la mobilité sociale des populations converties, mais la mobilité immanente à l'expérience de la conversion comme expérience anthropologique. À l'opposé de la conversion imposée, qu'est-ce que ce « retour à la foi » et qu'a-t-il de moderne ?
4Les deux frères dont nous parle Yérushalmi, Isaac et Abraham Cardoso, quittent ensemble l'Espagne de Lope de Vega et sa Cour, pour le ghetto italien. Le premier est connu pour avoir participé aux controverses de la société savante du XVIIe siècle et a écrit Las excelencias de los hebreos. Abraham, quant à lui, a joué un rôle de premier plan dans le mouvement messianique de Sabbataï Tsevi. Isaac Cardoso, moins visionnaire que son frère et plus âgé que lui de 23 ans, est le porte-parole et défenseur du judaïsme. Sa position dans la société savante le conduit à se montrer réticent à l'enseignement de la kabbale et aux dérives du messianisme populaire. À son frère qui lui reproche d'être hautain, il ne répond guère, persuadé qu'il délire et que le judaïsme n'a que faire de l'idée chrétienne de Messie souffrant. Isaac n'a pas retrouvé son identité juive pour sombrer dans les délices de l'extase : il est revenu à une vie juive publique. Connaissant le christianisme de l'intérieur, il est compétent dans l'espace public des controverses et des disputes, c'est-à-dire qu'il s'est rendu le droit de polémiquer avec ses contemporains comme membre de la nation à laquelle il a reconnu publiquement son appartenance.
5C'est là une différence essentielle dans la trajectoire des deux frères : la forme apologétique qu'adopte Isaac légitime la rivalité des croyances dans un espace de parole ouvert, à la fois présupposé par la dispute ou la polémique et que les controverses nourrissent. Quel est l'enjeu de ce débat ? On peut penser qu'il demeure orienté sur la question de la force d'inclusion d'une croyance qui est peut-être sa prétention à une certaine « laïcité ».
6Un récit de conversion, antérieur de cinq siècles, de Samau'al alMaghribi, est intéressant, de ce point de vue, dans son argumentation5. L'auteur, mathématicien et médecin du XIIe siècle, converti à l'islam en 1166, accuse les juifs d'ignorance et d'incohérence. Se présentant comme rationaliste et faisant de la raison l'arbitre suprême des arguments et des preuves concernant les faits, les croyances et la foi6, il utilise un argument qui a encore aujourd'hui toute sa fraîcheur dialectique et insiste sur la « faiblesse » d'une croyance qui n'a pas la force inclusive de l'Islam. Dans le mouvement des croyances monothéistes, les premiers sont nécessairement les derniers, les plus abstraits si l'on veut reprendre l'argument avec les oripeaux de la dialectique hégélienne. L'idée a d'ailleurs sa version pragmatique : se convertir à l'Islam à Bagdad au XIIe siècle, ce n'est pas seulement un arrangement de circonstance. C'est s'accommoder d'un monde dont chacun peut reconnaître l'accomplissement, et c'est rejeter le particularisme de ceux qui demeurent attachés à une civilisation décadente.
7Ce qui sauve les juifs et les entretient dans leur erreur, ce qui reproduit leur particularisme, c'est leur dispersion. La dispersion multiplie les rituels de confirmation : les juifs, dit Samau'al al-Maghribi, portent un fardeau parce qu'ils sont dispersés aussi bien en Orient qu'en Occident.
« Dans chaque ville abritant une communauté juive, on peut voir apparaître, venant d'un pays lointain, un membre de la communauté qui affiche la religion de sa croyance, une grande piété, une observance méticuleuse. Pour peu qu'il ait une formation théologique, il s'emploiera, de toute sa supériorité, à éloigner ses coreligionnaires de certaines pratiques, il les accusera de manquer à leurs obligations... C'est ainsi qu’il obtiendra sa reconnaissance et pourra asseoir son influence7. »
8Le nouveau venu est donc celui qui rétablit les limites de la loi et sa force de persuasion tient au fait que sa communauté croit que la religion et la vérité appartiennent à celui qui lui rend la vie plus difficile. La dispersion des juifs entretiendrait ainsi des rituels de réactivation de la souffrance et c'est avec ces rituels que le converti Samau'al al-Maghribi veut rompre.
