Conclusion
p. 327-333
Texte intégral
Caractères originaux de la sculpture gothique languedocienne
Les particularités de l’iconographie méridionale
La fonction du portail
1Une des particularités de l’iconographie languedocienne réside dans les transformations du portail. Cette partie de l’église est sacrifiée par les sculpteurs méridionaux, qui dès le début du xiii siècle renoncent aux grandes compositions avec tympan et statues d’ébrasement. Celles-ci, dans les édifices d’Ile-de-France, dans l’Ouest et en Aquitaine livrent aux fidèles des programmes iconographiques très complets. Dans les portails méridionaux, les voussures ne sont pas ornées, l’archivolte seule est garnie d’un bestiaire fantastique qui puise ses sources dans le passé roman, et seuls les chapiteaux historiés, dotés de cycles christologiques, maintiennent jusqu’à 1270 à peu près une version réduite et très répétitive des portails des édifices gothiques contemporains. Les portails de Caujac (Haute-Garonne) (fig. 139 et 140), et Grisolles (Tarn-et-Garonne) (fig. 141 et 142), sont parmi les rares portails languedociens à posséder des archivoltes historiées, et témoignent de l’extraordinaire maladresse des sculpteurs lorsqu’ils reproduisent des modèles lointains et mal compris. À la fin du xiiie siècle, les portails languedociens sont tous feuillagés et perdent définitivement leur fonction sacrée. On peut se demander si, en l’absence du portail historié, le clergé méridional n’a pas cru bon d’utiliser d’autres formules, intérieures à l’église, et aptes à illustrer et à conforter la prédication.
2Bien qu’il soit unique par son organisation, qui regroupe neuf chapiteaux autour d’un thème, le chapiteau du Jugement Dernier de Saint-Paul de Narbonne constitue l’exemple même d’un « pilier-portail », en l’absence de tout portail orné dans la collégiale. Les décors sont placés sur la partie sud du pilier, donc face à l’entrée de l’église, placée sur le mur sud. Cependant, la solution la plus originale destinée à remplacer les portails à consister à sculpter des ensembles de statues disposées à la retombée des voûtes. Le chœur de Saint-Nazaire est le premier exemple d’un système largement adopté au xive siècle. Le cycle de Carcassonne, en combinant plusieurs ensembles iconographiques, collège apostolique, Annonciation, Passion du Christ, martyrs, apporte d’emblée une signification qui s’enrichit de la présence des vitraux et des peintures murales. Les précieuses chapelles ornées de vitraux, de retables, de peintures murales et de sculptures se sont multipliées en Languedoc, de la chapelle de Bethléem à la cathédrale de Narbonne aux chapelles de Rieux chez les Franciscains et de Saint-Antonin chez les Jacobins de Toulouse. Ce type de chapelle fut également adopté en Catalogne, où l’exemple de la chapelle des Sastres1 à la cathédrale de Tarragone témoigne de l’influence de l’art français en Catalogne au xive siècle. Dans d’autres cas ce sont les saints particuliers du mécène qui sont introduits, comme ce fut le cas à la chapelle de Rieux, où trois saints franciscains s’ajoutent aux apôtres.
3Placés à l’intérieur des édifices, les grands ensembles de pierre méridionaux se combinent toujours avec des décors peints, avec des vitraux, avec des retables, pour des programmes complexes où s’exprime la piété des commanditaires.
L’iconographie de la Vierge
4L’époque gothique en Languedoc a donné la primauté à la Vierge Marie. Son iconographie a cependant varié en fonction des rapports du Languedoc avec la France du Nord. Les premières représentations de Marie suivent la tradition romane locale des Vierges assises, présentant l’Enfant bénissant, assis de face, et conçu comme un adulte en réduction. De nombreuses statues de pierre ou de bois perpétuent tout au long du xiiie siècle cette iconographie archaïsante.
