Vers une communauté nouvelle ?
L’ouverture de la Maison communautaire juive de Toulouse dans les années soixante
p. 91-96
Texte intégral
1En 1961, s'ouvre à Toulouse un nouvel espace juif, la Maison communautaire, rue du Rempart-Saint-Étienne. Cette création s'inscrit dans un mouvement national où de semblables maisons sont inaugurées à Lyon ou à Paris1, dans le double but de reconquérir une population juive qui tend à s'éloigner de la Communauté institutionnelle et d'accueillir celle qui commence à arriver d'Afrique du Nord. Ce centre devient rapidement lieu et enjeu de débats. Ainsi, la discussion entamée par les différents protagonistes sur la place assignée au rite renvoie-t-elle à celle qui voit s'affronter les diverses définitions de la judéité. Plus largement, l'existence de ce nouveau lieu juif introduit une nouvelle perspective du fait communautaire.
2La population juive toulousaine des années cinquante constitue une petite collectivité, de 2 500 à 3 000 personnes. Les Ashkénazes la dominent alors, en nombre et en influence. Ils détiennent les fonctions-clés des institutions communautaires, telle l'Association Cultuelle Israélite de Toulouse (TACIT). Les Israélites français, qui l'ont dirigée avant la Seconde Guerre mondiale, se sont peu à peu détournés de la Communauté institutionnelle. Les Turcs, l'autre vague migratoire du XXe siècle avec les Ashkénazes, composent le dernier élément de la population, essentiel mais non dominant2.
3Les institutions communautaires sont héritées du cadre napoléonien. Le centre en est la synagogue de la rue Palaprat, l'Association cultuelle est destinée à financer le culte et ses desservants. Elle est dirigée par ceux qui sont en position de notables. Le Talmud Tora transmet l'éducation religieuse. Des associations caritatives gravitent autour de ces organisations et de ces hommes : le Comité de Bienfaisance, la Hévra Kadisha (ou société du dernier secours). Un Bulletin intérieur de TACIT, de livraison assez irrégulière, sert à la fois de lien et d'organe d'information entre les membres de la Communauté. Ces structures permettent de répondre aux fonctions essentielles de la Communauté juive : l'exercice du culte, la transmission du judaïsme, et la bienfaisance, la Tsédaka.
4L'après-guerre est marqué par deux phases. On assiste d'abord à une reconstruction solennelle des institutions communautaires, mises à mal par la période des persécutions, dans une atmosphère de ferveur inusitée qui rompt avec celle du début du siècle3. La volonté de panser les blessures de la guerre, d'assurer la transmission des valeurs juives, et l'élan sioniste, l'un des grands espoirs de l'après-guerre avec le communisme, sont autant d'éléments explicatifs du mouvement des années 1945-1950. Quelques années plus tard, la Communauté retrouve son atonie d'avant-guerre. Il n'y a pas de rabbins entre 1953 et 1958, la parution du Bulletin intérieur est interrompue entre 1952 et 1958. Le Talmud Tora se vide en même temps que la synagogue. Le sionisme lui-même semble marquer le pas. On peut expliquer cette désaffection d'abord par des raisons démographiques, ensuite par l'effet de forces idéologiques centrifuges. Nombreux sont les réfugiés arrivés à Toulouse pendant la Seconde Guerre mondiale qui s'en retournent après la Libération. Les ambitions personnelles, familiales, ou encore les engagements dans la mouvance communiste éloignent des institutions. Surtout, la Communauté qui vient de se reconstituer est, bien évidemment, essentiellement un ensemble d'institutions religieuses. Or, dans un mouvement à la fois général à la société française et particulier à sa composante juive, on note à la fin des années cinquante une désaffection assez marquée envers la religion. Le rabbin Rozen rapporte qu'à son arrivée, en 1958, « les familles pieuses se comptaient sur les doigts des deux mains4 ! »
5Si la Communauté institutionnelle résiste tant bien que mal, il existe néanmoins une communauté affective, émotionnelle, qui lie de manière forte une partie de la population juive de Toulouse. Elle se situe dans certains cafés ou chez le restaurateur Kisner, dans les boutiques ou les comptoirs de la rue Sainte-Ursule et de la place de la Bourse. C'est une communauté de langue – le yiddish–, de souvenirs communs et d'engagements politiques parfois convergents, parfois opposés. Elle est attachement au judaïsme, à la culture juive, comme la défend l'École Bialik fondée en 1949 par un groupe d'Ashkénazes. Marquée surtout par le sionisme et/ou le socialisme sous sa forme bundiste, et souvent peu religieuse, cette culture s'ancre dans les courants idéologiques qui ont parcouru l'Est européen depuis le XIXe siècle. Dans l'espace de la ville, cette communauté apparaît donc comme une sorte de communauté villageoise, dont tous les membres ou presque se connaissent. Ce qui n'empêche ni les conflits ni les rivalités internes.
