Chapitre IV. Le pillage légal
p. 69-89
Texte intégral
1La spoliation des Juifs, baptisée aryanisation économique, est la vocation no 1 du CGQJ, c’est elle qui a mobilisé le plus d’agents de statuts divers dans un effort constant et obstiné. C’est aussi dans ce domaine que les résultats du racisme d’État ont été les plus importants. La confiscation des biens juifs toutefois n’est pas entièrement comparable aux autres mesures antisémites françaises : en effet elle ne procède pas d’une décision strictement autochtone. D’origine allemande, elle a été reprise par Vichy qui lui a donné plus d’ampleur.
Les origines de la spoliation en zone libre
2En Allemagne hitlérienne, la spoliation des Juifs s’étendit sur une longue période et comporta un ensemble de lois et de textes divers d’une grande complication. De 1933 à 1938 les aryanisations furent déclarées « volontaires » du fait que le changement de propriété résultait d’un acte en apparence normal entre vendeur juif et acheteur aryen. Si les mots ont un sens, aucune vente ne fut volontaire, car les Juifs subirent des pressions, en particulier le boycott de leurs affaires qui diminuait notablement la valeur des entreprises. À partir de novembre 1938, avec les ventes dites « forcées », le prix obtenu par le vendeur devint dérisoire. Un très grand nombre d’organes de l’État et du parti nazi participèrent à l’opération, ce qui en accrut encore la complexité1.
3En France occupée, la confiscation se réalisa selon un rythme plus rapide et selon des procédés plus simples. Instruits par l’expérience, les nazis brûlèrent les étapes. Dès le 18 octobre 1940, une ordonnance allemande posa le principe de l’aryanisation du patrimoine juif en zone occupée. Le commandant en chef des troupes d’occupation se donna le droit de nommer des administrateurs provisoires chargés de vendre ou de liquider les biens juifs. Cette mesure fut aggravée par l’ordonnance du 26 avril 1941 qui retirait au propriétaire juif le produit de la vente. Le même processus avait pris six ans en Allemagne, six mois seulement en France2.
4Entre temps le gouvernement du Maréchal Pétain n’était pas resté inactif puisqu’il avait promulgué le premier statut des Juifs dès le mois d’octobre 1940. L’aryanisation économique n’entrait cependant pas, semble-t-il, dans ses premiers projets. Aurait-il pu préserver les Juifs de zone libre de la spoliation ? On pourrait le concevoir, mais en fait c’était presque impossible, compte tenu de la logique particulière qui animait les sommets de l’État.
5La première réaction de Vichy face à la spoliation des Juifs de zone occupée est inspirée par le « patriotisme » tel que le conçoit l’équipe dirigeante. Mis en face des mesures d’aryanisation prises par les occupants, le pouvoir français s’inquiète : un aspect essentiel de la souveraineté nationale n’est-il pas en train de disparaître ? On craint aussi la mainmise des Allemands sur une part importante du patrimoine français ; rien ne les empêche en effet de nommer des administrateurs provisoires allemands qui céderont les biens confisqués à leurs compatriotes. Selon un processus qui s’est souvent reproduit, Vichy s’achemine donc vers une solution spécifiquement française qui coifferait le dispositif allemand afin d’en réduire la nocivité et de préserver la souveraineté nationale.
6Des considérations de cohérence administrative et d’efficacité économique vont, en même temps, pousser les milieux entourant le pouvoir dans le même sens.