5L’arrivée des sculpteurs « français » signifia la découverte par le Midi du grand thème mariai de la France gothique, le couronnement de Marie par le Christ, qui apparaît pour la première fois sur la clef de voûte du baldaquin de la châsse de Saint-Sernin, édifice parfaitement rayonnant par sa structure et son décor, et se répand ensuite en Languedoc, à Valmagne, et dans la chapelle du château de Puivert. Mais c’est aux sculpteurs du chœur de Saint-Nazaire de Carcassonne, édifice de tradition rayonnante, que revient l’honneur d’avoir mis en forme un type de Vierge à l’Enfant debout, couronnée, issue des trumeaux des portails d’Ile-de-France, et appelée à faire reculer, quantitativement, le nombre de représentations de la Vierge assise. La formule est reprise par le Maître de Rieux à partir de 1340 avec des variations portant sur les coiffures et les vêtements.
6L’iconographie de la Vierge la plus originale, est cependant celle de la Vierge de la Chandeleur, représentée pour la première fois dans le midi languedocien sur une des plus anciennes clefs de voûte du chœur de Saint-Étienne de Toulouse (fig. 84). La Vierge y est représentée assise, présentant l’Enfant debout, et entourée de deux anges. Nous avons pu démontrer2 qu’il ne s’agit pas d’une Majestas Marine ordinaire, glorifiée par un couple d’anges, mais que la position verticale de l’Enfant debout introduit une notion particulière, celle de la Présentation de Jésus au Temple.
7Dans la seconde moitié du xiiie siècle et au xive siècle, la Vierge assise avec l’Enfant debout, est souvent représentée, ce qui est d’autant plus étonnant que l’art de la France du Nord privilégiait la Vierge en pied, une iconographie introduite dans le midi par le biais de la Vierge à l’Enfant de Carcassonne. Une des représentations les plus complètes de la Vierge de la Chandeleur est la peinture murale placée au-dessus d’un tombeau, dans l’église de Neuvillette en Charnie (Sarthe). Elle se caractérise par la présence de l’autel, qui sert de siège à la Vierge et à l’Enfant, les deux cierges, et les donateurs. Le style, très linéaire de l’ensemble, le situe à la fin du xiiie siècle.
8Autre représentation parfaitement claire de la Vierge de la Chandeleur, la Vierge de la cathédrale de Clermont-Ferrand, dans le déambulatoire nord. La peinture murale, exécutée en 1280 ainsi que l’indique l’inscription, rappelle le souvenir d’un chanoine, Guillaume Gaultier. Celui-ci est représenté agenouillé devant un autel, sur lequel la Vierge est assise, avec l’Enfant présenté debout. De l’autre côté du défunt, un ange s’apprête à poser sur l’autel un chandelier.
9Enfin une troisième représentation, méridionale, de la Vierge de la Chandeleur, est celle de la cathédrale de Limoges. Elle est placée sur le petit côté du tombeau de Raynaud de la Porte, archevêque de Bourges et cardinal, mort à Avignon en 1325. Sur un registre latéral du tombeau, qui est un tombeau à baldaquin, a été sculptée une Vierge assise sur un autel, l’Enfant debout à ses côtés. Un diacre est placé à droite de l’autel, un second diacre introduit de l’autre côté la figure agenouillée de l’évêque commanditaire du tombeau.
10Un certain nombre de points communs appartiennent à ces trois représentations : la position de la Vierge et de l’Enfant, l’autel qui leur sert de siège, la présence des lumières, qui manque cependant dans le cas de Clermont-Ferrand, le donateur agenouillé au pied de la Vierge, le contexte funéraire. L’image du donateur est en fait celle du défunt, dans les trois cas, et on peut penser que la prière à la Vierge et au Christ se situe dans un contexte bien particulier, celui de l’agonie. La connotation funéraire est d’autant plus vraisemblable, que la Vierge de la Chandeleur peut être représentée à l’intérieur même du tombeau. C’est le cas pour les tombes de chanoines de l’église Notre-Dame de Bruges. Ces tombes datées de la première moitié du xive siècle, sont enduites et peintes, et comportent sur un petit côté l’image funéraire de la Vierge. Celle-ci est assise sur un autel, entre deux chandeliers, et l’Enfant est à ses côtés, toujours debout. Dans le cas des tombes de Bruges, l’image est incontestablement funéraire, comme à Neuvillette, Clermont-Ferrand et Limoges. Dans ces différents exemples, la représentation combine donc, par l’attitude très particulière de l’Enfant, le souvenir de la Présentation avec le type iconographique de la Vierge de la Purification, c’est-à-dire la Vierge de la Chandeleur.
