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De la périphérie au centre : Sarcelles ville juive

p. 79-90


Texte intégral

1R. Ledrut écrivait : « L'image de la ville est semblable au mythe ou à l'œuvre littéraire. » L'expérience urbaine implique l'homme dans un rapport à l'espace et à ses constructions, elle produit des significations qui « expriment moins la ville qu'un rapport global de l'homme à la ville1 ». Dans cette interaction de l'homme et de la ville, l'interprétation de l'espace, sa lisibilité, sont au quotidien constamment travaillées comme en surimpression par un imaginaire qui tient lieu d'origine, de modèle, de référence ou d'utopie. Les urbanistes, les sociologues, les administrations ont à un moment ou à un autre centré leur attention sur Sarcelles pour y décrypter les signes du changement social. Nous proposons, à la suite d'une enquête ethnographique, de rapporter ici quelques aspects de la présence d'une communauté juive telle qu'elle peut s'offrir dans son extériorité, au regard du passant.

Manifestation d'un particularisme sans les attributs de l'ethnicité

2Une étudiante enquêtant à Sarcelles me disait sa déception du fait que les commerces cachers, les boucheries, les épiceries, les salons de thé ressemblaient à s'y méprendre aux commerces non juifs. Elle aurait aimé y trouver ces vitrines arabesques surchargées de gâteaux au miel présentés sur des plateaux d'argent ciselés ; l'alignement des religieuses, des millefeuilles et des tartelettes cachers décevait son goût pour l'exotisme et sa recherche de la différence. Les juifs maghrébins installés à Sarcelles depuis trente ans déjà n'avaient pas pour autant renoncé au respect des lois alimentaires, mais ils l'alliaient à la cuisine française comme auparavant cette même cacherouth s'était approprié les douceurs orientales. Le signe de la judéité n'avait plus trait aux origines mais à la loi, quelles que soient les latitudes et les habitudes alimentaires. Ainsi trouve-t-on au rayon cacher du supermarché des « crevettes », aliment prohibé, reconstituées à partir de morceaux de poissons ; cette adaptation de la cacherouth aux normes globales est peut-être aussi la condition de sa survie. L'expérience déçue de l'ethnologue, outre qu'elle mettait en évidence ses attentes, nous amenait à regarder différemment la ville et les signes visibles qu'elle offrait de la présence d'une forte communauté juive. Cette apparente « discrétion » renforçait l'idée commune que l'intégration accomplie, les juifs réservaient la dimension juive de leur identité à l'intimité du cercle familial, à la maison et occasionnellement à la synagogue. Contre-exemple de la rue des Rosiers, à Paris, où la rue, par les signes visibles exposés, est un élément essentiel de ressourcement identitaire et devient un lieu de pèlerinage sécularisé à usage dominical2, Sarcelles, souvent identifiée comme « la ville juive », était une banlieue comme les autres, formée de larges avenues, de grands ensembles et d'espaces verts qui s'y intercalent comme pour excuser la densité du béton, et la répétition de façades d'immeubles désespérément semblables.

3Pourtant, cette sensation première « d'anonymat » qui caractérise la banlieue et dont la « sarcellite » fut longtemps le paradigme, est aujourd'hui démentie – non pas tant par le bâti de la ville, ses éléments architecturaux ou ses enseignes emblématiques, que par la pratique sociale de ses habitants. La grande synagogue consistoriale dans le haut de l'avenue Paul Valéry, construite en 1964, atteste de la présence d'une communauté importante représentant selon diverses estimations 15 à 20 % de la population de la ville (57 000 habitants). Une sculpture à la mémoire de la shoah entre la synagogue et l'école orthodoxe Torah Temet, balise le territoire et établit la continuité des espaces. Elle ouvre l'histoire des juifs originaires d'Égypte ou d'Afrique du nord à la mémoire de la destruction des juifs européens. Si l'histoire des juifs a, entre autres, pour sédiment commun la destruction, l'histoire particulière des communautés installées à Sarcelles depuis l'Égypte et le Maghreb se trouve mise en retrait, devant le souvenir universalisé de la shoah. Ce mémorial fait du juif de Sarcelles un juif comme les autres, du moins dans une perception toute extérieure et qui ne rend pas compte de son passé particulier.

