La rue des Rosiers : en chemin pour « la vraie France »
p. 59-70
Texte intégral
Un angle d'approche
1Il y a différentes façons d'aborder le sujet de cet ouvrage. En partant du plus concret, c'est-à-dire des Juifs dans la ville, pour arriver au plus abstrait : la citoyenneté en tant qu'état de droit, ou, au contraire, en faisant le chemin inverse, et, à partir d'une discussion théorique sur le rapport judéité, citoyenneté, urbanité, en arriver aux acteurs sociaux eux-mêmes avec leurs statuts particuliers dans leurs lieux d'habitat réel. Ce texte prend le premier parti, celui d'aborder la question à partir d'une étude de cas paradigmatique : les habitants et ex-habitants juifs du quartier de la rue des Rosiers, dans le Marais, à Paris1, dans leur rapport affectif avec la citoyenneté. C'est l'expérience du terrain et surtout des entretiens avec les gens du quartier qui ont démontré au chercheur que le thème de la citoyenneté dépasse largement la question du droit pur. « La citoyenneté » n'est ni un concept simple, ni une affaire de documents officiels : au contraire, pour les habitants et ex-habitants du quartier de la rue des Rosiers, elle se définit en termes de sentiments d'appartenance et/ou d'identité. D'une part, il s'agit d'un rapport entre l'appartenance à un lieu géographique circonscrit, le quartier comme espace juif, et un espace plus vaste et plus hétérogène, le reste de la ville, conçu comme une aire non-juive. D'autre part, il s'agit d'une conception de ce qu'est être « français », notion que chacun interprète différemment et manifeste à sa manière. Le rapport du Juif avec la citoyenneté et avec l'urbain est donc à la fois réel et symbolique et s'exprime, entre autres, dans les menues activités de la vie quotidienne. Aussi faut-il le considérer dans sa dynamique : un mouvement à la fois centripète, autour de particularismes religieux, et centrifuge envers un universalisme national.
2L'idée n'est pas nouvelle : déjà, en 1928, Louis Wirth parlait des sentiments contradictoires des Juifs du ghetto2, de la « répulsion et une volonté de maintenir les distances mais également de l'attirance et un désir d'instaurer des relations amicales3 ». Comme l'explique Pierre Jacques Rojtman, chez Wirth, « le ghetto apparaît comme un phénomène transitoire, un équilibre provisoire entre deux groupes (ou plusieurs) différents, une sorte de compromis entre des forces contraires4 ». Dit autrement, le ghetto, en tant que quartier juif « représente un relais nécessaire à l'immigrant sur la voie de l'assimilation » (ibid.).
3Plus de cinquante ans plus tard, Colette Pétonnet réitère cette idée en parlant de la banlieue à laquelle elle attribue « une fonction de passage transitoire entre deux mondes. En assurant la sécurité et l'adaptation des nouveaux arrivants, en les protégeant contre une déculturation brutale, elle agit comme un instrument d'acculturation douce5 ». Avec l'éclatement de la ville, le vieux quartier ouvrier et/ou immigré a été remplacé, en quelque sorte, par la banlieue immigrée.
Un quartier « juif »
4Dans le quartier de la rue des Rosiers, le thème du rapport des Juifs avec le reste de la ville, ou plus particulièrement celui du repli sur soi dans un monde chaleureux où l'on peut donner libre cours aux gestes et coutumes de sa propre culture, et celui du mouvement libérateur hors du quartier-ghetto vers la société hôte, sont un leitmotiv dans tous les discours des habitants et ex-habitants. Mais ce sont peut-être justement cette chaleur et cette sécurité offertes par ces havres de particularismes culturels qui donnent la force et le courage à l'immigré de s'aventurer plus loin dans la société hôte au risque de s'y perdre.