11Il reste à se demander comment la Vierge de la Chandeleur est devenue cette Vierge bien particulière a laquelle s’adressent les mourants, une image funéraire qui semble s’être fixée à la fin du xiiie siècle en Occident et qui a perpétué le type iconographique de la Vierge assise. Il faut remarquer que dans le missel romain, le 2 février, pour la fête de la Purification de la Vierge Marie, se faisait la lecture du passage de l’évangile de Luc3, dans lequel l’accent est mis sur le personnage de Siméon, qui dit : « Maintenant, seigneur, laisse aller en paix ton seriteur, comme tu l’as promis, car mes yeux ont vu le Sauveur que tu nous donnes. Tu l’as présenté aux yeux de tous les peuples, lumière qui éclairera les autres nations, et gloire de ton peuple Israël ».
12L’église des premiers siècles avait retenu du texte de Luc l’image de la Lumière, à laquelle est assimilé le Christ, d’où le rite des cierges et de la lumière, et la fête de l’Hypapanti, fête de la rencontre du Christ et des fidèles. Le missel romain a surtout retenu du texte de Luc le Nunc dimittis servum tuum, « Maintenant, Seigneur, laisse aller en paix ton serviteur », et le Nunc Dimittis de Siméon est le symbole de l’agonie. La signification de la bénédiction des cierges, qui se fait toujours le 2 février est tout à fait claire : le cierge béni le jour de la Chandeleur sera allumé au chevet des agonisants, précise le prêtre.
13En l’absence de texte médiéval, on peut se reporter aux pratiques funéraires en usage au xixe siècle et au début du siècle en Occident, en avançant le postulat que certains rites sont hérités du Moyen Âge. Pendant l’agonie, on allumait le cierge béni pendant la Chandeleur, et on faisait, dans certains cas, couler quelques gouttes sur le visage du mort4. Durant les funérailles, au moment de la mise en bière, on croisait, on signait, on cachetait le mort, en traçant sur son corps une croix avec des gouttes du cierge de la Chandeleur5. Le rôle du cierge de la Chandeleur, au xixe siècle, était donc primordial pour les mourants, associé ou non à la Vierge.
14Il est vraisemblable, étant donné le nombre d’exemples de la Vierge à l’Enfant debout entourée de lumières, rencontrés dans la première moitié du xive siècle, que l’image s’était répandue dans tout l’Occident, comme l’indique la représentation de Neuvillette en Charnie et les peintures des tombes de Bruges. Faute d’inventaires exhaustifs6 pour la moitié nord de la France, on peut noter que dans le Midi, les versions les plus complètes apparaissent dans des cathédrales, à ClermontFerrand, Limoges et Saint-Étienne de Toulouse. On retrouve, avec le thème de la Chandeleur, le problème de la plus ancienne représentation du Purgatoire, à la cathédrale de Narbonne7. On peut penser que dans le Midi, le monde des évêques et des chanoines, monde intellectuel et cultivé, a été celui qui a reçu et diffusé les nouveautés iconographiques.
15La diffusion de l’iconographie de la Vierge de la Chandeleur s’est faite dans le midi toulousain par le biais du Maître de Rieux. La Vierge assise du Musée Massey de Tarbes, qui est la seule Vierge assise sculptée par le maître, portait un Enfant debout (fig. 277). On ignore quel était l’environnement de la Vierge de Tarbes, mais quelques Vierges, du style de Rieux, datant du milieu du xive siècle sont des Vierges assises, portant l’Enfant debout, présenté aux fidèles, par exemple la Vierge de la cathédrale de Rieux-Volvestre, et la Vierge de Bazus-Aure (fig. 278). La piété populaire n’a retenu qu’un aspect de la Vierge de la Chandeleur, l’Enfant debout sur les genoux de sa mère, et dès le milieu du xive siècle il semble que l’iconographie se soit simplifiée en se répandant largement dans les terres méridionales.