9Or, le problème qu'ont à vivre et à résoudre les communautés juives de la dispersion au XVIIe siècle est différent ; attendant de « s'élever » et refusant d'inclure, elles oscilleront entre deux ordres de croyances : celles d'un marranisme étayé par la mystique du serviteur souffrant et celles d'un judaïsme affirmé dans le concert des nations et dans l'espace public de la société savante. D'où l'importance du débat que restitue la correspondance entre les deux frères Cardoso.
10Correspondance entre citoyens ? Non. Dans ce débat, entre judéité et judaïsme, le plus « militant » (le plus bavard, le plus convaincu ou le plus mobilisateur), c'est Abraham, le plus jeune des frères, qui a, sans doute, à faire ses preuves devant un « establishment » éclairé et raisonnable et dans l'espace de la société savante. Il se trouve que les deux frères ont exploré tous les espaces de la société urbaine de leur temps : la cour d'Espagne, les cérémonies poético-littéraires de la célébration réciproque et de la grandeur inspirée (Isaac a publié une oraison funèbre à la mort de Lope de Vega et de nombreux traités médicaux et scientifiques en latin et en espagnol, sur les mérites comparés de l'eau et de la neige fondue), la cohabitation « interethnique » (avec des guillemets de prudence à l'égard de la notion et de l'anachronisme de la notion) entre minorité et majorité, la condition marrane dans le Portugal et l'Espagne après 1492. Autrement dit, les deux frères ont parcouru l'un et l'autre, l'un ou l'autre, l'espace de circulation et l'espace de communication caractéristiques des sociétés urbaines embrasées par le mouvement messianique de Sabbataï Tsevi. C'est dans ce monde que se déploie la correspondance entre Abraham et Isaac Cardoso.
11De quelles villes nous parle cette correspondance ? Notons d'abord que les deux frères ne « montent » pas. La ville qu'ils rejoignent n'est pas la ville sainte, Jérusalem, « l'objet qui ne tombe pas », la ville que Jérémie affirme avoir vue soulevée par la main divine à quelques mètres du sol pour que les pillards de Babylone n'y entrent pas8. Jérusalem est la ville du judaïsme plutôt que de la judéité9 et dit l'attente qui se répète dans les siècles. Mais ce que les juifs « attendent » d'elle n'est pas ce qu'ils attendent du messie. L'espérance (l'esperanza) n'est pas la même et, en tout cas, elle ne saurait se réduire au miracle et « aux signes extraordinaires ». L'attente correspond plus à l'idée forte, cartésienne aussi, faut-il le rappeler, d'une « création continuée ». Dans sa version mystique, qui est peut être sa version originale, cette idée de la création continuée ne va pas sans la pensée d'une alternance constante de l'utopie et de la catastrophe. C'est, dans l'héritage mystique, la proximité dans l'univers des signes, de l'apocalypse et du temps messianique. L'époque qui précédera la venue du Messie sera, dit le Talmud cité par Stéphane Mosès, celle d'une « génération à la face de chien ».