5D'abord, les interlocuteurs sont clairs : « le quartier juif » est un « chez soi ». On dit que c'est haimish, (haim vient de l'allemand et signifie maison), mot yiddish qui comporte toute une affectivité intraduisible en français. C'est le « village » ; chacun « s'entraide ». Une ancienne commerçante d'origine juive d'Europe de l'Est explique :
« C'était le village, te vrai shtetl, le Pletzl, quoi ! Tout le monde se connaissait. Quand les gens arrivaient, père, mère, enfants, ma grand-mère leur donnait de la soupe à manger ; le boulanger donnait du pain, chacun donnait quelque chose [...] Quelqu'un avait du mal à finir le mois, ma grand-mère lui prêtait 10 000 balles. Le lendemain ou à la première paie, il les lui rendait. Avant c'était haimish... » (Ashkénaze, 62 ans)
6Un jeune boucher d'origine marocaine souligne un autre aspect : « Ici, je peux porter la calotte, je n'ai pas besoin de mettre une casquette quand je vais dehors. » (Séfarade, environ la trentaine). Et un autre, qui réitère cette idée du « village » : « La rue des Rosiers c'était un village, parce que tout le monde se connaissait. » S'enchaîne une description de tous les commerçants que la personne connaissait et à qui elle rendait visite comme s'il s'agissait de parents ou d'amis et chez qui elle se servait comme si elle était chez elle : « Étant donné que c'était la maison de mes grands-parents, moi, je n'imaginais pas que c'était une boutique ; je rentrais là-dedans et je piquais ce dont j'avais envie, parce qu'on les connaissait » (Ashkénaze, 60 ans). Ou encore :
« Ici c'est un petit village où tout le monde se connaît. Parce que celui qui fait un faux pas, arrivé au bout de la rue, tout le monde sait qu'il a mal à la jambe. Tout se sait. C'est un quartier où on fait confiance [...] C'est où je vis et c’est le seul quartier où je vivrais6. » (Séfarade, quarantaine d'années)
7Ce qu'il faut noter dans ces discours, c'est que le vocabulaire et le contenu sont sensiblement les mêmes, qu'il s'agisse d'habitants d'origine ashkénaze ayant quitté le quartier depuis la Deuxième Guerre mondiale ou d'habitants actuels d'origine séfarade maghrébine. Aujourd'hui comme hier, ce petit périmètre au sein de la Ville de Lumière est vécu par la plupart de ses habitants et ex-habitants comme un lieu teinté d'une identité ethnico-religieuse et appartenant plus particulièrement à leur groupe spécifique. Ceci est d'autant plus vrai que même une bonne quantité de non-Juifs qui habitent ou ont habité ce lieu le perçoivent comme un lieu « juif ». Certains, d'ailleurs, se plaignent d'être trop touchés dans leur propre intimité par les us et coutumes juifs ; par exemple à l'époque des grandes fêtes juives, d'être fouillés quand ils rentrent chez eux, s'ils ont le malheur d'habiter un bâtiment qui abrite un lieu de culte juif. D'autres non-Juifs ressentent cette présence comme envahissante, quand des manifestations religieuses telles que les mariages ou les bar mitsvah débordent sur la rue. C'est cette appropriation juive de l'espace, confirmée par les signes extérieurs comme les étoiles de David, les lettres en hébreu, les affiches concernant Israël, etc., qui est mise en cause. Le souffleur de verre creusois longtemps habitant et travailleur du quartier commente :
« On fait n'importe quoi dans la rue sans s'occuper des gens d'à côté [...] parce que chacun est chez lui, alors un tel veut discuter avec Pierre, Paul ou Jacques, il va planter sa voiture au milieu par exemple, sans se soucier des autres, et il revient un quart d'heure après7. »
« Out of the Ghetto »
8Le quartier juif participe donc de ce jeu de miroirs qu'est la projection de l'identité sur un lieu qui vous renvoie ensuite cette même image identitaire revue et corrigée ; il est lui-même reconnu comme un quartier juif par les non-Juifs qui y habitent. C'est un lieu où le Juif, l'immigré, se sent donc reconnu par les siens, mais cette reconnaissance a un prix, comme le rappelle Alain Medam dans son livre Mondes juifs, l'envers et l'endroit. Le rapport de ces Juifs avec leur quartier implique un mouvement en apparence contradictoire : celui d'un recul pour « ne pas se diluer dans l'infini des territoires [...]8 », d'une part, et de l'autre, celui d'une « fuite hors du ghetto » – mouvement que Medam décrit comme consistant à « pénétrer pour se séparer, s'enfouir pour se détacher », « parcourir la métropole couchée ou la femme métropole afin d'échapper à la mère possessive, à l'histoire cruelle, aux sueurs, aux odeurs, aux larmes, aux cris et aux crises des temps enfuis9 ». Vient un moment dans le schéma de l'immigration où l'on cherche à quitter ce lieu familier et chaleureux pour connaître et même éventuellement se fondre dans la ville plus vaste qui l'entoure, car la rue des Rosiers se trouve bel et bien au cœur d'une grande ville cosmopolite.