16Les nouveautés iconographiques ne sont pas les seuls aspects novateurs de la sculpture languedocienne. L’évolution stylistique, pour sa part, présente également de nombreux caractères originaux que l’historiographie traditionnelle a méconnus en raison de la volonté affirmée de faire coïncider le développement artistique du Languedoc avec son histoire. L’analyse que nous avons pu faire montre qu’il n’en est rien et que cette évolution est beaucoup plus nuancée et plus complexe qu’on ne l’avait cru jusqu’ici.
L’évolution du style
L’art du xiiie siècle : le « retard » du midi languedocien
17Une des originalités du monde méridional réside dans la disparition totale de la statuaire et de la sculpture funéraire autour de 1200, et leur réapparition après 1270 seulement. Ce tarissement de la sculpture, laisse l’impression d’un retard important du midi languedocien sur le reste de la France médiévale et ce phénomène a toujours frappé les historiens du Midi.
18L’analyse des constructions du xiiie siècle, aussi bien religieuses que civiles, permet en fait de démontrer que la mise en place du style gothique, ne se situe pas à la fin du xiiie siècle, après 1270, comme le voudrait une tradition qui ne s’est intéressée qu’à la grande sculpture. Il faut absolument scinder le domaine de la grande sculpture, statuaire et sculpture funéraire, de la sculpture d’accompagnement, ou petite sculpture, qui a été complètement négligée, en dehors de l’article de P. Mesplé8, qui eut le mérite de s’intéresser aux portails du xiiie siècle, classés sous la rubrique de « romans décadents ». La petite sculpture, avec la souplesse très grande de ses formules, chapiteaux de portails et chapiteaux de supports intérieurs, fut le vecteur, à la fin du xiie siècle et dans la première moitié du xiiie siècle d’un style qui a été qualifié de « transition », mais pour lequel nous avons préféré le terme de prégothique. La figure humaine ne subsiste plus que sur les portails et dans les cloîtres, où le récit se cantonne sur les chapiteaux, mais le personnage devient grêle, miniaturisé, et il est rendu secondaire par des masses végétales envahissantes où les sculpteurs privilégient les feuilles de fougères qui gardent de la période romane le ruban perlé à qualité ornementale, et s’imposent comme une végétation naturaliste, donc annonciatrice du gothique.
19Le grand événement des cinquante premières années du xiiie siècle dans le Midi de la France, a été l’ample développement des communautés cisterciennes, pendant une période que l’histoire tendait à montrer en négatif pour le Midi, à cause de la guerre et de ses conséquences. Or, parties prenantes dans la répression de l’hérésie, les abbayes cisterciennes prospérèrent sur les « ruines » du Languedoc. Les cinquante premières années du siècle furent celles de l’agrandissement des établissements cisterciens, et de la construction de l’aile orientale des monastères, bâtis dans la prolongation du transept des églises datant en général de la fin du xiie siècle. La mise en place du bloc du transept, de la sacristie et de la salle capitulaire, constitue une phase importante de la construction cistercienne. À Sylvanès, à Fontfroide, à l’Escaledieu, à Flaran, à Villelongue on assiste dans la première moitié du xiiie siècle au même phénomène, qui est celui de la mise en forme du bloc oriental de l’abbatiale, dans lequel la salle capitulaire, par la complexité de ses voûtes et l’importance de son système ornemental demande réflexion et invention.
20La phase prégothique dans le Midi cistercien, vit construire les premières voûtes d’ogives, avec des solutions neuves pour les retombées des nervures taillées en pointes à même un ou deux sommiers disposés en tas de charge au-dessus des minces colonnes porteuses. La modernité gothique dans le domaine architectural accompagne la modernité gothique dans le domaine de la sculpture. Une première phase de dépouillement, conforme à l’esprit de l’ordre, vit disparaître l’ornement roman au profit de formules simples, feuilles lisses, boules, godrons, pour les chapiteaux. En cela la sculpture cistercienne ne traduit pas une décadence, elle révèle au contraire une recherche novatrice.