4Hormis donc ces éléments signifiant les modalités convenues d'inscription des juifs dans la cité – le religieux consistorial et la mémoire de la shoah, ce qui fait de Sarcelles une ville « juive » tient avant tout à une modification des frontières entre le public et le privé dans la pratique de ses espaces. Dans cette banlieue aux larges artères facilitant la circulation automobile plus que la communication, certaines rues cependant ne sont pas seulement des voies de passage, mais des lieux de rencontre où l'on reste pour parler. Le samedi soir, le haut de l'avenue Paul Valéry est un point de rendez-vous où la jeunesse met en scène son appartenance à la communauté par des signes visibles, religieux ou codifiés par une mode juvénile particularisante. Les soirs d'été, les jeunes allant et venant introduisent dans cette banlieue au nord de Paris le rite du paseo méditerranéen. Mais ici comme dans d'autres banlieues, « l'occupation des espaces publics par les jeunes (notamment) est jugée à la fois illégitime et inquiétante par la population elle-même3 ». Certains redoutent que les juifs soient montrés du doigt parce qu'ils gênent la circulation, font du bruit, réveillent la ville.

5Appropriation temporaire de l'espace ou projection symbolique, Sarcelles prend dans l'imaginaire de ceux qui y vivent les contours de Natanya la balnéaire, où il fait bon vivre, s'asseoir au café, ou de Jérusalem la céleste, imposante, aux portes du désert, et parcourue par des hommes en noir4 austères et pressés. Ces deux villes israéliennes fortement contrastées sont emblématiques de deux manières d'être juif qui peuvent se concilier, mais aussi s'opposer. La référence à Israël, si elle demeure centrale dans le processus d'identification des juifs, n’est plus celle des militants sionistes de la première génération. Les mouvements de jeunesse désertés, l'attachement à Israël s'exprime par des attitudes mimétiques vis-à-vis de la société israélienne et se fragmente selon des positions et des oppositions propres à celle-ci. Par un raccourci surprenant, l'on fait « comme si » on était en Israël, pour être plus entre soi et abolir les distances de tous ordres qui séparent la diaspora d'Israël. Cette manière de vivre la galouth, l'exil à l'ère des communications rapides - il suffit de quelques heures pour quitter Sarcelles le matin et déjeuner en famille à Tel Aviv – favorise certaines confusions. Si le temps pour parcourir les distances géographiques se raccourcit toujours plus, dans le désir de solidarité et de communauté de destin du peuple juif, la fusion de réalités distinctes voudrait effacer les différences de territoires nationaux, et les lourdes contraintes de la citoyenneté israélienne. Ce mimétisme exprime peut-être une culpabilité vis-à-vis de l'Alya5 que l'enracinement en France retarde toujours même si elle reste souhaitée... comme un vœu pieux.

L'aspiration vers le haut

6Sarcelles a aujourd'hui une histoire qui stratifie et hiérarchise ses quartiers. Une dichotomie très nette s'inscrit entre le « haut », le quartier de Lochères aux trois quarts en accession à la propriété, et le « bas » de Sarcelles, le quartier de la gare aux trois quarts en logements sociaux. Cette opposition s'élabore à partir de la mobilité sociale d'une importante partie de la population juive et correspond à un déplacement progressif de cette population du bas vers le haut, du logement de nécessité à l'installation bourgeoise. Les juifs d'Afrique du Nord, dont on ne rappellera pas ici les conditions du rapatriement, ont été d'abord logés dans les grands ensembles construits pour les accueillir. Ils profitèrent ensuite d'une politique de diversification, prônant sinon la cohabitation, du moins le voisinage de populations socialement diversifiées. Cette politique urbaine, concomitante de la réussite sociale des juifs rapatriés, leur permit de rester à Sarcelles tout en améliorant leurs conditions de vie. Lors de la construction d'immeubles en accès à la propriété, qui favorise l'installation des classes moyennes, les rapatriés, et plus souvent leurs enfants, quittent alors progressivement « le bas » de Sarcelles pour rejoindre le « haut » de la ville, le quartier de la synagogue, objectivant ainsi leur ascension sociale.

