Avant-propos
p. 9-11
Texte intégral
1Les juifs et la ville : Hévron, Nahor, Sichem, Béthel, Babel, Sodome, Jérusalem, hier et aujourd'hui... La ville des juifs : ou le ghetto, puis la sortie du ghetto pour l'intégration dans la cité politique moderne ; la ville de la diaspora, Salonique, Amsterdam, Tunis, Marseille, Sarcelles, New York, Moscou et tant d'autres hauts-lieux de l'expérience juive. Peu de thèmes sont aussi étroitement liés à l'histoire des juifs, sinon le stéréotype de l'argent objet d'une précédente publication collective aux Presses universitaires du Mirail1. L'histoire des juifs est citadine par ce qu'elle est histoire migratoire. Les trajets, les ports, les gares, les refuges et les installations de plus ou moins grande fortune, les activités économiques, tout y ramène inlassablement vers la ville et ses centres. La sociologie des juifs est urbaine. Les itinéraires juifs dans la ville y sont exemplaires, comme l'est devenu le ghetto, expérience à la fois singulière et universalisable, sur laquelle nos disciplines n'ont pas fini de s'interroger. Ils s'inscrivent comme de multiples efforts humains pour déjouer l'infortune des exclusions et du mépris, naviguer entre destin séparé et condition partagée, conquérir les codes de l'urbanité, dans tous les sens du terme, et mobilisent les figures légendaires et éclatantes de vérité du flâneur de Walter Benjamin au passant, de l'exclu à l'affranchi. Le présent ouvrage rassemble une série de réflexions dues à quelques-uns des meilleurs spécialistes de l'histoire et de la sociologie du judaïsme2. Les relations complexes entre les juifs et la ville y sont saisies sous trois aspects, étroitement complémentaires.
2Il s'agit tout d'abord de la ville comme organisation spatiale, des chemins qui peuvent y mener, tout au long de l'aventure de la diaspora ; des quartiers juifs qui s'y font et défont. La description classique de ces quartiers dans l'Amérique du début du XXe siècle, par Louis Wirth3, est-elle tout à fait exacte ? S'agit-il de quartiers clos, dont les murs, pour être devenus immatériels, n'en restent pas moins solidement plantés dans les espaces sociaux et les têtes, comme le montre la pratique hassidique de la ville ? Si l'on se place aux deux extrémités de la période couverte par cet ouvrage, il faut tout autant insister sur la cohabitation entre juifs et non juifs, telle que la révèlent l'étude des textes hagiographiques byzantins, ou l'invention d'une « ville juive » dans la Sarcelles des années soixante et soixante-dix. Et insister aussi sur la véritable porosité urbaine, le quartier juif pouvant fonctionner comme un sas, une étape à la fois rassurante et stratégique entre l'entre soi et l'au-delà, entre le passé juif communautaire et l'ambition intégratrice israélite, pour reprendre les mots d'une expérience française que la rue des Rosiers résume fort bien.
3Car il faut entendre la ville aussi dans son sens politique de cité, et à tout le moins comme une transition plus ou moins rapide et aisée entre l'état d'incertitude migratoire et l'acculturation progressive aux valeurs d'un État national – avec les risques que l'antisémitisme fait courir à ce processus qu'il refuse radicalement. La lente et souvent âpre acquisition des droits civiques, et les formes multiples que revêt leur exercice, y compris au sein des mêmes sociétés à différents moments de leur histoire, invitent à poursuivre la réflexion sur la question de la citoyenneté. Rien de plus éclairant, à cet égard, que le contraste entre la IIIe République française et la Pologne de l'entre-deux-guerres. Dans la première, un James Darmesteter célèbre dans un livre étonnant, Les prophètes juifs (1892), les noces du judaïsme, qu'il prétend républicain par essence, et de la République, héritière à ses yeux du meilleur de l'ambition des prophètes hébreux. Dans la seconde, et outre la violence qui envahit la rue, des bancs réservés aux étudiants juifs font leur apparition dans les universités, niant ainsi, au plus concret de son organisation, l'ambition universaliste que l'institution affiche jusque dans son nom.
4La source littéraire peut être d'un grand profit pour l'historien et le sociologue comme Jean Estèbe, à la mémoire duquel nous dédions ce livre, y a souvent insisté. Plusieurs chapitres de l'ouvrage le montrent, nous semble-t-il, avec beaucoup de brio. Qu'il s'agisse de la Bible, ou d'une obscure saynète prenant pour cadre la « carrière » de Carpentras, de romans autobiographiques juifs américains, ou de L'élu, de Chaïm Potok, ces textes donnent à voir le ghetto de l'intérieur, et ce que, depuis le ghetto, on voit ou imagine de l'extérieur. Avec ce double mouvement, entre israélitisme et sionisme, de ceux qui rêvent d'en sortir, y compris par la conversion, et de ceux qui cherchent à rester ou redevenir fidèles, fût-ce par la « montée » en Israël ou le hassidisme.
5Tel est l'objectif fondamental de l'ouvrage : restituer, à travers une pluralité de cas historiques, géographiques et culturels, la tension fondamentale entre acculturation et rejet, ghetto et citoyenneté, désir d'intégration et souci de fidélité, qui borde tout le destin des juifs dans les villes de diaspora.
Notes de bas de page
1 Les juifs et l'économique, miroirs et mirages, textes réunis par Chantal Benayoun, Alain Medam et Pierre-Jacques Rojtman, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1992.
2 Ces réflexions ont d'abord été présentées dans le cadre d'un colloque organisé par le laboratoire Diasporas à l'université de Toulouse-Le Mirail, les 27, 28 et 29 mars 1995, sous le titre Judéité, urbanité, citoyenneté. Elles ont été revues par leurs auteurs pour s'intégrer dans le présent ouvrage collectif.
3 L. Wirth, Le Ghetto, présentation et traduction de P. J. Rojtman, Presses universitaires de Grenoble, 1980.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Bestiaire chrétien
L’imagerie animale des auteurs du Haut Moyen Âge (Ve-XIe siècles)
Jacques Voisenet
1994
La Gascogne toulousaine aux XIIe-XIIIe siècles
Une dynamique sociale et spatiale
Mireille Mousnier
1997
Que reste-t-il de l’éducation classique ?
Relire « le Marrou ». Histoire de l’éducation dans l’Antiquité
Jean-Marie Pailler et Pascal Payen (dir.)
2004
À la conquête des étangs
L’aménagement de l’espace en Languedoc méditerranéen (xiie - xve siècle)
Jean-Loup Abbé
2006
L’Espagne contemporaine et la question juive
Les fils renoués de la mémoire et de l’histoire
Danielle Rozenberg
2006
Une école sans Dieu ?
1880-1895. L'invention d'une morale laïque sous la IIIe République
Pierre Ognier
2008