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Diasporas et nomadismes : expérience de terrain et typifications

p. 97-103


Texte intégral

1Riche ou pauvre, ethnique ou non, le migrant qui tire revenu de son savoir circuler, de sa capacité à traverser les frontières, impose au chercheur d'envisager les rapports entre deux couples d'attributs, mobilité / sédentarité, et identité / altérité, afin de comprendre, en nos villes, les emboîtements entre trajectoires singulières, destins collectifs, et formes urbaines. La légitimité des hiérarchies indigènes se dit en termes de « nous », expression des nombreuses modalités d'appropriation et de légitimation territoriale, des frontières du voisinage jusqu'à celles constitutives de l'État-Nation. Le migrant capable d'initiatives économiques basées sur son statut d'être d'« ici et de là-bas », en dérogation avec le « ici » versus « là-bas » favorable aux reconnaissances identitaires, remet sans cesse en question les certitudes indigènes. Son espace est celui du mouvement qui suggère d'envisager la ville non pas comme lieu des sédentarités mais comme carrefour des mobilités. On peut considérer aujourd'hui que pour un nombre de plus en plus important de migrants, c'est moins le processus de sédentarisation, négocié avec les autochtones, qui caractérise leur devenir, qu'une capacité de perpétuer, grâce aux mobilisations favorables au développement des économies souterraines transfrontalières de produits d'usage licite, un rapport nomadisme sédentarité favorable à de nouveaux rôles et statuts sociaux. Nous avons surtout poussé nos investigations, depuis 1984 environ, vers l'apparition de ces populations « nomades » constitutives des nouveaux réseaux des économies souterraines en voie de mondialisation. Pourtant, dans cette courte réflexion, nous voudrions livrer l'expérience de l'accompagnement d'un commerçant qui ne relève certainement pas des profils du nomadisme, et dont il est peu aisé de dire s'il se situe, dans le cas abordé, dans des réseaux d'économies officielles ou souterraines. Il s'agit d'un comportement « diasporique », largement majoritaire parmi l'ensemble des populations qui développent aujourd'hui, en toute modernité, des compétences transfrontalières dans leurs initiatives professionnelles, plus particulièrement commerciales.

2En premier lieu, rappelons quelques résultats de nos recherches caractérisant les populations d'entrepreneurs commerciaux « nomades ». Tel lieu des villes concernées par ces activités, ces mobilisations, est un point de passage pour des populations qui tiennent puissance sur l'espace de leur capacité nomade ; c'est-à-dire qui savent les chemins qui mènent d'un lieu de sédentarité à l'autre, et débordent, traversent ainsi tout espace d'assignation aux juxtapositions locales, le recomposent en un vaste territoire des réseaux échappant à nos centralités, animé d'incessants mouvements, hors des maillages de la technostructure, à distance de l'État. Ce mode là est fait de superpositions. Il s'agit de territoires circulatoires, productions de mémoires collectives et de pratiques d'échanges sans cesse plus amples, où valeurs éthiques et économiques spécifiques font culture. Les caractéristiques essentielles de cette identité « nomade » résident dans la fidélité à un lieu unique d'origine : chaque entrepreneur de ces économies, d'une part, se déplace pour satisfaire les besoins économiques d'une proche population de cet unique lieu d'origine et non ceux des populations du lieu d'accueil, et, d'autre part, se tient relativement ou radicalement, selon les contextes familiaux, à distance des parcours d'intégration dans la société d'accueil ; la citoyenneté ou les droits temporaires de résidence sont instrumentalisés dans cette perspective unique d'une complémentarité économique forte avec le lieu d'origine.

3Ces superpositions de vastes territoires aux centralités multiples, puisque supports de nombreux réseaux, coïncident rarement avec les centralités urbaines locales. Cela, nous l'avons observé dans de nombreuses recherches.

