Anatomie d'une émeute inter-ethnique : Crown Heights, New York, 19 aout 1991
p. 105-119
Texte intégral
1En règle générale, d'une intervention dans un colloque scientifique, on est en droit d'attendre, soit qu'elle apporte de nouveaux faits à la connaissance collective, soit qu'elle renouvelle l'interprétation théorique de faits déjà connus. Bien entendu, il n'est pas interdit – il est même recommandé-, de jouer sur les deux tableaux, de restituer des faits et une interprétation innovante. J'ai de bonnes raisons de penser que je m'acquitterai sans trop de mal de la première partie du contrat, pour autant que je présume que vous n'avez pas eu connaissance, ou guère, des faits que je vais vous « livrer ». Pour la deuxième partie du « contrat » – comment accrocher un propos plus général à l'histoire que je vais vous raconter – les choses, comme vous le verrez, sont moins évidentes et surtout plus lourdes. Pour commencer, d'où me vient cette présomption d'ignorance en ce qui concerne les faits que je vais relater ? Ces faits ont pris place à 6 000 kilomètres d'ici, vers l'ouest, à New York donc – ce qui en soi n'est pas une barrière infranchissable – mais ils l'ont fait un jour d'août en 1991, le 19 pour être précis. Or ce même 19 août, mais à 2 500 kilomètres en direction du nord-est, se déroulaient également d'autres événements d'une magnitude planétaire, en l'occurrence un « coup d'état », celui qui renversa Gorbatchev. Si la couverture médiatique peut, comme chacun sait, porter très loin, son « épaisseur », par contre, est limitée par le caractère fini de nos capacités d'attention. Il n'y a là aucune critique « à la Bourdieu » des médias, mais le fait est qu'une attention à ceci se fait toujours au détriment d'une attention à cela.
Recit des evenements
2Avant d'analyser, il faut bien commencer par raconter. Raconter, comme on dit, « ce qui s'est passé » à New York au début de cette nuit du 19 août 1991. Mais plutôt que d'aller directement à New York, je prendrai la liberté de faire au préalable un autre crochet dans l'espace et dans le temps, et de vous rapporter une très courte histoire dont je voudrais laisser flotter la signification sur l'ensemble de mon propos. Cette histoire se passe au Mali, dans la petite ville de Kita, le matin du 18 janvier 1988. Le rallye Paris-Dakar traverse la ville ; peu avant midi, un concurrent y écrase une petite fille de dix ans, Baye Sibi. Commentaire des habitants, de l'adjoint au maire :
« Si elle est morte ce 18 janvier, écrasée par une voiture, en face du monument aux morts, c'est parce qu'il fallait qu'elle meure ce jour-là [...] Quand ça arrive, ça arrive1. »
3Les directeurs de la course présentent leurs condoléances. Trois jours plus tard ont lieu les funérailles. Les pilotes de la course n'y sont pas (et pour cause, « the show must go on »). Verdict du plus âgé des oncles, s'exprimant par la voix du griot : « Ce n'est pas un accident. » Explication : « Si l'auteur de l'accident avait assisté aux funérailles, nous aurions accepté le fatalisme. Puisqu'il ne Ta pas fait, nous refusons de mettre cette mort sur le compte de la fatalité. » D'où une plainte en justice : requalification du simple accident en homicide...
4New York, maintenant. Le 19 août au soir, à un carrefour dans Crown Heights, une voiture franchit un feu passant au rouge, dérape sur un trottoir en voulant éviter une voiture venant de la voie croisée, finit sa course en écrasant un enfant de 7 ans, Gavin Cato, contre le mur de la maison voisine. Les secours tardent à arriver, l'enfant, le crâne enfoncé, perd son sang, le conducteur sort de son véhicule, la foule composée de « west indians » commence à s'en prendre au chauffeur. Il est juif, la famille de l'enfant écrasé vient du Guyana, des Caraïbes donc. L'émeute se déclenche ; dans la nuit new yorkaise, Yankel Rosenbaum, un étudiant australien suivant l'enseignement d'une yeshiva, est poignardé (deux heures après l'accident) jusqu'à ce que mort s'ensuive par une foule de jeunes noirs ; poignardé parce que juif2. L'émeute dure trois jours, des dizaines de magasins sont pillés, des dizaines de policiers sont blessés, le quartier est en flammes... Tout ceci, donc, pour un simple accident, opposant les membres de deux communautés, juive et jamaïcaine, depuis longtemps dressées Tune contre l'autre ? Le paradigme de l'étincelle qui déclenche l'explosion ? Voire.
5Reprenons le récit déroulé de cette poignée de minutes – deux, trois-, et complétons la description. Le chauffeur, tout d'abord : ce n'est pas un simple automobiliste. C'est un garde du corps, celui du rabbin Menahem M. Schneerson, leader charismatique de la communauté juive orthodoxe des lubavitchs (décédé depuis), et dont il suit la voiture. Et cela est déterminant dans l'accident. Par définition, un garde du corps a pour mission de protéger le corps d'un autre, et ce au mépris relatif de la protection de son corps propre et en se préoccupant moins de la vulnérabilité des corps alentours que de leur dangerosité. « L'hypothèse de travail » d'un tel garde est en effet que les corps environnants sont plutôt menaçants que menacés. C'est donc au moment où il risque de perdre contact avec le corps à protéger et de l'exposer au danger, que le chauffeur, pour réduire cette exposition, accélère et grille le feu rouge, exposant ainsi les autres et lui-même à tous les dangers.