7Ce « haut » de Sarcelles souvent caractérisé comme quartier juif Test avant tout par la densité6 peu commune de juifs installés dans un périmètre très restreint. Ces constructions d'immeubles « de standing » permettent aux jeunes de demeurer dans la même ville que leurs parents et de maintenir ainsi le lien des générations et des solidarités familiales. Mais il est aussi habité par ceux qui ont fait le « choix de Sarcelles » afin d'y vivre pleinement leur tchuva, leur retour à un judaïsme orthodoxe, et pour qui Sarcelles est par le nombre de fervents une petite Jérusalem.

Natanya l'industrieuse et la balnéaire

8Sarcelles, comme la plupart des villes de France, n'échappe pas à la « coutume de déclarer jumelles deux villes situées dans deux pays différents afin de susciter entre elles des échanges » (définition du jumelage selon le dictionnaire Le Robert). Selon une pratique inaugurée après-guerre pour conforter la paix, Sarcelles est jumelée avec une ville d'Allemagne, dont seul un panneau à l'entrée de la ville manifeste l'existence. Le jumelage avec Natanya, outre les échanges qu'il suscite au niveau municipal, exerce une présence réelle et fantasmatique de la ville israélienne. Les récits de migration évoquent parfois cette ville comme lieu d'installation probable dans un avenir indéterminé. L'attirance pour Natanya s'explique à la fois par la nostalgie de la vie méditerranéenne passée – la population juive de Sarcelles est majoritairement d'origine tunisienne et arrivée après 1967 (guerre des Six Jours), et par le goût pour une manière d'être communautaire et familialiste. L'été, sur la « place de la Méditerranée », au cœur du centre commercial des Flanades situé sur une dalle de béton entourée d'immeubles et de commerces, les cafés servent en terrasse tard le soir. Une fontaine au centre rafraîchit l'atmosphère, la place fermée pourrait être un grand patio sans arbre, un « lieu de vie » somme toute équivalent à ceux des villes nouvelles israéliennes. Les familles viennent s'y retrouver le samedi et certains n'attendent pas la fin du shabbat pour y consommer ou fumer une cigarette. On rapproche les tables, on augmente considérablement le nombre de chaises, les enfants courent sur la place, les femmes y ont des tenues qui rompent avec la mode environnante et que certains pourraient juger assez extravagantes ; de grands chapeaux pastels, d'amples robes de voile plissé, des imprimés chatoyants et beaucoup de lamés rehaussés de bijoux non moins scintillants. Une atmosphère de fête en l'honneur du shabbat marque une frontière sociale entre le groupe et le reste de la population.

9Dans une exploration du champ sémantique utilisé pour décrire la ville, Colette Petonnet7 remarque le système de correspondance entre la ville et un organisme vivant : la ville aurait un cœur, des artères, une circulation, des goulots d'étranglement, etc. On pourrait dire qu'ici, tout comme devant la synagogue, on peut avoir des débordements, la rue ne semble pas assez large pour contenir les jeunes. Place de la Méditerranée, les familles occupant l'espace, la chaleur de l'accolade des hommes, le geste emphatique des femmes appréciant mutuellement les derniers modèles du Sentier, le cri des enfants ; tout concourt à renforcer le stéréotype de la « chaleur » méditerranéenne.