6Or, à la fin des années cinquante, les difficultés de la Communauté institutionnelle inquiètent ses dirigeants, même les moins religieux, ceux que le rabbin Rozen appelle les « Polonais sceptiques ». Ils savent bien que, pour que le judaïsme perdure, quelle que soit la définition qu'on lui donne, il faut en préserver le cadre institutionnel existant. Mais il faut aussi trouver des formes nouvelles pour s'opposer au mouvement centrifuge. Les notables se mobilisent donc pour tenter de redonner vie à la Communauté. Ils font appel à une personnalité extérieure, le rabbin Rozen, alors en poste à Clermont-Ferrand. Celui-ci appartient à la même culture que la plupart des dirigeants. Il est polonais, parle yiddish. C'est aussi un érudit formé jeune dans une yeshiva, ayant survécu aux camps de la mort. Il a achevé sa formation rabbinique en France. Son but est clair : il est là pour réveiller les consciences religieuses et mieux assurer la transmission. Un autre aspect de l'effort de rénovation est la décision de fonder une maison communautaire. En cette fin des années cinquante, cette idée appartient à l'air du temps. C'est l'époque des maisons des jeunes et des maisons de la culture. A cette influence s'ajoute celle venue des méthodes américaines, dont le FSJU5 se fait l'intermédiaire : le centre communautaire juif américain prend sa part dans la construction du modèle français. L'objectif du centre communautaire est, selon ses promoteurs toulousains, « de rallier les juifs sans distinction d'origine et de rite6 ». Mais cette ambition répond à deux situations distinctes. L'une est de s'opposer à la baisse de la fréquentation communautaire, l'autre est de trouver un point commun entre des expériences du judaïsme très contrastées. C'est en effet le moment où commencent à arriver les juifs d'Afrique du Nord, prélude à un exode pressenti. Le centre communautaire répond au premier problème en tant que pôle d'attraction laïque se devant d'offrir un lieu juif de rencontre et d'échange. De plus, axé sur la culture, il permet de dépasser ce qui paraît alors source de conflits et de divisions à l'intérieur d'une population de plus en plus hétérogène, les différences de rites et de pratiques religieuses. La religion divise, la culture rassemble. C'est bien le but de ces « causeries et matinées récréatives », que de tisser un lien essentiellement culturel.
7La Maison communautaire est ouverte en 1961, inaugurée solennellement en 1963. Elle est le résultat de la volonté du rabbin, désireux de créer une sorte de maison des jeunes, et des dirigeants laïques. Le financement est assuré par un apport local, résultat d'une collecte de dons, et par une subvention accordée par le FSJU. Dès sa fondation se pose la question de la place du religieux au sein de l'espace créé, et ce, aussi bien au sens physique qu'idéologique. Le rabbin n'accepte pas l'idée d'un lieu juif à ses yeux désincarné, c'est-à-dire sans place dévolue au culte. Il s'oppose au projet consistant à en faire un lieu simplement culturel : « Pour eux (les promoteurs laïques du projet), ils croyaient qu'en se réunissant, ça suffisait... Il fallait mettre une âme dans la maison7. »
8L'arrivée en 1961-1962 de plusieurs milliers de juifs rapatriés lui fournit de solides appuis. Les plus religieux d'entre eux, ceux que l'on appelle les Constantinois, ont apporté les objets de culte de la principale synagogue de leur ville d'origine et cherchent un lieu pour les y installer. Ils partagent avec le rabbin l'idée qu'aucun lieu juif ne saurait exister sans présence religieuse. Ils créent donc leur nouvelle synagogue (appelée Vieille Nouvelle Synagogue) au cœur même de la maison communautaire, en septembre 1962. « Vous nous envahissez ! » ripostent bientôt les tenants du projet culturel.