6Les secours, ensuite : la première ambulance arrivée sur les lieux est une « ambulance confessionnelle », ambulance de la communauté juive, le « hatzollah service ». Les policiers présents sur les lieux, et avertis qu'une deuxième ambulance, publique, elle, arrive incessamment, ces policiers donc, constatant que l'enfant est toujours inaccessible, coincé entre la voiture et le mur, et constatant aussi que la foule commence à s'en prendre au chauffeur, jugent plus opportun de demander aux ambulanciers du « hatzollah » de prendre soin du chauffeur ; c'est-à-dire de prendre soin du coupable plutôt que de la victime.
7Résumons : un protecteur, protégé du leader de la communauté orthodoxe, tue un enfant ; cet enfant est laissé sur le trottoir, alors même que le chauffard est, lui, pris en charge et protégé par les siens mais avec le secours de la puissance publique. Deuxième version donc, qui restitue sans doute le point de vue des west indians. Cette perception n'est évidemment pas que sensorielle, même si elle s'appuie sur des indices visuels concrets : un feu rouge grillé, une escorte officielle3, des affiliations identitaires manifestes – la tenue des loubavitchs, des sigles qui permettent d'identifier des protagonistes. Elle juge, aussi, elle oppose ce qui se fait à ce qui, en toute humanité, devrait se faire. La tension entre le droit le plus élémentaire – que les innocents soient secourus – et le fait appelle une résolution qui doit se faire sur le champ, dans la temporalité d'une urgence qui est celle d'une vie qui s'en va, comme s'en va le sang de l'enfant écrasé. Accident ou homicide ? « Was car accident a crime ? » comme le titre la presse new yorkaise ; plus tard un juge jugera (« accident »), mais là, dans l'instant, comment escompter de la foule une magnanimité olympienne dans la distribution équitable des torts ?
Appel à solutions...
8Le propre de ce genre de crise est, entre autres, qu'elle fonctionne comme un gigantesque « appel à solutions » : que faudrait-il faire, qu'aurait-on dû faire pour éviter ce genre de désastre ? Quelles leçons tirer de tout cela, quelles responsabilités assigner ? Etc. Bref, ces événements ouvrent dans l'urgence des débats publics. Or, voilà, si au cœur de l'enchaînement désastreux on trouve bien la présence d'une « ambulance confessionnelle », à lire la presse des jours qui suivent, on ne trouvera pas un seul article s'arrêtant sur cet élément de la situation. Non qu'il soit ignoré – parmi les solutions avancées pour éviter que le drame ne se reproduise, certains suggéreront qu'il conviendrait de doter les jamaïcains de leur propre système d'ambulance4 – mais plutôt que, relevé, il n'est jamais considéré comme problématique.
9Je dois confesser que, pour le sociologue que je suis, et qui n'en demeure pas moins français, la lecture de ces débats a fonctionné comme une rude leçon en matière de relativisme culturel. Rappelons qu'en 1991 on est en France, en plein débat sur la laïcité et sur « l'affaire du voile »... Il y a là en effet, entre « ma » culture politique et la culture politique américaine, telle qu'elle se laisse appréhender dans les prises de position publiques, une sorte de choc frontal, dans lequel chacun est renvoyé à ses implicites propres. L'idée de soins d'urgence qui s'organisent selon des lignes confessionnelles est, pour moi, avant même que d'être discutable, parfaitement insolite ; la laïcité du soin d'urgence est un « taken for granted ». Réciproquement, l'idée pour mes homologues américains que, au vu du drame, il serait peut-être bon de discuter le bien-fondé de la distribution confessionnelle du soin d'urgence, est visiblement au-delà de l'éventail des possibles envisageables ; « taken for granted » aussi bien. « That's the way it is ». On reconnaît là, bien sûr, la fameuse différence entre les deux modèles de gestion de la différence culturelle, l'assimilationniste et le différentialiste, etc., le « républicain » et l'autre, qui, par parenthèse n'est guère moins républicain. Il est alors difficile de ne pas tenter, sur un cas concret, aux conséquences dramatiques, de mesurer leurs mérites comparés. Or, et bien que je ne puisse trop m'attarder, il est extraordinairement difficile de trancher en faveur de l'un plutôt que de l'autre.
10Voici rapidement pourquoi. Le point de vue qu'on appellera « français » objecte au minimum l'inégalité de principe entre les communautés dans l'accès à un bien essentiel : le secours en cas d'urgence. Les communautés les plus riches peuvent se payer des systèmes plus efficaces, etc. Mais à cette critique, on peut rétorquer, d'un point de vue américain, que certes cette inégalité est préoccupante, mais qu'il reste que, même dans ces conditions inégalitaires, les plus démunis sont mieux desservis que si l'on s'en remettait à un système générique. Il se trouve en effet que le « Hatzollah Service », dont le numéro n'est pas public, peut être contacté par les dispatchers du « 911 » (le « 19 » américain), par les opérateurs du numéro d'urgence, qui appelleront ses ambulances si aucune ambulance de la ville n'est disponible. Dans le cas où le « Hatzollah » n'est pas occupé, alors il intervient. Or, c'est précisément ce qui s'est passé pour Crown Heights. L'argumentaire est le suivant : il est sûr qu'un système entièrement public serait moralement plus juste, mais, les choses étant ce qu'elles sont à New York, les mobilisations de ressources pour des interventions collectives sont bien plus conséquentes quand elles suivent des lignes communautaires5. On peut le déplorer – les communautés n'ont pas toutes les mêmes ressources – mais c'est comme ça ; et l'important est bien qu'il y ait in fine le maximum de ressources, y compris pour les plus démunis : pureté rawlsienne du raisonnement.