9Caché dans un amas de rues d'origine médiévale, étroites et tortueuses, ce quartier est entouré des quatre côtés par de grandes avenues haussmanniennes et se situe également au centre géographique de la capitale, sur la rive droite, à côté de la Seine, dans le « centre-est manufacturier » de Paris. Le quartier lui-même fait partie du Marais dont l'histoire illustre remonte au Moyen Âge. En face, de l'autre côté de la Seine, le quartier latin ; à gauche, les premier et deuxième arrondissements ; au nord, la République et à l'est, le faubourg Saint-Antoine. Et même aux périodes de plus grande densité d'habitants et de commerces juifs, entre les années 1920 et 1939, le quartier de la rue des Rosiers a toujours entretenu des rapports étroits avec le reste de Paris : réseaux d'affaires entre commerces juifs éparpillés à travers la capitale, réseaux de parenté des habitants du quartier, souvent étendus au gré de la mobilité sociale et géographique.
10Donc, par la voie d'une mobilité parfois professionnelle, parfois sociale, parfois les deux à la fois, l'habitant juif du quartier est amené à rentrer en contact avec un ailleurs. La chaleur familiale a ses limites. À un moment donné, le village ou le « chez soi » devient oppressif, trop petit ; c'est alors le moment de chercher autre chose, d'étendre ses horizons ou carrément de déménager. Henri Bulawko, ancien habitant du quartier, explique :
« On trouvait dans un petit périmètre tous les attributs d'une ville juive telle qu'on en avait connu avant, sauf qu'on était dans une grande ville qui commençait à avoir une grande attraction sur les jeunes surtout. Assez rapidement, les jeunes sortaient de ce carcan pour devenir des Français comme les autres. »
11Roger Ascot, écrivain et ancien rédacteur en chef de l'Arche, qui a passé toute son enfance dans ce quartier, raconte un phénomène semblable :
« L'aspiration moyenne et générale de tous les Juifs de ce quartier, l'aspiration de mes parents, c’était de se mêler à la vie française, de s'intégrer à la France. Ces aspirations, cette volonté d'ascension avaient une expression socio-géographique : d'abord on habitait le Pletzl, rue des Écouffes, rue des Rosiers, puis on allait un peu plus loin – mes parents, par exemple, ont été rue de Turenne, les aspirations de ma mère ont toujours été d'habiter boulevard Beaumarchais, une aspiration mesurée de splendeur bourgeoise. Mais l'aspiration d'autres Juifs plus conséquents, c'était de quitter carrément le quartier pour aller vers le XVIe ou vers les beaux quartiers. Et si on avait cette idée, c'est-à-dire de quitter le Pletzl, comme mes parents, c'était toujours pour la même raison : pour s'intégrer à la vraie France ».