21Très rapidement, entre 1220 et 1230, apparut un type de chapiteau prégothique, adapté aux nouvelles formes de voûtement. Les transformations que le premier gothique du xiie siècle avait amenées en Ile-de-France et dans l’Ouest se concrétisent dans les structures des chapiteaux : les corbeilles s’allongent, deviennent tubulaires, se dotent d’abaques en disques circulaires et d’astragales prismatiques, toutes formes destinées à gommer les aspects monumentaux des chapiteaux romans. La première moitié du xiiie siècle est celle de la longue histoire des crochets prégothiques, nés des boules lisses à forte saillie qui décorent autour de 1200 les chapiteaux cisterciens. Ils se transforment en cinquante ans en bouquets de feuillages épanouis qui tendent vers 1250, à couvrir les corbeilles.
22Une des grandes nouveautés du xiiie siècle est l’apparition des clefs de voûte, dont les plus anciens modèles sont cisterciens et imitent des modèles bourguignons. La simplicité des Cisterciens veut que les premières clefs, par exemple à Villelongue, soient simplement taillées à même le claveau placé au sommet de la voûte. À Limitation des clefs de voûte de la salle capitulaire de Fontenay, ces clefs sont ornées de motifs feuillagés, appelés à devenir de plus en plus naturalistes.
23Le développement des premières voûtes d’ogives, accompagnées par leurs chapiteaux prégothiques, se fait dans les salles capitulaires des cathédrales, en particulier celles d’Auch, Saint-Bertrand-de-Comminges, Tarbes. L’extension des procédés cisterciens aux nefs de la première génération du gothique méridional, avec le premier exemple de la « vieille » nef de la cathédrale Saint-Étienne de Toulouse, suivi de celles de Notre-Dame du Bourg de Rabastens, de Saint-Alain de Lavaur et de Saint-Michel de Gaillac, montre le succès de la formule, et justifie son adoption dans les constructions dominicaines et franciscaines de la seconde moitié du xiiie siècle.
24Un des traits les plus remarquables de l’histoire de la plastique monumentale du Languedoc est le développement, parallèle et contemporain de l’art prégothique cistercien, d’un art gothique particulier, qui a touché essentiellement le Bas-Languedoc, rattaché très tôt à la mouvance royale, et perméable à des formules développées dans l’ouest ou le nord de la France. Le courant premier gothique date du second quart du xiiie siècle, et a touché quelques édifices particuliers par leur histoire, comme la cathédrale de Béziers ou Saint-Paul de Narbonne.
25Le premier gothique en Languedoc se caractérise, pour la sculpture, par des chapiteaux à crochets épanouis, et surtout des chapiteaux à protomes, dont les modèles viennent de l’Ouest, par le biais du Bordelais et de la Gascogne. Le décor, qui mêle personnages et feuillages un peu raides, de type flore « généralisée », accompagne des structures pleinement gothiques par le système des voûtes, avec, par exemple, un triforium à Saint-Paul de Narbonne. Les larges ogives bordées de tores, retombant sur des figures d’atlantes, caractérisent la cathédrale de Béziers et rappellent le premier gothique d’Ile-de-France, et celui de l’Ouest. Une des voies de passage vers le Midi a été l’Agenais, où Saint-Caprais d’Agen, très restauré, conserve des atlantes sous des chapiteaux à crochets, et Saint-Sauveur de Castelsarrasin des chapiteaux à crochets où le feuillage est remplacé par une tête humaine. Ces étranges crochets terminés par des têtes reparaissent à Saint-Paul de Narbonne, et accompagnent des végétaux d’essence indéterminée. D’une manière générale, la découverte de l’humanisme, l’homme saisi dans sa réalité, entre en concurrence avec une végétation qui se fait souple, mais demeure au stade d’une flore indéterminée, souvent faite de feuilles juxtaposées en frise, à Saint-Paul de Narbonne, Castelsarrasin, Villelongue, ou tressées en crochets plus monumentaux que naturalistes.
26Le développement, jusque vers 1270, du courant prégothique et du courant premier gothique, parallèles et différents, témoigne de la perméabilité et de la richesse du Midi, où, par des phénomènes de contacts avec l’Ouest gothique sont apparues des formules qui n’ont plus rien de roman mais annoncent et préparent le grand art gothique de la fin du xiiie siècle.