11À quoi « le Français » rétorquera : « Mais que de risques encourus si un tel système se développe ! ». Et de solliciter son collègue américain qu'il prête attention aux faits suivants : une part significative des interventions ambulancières est consécutive à des accidents et à des collisions ; une part significative de ces collisions, dans une ville pluriethnique, est constituée par des collisions inter-ethniques ; une part non moins significative des interventions et actes médicaux, dans la société américaine, est l'objet de plaintes, de poursuites en justice, etc. ; bon nombre de ces plaintes « montent en généralité », choisissant de lire, dans un tort professionnel, une discrimination ethnique ; bon nombre de ces « torts », avant même que d'être l'objet de poursuites circonstanciées, peuvent donner lieu à de telles lectures – séance tenante – et donc à outrage public, et donc à violences irrémédiables.
12Certes, répondra l'autre. Mais quid des cas où cela se passe bien ? Ne peut-on pas voir dans les interventions secourables qui vont d'une ethnie à l'autre un langage fort où l'idée d'une solidarité intercommunautaire peut acquérir une tangibilité, une force essentielle ? Et puis, pour faire bonne mesure, de quel droit le tenant que je suis de la « laïcité ambulancière » peut-il demander à des services communautaires de baisser pavillon comme s'ils avaient à avoir honte d'eux-mêmes, alors qu'ils ont bien plutôt le droit d'être fiers eu égard aux services rendus. Ou enfin, gommer les signes d'identité au motif qu'ils favorisent de mauvaises lectures, n'est-ce pas s'incliner devant ces mauvaises lectures, haineuses. N'est-ce pas les entériner, leur donner droit de cité ?...
... Mais pour quel problème ? le peu profond ruisseau de l'incommensurable
13Les positions, les postures semblent connues, bien identifiables : indistinction universaliste d'un côté, pluralisme différenciateur de l'autre. Mais au fait, ces solutions qui s'affrontent le font pour régler quel problème ? La difficulté pour des cultures différentes à cohabiter ?
14Un minimum de précision analytique est ici requis. Puisque le débat porte sur des biens communs et les dispositions à prendre pour garantir des formes convenables d'accès à ces biens, il importe d'abord de spécifier les biens en question. Deux biens sont ici en jeu, pour autant que leur attribution semble compromise. Le premier bien est celui du « secours d'urgence ». Ce bénéfice s'attribue d'autant mieux que des dispositifs relativement centralisés prennent en charge sa « dispense ». On comprend que, pour des raisons fonctionnelles, il suppose un certain degré de centralisation de ressources et de centralité opérationnelle (centralisation des informations, disponibilité d'une flotte d'intervention pour recevoir les ordres du « dispatcher », etc.). Le deuxième bien, dont l'épisode remet radicalement en cause le bénéfice, est plus diffus et plus « lourd » : c'est celui de la paix civile (et, particulièrement dans les conditions new-yorkaises, la paix intercommunautaire). D'autres opérateurs centraux sont bien préposés au maintien de ce bien collectif ; mais dans notre culture démocratique l'idée prévaut que, pour prévenir les émeutes entre factions antagonistes, il convient de porter attention aux motifs des animosités... L'idée prévaut aussi que les ressources à mobiliser en la matière sont moins centralisables (ou que l'intervention du centre est « en dernier ressort » et pour séparer les assaillants) : la « paix civile » est plus directement l'affaire de chacun que le soin d'urgence, qui est l'affaire de tous, mais par médiation (et contributions) interposées.
15Maintenant, la leçon de l'émeute tient bien dans ceci que la manière dont un bien est satisfait, celui du « secours public », peut ricocher sur, ou interférer avec, la satisfaction de l'autre ; les manières dont on pourvoit à l'un peuvent affecter la satisfaction de l'autre. De quelque manière qu'on prenne l'événement, son « équation » semble intégrer deux paramètres : celui de la justice distributive (qui n'est qu'imparfaitement au rendez-vous) et celui du conflit intercommunautaire. Quel lien établir entre ces deux termes ? S'ils sont factuellement présents, peut-on dessiner un lien de consécution logique entre eux ? Ramener le conflit à la raison d'une inéquité distributive ?