12Si donc l'on quitte le quartier juif, c'est pour « s'intégrer à la France » ou pour devenir, comme le dit Bulawko « un Français comme les autres ». Mais on perçoit vite que quitter le ghetto ou plus encore « s'intégrer à la vraie France », n'est pas si aisé. Paul Cowen, dans le livre, An Orphan in History10, dit : « You can take the boy out of the ghetto but you can't take the ghetto out of the boy. » Autrement dit, ce n'est pas parce qu'à un moment donné l'immigré choisit de quitter le ghetto ou le quartier immigré qu'il rompt les liens affectifs ou concrets qu'il entretient avec celui-ci ou encore avec le pays d'origine.
13Le Juif du ghetto, dans le mesure où il est loin d'Israël, est en diaspora, évidemment. Mais la rue des Rosiers, par un concours de circonstances que nous avons décrit ci-dessus, devient pour lui une espèce de petit Israël, un deuxième chez soi, où il se sent en sécurité dans un monde juif, mais que, tôt ou tard dans la plupart des cas, il va être amené à quitter pour diverses raisons. C'est donc comme s'il vivait une deuxième diaspora, une diaspora de deuxième main fort différente de la première. Toute diaspora est une dispersion, mais pas nécessairement une rupture11. Au contraire, le mouvement hors du quartier-ghetto, tout comme Ta été le mouvement de dispersion dans le monde non-juif, est plutôt de nature inclusive qu'exclusive. En fait, le pays d'origine ou le quartier, parfois une seule rue ou un moment quelconque dans l'histoire personnelle, en viennent à symboliser toute une culture, tout un style de vie en communauté, ou tout un passé, une époque révolue. Ils deviennent alors mythe : un éternel « L'année prochaine à Jérusalem » qui ne s'accomplit qu'au niveau du discours. Mais si on quitte la rue des Rosiers, pour ne plus y revenir véritablement, on ne veut pas pour autant qu'elle disparaisse de nos vies. Elle devient alors comme une vieille malle que Ton garde dans son grenier remplie de souvenirs.
14Tant que cette vieille malle est là, nos souvenirs restent intacts. Roger Ascot commente :
« Je vous ai dit que les pierres ne m’intéressent pas. Ce n'est pas tout à fait vrai : c'est le cadre de ma jeunesse, mon enfance, c'est celui de mes parents, ce sont mes racines. Mon père était un enfant de la rue des Rosiers, et moi, je suis un petit-fils de la rue des Rosiers. Alors tout ça compte ; je ne peux pas y aller sans éprouver d'émotion quand je m'y promène [...] Si la rue des Rosiers venait à disparaître, si je ne pouvais plus m'y promener, je sentirais un manque tragique, terrible ! »
Un « Français comme les autres »
15S'intégrer à la société d'accueil n'implique pas obligatoirement un déplacement physique ou géographique, mais certainement un déplacement dans Tordre de priorité de certaines normes et valeurs. La citoyenneté ou l'appartenance à l'identité nationale deviennent alors une affaire d'interprétation. Et l'on perçoit vite que chacun donne aux mots « La France » ou « Français » un contenu différent. Du point de vue de la conscience de l'immigré, chacun conçoit cette intégration à sa manière ; autrement dit, pour l'immigré, les critères de francité sont multiples. Pour certains, cela passe par un engagement politique ; pour d'autres, il s'agit de l'adoption de certaines valeurs et normes culturelles dites « françaises ». L'intégration peut aussi s'exprimer par cette mobilité géographique dont parle Ascot, comprise comme un effort d'intégration physique. L'engagement politique passe obligatoirement par les institutions de base de l'État-Nation : l'armée, les partis politiques, les syndicats... Un exemple frappant, souvent cité, de l'attachement des immigrés juifs à la France, concerne ceux qui se sont engagés dans l'armée française lors de la Première Guerre mondiale12. Il existe même une photographie qui montre un cortège de volontaires juifs immigrés descendant la rue des Rosiers avec des banderoles déployées annonçant leur engagement aux côtés des troupes françaises.