9Plus imprévu est l'allié que le rabbin trouve dans le FSJU. Organisme créé en 1950 pour coordonner l'action sociale juive, il est essentiellement laïque. En 1962, devant la nécessité de mettre en place une politique d'assistance aux nouveaux venus d'Afrique du Nord, il dégage un nouveau principe. Face à une population considérée comme fervente, l'action sociale n'a plus à être dissociée de l'action religieuse8. Ainsi le FSJU, à qui appartient en grande partie l'initiative idéologique et financière des maisons communautaires, ne combat nullement la conception du rabbin, qui heurte certains concepteurs locaux du projet. D'autant plus qu'il est dirigé à Toulouse par des cadres d'origine marocaine (président du FSJU, directeur de maison communautaire), dont la tradition du fait communautaire associe étroitement religion, culture et action sociale. Le Fonds social s'installe en 1962 à Toulouse, d'abord en la personne d'une assistante sociale, chargée de l'accueil des nouveaux venus. Une délégation régionale trouve dans la maison communautaire ses premiers locaux. Ainsi, face à la vision culturelle, s'élabore une sorte de front commun, unissant le rabbin, les plus religieux des Sépharades et le FSJU. En 1970, au terme de cette évolution, le programme de la maison communautaire place les activités religieuses au premier rang de toutes les animations récréatives ou culturelles. L'ambition culturelle et laïque des promoteurs, représentée ici par la section « vie culturelle » (ciné-club, groupe théâtre, poésie, organisation de conférences, colloques...) a dû composer avec celle des plus religieux (installation de la Vieille Nouvelle Synagogue, présence d'un oratoire ashkénaze...) et avec la vision sociale du FSJU (Réunion du Club de l'Amitié, club pour les personnes âgées). Le débat sur la place du religieux a permis de mettre en lumière l'affrontement entre diverses acceptions de la judéité qui sont à l'œuvre dans les années soixante, dans le double contexte de l'effort de rénovation des structures communautaires et de l'arrivée des juifs d'Afrique du Nord. Il dépasse le cadre strictement toulousain. Il se traduit localement par l'opposition entre le rabbin et des Constantinois d'une part, qui défendent une conception religieuse du judaïsme, et les « Polonais sceptiques » d'autre part, attachés à une définition plus culturelle, dans laquelle la religion n'est pas exclue, mais ne tient pas la première place. Les responsables du FSJU ont une position plus nuancée. Ils partagent au fond avec les Polonais une conception qui fait du judaïsme une culture. Ils s'en séparent toutefois sur la question de la place effective du religieux à l'intérieur de celle-ci. Pour les « Polonais sceptiques », la synagogue (beaucoup financent largement l'exercice du culte) doit être lieu séparé ; pour le FSJU, elle s'intègre dans l'ensemble des services rendus en un lieu dont la vocation est de satisfaire l'ensemble des besoins de la population juive. Le programme « fourre-tout » du début des années soixante-dix illustre à sa manière la tension entre ces acceptions diverses.
10Au-delà des débats qu'elle engendre, la création des Maisons communautaires marque une étape importante dans la construction du fait communautaire. Reposant de fait sur la conception d'une judaïcité plurielle, au terme d'un compromis entre les diverses définitions du judaïsme, elle se veut expression et vitrine de celui-ci, présenté à la fois comme une religion et une culture. Or, si le premier terme définit les juifs comme un ensemble de coreligionnaires, le second les spécifie comme un peuple. Ainsi, le centre communautaire annonce-t-il le dépassement du cadre traditionnel, calqué sur le modèle confessionnel. Il apparaît comme le signe tangible de la recherche d'un nouveau type de Communauté, émanation d'une des multiples « minorités9 » qui, selon l'air du temps, composent la mosaïque française10. La fin des années soixante et le début de la décennie suivante sont caractérisés par une réflexion sur l'idée de Communauté, et la volonté (en particulier du FSJU) de créer une conscience communautaire, appelée même « civisme communautaire », qui tend à se démarquer de la conception confessionnelle jusque-là dominante. Parallèlement, la Maison communautaire s'ouvre vers l'extérieur, par l'intermédiaire de conférences, débats, expositions destinées à un large public, témoignant par-là de la volonté d'ancrer la culture juive comme une composante de la culture locale, et, au-delà, nationale.