16Il y a une première manière d'établir un lien, et nous l'écarterons d'autant plus nettement ici qu'elle a pourtant certains titres à rendre raison de l'écart entre les modèles « français » et « américain6 ». Ce lien tiendrait dans le motif de l'incommensurabilité. L'argument, que l'on rappelle, est le suivant : on peut bien s'entendre sur des principes de justice dans la distribution des biens, mais si les bénéficiaires putatifs n'ont pas la même conception du bien – si ces conceptions sont incommensurables–, la discussion sur les principes devient caduque. Soit, donc, on impose une définition générale du désirable (le modèle assimilationniste), et l'on censure ou frustre les valeurs des sous-groupes ; soit on leur laisse un espace de déploiement (pluralisme), mais alors toutes les « affaires » qui concernent des membres de sous-groupes différents7 font revenir l'aporie initiale. La différence des deux modèles renvoie alors à deux manières d'attaquer l'aporie, par ses deux versants, pourrait-on dire. On ne niera ni la réalité du problème (que l'excision ou les régimes matrimoniaux cristallisent, comme chacun sait), ni que, posé ainsi, il permette de bien situer et expliquer la différence des modèles.
17Simplement, il nous semble important de rappeler que cette « étiologie » du conflit « interculturel » n'est qu'une parmi d'autres, et qu'à rabattre tous les conflits de cet ordre sur elle, non seulement on laisse de côté tous ceux qui sont autrement « motivés », mais que sans doute aussi on durcit le tableau plus qu'il n'est souhaitable (il est déjà assez sombre), en fondant en nature ces conflits (cette « seconde nature » qu'est la culture, dans la perspective culturaliste)8. Quoi qu'il en soit, et pour faire retour sur Crown Heights, on ne trouvera à la racine du clash aucun incommensurable : bien au contraire, comme nous allons le développer.
18Prenons tout d'abord en considération le premier bien, celui du secours d'urgence. Ici, le conflit inter-ethnique ne dérive évidemment pas d'un incommensurable des normes en matière de secours et « d'assistance à personne en danger ». Il ne résulte pas, et il importe d'y insister, d'une incompatibilité entre normes culturelles. De même, ce n'est pas parce que les deux communautés ont une différence dans le concept d'accident ou de meurtre que les uns voient un accident dans ce qui s'est passé alors que les autres y voient un meurtre. Les west indians y voient un meurtre, et sans doute à tort, mais du fait de la non-assistance. Mais ce que voient ces west indians n'est pas simplement une collision fatale entre un individu et un autre, mais un choc, sinon entre deux cultures, du moins entre deux membres qu'ils rattachent à leur communauté. Lequel choc leur apparaît comme la cristallisation particulièrement insupportable et de surcroît particulièrement manifeste de rapports profondément inéquitables (entre les communautés), et ce jusqu'à la violence de la mort. Non seulement une communauté prend soin d'elle-même au mépris de tout sentiment humanitaire, mais elle est couverte, ce faisant, par la puissance publique9. C'est alors au nom de deux idéaux communs qui leur apparaissent insupportablement bafoués que se déclenche leur colère. Celui de la commune humanité, que la vie qui s'en va dramatise, et celui, moins violent, mais qui fait cependant partie du cadre cognitif, d'une inéquité installée en matière de justice distributive, qui est ici prise, pour ainsi dire, en flagrant délit.
19Ici, il faut alors ajouter une détermination supplémentaire à la violence de l'outrage, qui finit de ruiner l'hypothèse de la différence de « standards » culturels. C'est au contraire le présupposé selon lequel ces valeurs communes sont profondément partagées des deux côtés de la barrière qui autorise l'outrage et le porte à toute sa puissance. C'est le sens d'avoir raison au vu et au su de tous qui autorise la « montée en généralité » ; et l'outrage est ici une passion démocratique10. On dénonce d'autant mieux que l'on défend, non seulement la vie d'un proche mais des valeurs partagées, qu'on sait être partagées par les opposants et qu'on préjuge donc qu'ils n'auront rien à leur opposer. Que c'est de leur point de vue même que l'on s'insurge. Encore une fois, cette violence est aveugle (elle s'aveugle notamment sur le fait qu'avec les mêmes clefs de lecture évaluatrice de la situation on pourrait aboutir à une autre « définition de ce qui se passe »), et l'on peut alors bien penser que l'antisémitisme n'y rate pas l'aubaine de s'y retrouver tout drapé de la légitimité de principes collectifs. Comme quoi la grammaire partagée de l'équité ne suffit pas à apaiser les antagonismes, mais peut bien fonctionner comme un vecteur de leur relance, dès lors que les attributaires des biens collectifs postulent que la manière dont on les traite dépend de leur appartenance ethnique.
20Le caractère commensurable des points de vue constitue ainsi et une bonne et une mauvaise nouvelle. Il n'enracine pas le conflit dans l'écart irréductible de deux grammaires culturelles profondes (voilà pour la « bonne nouvelle »), mais il dévoile alors d'autres candidats encore moins présentables (après tout, dans 1'hypothèse culturaliste, on n'est pas responsable de « sa » culture11), et fait revenir la figure de la haine raciale. Si donc, insiste la rengaine – bien française, celle-là-, les lectures sont moins dissonantes qu'il n'y paraît, si, de part et d'autre de la barrière, les même clefs de lecture valent, ne faudrait-il pas alors faire disparaître ce qui rend lisibles ces identités d'appartenance ? Passer une couche de blanc sur le mot « hatzollah » du syntagme « hatzollah service » et le remplacer par le mot de « public » : « public service » ? En d'autres termes, la raison ne commande-t-elle pas de favoriser toutes dispositions qui aboutiraient à désindexer le maximum de segments d'activités de lignes communautaires préexistantes ?