16Autre exemple de cet attachement à la patrie : A.D., originaire d'Algérie, est venue en France habiter ce quartier avec ses parents et ses sœurs en 1936, car son frère était dans l'armée française, à la caserne parisienne de Reuilly. Plus tard, quand la Seconde Guerre mondiale a éclaté, ce frère a été envoyé au front pour combattre les Allemands. Revenu peu après en tant que soutien de famille, il s'engage dans la Résistance, « car, explique A.D., il était résistant, comme tous les Français ! ». « Malheureusement, ajoute-t-elle avec amertume, il est arrêté et, au lieu d'être envoyé en prison en tant que résistant, il a été envoyé aux camps de la mort comme Juif ! » Et comme si cette perte ne suffisait pas pour donner à la famille ses titres de noblesse de citoyenneté française (le sacrifice d'un fils pour la France), elle raconte les péripéties survenues à la fin de la guerre. Ayant récupéré son appartement dans le Marais, la famille est attaquée en justice par une autre famille qui en avait pris possession pendant l'Occupation. Le père d'A.D., ancien combattant de la guerre de 1914 et grand blessé de Verdun, menace l'huissier venu les expulser de le tuer : « Moi, j'irai en prison ou asile comme trépané de la guerre de 14, mais vous, vous serez mort ! ». Selon A.D., c'est en faisant valoir sa qualité de « Français » que son père a finalement eu gain de cause.
17Pour Henri Bulawko, c'est aussi par la Résistance, et plus généralement par ses activités anti-fascistes que son appartenance à un état-nation démocratique s'exprime. Et R.P., boulanger, raconte les activités syndicales de son père, également boulanger, immigré de Pologne, pour défendre les droits des ouvriers boulangers, comme démonstration de sa participation à la vie politique de son nouveau pays. Il faut souligner dans tous ces discours qu'intervient d'abord un facteur d'autodéfense de sa propre vie en tant que Juif menacé par la guerre, ou par la répression qui vise les communistes, etc. Mais les témoins se sont définis surtout comme participant à la politique du pays, comme s'identifiant avec une classe ou avec un parti représentatif des valeurs universelles (les droits de l'homme) et de la citoyenneté républicaine qu'ils ont adoptées comme leurs.
18Dans le domaine culturel, le sport et la mode deviennent également des symboles d'appartenance à une identité perçue comme « française ». R. Ascot insiste sur le fait que son père a joué au football – « ce qui était très rare à l'époque », remarque-t-il –, et qu'il a été sélectionné par une des équipes les plus cotées de l'époque, le Cadillac Club de Paris. M.N., dentiste d'origine tunisienne, souligne son sentiment d'appartenance par le fait que, jeune écolier, il soutenait toujours l'équipe française de cyclisme. « J'étais très français, vous voyez... l'influence scolaire ici, l'influence de l'Alliance israélite en Tunisie... étaient très françaises. Par exemple, quand on parlait entre enfants de cyclisme, eh bien, je voulais que ce soit le Français qui gagne ; on parlait avions, les meilleurs avions étaient français ».
19Pour d'autres, R.P., par exemple, secrétaire juridique retraitée, c'était la mode, la haute couture française et la beauté féminine, qui incarnaient la « culture » nationale : « Les filles du quartier étaient les mieux habillées, les mieux maquillées ». R.P. parle des « midinettes » en insistant sur le fait que non seulement les « filles du quartier » étaient « comme toutes les Françaises », mais qu'elles étaient à l'avant-garde de cette culture. R.P. parle aussi de la rapidité avec laquelle ces petites étrangères juives polonaises s'adaptaient au système scolaire français, maîtrisaient la langue française et brillaient à l'école : « Alors, il faut le noter, insiste-telle, car je suis sûre qu'à l'heure actuelle, parmi les petits enfants immigrés, c'est la même chose !... » Et une autre ex-habitante, également d'origine polonaise, décrit comment son aisance dans la langue française lui a permis de décrocher un travail de dessinatrice/styliste dans une des plus grandes maisons de la haute couture française. On cite même la petite Rivekele, plus connue sous le nom de Régine, comme un exemple d'intégration réussie dans le milieu artistique.