10C'est donc d'abord dans les manières d'être dans les espaces publics que se perçoit la différence. Car l'espace public est un espace commun qui n'est pas celui du groupe ou de la communauté. C'est un lieu d'échange, donc de mélange, mais aussi de neutralité ou de compromis. Etienne Tassin écrit au sujet de la relation entre la communauté et l'espace public « que si l'on veut comprendre ce qui se joue de commun dans l'espace public, il faut d'abord saisir à quel mode ou à quel régime du communautaire cet espace soustrait la communauté ». En effet, « l'espace public doit se comprendre comme un espace de diffusion, parce qu'au lieu de fondre les individus dans la figure de l'Un, condensant l'ensemble social en son principe unifiant, il les répand dans l'espace, les extériorise, les tient à distance. Espace de diffusion [...] il se donne comme le lieu et la modalité d'une transmission entre individus tenus séparés, instituant et préservant une possible communication8 ». Ainsi l'espace public ne peut être l'extension de l'espace privé parce qu'il manque alors a sa fonction de communication. Il ne peut être ethnocentré sous peine de faire surgir des sentiments hostiles. Un géographe étudiant Sarcelles ressentait un « sentiment d'envahissement9 », comme si cette présence distincte le gênait parce qu'elle n'obéissait pas à cette loi du partage entre le communautaire et le public. Les juifs de Sarcelles eux-mêmes mettent l'accent sur les limites et les dangers à « être soi » en public. Ici l'affect est primordial, « la communauté est une grande famille », elle est fusionnelle, elle est débordante, autocentrée dans le plaisir de son existence. Dans la perspective aristotélicienne opposant la famille à la cité fondatrice de notre modernité selon Hannah Arendt10, la famille appartient à l'ordre de la nature, des nécessités domestiques, tandis que la cité, en se défaisant de ces liens « naturels » de l'origine, accède à l'esprit et au politique. Ici, la communauté « comme une grande famille » ne se dessaisissant pas de ses liens naturels et recherchant l'affirmation des particularismes de la culture d'origine, subit un double mouvement. Le premier d'expansion au gré des affinités et du passé commun, le second d'atomisation selon les rites et coutumes d'origine.

11Ainsi, la recomposition communautaire se recentre aujourd'hui sur le religieux – mais un religieux retrouvant les traditions locales des pays, régions ou villages par-delà la Méditerranée. Célébrant une tradition que l'immigration et ses rites d'intégration avaient neutralisée, la communauté juive se segmente, les petites synagogues dans les rez-de-chaussée d'immeubles confirment cette proximité toujours plus grande qui est recherchée et une frontière toujours plus incertaine entre l'intime et le collectif.

12Avec une remarquable souplesse géographique, Natanya et l'imaginaire qui s'y ancre construisent les modalités des relations au territoire et aux trajectoires. Natanya, pour les classes moyennes du haut de Sarcelles, est d'abord une destination de loisirs : des séjours de vacances sont organisés avec parfois, pour les plus démunis, l'aide de la communauté. C'est aussi un lieu d'investissement foncier tourné vers l'avenir - on y achète un appartement pour la retraite. La ville francophone d'Israël (parce que peuplée en majorité par des juifs nord-africains) permet de résoudre la contradiction du déracinement : on peut y retrouver des parents, y parler français, « vivre pleinement son judaïsme » ; immigrer tout en demeurant chez soi.

13Pour ceux qui demeurent dans le bas de la ville, ou qui y sont retournés après l'échec d'une Alya, Natanya demeure une utopie à laquelle ils ne renoncent pas. L'idée d'un nouveau départ dans un futur indéterminé est toujours là. Elle permet de supporter le présent, la pauvreté, le chômage, l'exclusion, l'éclatement des familles, en instaurant une distance entre le « eux>> et le « nous ». Une distinction de refuge pour que soit mis à distance l'ensemble de la population défavorisée. Le « nous » s'oppose « aux Français » mais les contours de cette identité collective restent indéterminés. Il s'agit parfois d'opposer les juifs aux « autres », aux « Français » en général, de se définir comme « Israéliens » (quelle que soit la citoyenneté réelle), afin de ne pas être assimilé aux autres groupes socialement stigmatisés et relégués. L'ethnicité joue alors comme « une arme radicale d'autoprotection11 », parce que la situation sociale des juifs est globalement perçue comme positive. Les personnes en difficulté après le déracinement ou l'échec de l'Alya se mêlent à la population limitrophe de Garges où vivent de nombreux Yordim (Israéliens ayant quitté le pays) qui souvent emportent avec eux leurs difficultés et leurs échecs. Ces Israéliens peuvent du moins dire qu'ils ne sont là que de « passage », parce que leur trajectoire doit finalement aboutir au retour en Israël ; mais qu'en est-il pour les autres ?...