Faire disparaître les profils identitaires ?
21Cet objectif raisonnable fait se lever deux questions : est-on sûr que ce travail de neutralisation des identités et des appartenances soit simplement possible ? Est-on sûr qu'il soit simplement souhaitable ? Deux questions qui en fait ne reçoivent pas de réponse simple et indépendante l'une de l'autre. Tout d'abord, – c'est un fait, et le minimum pour un sociologue est d'en prendre acte –, dans une société caractérisée par la montée du transnationalisme, on peut faire le pronostic plausible que les gens « auront de plus en plus d'origine12 ». Non seulement être d'ici ou de là opérera, pour le meilleur et pour le pire, comme un critère d'orientation dans les interactions ; mais en outre, et pour autant que les migrations supposent des chaînes migratoires, fabriquent du lien social, les appartenances produiront non seulement des lignes distinctives, mais des supports de coopération (voir les travaux sur le business ethnique13). De ce point de vue on peut prévoir une sorte de « développement durable » de l'inter-ethnicité, lequel, à la différence de l'autre, « prendra soin de lui-même ». Maintenant, ce « codage » ethnique peut être, comme on sait, la pire des choses, base par exemple de népotisme, et il est juste et indispensable que des institutions en limitent le champ de validité. Pourtant il est d'autres situations dans laquelle l'absence de tel « codage » peut prendre un tour parfaitement insupportable. Soit ce simple exemple, qui pour le coup, nous éloignera de New York, mais nous situera cependant, quoique de ce côté-ci de l'Atlantique, dans un emplacement international : en l'occurrence à l'Aéroport de Marseille Marignane et dans un de ses cafés. Un garçon y prend la commande d'un consommateur, un jeune cadre (on est dans un aéroport), et originaire de l'autre côté de la mer (on est à Marseille). Il égrène la litanie des sandwiches à la carte – jambon, saucisson, rillettes – et d'autant plus et sur un ton d'autant plus irrité que l'autre continue de décliner les offres – cervelas, mortadelle... Pour finir, le client renoncera. Quelle hypothèse choisir ? Celle de l'ignorance (« nous sommes tous les mêmes »), ou bien celle de la mauvaise volonté (« nous sommes tous les mêmes ! ») ? À vrai dire, il n'y a pas à choisir : pour autant qu'on a là un parfait exemple de « mauvaise grâce assimilationniste ».
22Faut-il minimiser la portée des identifications ethniques ? Est-ce possible ? Est-ce souhaitable ? On fera entendre maintenant une autre voix, américaine celle-ci, et qui nous ramènera à Crown Heights. Celle de Richard Goldstein, journaliste au Village Voice, qui consacre à l'émeute un long article (quatre pages), mais deux mois et demi après (le numéro est daté du 1er octobre 1991). Son titre ? : « The new anti-semitism ; A GESHREI »14. Ce titre surplombe une photo dans laquelle on voit un enfant pleurant, sa kippa serrée dans sa main, sur le corps affalé de Yankel Rosenbaum, l'étudiant assassiné. En légende de la photo : « Crown Heights : the worst outbreak of anti-semitism in my whole life ». Là non plus, l'hypothèse d'une disparition des emblèmes confessionnels sur les ambulances n'est pas envisagée une seconde ; mais à lire l'article, on comprend pourquoi : comme toute stratégie de disparition, elle est parfaitement insupportable. L'argument est complexe. Ce que fait remonter l'événement, c'est précisément l'insupportable de la dissimulation, l'insupportable d'avoir toujours voulu se cacher, et d'avoir masqué, de s'être masqué ce masque sous celui de la laïcité. Même l'issue possible de l'affirmation de sa différence face aux orthodoxes est barrée parce que empreinte de ce soupçon de dénégation identitaire. « Ces temps-ci, quand des hassidim patrouillant dans le “Village" à bord de leur "mitzvah mobile" me demandent : "Êtes-vous juif ?", je réponds : "Pas si vous l'êtes". Et pourtant, je sais que mon malaise en leur présence n'est pas simplement une affaire de croyance. Assis en face d'un hasid dans le métro je ressens ce vieux frisson sur mes épaules. Ça n'est pas très différent de l'homo planqué considérant une "drag queen". Ces gens-là sont flamboyants et ils me renvoient à ma propre vulnérabilité. Pour les antisémites, tous les juifs ont des cornes. » Non, l'hypothèse de la « perte de lisibilité » est à la fois intenable et odieuse : elle fait d'autant moins disparaître l'ethnicité qu'elle la consacre sous sa pire forme : celle d'une clandestinité impossible.