20La complexité de la question de la citoyenneté se révèle aussi bien à ce niveau d'affectivité qu'à tout autre niveau politique ou juridique. L'attitude des Juifs algériens, par exemple, est particulièrement frappante. Tout en étant de nationalité française en vertu des dispositions du décret Crémieux de 1870, ils parlent constamment, tout autant que les Juifs immigrés, d'être « comme tous les Français », ou d'être « Français comme les autres ». Tandis que ce phénomène peut avoir diverses explications liées à l'histoire des rapports ambigus entre la France et les Juifs d'Algérie, on est tenté de voir aussi une indication du divorce ou au moins de l'indépendance qui semble exister entre le statut juridique du citoyen et le sentiment affectif d'appartenance à une communauté nationale qui peut ou non l'accompagner.
L'école : un trait d'union entre deux appartenances
21En fait, si le quartier immigré représente l'appartenance spécifique au groupe inscrite dans le tissu urbain, l'école de quartier, dans son rapport avec la communauté spécifique immigrée et/ou religieuse, d'une part, et avec la municipalité et l'État, de l'autre, montre bien à quel point il s'agit d'une performance d'équilibriste, tant la citoyenneté affective est un concept dynamique et évolutif. Un exemple particulièrement parlant concerne l'école maternelle et primaire de la rue des Hospitalières-St. Gervais. Courroie de transmission classique des normes et valeurs de la société, c'est à l'école de quartier d'amener doucement, par l'éducation, les enfants, petits et moins petits, à une acceptation des valeurs de la République, sans pour autant les brusquer dans leurs sentiments d'appartenance à un groupe national ou culturel d'origine autre.
22La petite école de la rue des Hospitalières-St-Gervais était à l'origine une école confessionnelle. Elle a été créée au début du XIXe siècle à l'initiative du Consistoire Israélite de Paris dans un double but : se montrer digne de l'émancipation récente des Juifs français en élevant le niveau de la communauté juive pauvre et immigrée et en inculquant à ses enfants dès le plus jeune âge les valeurs de la République française ; et assurer une éducation juive et l'apprentissage d'un métier aux garçons et aux filles pauvres de la communauté. C'était un des rôles importants du Consistoire, dès sa conception, de ménager à la fois le désir de l'immigré de maintenir sa spécificité culturelle et religieuse, et, d'autre part, de l'aider à accéder à la citoyenneté française. Donc, à sa création, un des premiers actes du Consistoire a été de demander au gouvernement le droit ou bien d'inscrire ses enfants dans des établissements scolaires existants, ou bien d'en établir pour la communauté et de pouvoir prélever les impôts nécessaires auprès des membres de la dite communauté pour les entretenir et payer les salaires du personnel enseignant.
23Le premier établissement, créé en 1819, était une école de garçons ; peu après, un comité de Dames Protectrices a été fondé pour collecter des fonds en vue de l'établissement d'une école pour jeunes filles. Dans les deux cas, il s'agissait d'écoles gratuites qui suivaient le modèle des écoles anglaises d'enseignement mutuel. Au début de leur existence, les deux établissements ont utilisé des locaux différents, souvent trop exigus et parfois en dehors du quartier. Les cursus dans l'école des garçons et dans celle des filles suivaient un schéma classique : calcul, grammaire française, lecture, histoire antique et surtout moderne de la France, géographie ; seul écart : les cours d'hébreu et de religion juive. Le cursus était identique chez les garçons et les filles sauf en ce qui concerne les cours de dessin chez les garçons, remplacés par les travaux d'aiguille chez les jeunes filles. Par ailleurs, et en conformité avec une politique qui cherchait à adapter l'antique foi mosaïque aux exigences d'une république moderne, les seules langues autorisées dans l'enceinte de l'établissement étaient l'hébreu et le français.