Le gothique rayonnant
27La sculpture rayonnante est en Languedoc le produit d’un art importé et d’équipes de sculpteurs qui ont suivi les ingénieurs de Louis IX dans les forteresses royales d’Aigues-Mortes et de Carcassonne, ou qui ont accompagné Alphonse de Poitiers à Najac. Dans le Languedoc toulousain et audois, ce sont souvent des constructions mineures par la taille, de minuscules architectures, chapelles funéraires et chasses reliquaires, qui constituent les lieux d’expériences privilégiées pour les débuts du gothique rayonnant. Dans ces micro-architectures, chapelle de Guillaume Radulphe à Carcassonne, baldaquin de Saint-Sernin, des artistes étrangers au milieu méridional réalisent la parfaite association des voûtes d’ogives à listel prolongées par des chapiteaux à décor couvrant, faits de feuillages au naturel qui se plient à la tension des voûtes et de leurs supports. L’ornement sculpté gagne en importance, avec la complexité grandissante des voûtes, mais la mise en forme du décor rayonnant se fait sans grand retard sur les modèles d’Ile-de-France.
28Le grand chantier méridional, organisé par la volonté d’un évêque, Bertrand de l’Isle-Jourdain, est le nouveau chœur de Saint-Étienne de Toulouse. Les nouveautés copiées sur les chantiers parisiens, et vraisemblablement sur Saint-Denis, résident dans l’emploi de clefs de voûte historiées et de clefs de voûte à motifs latéraux d’un très bon style, dont les modèles sont parisiens, et qui se propagèrent rapidement en Languedoc, à Valmagne, à Carcassonne, à Aigues-Mortes. La phase gothique rayonnant montre une diffusion très rapide de l’art français par les sculpteurs du Midi, en particulier dans les sénéchaussées de Carcassonne et de Béziers. Le Haut-Languedoc, par contre, reste dépendant de traditions prégothiques, la sculpture qui se développe au tournant du siècle dans les grands édifices du gothique languedocien est une sculpture monumentale relativement médiocre, et Toulouse n’a pas d’atelier de sculpteurs.
29Passée une génération, la sculpture gothique découverte à la faveur des déplacements de sculpteurs appelés sur les chantiers des édifices gothique rayonnants, est assimilée par les ateliers locaux. On voit se développer dès la fin xiiie siècle et au xive siècle un art gothique qui puise ses effets aussi bien dans les traditions prégothiques, restées vivaces en Haut-Languedoc et dans le Toulousain, que dans les nouveaux modèles rayonnants. Le grand chantier de la cathédrale Saint-Nazaire de Carcassonne, allie pour la première fois sculpture d’accompagnement et statuaire, dans des formules neuves qui ne s’inspirent que de loin de l’art du nord. La sculpture funéraire apparaît en même temps que la statuaire, et prouve la formation de tombiers aptes à répondre au commandes des évêques et de la noblesse. Les premières chapelles funéraires dotées d’un décor raffiné apparaissent à Saint-Nazaire de Carcassonne.
La sculpture méridionale au xive siècle
30La grande période de la sculpture méridionale se situe dans la première moitié du xive siècle, avec la multiplication des évêchés et des évêques commanditaires souvent liés à la papauté d’Avignon. Le temps n’est plus aux grands chantiers des cathédrales, qui pour des raisons diverses, manque d’argent à Saint-Étienne de Toulouse, procès avec les consuls à Narbonne, stagnent et s’arrêtent. Les évêques méridionaux du xive siècle n’ont, à quelques exceptions près, guère d’intérêt pour leur cathédrale, contrairement à leurs prédécesseurs de la fin du xiiie siècle9. Ils sont avant tout préoccupés par la construction de leur palais et de leur tombeau. Ces tombeaux sont parfois placés en bordure du chœur, où ils sont prétexte à des compositions luxueuses mêlant peinture et sculpture, par exemple à Narbonne. Ils peuvent être l’occasion de faire construire des chapelles au flanc des cathédrales, à Carcassonne, à Saint-Bertrand de Comminges, ou dans l’enclos des couvents des Mendiants dont l’évêque est issu. Le plus grand sculpteur du temps, le Maître de Rieux, assure sa célébrité grâce à Jean Tissandier et à la chapelle de Rieux, grâce à Hugues de Castillon et à sa chapelle funéraire.