23Si donc cette issue est barrée, si le problème n'est pas celui d'une lisibilité malencontreuse, comment lire l'événement, quelle raison lui trouver, et quelle place laisse cette raison pour la riposte, pour le « plus jamais ça » ? La raison, c'est l'antisémitisme, et l'antisémitisme est affaire d'opinion. Partant, le combat est un combat d'opinion, de lutte idéologique ; et c'est parce que cette lutte n'a pas été menée, parce qu'on a laissé faire, qu'on en est arrivé là. On a laissé passer Spike Lee et ses pitreries antisémites, on a laissé faire les frères Cohen (le mal est interne) avec le profil douteux des producteurs hollywoodiens dans Barton Fink... On a laissé le champ libre à la violence antijuive de la culture Rap. Pourtant cet article qui est, de tous ceux que j'ai lus, le plus sombre, qui ancre l'épisode comme la répétition, l'avatar d'une longue histoire tragique qu'on croyait révolue, de ce côté-là de l'Atlantique en tous cas, et dont on apprend brutalement le retour, pourtant donc, cet article se termine sur une note singulière : une fragile lueur d'espoir dans la nuit new yorkaise, mais pour autant que, nous dit l'auteur, « dans le climat actuel on prend l'espoir là où on le trouve ».
24Cette note finale, sur laquelle il laisse son lecteur, est la suivante :
« La semaine dernière, dans Brooklyn, j'avais oublié l'endroit où j'avais garé ma voiture. Descendant une rue sombre et étroite, je vois un groupe d'adolescents noirs zonant. je sens mon corps se raidir contre le désir de battre en retraite, j’ai passé la plupart de ma vie à lutter contre ce réflexe, aussi je m'approche des gosses et je leur demande de m'aider dans les directions. Ils me répondent poliment, et nous voilà pris dans un badinage étrangement formel – grands sourires et "bonnes nuits" lancés en toute cordialité. Je réalise alors que nous sommes en train de dérouler une étiquette de communication sophistiquée dans des temps durs, Je ne parlerais pas de confiance, mais au moins je n'ai pas appelé la police et ils ne m'ont pas demandé de leur montrer mes cornes. »
25Que faire de « ces petites courtoisies » – pour reprendre la phrase qui « lance » dans le texte le passage ci-dessus –, ces petites courtoisies qui signalent ce qui ne peut encore être affiché ? Que faire de cette étincelle civile dans le brasier de l'émeute ? Faut-il penser que ces menues civilités puissent faire le poids contre le choc frontal des masses ? Faut-il prendre cette scène comme un germe de solution, germe qu'il conviendrait de faire prospérer dans les serres chaudes des programmes d'éducation civique, voire civile ? Cela semble dérisoire. Faut-il alors raccourcir le texte, et en en faisant disparaître le dernier segment, éteindre cette dernière lueur ?
26Peut-être, cette note finale, faudrait-il simplement se contenter de la faire résonner, mais de la faire résonner du côté de nos philosophies politiques : et plus précisément du côté des anthropologies qui les fondent15. Lui donner ainsi valeur de leçon plus que de solution. Ce que met en évidence cette simple scène, dans laquelle les coordonnées identitaires sont rigoureusement inabolissables, c'est la capacité des acteurs à en faire abstraction. Non que ce soit de leur part une prouesse psychologique, mais parce que c'est ce qui est attendu d'eux dans le registre déontique des civilités d'espace public. Ce cadre déontique, qui s'atteste par exemple dans la règle (cruciale) du « premier arrivé, premier servi », nous enjoint sans cesse de traiter l'inconnu comme un « quiconque » et nous permet d'escompter qu'ainsi nous serons traités. Mais cet impératif d'indiscrimination, « d'indifférence aux différences », cher au Simmel de Métropoles et mentalités, ne fait pas que régler le ballet d'hommes pressés sur les trottoirs de la ville. Ou plutôt si, mais ce simple ballet s'avère générateur d'un sens moral, et non seulement ce sens est partagé mais il s'y éprouve comme tel. Ici, il faut se tourner vers l'anthropologie goffmanienne des civilités d'espace public16. En rappeler rapidement « l'entame » : que « nous sommes tous particulièrement bien équipés » pour y empiéter sur les espaces des autres, et qu'on peut donc être assuré que dans l'espace public encombré de nos villes « les circonstances produisent continuellement des configurations potentiellement offensantes qui n'étaient pas prévues ou souhaitées17. » Justifier, en conséquence, la place centrale des rituels de réparation – justifications, excuses, requêtes proférées dans l'instant, par lesquels on « rature » la faute (éventuellement) commise. Et souligner enfin que ces « ratures » qui ont pour fonction de réaffirmer publiquement « la foi de l'individu dans la norme commune » qu'il a (ou tout au moins semblé avoir) transgressée, font revenir l'essentiel de nos valeurs centrales, en vrac :
« Honnêteté, gratitude, équité, générosité, sincérité, déférence, modestie, etc.18 – en toute commensurabilité, donc19. Au total, un trait récurrent et constitutif de la pratique des espaces publics est qu'on y place sans cesse notre respectabilité morale entre les mains de nos prochains, et qu'on escompte de ceux-ci qu'ils nous rendent la pareille20. »
27Quelles implications tirer de ces quelques rudiments « d'anthropologie des civilités d'espace public » quant à nos philosophies politiques, et en particulier quant à notre modèle républicain assimilationniste ? Deux choses. D'une part, que le programme d'une éradication des différences, instituée et par le haut, sonne comme une insulte à nos compétences civiles et à cette « moindre des politesses » qui consiste à faire abstraction (du moins quand la situation l'exige) de nos coordonnées identitaires. D'autre part, et ce n'est pas contradictoire, que c'est bien cette compétence « native », naturelle (qui est le propre non des individus mais de la vie sociale) qui ancre la plausibilité du pari républicain. Si, en effet, l'unisson rousseauiste a quelque chance d'être entonné, c'est bien parce que la vie sociale nous pousse déjà à savoir faire abstraction de nos identités particulières, pour rejoindre une identité générique « portée » par les exigences de la situation. Voilà donc une anthropologie réaliste, celle des civilités dans l'espace public, qui à la fois peut servir de socle au pacte rousseauiste (il n'est rien d'autre qu'une montée en généralité de ce socle), et à la fois en assouplit considérablement les réquisits formels : se dépouiller une fois pour toutes de ses oripeaux identitaires, outre que ce n'est pas possible, n'apparaît ni nécessaire, puisqu'on est capable de procéder soi-même à ces dépouillements, ni toujours souhaitable, puisqu'il peut se faire que le moindre des respects consiste au contraire à ne pas faire abstraction de ces coordonnées identitaires.