4En particulier, quatorze années d'investigations empiriques sur les populations commerçantes internationales maghrébines du centre de Marseille et sur leurs réseaux, nous ont permis d'approcher des formations économiques et territoriales transnationales. Il s'agit d'un comptoir commercial méditerranéen qui fédère des populations et des espaces locaux, régionaux et internationaux. Son chiffre d'affaires en fait le premier lieu commercial de la façade méditerranéenne française. Trois cent cinquante boutiques tenues par des familles de Tunisiens, d'Algériens et de Marocains, doublent les échanges entre les pays européens et maghrébins mais encore articulent les initiatives internationales, locales et régionales à partir du quartier historique central et délabré de Belsunce. Ces réseaux, qui véhiculent viandes et légumes pour les activités de marchés de proximité, voitures, électroménager, vêtements..., pour les échanges internationaux, s'appuient sur les mouvements des populations immigrées, celles requises en leur temps par la mobilisation internationale du travail, et sur la clientèle d'environ quatre cent mille Maghrébins qui effectuent chaque année un séjour de deux ou trois journées dans ce quartier ; ils entretiennent des liens de collaboration avec les anciennes migrations arménienne et juive installées avant eux dans les mêmes rues du centre-ville historique. Chaque migrant, en ce lieu, se réclame explicitement de la légitimité acquise par les populations de migrants qui l'ont précédé, quelles que soient leurs origines. Si ces populations sont le lieu de la transmission d'un « patrimoine migratoire », on n'est pas pour autant renvoyé purement et simplement à la reproduction des cultures d'origine spécifiques à chaque composante de la population des migrants. Il y a construction d'une nouvelle culture de la mobilité, en même temps que mise en place de nouveaux réseaux, qui produit des formes originales de sociabilité urbaine, des trajectoires économiques, culturelles, professionnelles, qui suggèrent des métissages à l'échelle du lieu, de la nation, de l'Europe. L'expansion actuelle de ces réseaux (plus de quarante mille Marocains actuellement concernés par les activités commerciales de « fourmis » transfrontalières dans les villes du littoral méditerranéen français) s'effectue selon un processus civilisateur : commercer de plus en plus loin signifie agréger dans des réseaux de l'honneur, de la parole donnée, de plus en plus d'étrangers, inventer une « éthique transversale », des paroles communes qui engagent le Turc, l'Italien, le Polonais, et bien d'autres autour des mêmes collaborations. À l'image d'une culture de l'oralité, faite des fluidités du langage, les « fourmis » circulent, s'associent, traversent les espaces des échanges normés, codifiés, écrits, dans un vaste bricolage des hiérarchies des richesses nationales. Il est vrai que cette puissance se dissimule derrière la réalité de la concentration, dans le même quartier, des populations maghrébines les plus pauvres parmi les pauvres, celles des célibataires ouvriers occasionnels, des sans-papiers, des exilés, souvent. Mais, encore une fois, la bien réelle juxtaposition des groupes sociaux masque des superpositions qui suggèrent d'autres sens du social et de l'urbain. Il existe dans l'étroit espace de Belsunce et des villes supports de réseaux, quatre ou cinq sous-populations de maghrébins qui entretiennent entre elles des rapports d'exploitation, d'exclusion, au moins aussi radicaux que ceux, plus dilués dans une vaste superficie, qui caractérisent les rapports économiques et sociaux dans l'ensemble de l'aire marseillaise. Les formes que nous décrivons ne sont pas figées, elles n'échappent pas à des évolutions redevables des initiatives propres des individus qui les développent, mais aussi à des transformations sociales et économiques générales : la « crise » économique, qui, creusant les différentiels de richesses entre nations, enrichit d'autant plus ceux qui savent passer les frontières ; mais encore, et corrélativement, la transformation récente des flux migratoires, de leurs formes et natures, dans le grand déploiement post-fordiste contemporain.

5Les profils « diasporiques » sont très différents, tant dans l'énoncé des caractères généraux des professionnels internationaux qui forment ce type, que, bien sûr, dans les comportements quotidiennement affichés. Le « diasporique>> pourrait se définir comme celui qui, d'une part, fusionne lieu d'origine et étapes des parcours souvent intergénérationnels, et d'autre part, tout en restant fidèle aux liens créés dans les antécédents migratoires des siens, se place en posture d'intégration dans la société qui l'accueille. Cette intégration se négocie la plupart du temps à partir de l'apport d'un savoir-faire spécifique acquis et transmis durant les générations précédentes, ou encore développé dans une situation de manque de la société d'accueil. Bref, la « complémentarité morphologique », comme la désigne Alain Médam, est un trait important du diasporique. Nous n'avons jamais rencontré que des situations éphémères, dans les trajectoires des commerçants maghrébins, qui suggèrent le statut diasporique.