24Malgré la contribution des membres de la communauté et la philanthropie de certains notables, en particulier la famille de Rothschild, chose courante dans la conception juive de la communauté13, les deux écoles manquaient de matériel et les enfants vivaient dans une misère générale. Pour soulager en partie cette misère et mettre ses établissements sur un pied d'égalité avec d'autres écoles, le Consistoire fait appel à une loi qui permet de communaliser des écoles confessionnelles et ainsi de pouvoir bénéficier de l'aide financière de la municipalité. En 1836, en vertu du paragraphe 2 de la loi du 28 mars 1833 sur les écoles confessionnelles14, les deux écoles ont été communalisées. Après plusieurs installations temporaires, le Consistoire a eu la permission en 1846 de construire des locaux pour les écoles sur l'emplacement de l'ancienne boucherie des Blancs Manteaux ; en 1846-1847, aux numéros 8 et 10 de la rue des Hospitalières Saint-Gervais, les deux écoles ont ouvert leurs portes.
25On peut apercevoir tout au long de l'histoire de cette école, notamment par les comptes rendus du Consistoire lui-même, ce double souci : respecter les familles pauvres et immigrées juives, désireuses de conserver les coutumes de leurs pères, et, en même temps, la sensibilité non moins juive des notables consistoriaux en ce qui concerne la préservation de la foi mosaïque ; et ménager le pouvoir politique préoccupé de renforcer (voire de forger) un consensus collectif autour de la notion d'identité nationale.
26La loi du 28 mars 1882 établit l'école gratuite et obligatoire pour tous ; la religion est tenue à l'écart des locaux scolaires. Selon les lois en vigueur jusqu'alors, la petite école de la rue des Hospitalières fermait ses portes le dimanche et le samedi et les ouvrait le jeudi, à l'encontre de la plupart des écoles communales, fermées les jeudi et dimanche et ouvertes le samedi. La nouvelle loi met en cause cet ajustement en faveur du chabbat juif en fixant nommément au jeudi le deuxième jour de repos hebdomadaire. Auparavant, et en vertu d'une loi de 1850 concernant les pouvoirs d'intervention et de surveillance du Consistoire dans les affaires de l'école, ce jour n'était pas nommé mais laissé à la discrétion des directeurs d'établissement. Un arrêté du 6 janvier 1881 avait, semble-t-il, établi nommément le dimanche comme jour chômé, ainsi qu'un deuxième jour, le samedi. Pour préserver le droit de garder le jour de repos sabbatique, le Consistoire saisit, le 23 juillet 1882, le préfet de la Seine pour ce qui concerne le changement apporté par la nouvelle loi. Une intervention au comité de surveillance du ministère de l'Instruction Publique permet à l'école de revenir à la latitude permise par l'ancien système. C'est ainsi que la petite école de la rue des Hospitalières-Saint-Gervais a été fermée le samedi et ouverte le jeudi jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale.
27Ce genre d'ajustement, tout en étant assez exceptionnel, est tout à fait exemplaire du genre de négociation identitaire15 dans laquelle l'école joue un rôle central. Les références multiples à cette école, appelée souvent par ses anciens « l'école Rothschild », en témoignent. Longtemps, il a existé un bulletin des anciens élèves. Ses pages laissaient libre cours à bien des souvenirs nostalgiques. Les maîtres évoquaient leurs élèves :
« J'ai discuté de Karl Marx, sur la Place des Hospitalières, avec un contradicteur de dix-sept ans ; du sionisme avec tel autre qui est maintenant en Palestine et de Valéry avec un jeune fourreur en qui s'éveillait une âme de poète16. »
28Tandis que les élèves évoquaient leurs enseignants :
« Monsieur Boivin a fait plus que nous instruire : il nous a imprégnés de l’amour de la France. Sans grandiloquence, sans artifice aucun, ce Lorrain, qui avait quitté son village natal pour ne pas devenir allemand, a su implanter en notre cœur le culte de la patrie et le désir ardent de la servir en toute simplicité d'une manière indéfectible...17 »
29Cette école et l'histoire de son intégration graduelle dans le système scolaire étatique – qui est également celle de la naissance de l'école laïque française – démontrent bien ce rapport délicat entre spécificité religieuse et citoyenneté.