L'effondrement de l'espace public comme espace de commensuration
28Maintenant, et pour faire retour, en conclusion, à nos deux collisions, celle du Paris Dakar et celle de Utica Avenue à New York, on notera que dans les deux cas les rituels de réparation dont nous venons de parler soit échouent à se déployer correctement (les pilotes ne sont pas là), soit carrément manquent à l'appel : aucune excuse, aucune visite de la part de Schneerson à la famille de la victime. Dans le premier cas, cette absence, nous l'avons dit, suffit à requalifier l'accident en meurtre. Dans le second, cette requalification a été décidée de manière quasi instantanée et par une partie des témoins. Et il est vain de penser qu'un cycle réparateur, forcément tardif, aurait pu suspendre le cours des événements. Mais il est clair qu'une telle absence engage le futur, et assombrit l'horizon. Qu'est-ce donc qui est au principe de cette absence de réparation ? Les disciples du leader messianique expliquent qu'il nous faut considérer que Schneerson n'est pas de notre monde, qu'il est ailleurs, et que l'idée qu'il puisse simplement venir se placer dans le même espace que ceux dont pourtant, au moins indirectement, il a affecté de manière tragique les cours d'existence, cette idée n'est pas pensable. Traduisons dans notre langage : il ne place pas sa respectabilité morale entre les mains des prochains, n'est comptable de rien vis-à-vis d'eux : il échappe à l'espace public.
29Il faut alors faire entrer dans le tableau une dernière détermination que nous avons tenue en réserve jusque-là, de peur sans doute de relativiser le problème, de le localiser (mais maintenant nous pouvons lui donner toute sa généralité) : ce conflit n'est pas au départ entre deux communautés de nature similaire ; s'il monte en généralité, et en racisme ouvert, on ne peut oublier qu'il oppose une « communauté historique » au sens de Dominique Schnapper (celle de migrants issus des Caraïbes) à une communauté religieuse orthodoxe. Les oppositions entre laïques et religieux ne tournent évidemment pas à l'antisémitisme à Jérusalem mais, comme on sait, elles n'ont pas besoin de cela pour avoir la violence qui les caractérise. C'est sur cette détermination de secte que Ton finira donc, mais en donnant à ce terme la définition formelle d'un groupe dont le propre est, du fait de son projet et/ou de son fonctionnement, de réduire au maximum ses adhérences normatives à la société englobante. Un des théâtres concrets de ces « adhérences » est précisément celui de l'espace public, si bien que les sectes fuient bien souvent les localités urbaines. Ici, cette « secte » en occupe le centre et vient donc saper le présupposé de la respectabilité mutuelle inhérent à l'espace public : le membre de secte, n'a cure, ou à un degré moindre, de ce que l'autre pense de lui. C'est donc la valeur déontique de l'espace public que sa présence mine. Et c'est alors cette « moindre cure » que rend exemplaire de manière dramatique ce qui se passe après l'accident : on y prend soin du proche en tant que proche et non de « quiconque » en tant que « quiconque ».
30L'urgence qui commande l'écriture de ces lignes est donc bien celle-là : savoir prendre acte, dans nos philosophies politiques, de ce « socle déontique » propre à l'espace public, savoir reconnaître la consistance de cette « table »-là, chère à Hannah Arendt, cette table qui à la fois nous sépare et nous unit, et l'intercaler entre la chaleur des communautés et l'enthousiasme républicain. Et si c'était de son absence, de l'absence de sa prise en considération, plus sûrement que de l'incommensurabilité des biens, que dérivait l'écart entre les philosophies pluralistes et les assimilationnistes ? L'absence de la ville dans la philosophie politique ; de l'espace public comme espace de commensuration.
Notes de bas de page
1 Citations extraites de l'article de Véronique Brocard, Libération, 23-24 janvier 1988, p. 3-4.
2 « Let's go get a Jew », crie la foule (New York Times, 22 août 1996, p. 1 de la section « metro », article paru quatre ans après, au moment du procès du meurtrier).
3 Le rabin Schneerson revient en fait du cimetière voisin où il est allé se recueillir sur la tombe de sa femme. Personnage public, il a droit à la protection de la police de New York, ainsi qu'à la protection de ses propres gardes du corps. Il est donc escorté par ces deux voitures dont la première, reconnaissable par ses « attributs civiques », officialise le cortège. Ces deux voitures sont suivies par une troisième, celle qui déclenche l'accident, laquelle voiture est conduite par un chauffeur qui est en position de « garde du corps stagiaire » ; la présence de cette voiture n'est pas légale (le garde du corps est « clandestin »), et, loin du corps à protéger, elle accroît donc la dangerosité du dispositif, comme l'accident en apporte la preuve.