12Telle devait être la certitude d'Abraham Cardoso quand il essaie de convaincre son frère que la conversion de Sabbatai Tsevi ne fait que rappeler la véritable condition du croyant d'être au plus bas avant de s'élever. Ce qui irrite Abraham Cardoso dans les interprétations traditionnelles et académiques des temps messianiques, c'est qu'elles flirtent avec le paganisme et les représentations de la jouissance propres à l'establishment (« Le Messie ne doit pas venir dans la majesté, avec des signes, des miracles, des merveilles... D'abord il sera très bas et considéré parmi les siens comme un être malfaisant10 »). Entre la figure d'Isaïe, popularisée par le christianisme sous les traits du serviteur souffrant, et celle d'Esther, la sainte rusée, le militant de la cause messianique se soucie peu d'évasion spirituelle au-delà du temps. Le « temps d'aujourd'hui », celui de l'attente messianique n'est donc jamais plein et pur – c'est le temps de l'épreuve dans lequel le croyant fait appel et implore le créateur contre les signes qui lui parviennent de la réalité. Et son espace est encore moins pur : la ville parcourue par les mouvements messianiques du XVIIe siècle (Salonique, Constantinople, Smyrne, Jérusalem, Gaza) est déjà tombée et ses chutes sont inscrites dans la mémoire et l'histoire des juifs. L'espace central de ces villes est régulièrement occupé par les procès faits aux juifs et cet espace n'est pas entouré ou protégé de murs, au contraire il est exposé aux regards. Ce qui est donné à voir, dans les années où Abraham Cardoso écrit à son frère, c'est justement le spectacle de l'apostasie, c'est-à-dire du renoncement (à la fin de l'exil, à la Rédemption) et de la trahison. Temps de l'épreuve décisive, temps de l'humiliation absolue, tels sont les cadres de l'expérience du retour à la foi.
13Isaac est irrité par les dérives mystiques de son frère, qui n'a pas compris selon lui l'enjeu des polémiques savantes et le lien qu'elles entretiennent avec ce choix qu'ils ont fait ensemble d'assumer leur exil. Mais Abraham s'inscrit dans une filiation où la grande affaire du temps, en tant qu'il s'agit d'un temps messianique, est toute différente puisqu'il s'agit de réconcilier le Nom et la Présence, de faire que le divin retrouve son épousée, la présence. Dans cette filiation, la mesure de l'intelligence partagée est toute autre : ce n'est pas celle de l'accord selon Tordre des raisons où l'exposition et la confrontation portent sur des arguments, mais celle de la vision, de l'illumination devant témoin, de l'oubli de soi.
14Pour comprendre cette forme de l'oubli de soi, il faut se reporter au Sabbataï Tsevi de Gershom Scholem11 qui montre comment le rapport fondateur du messianisme est à la limite de la folie à deux. Entre Nathan de Gaza et Sabbataï Tsevi, la première rencontre est celle d'un médecin et d'un malade, puis le rapport du prophète au Messie. Tout au long de leur compagnonnage, il y aura une expérience extatique à deux, fondée d'abord dans le rêve de Nathan et la reconnaissance de l'autre comme Messie. Si Israël ne doit pas demander d'autres signes ou d'autres miracles, s'il doit croire en lui (le Messie) sans autre forme de légitimation et malgré la suspicion ou l'opposition des autorités rabbiniques, c'est que la vérité extatique est déjà confortée dans une fraternité. Et toutes les prophéties du mouvement messianique confirment cette structure imaginaire qui se nourrit de l'inversion des proches et que Lefebvre retrouvait dans les ordres religieux ou dans les groupuscules situationnistes comme « communautés d'exaltation réciproque ».
15Quels sont les langages disponibles pour décrire et raconter cet épisode de l'histoire juive ? Remarquons d'abord la difficulté à s'en tenir à une vision clinique du phénomène des croyances, et le risque de l'ignorer. Ce qui importe, par exemple, dans la folie à deux fondatrice de l'aventure messianique, ce n'est pas la vision comme délire personnel, mais la réflexion (imaginaire) comme expérience « omnipersonnelle », dirait Ricœur. Ce qui importe n'est pas la rencontre avec le miracle ou le « fait », difficile à avérer, que Sabbataï Tsevi ait été un maniaco-dépressif, c'est sa rencontre avec Nathan de Gaza, la figure du témoin qui « soutient » l'expérience du dedans, qui lève le soupçon du « langage privé », c'est-à-dire du délire, et participe pourtant à son émergence.