31Une des originalités de la sculpture du xive siècle découle des conditions même de la commande : il s’agit d’une sculpture urbaine, contrairement au xiiie siècle, les grands foyers de sculpture sont à chercher dans les villes, près des cathédrales inachevées où se forment la plupart des sculpteurs. Les inventaires de Vierges à l’Enfant montrent le succès de certains types de Vierges qui plaisent autant pour leur style que pour leur iconographie, la Vierge de Rieux en particulier, ou Notre-Dame de Bethléem. L’imitation de ces modèles admirés a été souvent médiocre, lorsqu’elle était destinée à des églises de village.
32La plus grande originalité de la sculpture méridionale au xive siècle réside dans sa parfaite indépendance par rapport à la France du Nord et dans sa capacité d’invention. La vie des formes veut que les sculpteurs méridionaux aient utilisé très tôt des formules flamboyantes : l’arc en accolade est une constante de l’art du Maître de Rieux, et il est utilisé maintes fois par les sculpteurs narbonnais. Le tombeau de Pierre de la Jugie, daté entre 1347 et 1375, est un véritable répertoire de motifs flamboyants.
33Ainsi, partie, au début du xiie siècle, avec un retard considérable par rapport aux réalisations artistiques du domaine royal, la sculpture languedocienne rattrape celles-ci au milieu du xive siècle pour aboutir à des créations d’un type nouveau annonçant avec une avance étonnante les grandes options du gothique flamboyant. Les sculpteurs méridionaux ont, en brûlant les étapes, rattrapé puis assimilé les solutions du gothique français. La principale raison de cette accélération s’explique par le retard qui était le leur au début du xiiie siècle. N’ayant pas eu le temps de se créer des traditions artistiques solidement établies comme c’était le cas dans le domaine royal, ils ont pu progresser rapidement, puisqu’ils n’avaient pas à s’affranchir de pesanteurs retardatrices. C’est ainsi qu’au milieu du xive siècle, ils se trouvent à la pointe du goût. Il n’est que plus surprenant de constater le brusque tarissement de cette production de qualité à partir des années 1370 dans la quasi-totalité du Languedoc, sauf à Toulouse qui conserve, grâce à l’atelier des Maurin, une tradition de sculpture monumentale originale. Mais parler des Maurin, c’est déjà amorcer l’étude de la sculpture du xve siècle en Languedoc.
Notes de bas de page
1 Ouverte sur le bras nord du transept, elle date de la deuxième moitié du xive siècle. Elle compte un retable, un groupe de statues à la retombée des voûtes, des vitraux et des peintures murales. Cf. Dalmases (N. de) & José i Pitarch (A.), L’art gótic, s. XIV-XV, Barcelone, 1984, p. 52-53.
2 Pradalier-Schlumberger (M.), L’image de la Vierge de la Chandeleur au xive et au xve siècle, dans De la création à la restauration, travaux offerts à M. Durliat, Toulouse, 1992, p. 341-350.
3 II, v. 22-32
4 Van Gennep (A.), Manuel de Folklore français contemporain, Paris, 1946, 8 t. Cf. t. 1, p. 666.
5 Van Gennep (A.), op. cit., t. l, p. 717.
6 Les Vierges assises portant l’Enfant debout sont très nombreuses en Italie, la plus ancienne étant la Vierge des Servi, de Cimabue (vers 1260).
7 Fournié (M.), La représentation de l’au-delà et le Purgatoire à Saint-Just, dans Le grand retable de Narbonne..., p. 45-56.
8 Mesplé (P), op. cit.
9 La comparaison peut être établie par exemple entre Bernard de Castanet, Bertrand de l’Isle, Maurin ou Bernard de Capendu d’une part et Pierre de la Jugie, Pierre Rodier, ou Guillaume de Laudun d’autre part.
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