Notes de bas de page
1 Ouverture d'un centre communautaire à Paris et à Lyon en 1963, voir L’Arche, janvier et février 1963. Pour un premier bilan sur ces structures, ibid., décembre 1964.
2 Jean Estèbe, dir., Les Juifs à Toulouse et en Midi toulousain au temps de Vichy, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1996 ; Marie-Françoise Manolesco, La Reconstruction de la Communauté juive de Toulouse après 1944, mémoire de DEA, Univ. Toulouse-Le Mirail, 1990.
3 Florence Lohou, Approche de la communauté juive de Toulouse, 1900-1940, mémoire de maîtrise, Univ. Toulouse-Le Mirail, 1992.
4 Voir Colette Zytnicki, Une Communauté toujours recommencée. Les Juifs de Toulouse de 1945 à 1970, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1998.
5 Le Fonds social juif unifié a été créé en 1950, sur le modèle social juif américain, avec l'objectif de centraliser le financement et rationaliser les tâches de charité, accédant alors au statut de travail social, dans le difficile contexte de ces années.
6 Bulletin intérieur de l'ACIT, mai 1961.
7 Témoignage du rabbin Rozen, septembre 1993. Ceci est à rapprocher d'un autre témoignage, cité par Rabi, dans son article sur la maison communautaire de Lyon. Le témoin interrogé se présente comme « irréligieux, contre l'école juive et pour l'école laïque ». Évoquant le Centre communautaire, il ajoute : « Bon, on nous avait dit, la Maison est une affaire laïque et les rabbins n'ont rien à faire ici. En fait, c'est tout le contraire... », L'Arche, février 1963.
8 « Lorsqu'il s'agit d'action en milieu juif nord-africain, nul ne saurait méconnaître l'interférence des facteurs sociaux, culturels et religieux... Ainsi, en dépit du fait que le FSJU n'a pas vocation dans le secteur religieux, le Fonds d'urgence devrait-il pourvoir également dans des proportions à déterminer, à des dépenses dans ce secteur ». C. Kelman, XIIIe Assemblée générale du FSJU, mai 1962. Le Fonds d'action pour les réfugiés et rapatriés, voté en 1962, prévoit d'affecter pour l'année suivante un quart de son budget au poste « cultuel et culturel ». (Compte rendu de la XVe Assemblée du FSJU, archives FSJU.)
9 Le mot commence à apparaître dans l'Arche, le journal du FSJU, dans les années soixante. On retrouve l'écho de cette revendication dans l'ouvrage d'Annie Kriegel, Les Juifs et le monde moderne, essai sur les logiques de l'Émancipation, Paris, Le Seuil, 1972. Pour l'auteur, après le temps de l'assimilation, vient le temps de la prise de conscience de sa différence. Le groupe devient alors une minorité, « il secrète un mouvement qui a pour but de donner consistance spécifique à la différence sur laquelle il fonde son identité ; d'autre part d'institutionnaliser, c'est-à-dire d'établir sur une base légale, rationnelle, la distance qu'il souhaite maintenir par rapport à la société dominante », p. 15 et 16.
10 Voir, sur l'émergence de la revendication d'un particularisme juif dans les années soixante-dix et quatre-vingt, Chantal Bordes-Benayoun, « Mémoire et identité juives de la Libération à nos jours », in Les Juifs à Toulouse et en Midi toulousain..., op. cit., p. 277-295.
Auteur
Université de Toulouse-Le Mirail, Diasporas
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Bestiaire chrétien
L’imagerie animale des auteurs du Haut Moyen Âge (Ve-XIe siècles)
Jacques Voisenet
1994
La Gascogne toulousaine aux XIIe-XIIIe siècles
Une dynamique sociale et spatiale
Mireille Mousnier
1997
Que reste-t-il de l’éducation classique ?
Relire « le Marrou ». Histoire de l’éducation dans l’Antiquité
Jean-Marie Pailler et Pascal Payen (dir.)
2004
À la conquête des étangs
L’aménagement de l’espace en Languedoc méditerranéen (xiie - xve siècle)
Jean-Loup Abbé
2006
L’Espagne contemporaine et la question juive
Les fils renoués de la mémoire et de l’histoire
Danielle Rozenberg
2006
Une école sans Dieu ?
1880-1895. L'invention d'une morale laïque sous la IIIe République
Pierre Ognier
2008