16La deuxième remarque porte sur les formes de renaissance de la croyance et de la foi : elles ne sont pas le monopole de la populace. On peut sourire du destin de la prophétie « inclusive » qui a nourri le mouvement messianique de Sabbataï Tsevi et qui annonçait que le roi de Turquie deviendrait bientôt le serviteur du Messie, mais cette prophétie était « étayée », comme on dit chez les cliniciens, par tout un discours savant dans lequel le juif a dans ses mains les clés de la réconciliation du monde avec lui-même, le rassemblement des fragments dispersés, la réparation des configurations et la descente des lumières. Dans ce discours, où la révolte contre le ghetto porte la marque du discours savant dans le ghetto, l'ébranlement du monde, la catastrophe et l'oppression sont les plus sûrs indices de la Rédemption prochaine, l'occasion mobilisatrice que doivent saisir ceux qui interprètent le sens de la promesse divine et qui appartiennent à une république des lettres12. Avant d'emballer la populace, dont on sait, de Maimonide à Hegel, qu'elle ne sait pas mesurer ses engagements, ces thèmes ont occupé les controverses et les calculs de la mystique savante, et aboutissent dans ce que Scholem a appelé « la théologie laborieuse » de Nathan de Gaza13.
17Mais pour comprendre les limites de la division entre élites érudites et populace (et toutes les expériences contemporaines de « retour du religieux » confirment les limites de cette opposition), il faudrait comprendre non seulement l'opposition mais le va-et-vient entre les deux formes du retour à la foi que symbolisent les figures des frères Cardoso. Il faudrait en somme chercher la modernité de leur expérience dans la tension entre les formes, dans la mobilité immanente du phénomène anthropologique de la conversion dont dépend sa force de mobilisation. William James en a proposé un modèle qui mérite à mon sens d'être mis à l'épreuve par des études empiriques.
18Ce modèle pose d'abord à l'origine du phénomène une expérience individuelle de schize ou de perte. Ratisbonne, un juif strasbourgeois converti en 1842, dit, en anglais, ceci : « I looked for myself in myself and did not find myself ». Si nous traduisons cette phrase en français, nous serons tenus de multiplier les « même » (à la recherche de moi-même, au dedans de moi-même, je ne me suis pas trouvé moi-même). Alors que, si on admet que toute transe est socialisée, il s'agit de soi, de se trouver, où le « se » indique un « réfléchi omni-personnel » selon la formule de Ricoeur14. Cette expérience ordinaire de la crise religieuse comme « sortie de soi » est à la fois cruciale pour l'éthique pragmatique (on tourne le dos à l'égoïsme et on voudrait faire partager l'emprise que l'on subit) et fondamentale pour la théorie psychologique des associations et des champs de conscience. Le principe de cette théorie veut que les idées, les objets et les buts d'un individu s'organisent en systèmes ou en strates relativement indépendantes les uns des autres. Chacune de ces strates a sa propre énergie psychique et ses propres engagements. Par exemple, lorsque le Président des États-Unis part à la pêche, il « se change les idées ». En principe du moins. S'il ne parvient pas à revenir de cette expérience, on dira que son existence est « transformée ». Ces petites altérations de la personnalité qui passent habituellement inaperçues parce qu'elles se succèdent rapidement dans les deux sens, se définissent comme des divisions du soi et s'organisent selon deux principes, d'alternance ou de coexistence de champs de conscience différents et diversement investis. Ce sont ces altérations qui sont concentrées et condensées dans l'expérience mystique et c'est cette condensation qui porte l'expérience jusqu'à la parole, témoignage ou proclamation d'une communauté jusqu'ici inavouable. La transformation vécue par le converti puise dans sa singularité les ressources de sa prétention à l'universalité et son regard illuminé glisse sur tout ce qui occupait jusque-là la périphérie de ses champs de conscience. Investissement majeur et général d'une croyance devenue soudainement plus forte que toutes les autres et capable par sa force unifiée d'être partagée par tout un chacun.