30Les diverses manières dont les immigrés juifs de ce quartier manifestent leur conception de ce que veut dire « être citoyen français » et leur attachement à ce concept évoquent également d'autres immigrés juifs dans d'autres quartiers, d'autres immigrés non-juifs et même d'autres groupes immigrés en France et dans d'autres pays. Il s'agit effectivement d'un va-et-vient continuel entre deux pôles, chacun ayant sa forte charge d'affectivité : tout en s'accrochant par diverses manières au quartier et aux coutumes religieuses d'origine, pour l'immigré, quelle que soit son origine, il s'agit d'aller vers une intégration/assimilation hors du quartier, entre autres, à travers un système scolaire rattaché à la cité et, encore plus vaste, à la nation même. Depuis 1987, dans le quartier de la rue des Rosiers, un journal a de nouveau été créé pour raconter et raviver les souvenirs de cette « communauté » et de cette école, l'une comme l'autre devenues symboles d'un certain parcours. Le quartier : le premier et le principal refuge où l'immigré se ravitaille et s'équipe pour se mettre en route ; l'école et ses maîtres et ses maîtresses : le tremplin par lequel des générations de petits immigrés trouvent le chemin vers « la vraie France ».
Notes de bas de page
1 J. Brody, La rue des Rosiers : espace urbain et identité juive, doctorat de 3e cycle, EHESS, 1986.
2 Que celui-ci soit littéral ou figuré ne change rien. Pour une définition plus complète de l'origine du terme « ghetto » voir J. Brody, La rue des Rosiers : une manière d'être juif, Paris, éd. Autrement, 1995.
3 Louis Wirth, Le ghetto, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1980, p. 30.
4 Rojtman, 1980, p. 11.
5 Colette Pétonnet, On est tous dans le brouillard, Paris, Galilée, 1979, p. 42.
6 Toutes les citations sont tirées d'entretiens menés entre 1976 et 1986, et dont la thèse précitée a utilisé une bonne partie.
7 Certaines de ces habitudes ne sont pas particulières aux seuls Juifs, mais typiques du quartier populaire ; voir notamment Arlette Farge, Vivre dans la rue à Paris au xviiie siècle, Paris, Gallimard/Julliard, 1979.
8 Alain Medam, Mondes juifs, l'envers et l'endroit, Paris, PUF, 1991, p. 58-61.
9 Ibid ;, p. 60-61.
10 New York, Doubleday and Co, Inc., Bantam Books, 1982.
11 A. Medam, op. cit., p. 58.
12 On cite aussi le cas des tirailleurs sénégalais lors de ce même conflit comme un autre exemple d'attachement d'un groupe culturel et national particulier aux valeurs de la République. Une partie du drame des Harkis réside dans le refus marqué par une grande partie de la population française « de souche » de considérer ce groupe comme étant « français » à part entière – surtout à la lumière de leur sacrifice aux côtés des Français lors de la guerre d'Algérie.
13 Cf. M. Zborowski, E. Herzog, Life is with People, New York, Schocken Books, 1952 et R. Ertel, Le Shtetl, Paris, Payot, 1982.
14 Léon Kahn, Histoire des écoles communales et consistoriales israélites, Paris, Durlacher, 1884, p. 35-37.
15 Riva Kastoryano, « Construction de communauté et négociation des identités », in Martin D.C. (sous la dir. de) Cartes d’identités : Comment dit-on « nous » en politique, Paris, Presses de la FNSP, 1994.
16 J.-Ad. Ardenne, Elèves d'hier, in Bulletin de l’Association amicale des anciens élèves de la rue des Tournelles et de la rue des Hospitalières-St.-Gervais, janvier-février, 1934.
17 Léon Berman, Le souvenir de l'école, in Bulletin de l‘Association amicale des anciens élèves de la rue des Tournelles et de la rue des Hospitalières-St.-Gervais, janvier, 1937.
Auteur
Université de Toulouse-Le Mirail, Diasporas
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