6La situation d'un commerçant juif des Sentiers peut illustrer les dispositions diasporiques. L'occasion m'a été donnée, au cours de mes recherches, d'accompagner jusqu'en Pologne un commerçant juif en tissus. Son commerce de grossiste est situé dans le Sentier parisien et il appartient à une minorité ashkénaze qui développe là ce type d'activité, et c'est par un proche parent gérant à Marseille, dans le « petit Sentier » de Belsunce, une boutique de distribution à la même enseigne, que j'ai pu entrer en relation avec lui. Il eut l'occasion d'aller enchérir, près de Varsovie, pour l'achat d'un stock de « cirés » (vêtements pour la pluie, pour adultes et enfants, de couleurs vives, déjà habituellement importés en France) dont se débarrassait une usine polonaise. Nous étions convenus qu'à l'occasion d'un transport de marchandises en provenance de l'étranger, je serais invité, si l'on pouvait me faire place dans le véhicule. Un jeudi, en tout début d'après-midi, on me téléphona pour m'inviter à « passer dans le magasin de Paris avant la fermeture, pour partir vers la Pologne ». Le déplacement devait durer quatre jours. J'y étais à dix-huit heures :

« Si tu n’as pas peur, nous partons demain vers une heure de l'après-midi. Direction Varsovie. Ça t’épate ?... Moi aussi parce qu'on vient juste de me prévenir.
Pour ?
– Pour acheter un stock de cirés : ceux que X... diffusait habituellement. Ils n’ont plus d'exclusivité et ils bradent la production de deux mois. Enorme, trois ou quatre camions. Aux enchères.
Aux enchères ?
– Au plus offrant. Le bureau du ministère qui couvre ça a annoncé les enchères pour mardi malin à 8 heures 45. J'y serai. Tu viens ? on passe par Francfort, donc on part plus tôt. J'en profite pour affaires.
– J'ai déjà vu des enchères : il faut l'argent comptant et surtout les moyens de transport, et dans un pays étranger il vaut mieux connaître la langue et les responsables. Tu vas tout te faire piquer avant d'arriver, ou sur place, ou au retour, avant la frontière.
– C'est ça, c’est ça, je suis un rigolo... »
Nous partons le vendredi après-midi dans un fourgon Hiace Toyota... À Strasbourg nous faisons le plein de vêtements. Nous les déposons à Francfort le samedi matin, et nous en partons à onze heures.
« C'est ma limite, me dit mon compagnon, après, on commence par aller au radar, et au carnet d'adresses... »
Mon hôte s'arrête toutes les demi-heures dans les stations-services d'autoroute pour de longues communications téléphoniques. Dans la voiture, en conduisant, il injurie telle ou telle de ses relations qu'il n’a pu joindre, ou qui comprend mal le français, l'allemand ou l'anglais.
« Un Juif, ça ! Il sait même pas parler. Il s'est caché dans les bottes de son grand-père. C’était autre chose à cette époque, pour rester deux fois là-bas, avec les nazis et puis avec les communistes. (...). Prends mon carnet et regarde encore à S, V, W ce que tu trouves à Prague, les Polacks sont trop fauchés pour avoir des camions, y'a que les Tchèques qui peuvent me dépanner, regarde partout et écris-moi les noms et les numéros. »
Ainsi passent les kilomètres, d’appels téléphoniques en cabines autoroutières.
« Pourquoi tu n’as pas installé un téléphone dans ta voiture ?
– J'en ai un dans ma voiture à Paris. Je m'en sers que là-bas, en ville, quand je suis coincé dans un embouteillage. Je les engueule à distance au magasin et à l’atelier (...).