De la périphérie au centre : sarcelles centre de la vie juive

14Sarcelles qui n'est plus pour les juifs qui y habitent une ville-dortoir, devient une fois par an un lieu cérémoniel, où les juifs d'origine tunisienne rendent hommage à leur Saint, le Rebbi Yosef El Maarabi. Parmi les nombreux pèlerinages sur les tombes des Saints de Tunisie, celui d'El Hamma à la mémoire de Rebbi Yosef El Maarabi est aujourd'hui transposé à Sarcelles. Si la tombe située à El Hamma demeure un lieu de vénération, les pèlerins exilés se retrouvent chaque année depuis dix ans à Sarcelles pour une journée de célébration dans laquelle le plaisir d'être ensemble entre originaires de Tunisie, et plus particulièrement du sud (région de Gabès), compte tout autant que l'aspect strictement religieux. Ce jour consacré à la mémoire du Reb El Maarabi est aussi celui de la mémoire des juifs tunisiens. Dans le hall de l'école où se déroule la fête, les associations des originaires de Tunis, des anciens élèves du lycée Carnot, ou de l'école de l'Alliance Israélite, tiennent des stands, les photos du passé récemment collectées donnent lieu à des évocations spontanées et collectives, on se retrouve, on échange des adresses, on se promet de participer à la rédaction du journal. Allumage des bougies du Kandil (le chandelier) rapporté d'El Hamma et jalousement gardé par une famille sarcelloise ; prière sur le Sepher Torah de la synagogue d'El Hamma (aujourd'hui conservé à la synagogue Beth shalom de Sarcelles) ; allumage d'un feu en plein air pour y jeter des vœux... Ce moment de ferveur intense perpétue et transmet des pratiques religieuses à de jeunes juifs qui n’ont parfois pas connu la Tunisie de leurs parents mais qui accomplissent en ce jour les mêmes gestes qu'eux et chantent une tradition qui par eux se perpétue. Le culte des Saints, très marginalisé par la culture savante, est réactualisé au moment où le religieux suscite le regroupement des personnes de même origine locale, quel que soit leur niveau social, avec cependant une forte présence populaire. C'est pourquoi cette célébration, tout en développant l'activité associative, renforce les liens de solidarité intra-communautaires et devient centrale dans les modèles d'identification. Le partage du couscous, des bricks à l'œuf ou de la boukha, apportés par des femmes dans de grands couffins, outre qu'il témoigne d'un attachement nostalgique aux pratiques de convivialité, permet aussi à certains d'affirmer leurs croyances - « celui qui offre a fait un vœu, en mangeant, vous aidez à ce que son vœu s'accomplisse »... Je comprends tout à coup l'insistance des femmes nous offrant des montagnes de couscous ; la nourriture distribuée attirant les bénédictions se transforme en rite propitiatoire. Ce rite est accompli avec d’autant plus de ferveur que la demande est grande, la générosité émanant des plus démunis est alors compensée par les fonds recueillis par les organisateurs socialement et économiquement mieux insérés et toujours redevables envers leurs coreligionnaires.

15Ici, comme dans la plupart des cérémonies religieuses, le « haut » et « le bas » de la ville, commerçants, médecins, employés ou chômeurs, se retrouvent au-delà de toutes les barrières sociales dans un moment partagé d'émotion, au cours duquel le riche connaît ses devoirs envers le pauvre et accomplit le commandement de justice sociale. Les pèlerins manifestent la présence du Saint, par le récit de ses miracles et l'évocation du pèlerinage en Tunisie. Dans les locaux de l'école excentrée d'Otzar aTorah, la salle de réfectoire sert de salle de fête. L'orchestre oriental s'y installe tandis qu'au dehors, malgré la pluie et le froid, le feu est alimenté par tous les vœux inscrits sur des morceaux de papier que l'on jette dans une attitude recueillie. Ce jour-là, la communauté n'est pas seulement une grande famille, elle constitue la communitas au sens de V. Turner12 car, au-delà du rassemblement des individus, elle est pour un temps hors du commun, une entité. Toutes générations confondues ce jour-là, la coutume locale transposée permet un ressaisissement identitaire qui lui-même participe à un mouvement plus général de l'affirmation de cultures particulières au sein d'un judaïsme français désormais pluriel, polymorphe, et communautaire. Le succès du pèlerinage transposé qui apparaît tardivement – vingt ans après l'immigration – est une des formes récentes de l'affirmation identitaire illustrée par la formation d'une association autour du pèlerinage et du patrimoine juif tunisien.