4 De fait, deux services d'ambulance, l'un géré par des « noirs et des hispaniques », et le « hatzollah », annoncent, neuf jours après, la décision qu'ils ont prise de donner un coup de main au projet existant d'un service d'ambulance jamaïcain, le « Tri-community », le premier service en cédant un véhicule et le deuxième en l'équipant. Le dirigeant du premier service (le « Bedford Stuyvesant Volunteer Ambulance Service ») est cité par l'article du New York Times pour son commentaire sur les événements : « Nous savions qu'il existait un service essayant de se monter depuis à peu près un an. S'il avait existé, il aurait sans doute été le premier sur les lieux, et peut-être que rien de ce qui s'est passé ne serait arrivé. » Mais ce commentaire est relégué en bout d'un petit article situé en page intérieure, il ne fera jamais son chemin jusqu'aux pages « Op Ed » du quotidien (New York Times, 28/8/91). Par contre, un an plus tard, et en première page de la section « metro » du New York Times (21/3/1992), est annoncée l'entrée en fonction de « Tri community », un service, comme le dit le titre, qui « comble un manque », et « renforce la fierté du quartier ».
5 L'histoire même du « Hatzollah service » est édifiante de ce point de vue. Le service est né au milieu des années soixante, à partir du quartier de Williamsburg. À son origine, on trouve la mort d'un rabbin, mort d'avoir trop longtemps attendu une ambulance qui n'arrivait pas. Harold Jacobs, son dirigeant au moment de l'émeute, nous apprend que le service est contactable par les « dispatchers », mais ne l'est directement que par ceux qui en connaissent le numéro confidentiel. Ce numéro circule « de bouche à oreille » ; et il prévient l'objection morale d'une urgence à deux vitesses en ajoutant : « Trop de publicité nous coûterait en matière de réactivité (response time) » (New York Newsday, 22/8/91).
6 On se référera à l'ouvrage collectif Pluralisme et équité (sous la direction de Joëlle Affichard et Jean Baptiste de Foucauld), Esprit, 1995, qui explore la thématique dont il est question ici.
7 Par exemple une collision...
8 Voir, pour une version planétaire de cette interprétation, les thèses de Samuel Huttington.
9 La différence de lecture ne s'appuie donc pas sur une différence de principes moraux. La structure de l'événement est telle que les uns et les autres sont fondés à penser qu'ils ont raison sur la base des mêmes principes moraux ou de la même déontologie. Le respect du critère de « l'assistance à personne en danger » peut être plaidé par les loubavitchs : le gosse était coincé, une seconde ambulance arrivait, d'ailleurs c'est bien une ambulance juive qui était la première sur les lieux, etc.
10 On retrouve cette même « structure » du « au vu et au su de tout le monde » à la racine du déclenchement de la deuxième grande émeute urbaine que l'Amérique a connue à la fin du xxe siècle ; on se souvient de la cassette vidéo du tabassage de Rodney King par des policiers blancs de Los Angeles, de sa large diffusion (au vu de tous) et du caractère non équivoque de ce qui s'y passe (au su de tous).
11 Et c'est sans doute cette fonction d'absolution qui donne à l'approche culturaliste, et en la matière, sa tonalité « politiquement correcte ».
12 Et pour reprendre au vol une phrase – une passe – du footballeur Zidane, orfèvre en la matière, extraite d'un documentaire post-mondial : « Les jeunes, même quand ils n'ont pas trop d'origine, c'est déjà difficile, alors quand ils en ont beaucoup.... »
13 Et notamment ceux de Roger Waldinger : Still the Promised City ?, Cambridge, Harvard University Press, 1996.
14 Mot yiddish pouvant se traduire par « cri de détresse
15 On pourra se reporter, entre autres ouvrages, aux présentations incisives des diverses « philosophies du contrat » et des « anthropologies » qui les fondent, données respectivement par Pierre Rosanvallon, Le libéralisme économique, Le Seuil, Points, 1989, et par Pierre Manent dans son Histoire intellectuelle du libéralisme, Coll. Pluriel, Calmann Lévy, 1987.
16 Telle qu'on la trouvera ramassée par exemple dans Les relations en public, tome 2 de La Mise en scène de la vie quotidienne, Éditions de Minuit, 1973.
17 Ibid., p. 110.
18 Ibid., p. 178-179.
19 De nos jours, écrit Goffman, « les valeurs centrales ne démangent pas grand monde », mais, en situation, « tout le monde se gratte », ibid., p. 179.
20 Sur les effets proprement atterrants qu'implique le « manque à l'appel » de cette structure d'attente, nous prenons la liberté de renvoyer à notre contribution au colloque de Cerisy, Isaac Joseph, éd., Prendre place : espace public et culture dramatique, Recherches, 1995 ; « Le spectacle de la déréliction », in Prendre place (sous la direction de Isaac Joseph), Éditions du Champ Urbain, 1995.
Auteur
CNRS, Aix-en-Provence
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