Ce serait plus utile sur ton fourgon, tu ne t'arrêterais pas tous les cinquante kilomètres pour aller te geler dans les cabines.
Mais, tu piges rien ou quoi ? Tu comprends pas que je veux pas qu'ils m'appellent. C'est moi qui appelle. Ils sont obligés de se démerder parce qu'ils peuvent pas me rappeler. Sinon toutes les excuses me tomberaient dessus. [...]. Là, je les appelle en désespéré, et j'avance, je roule, je leur dis. Forcément ils se débrouillent. Et si je déboule à Prague, hein ? Les fils et petits-fils du meilleur ami de grand-père. La première fois que je les appelle. On se connaît pas mais on n'arrête pas de parler de nous en famille. Ils sont obligés. Les autres c'est pareil, à Francfort tu as vu, ils ont tout pris. Ils avaient pas le choix. Ils pouvaient pas négocier au téléphone, sans me voir puisqu'ils pouvaient pas m'appeler. C'est moi le plus fort avec mes cabines. [...]. Et puis ça me met en forme et en rogne. Pendant que je conduis je pense, et bien : quand je m’arrête exprès, tout est clair dans ma tête et il n'y a pas à y revenir. [...]. Et je peux faire comme si la conversation s'arrêtait par manque de pièces. Je sais faire ça quand il faut. De toute façon je suis sûr qu'ils espèrent bien travailler avec nous bientôt. Ils finiront bien par trouver des gars de l'Est prêts à faire des fringues pour rien du tout. C'est sûr que c’est de Prague que ça viendra, un Sentier. »
Le dimanche soir, nous arrivons à Berlin où nous devons nous arrêter pour dormir dans le fourgon avant de repartir lundi vers midi pour notre rendez-vous près de Varsovie, si surréaliste pour moi et si simplement réel pour lui. Mon compagnon, après un appel téléphonique passé d’une cabine urbaine, revient tout excité ; il m'invite à partager une bonne choucroute dans une belle brasserie du Ku.dam. Il est très joyeux et m'annonce que nous allons repartir immédiatement car les enchères seraient avancées de vingt-quatre heures et se dérouleraient lundi matin vers huit heures...
Le lundi à huit heures un quart, nous entrons dans la cour de l'usine : une décision prise paraît-il un quart d'heure plus tôt par le ministère concerné... et dont nous étions magiquement informés la veille.... a bien avancé les enchères d'une journée. Je ne connaîtrai jamais le circuit de modification de la décision, dont mon compagnon est de toute évidence un élément important et qui passe assurément par Prague.
Trois camions, immatriculés en République Tchèque, sont là : deux conducteurs embrassent mon compagnon avec une joie manifeste. Il n'y a donc qu'un seul enchérisseur et la marchandise est acquise au prix le plus bas, mais les conciliabules qui suivent, avec les trois responsables de la vente, me laissent comprendre qu'en ce qui les concerne le bénéfice est important. Je ne cherche pas à savoir quel droit est respecté ou contourné dans cette affaire : nous sommes cinq pour charger toutes ces tonnes de vêtements « avant onze heures, ou il y aura des complications avec "les autres" ». Les camions repartent à l'heure dite vers Prague :
« T’en fais pas, tout arrivera à point. Je t'avais bien dit qu'on allait bientôt travailler avec eux. Eh bien, c'est fait. Ceux qui disent que les Ashkénazes sont moins doués que les Séfarades au Sentier vont bien rire... jaune. »

7Une opportunité provoquait en quelques heures la mobilisation, sous forme de réseau, le face-à-face de quotidienneté après cinquante années d'interruption de la relation directe. Les ressources n'étaient pas recherchées dans un lieu unique, mais dans plusieurs villes qui avaient accueilli les parcours migratoires familiaux. Celui qui venait, le commerçant parisien, prenait seul l'initiative de la parole qui renoue, qui situe dans le temps long le lien diasporique, qui oblige et mobilise. Ces déplacements sont de première importance dans le brassage international car ils font trace, ils instituent entre plusieurs centralités une mémoire des mouvements. Pour ce type de professionnels, l'ouverture des frontières n'est qu'un événement mineur, de l'ordre de l'opportunité, qui permet de concrétiser une vieille anticipation sur les citoyennetés transnationales.

8Ces personnages, on ne les aperçoit pas parmi les commerçants internationaux maghrébins des économies commerciales informelles. Quelques M'Zabites composent des réseaux à travers de nombreuses villes, mais chacun de ces lieux n'est pas doté d'une centralité semblable à celle du lieu d'origine. Par ailleurs, les perspectives de l'intégration sont peu présentes dans les projets familiaux, bien que le savoir-faire commerçant soit bien présent et transmis de génération en génération.

9Le « modèle nomade » se caractérise donc selon trois critères : la fidélité à un lieu unique d'origine, la non-spécialisation professionnelle intergénérationnelle et une distance certaine des perspectives de l'intégration dans la société d'accueil, ou encore parfois l'instrumentalisation de la citoyenneté. Les Marocains en situation migratoire post-fordiste réalisent au mieux ce profil dans l'arc méditerranéen occidental européen.

10Les deux formes, diasporique et nomade, si on peut les opposer afin de les décrire, sont toutefois étroitement mêlées dans l'espace des activités commerciales et des lieux traditionnels de l'accueil des migrants industrieux dans les villes. Ces proximités réalisent de nouvelles interactions sociales qui suggèrent l'apparition et le développement de nouveaux cosmopolitismes, surtout dans les métropoles portuaires méditerranéennes : réhabilitation d'une vieille histoire qui ne peut laisser indifférent le chercheur, historien, sociologue et anthropologue...

11Nous développons les considérations qui précèdent dans : Arabes de France dans l'économie mondiale souterraine, Editions de l'Aube, 1995, 220 p.

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