16Il montre le resurgissement même tardif de certains aspects religieux et illustre la résistance à se conformer au modèle français de l'expression du judaïsme incarné par le Consistoire Central. C'est un moment très intense d'affirmation du lien social et des solidarités fondées sur l'interconnaissance plus que sur l'organisation hiérarchique officielle. Paroxysme de la fusion communautaire, le pèlerinage subordonne le lieu d'origine au maintien du lien social. Il met aussi en scène un aspect central de la tradition – celui du système de redistribution des biens et de la hiérarchisation des personnes. Cet aspect s'adapte fort bien à la politique des municipalités jouant notamment sur les valeurs de la respectabilité, de l'honneur et de la puissance.

17La vente aux enchères du srout (l'honneur) d'allumer le kandil (le chandelier) centralise l'attention, le « bras droit de telle personnalité politique », nous dit-on, fait « honneur à la communauté ». Sa générosité est discrète, il allume le chandelier et s'efface. En respectant le commandement de discrétion du donataire, le clientélisme politique fait une apparition fugace. Bien qu'absent par « discrétion », il sera remercié par l'organisateur. Plus tard, l'arrivée du maire d'un tout autre bord que le généreux donataire et des conseillers municipaux est chaleureusement accueillie par des Mazel Tov ! scandés en l'honneur de la naissance de la petite-fille du maire qui n’est pas juif mais « proche de la communauté ». Familialisme étendu, le pèlerinage fait partie de la culture sarcelloise – « Vous avez une manière d'honorer vos saints tout à fait respectable », dira le maire. La communauté semble pour les gestionnaires de la ville un rempart contre les maux de la banlieue, particulièrement dans le cas d'une municipalité pauvre.

La Jérusalem des yeshivot

18Au judaïsme retrouvant ses traditions antérieures à l'immigration et s’inscrivant dans la fidélité et la mémoire du passé se superpose en le fragmentant un judaïsme rigoriste prétendant évacuer la coutume pour s'en tenir à la loi. Débarrassée des pesanteurs du passé et de l'enracinement, une nouvelle orthodoxie marque une coupure entre les générations. Fortement influencé par des écoles rabbiniques israéliennes qui envoient régulièrement leurs chefs d'école (rosh yeshiva), le mouvement orthodoxe, avec son sens de l'organisation et ses exigences rituelles maximalistes (le plus est le mieux), reproduit au sein du microcosme sarcellois les oppositions israéliennes que nous avions évoquées. Les luttes entre modérés et ultras s y déploient avec vigueur, les religieux semblent adopter une attitude de séparation mais qui, contrairement au ghetto volontaire de Louis Wirth, ne prépare pas à l'intégration mais se conçoit comme une forme de résistance à l'assimilation. Ce repli communautariste associe dans un même mouvement ceux qui font leur « retour » parce qu'ils s'étaient éloignés du judaïsme, et ceux qui, d'une certaine manière, n'ont pas eu les moyens de s'en éloigner et dont l'exclusion sociale prend alors une valeur inédite ; la ségrégation subie devient volontaire.

L'émergence d'un Tzaddick comme aboutissement d'un processus de recentrement

19Les villes dites de développement en Israël ont été fondées après 1948 pour « absorber les immigrants tout en répartissant la population sur tout le territoire en changeant la hiérarchie urbanistique centrée alors autour de trois villes, et pour créer des villes moyennes proposant de nouvelles industries ou des biens de services afin de créer des entités régionales13 ». Enclaves de populations déshéritées, les villes de développement ont longtemps signifié la relégation. Elles ont été centrales dans les discussions concernant la domination et le mépris culturels exercés par les classes dominantes envers leurs concitoyens d'origine nord-africaine14.

20Dans des contextes très différents, les villes de développement et les grands ensembles des banlieues ont quelques points communs. Les unes et les autres sont construites à partir « de rien » : un champ de blé ou le désert ; elles accueillent des populations d'origine étrangère. Yoram Bilu, étudiant les cultes des Saints des populations marocaines dans les villes de développement, y découvre la création de sites sacrés par la transposition réussie des pèlerinages. Il écrit :

« La séparation douloureuse d'avec les Saints est partiellement corrigée : les identités culturelles constituant des symboles vitaux du groupe sont réimplantées dans le nouvel environnement15. »

21Ainsi des populations captives, « victimes réticentes et passives des politiques de placements arbitraires se sont enracinées et ont développé à l'égard de leur localité des sentiments patriotiques16 ». L'âme du Saint, par le rêve d'un habitant des villes déshéritées, se révèle en Israël, parce que la terre sainte est le lieu des âmes, l'aboutissement de leur transmigration et de la résurrection. Dans la banlieue parisienne, l'âme du Saint ne peut élire domicile, mais le culte peut toujours évoquer sa mémoire et maintenir le lien de ses fidèles entre eux.