19On pourra donc dire que, dans la conversion, ce qui était périphérique devient central, et songer aux phénomènes de polarisation et de « concernement » dans la clinique des psychoses, mais il faudra ajouter que le modèle pose qu'il n'y a donc pas deux mondes, avant et après la conversion, mais une pluralité de champs ou de strates perméables et susceptibles d'être investies par des énergies qui ne leur sont pas propres. Le modèle naturalise donc les phénomènes de conversion et permet, par exemple, à W. James de se référer aussi bien à l'expérience religieuse qu'aux formes triviales de reconquête de soi des alcooliques repentis. L'autre intérêt de ce modèle, c'est qu'il ne se fait au fond aucune illusion sur les capacités de la psychologie à penser ces phénomènes. La psychologie, dit James, peut utiliser des images, parler de réchauffement ou de refroidissement du monde, mais ce ne sont que des circonlocutions, des périphrases. Les conversions qui nous intéressent touchent des personnes (et des corps) comme entités publiques. Ce ne sont pas des événements mentaux enfermés dans une conscience privée.
20C'est précisément cette aptitude de nos engagements à se recomposer sur le mode mineur, par glissements, incursions et alternances, tout en étant aimantés de manière intermittente par une altération majeure, dominante et envahissante, qui fait tout à la fois la complexité de l'expérience anthropologique de la conversion, son caractère ordinaire, et sa mobilité. Manière de dire finalement que la force de mobilisation du converti est elle-même de sens commun et, à ce titre, accessible aux épreuves du langage.
Notes de bas de page
1 Fayard, 1987.
2 On peut comparer cette visibilité à celle des juifs viennois, managers d'organisations culturelles, théâtrales et musicales au tournant du siècle, et à leur participation à « l'Internationale des gens de renom » (Arendt Hannah, La Tradition cachée. Le juif comme paria, Christian Bourgois, 1987, p. 77-95).
3 Sur la fragilité des conversions et le soupçon « ce n'est qu'une facade », voir De la Cour d'Espagne..., op. cit., p. 281 et Maurice Kriegel, « La prise d'une décision : l'expulsion des juifs d'Espagne en 1492 », in Chrétiens, musulmans et juifs dans l'espagne médiévale. De la convergence à l'expulsion, sous la direction de Ron Barkai, Cerf, 1994, p. 254-300.
4 De la Cour d'Espagne..., op. cit., p. 14.
5 Samau'al al-Maghribi, Ifham Al Yahud ; Silencing the jews, traduction et édition américaine de Moshe Perlman, New-York, American Academy for Jewish Research, 1964.
6 « C'est après avoir formé mon esprit aux sciences mathématiques et spécialement aux démonstrations géométriques que je me suis interrogé sur les différences entre les hommes en matière de religion », ibid., p. 79.
7 Ibid., p. 69-70.
8 Bernard-David Cohen, Les Portes de Jérusalem, Grasset, 1985, p. 10-11.
9 Sur cette distinction, voir Yeshayahu Leibowitz, « Depuis le xixe siècle, c'est-à-dire depuis le processus de laïcisation qui a conduit à l'abandon du mode de vie religieux et au refus du joug de la Torah et de ses commandements, une déchirure s'est produite entre "judéité" et "judaïsme" », Peuple, Terre, État, Plon, 1992, p. 30
10 De la Cour d’Espagne.,.,op. cit., p. 295.
11 Scholem Gershom, Sabbataï Trevi. Le Messie mystique 1626-1676, Verdier, 1983.
12 Sur la Halakha et la Sharia comme produits d’une république des lettres plus que d'une Église organisée, voir S.D. Goitein, Jews and Arabs, New-York, Schoken Books, 1974, p. 59.
13 Scholem Gershom, Sabbataï Tsevi, op. cit., p. 715.
14 Si l'on accepte le primat de l'infinitif, « dans lequel le verbe exprime la plénitude de sa signification [...] se désigne le réfléchi de tous les pronoms personnels, et même des pronoms impersonnels, tels que "chacun", "quiconque", "on" » (Ricœur Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990, p. 11-15). De même qu'il implique une « amplitude omni temporelle », l'infinitif présuppose, pour tout sujet, un « réfléchi omni personnel ».
Auteur
Université de Paris V
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