22Pour qu'un véritable ancrage territorial naisse, Sarcelles, qui « s'honore » du pèlerinage au Maarabi, doit honorer un vivant. Elle a vu émerger en son sein une figure charismatique, celle du Rav Israël, « un maître et une légende17 ». Né au Maroc, élève de la Yeshiva de Sunderland au nord de l'Angleterre, il ouvre un kollel (structure permettant aux chefs de famille d'étudier tout en recevant un salaire) en 1965 à Sarcelles. Révéré comme un Tzaddick, « il est la lumière de la ville » et « protège la communauté ». De la périphérie Sarcelles accède ainsi au centre, de la vie juive tout au moins.

Notes de bas de page

1 Raymond Ledrut, Les Images de la ville, Paris, Anthropos, 1973, p. 82.

2 Jeanne Brody, La Rue des Rosiers, Paris, Autrement, 1995

3 Sophie Body-Gendrot, Ville et violence, l'irruption de nouveaux acteurs, Paris, PUF, 1993, p. 185.

4 Cf. Ilan Greilsammer, Israël. Les hommes en noir, op. cit., 1991.

5 Alya, « montée » en hébreu, se dit des juifs s'installant en Israël.

6 Aucune donnée statistique ne peut être établie ; il reste que la consultation des abonnés au téléphone ou le relevé des noms sur les boîtes à lettres nous permettent d'affirmer par le seul critère de l'onomastique la présence d'une population presque exclusivement juive dans un périmètre restreint mais d'habitation dense.

7 « Variations sur le bruit sourd d'un mouvement », Chemins de la ville, enquête ethnologique, Paris, Ed. du CTHS, 1987, p. 247-258.

8 Je renvoie ici à l'article de Étienne Tassin, « Espace commun ou espace public, l'antagonisme de la communauté et de la publicité », Hermès, no 10, Éd. CNRS, 1992, p. 23-39, dont la lecture a été particulièrement éclairante pour notre propos.

9 Hervé Vieillard-Baron, « La communauté sépharade de Sarcelles : une transplantation réussie ? », Espaces et sociétés, no 59,4e trimestre 1989, p. 37-71.

10 Hannah ArendT, La condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Levy, 1983.

11 Sophie Body-Gendrot, Ville et violence, op. cit., introd., p. 11. Aux Etats-Unis, dans le contexte global de désindustrialisation des économies avancées, un des moyens de protection est l'affirmation d'une ethnicité de plus en plus fragmentée et qui se traduit par l'appropriation des espaces urbains et leur disqualification. À Sarcelles, cette ethnicité est à la fois une valeur refuge et une valeur positive.

12 Dans le sens d'un moment particulier, hors du quotidien et de ses structures, où les hommes partagent le sentiment de fraternité dans une dévotion commune. La communauté forme alors un tout organique. Cf. V. Turner, The Ritual Process : Structure and Anti Structure, London, Routledge and Kegan, 1969 ; ainsi que V. and E. Turner, Image and Pilgrimage in Christian Culture, Columbia University Press, 1978.

13 Nous nous référons ici à l'ouvrage d'Elisha Efrat, The New Towns of Israël (1948-1988), Minerva Publikation, München, 1989.

14 Cf. Les Temps Modernes, « Le second Israël », Paris, 1981.

15 Yoram Bilu, « La vénération des Saints chez les juifs marocains en Israël », Les juifs du Maghreb, Les Presses de l'université de Montréal, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 426.

16 Ibid., p. 424.

17 Cette citation et celles qui suivent sont extraites du journal Les Nouvelles de la communauté, no 22, Éd. Bibliothèque du Judaïsme 93, avenue P. Valéry, Sarcelles.

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