7En dehors de tout préjugé antisémite, les responsables des ministères concernés par l’aryanisation s’aperçoivent vite d’un problème posé par les sociétés anonymes dont la majorité des actions appartiennent à des Juifs lorsqu’elles possèdent des établissements des deux côtés de la ligne de démarcation. Ainsi trois grands magasins de notre région, les Nouvelles Galeries d’Auch, les Magasins Réunis de Montauban et les Grandes Galeries modernes d’Agen sont des succursales de la Société française des magasins modernes, classée entreprise juive et ayant son siège social à Paris, 77 boulevard Malesherbe3. Dans un tel cas, le pouvoir de l’administration provisoire de zone occupée ne s’étend pas aux biens de zone libre. Un certain sens de la rigueur administrative, classique dans notre pays, pousse donc à harmoniser le statut de l’entreprise dans les deux zones. En outre les comités d’organisation, récemment créés, groupements professionnels dotés d’un pouvoir économique non négligeable, dénoncent la fuite en zone libre des stocks appartenant aux entreprises juives, de zone occupée, ce qui désorganiserait la production. L’évasion des capitaux juifs en zone non occupée, risquerait enfin de provoquer des investissements indésirables4.
8Tous ces facteurs cumulés amènent Vichy à se calquer peu à peu sur l’attitude des Allemands. On y vient par transitions. La première réaction, le 9 décembre 1940, consiste à créer un service de contrôle des administrateurs provisoires (SCAP) qui collabore avec les occupants et exécute l’aryanisation en zone occupée. Puis c’est la création du CGQJ : la nomination à sa tête de Xavier Vallat, partisan d’exclure « l’influence juive » de l’économie, va donner une impulsion nouvelle au mouvement. En outre, le 17 mai 1941, au cours d’une réunion interministérielle, Bichelonne, alors secrétaire général de la production industrielle, fait décider qu’on pourra étendre les pouvoirs d’un administrateur provisoire de zone occupée à la France entière. Enfin le gouvernement Darlan promulgue un texte reprenant l’essentiel des dispositions allemandes étendues à la zone libre : c’est la loi du 22 juillet 1941 qui décide la confiscation des biens juifs. Le produit des ventes ne doit pas être remis au propriétaire mais versé à un compte bloqué de la Caisse des dépôts et consignations. La loi s’applique essentiellement aux entreprises et aux immeubles ; sont exclus de la confiscation les valeurs émises par l’État et les collectivités publiques, les terres exploitées par le propriétaire juif et le domicile personnel du Juif. L’application de cette loi n’a pas empêché les Allemands de continuer à mettre la main sur les biens qui les intéressaient : la surenchère « patriotique » du gouvernement n’a donc pas servi à grand-chose sinon à accroître le nombre des persécutés.
Lécussan fait démarrer l’aryanisation. Les administrateurs provisoires
9L’installation de Joseph Lécussan à Toulouse (10 juillet 1941) et la loi sur Taryanisation des biens juifs (22 juillet 1941) sont presque simultanées. Le premier directeur régional du CGQJ entreprend immédiatement sa tâche avec l’aide des sous-directions de Montpellier et de Pau. Sans disposer, nous l’avons vu, des résultats du recensement, il s’efforce de dresser la liste des biens juifs des XVIe et XVIIe régions. Travail assez complexe puisqu’on doit écarter de cet état les biens que les Juifs ont le droit de conserver ; il faut aussi démêler l’écheveau des parts juives et aryennes dans le cas des biens appartenant à un couple ou à une société. La liste est dressée pour l’essentiel à la fin de 1941, bien qu’on l’affine constamment par la suite, après de laborieuses investigations policières.
10Presqu’en même temps, le directeur régional se met en quête d’administrateurs provisoires, personnages-clefs de toute l’opération. La loi n’impose nulle qualité professionnelle, nul diplôme pour devenir administrateur. Aussi y a-t-il pléthore de candidats à ces fonctions dont on attend des émoluments intéressants. Nous disposons en effet de listes de candidatures sur lesquelles un quart seulement des impétrants ont été retenus5. Ceci ne peut être généralisé en raison du caractère désordonné des sources. Toutefois, il est clair qu’en 1941 le recrutement des administrateurs provisoires se fait sans difficultés à Toulouse et qu’on peut refuser du monde ! Les candidats doivent remplir un formulaire détaillé où ils déclarent sur l’honneur n’être ni juifs ni francs-maçons. Lécussan indique ses appréciations au dos du document. Il rejette les gens qu’il juge politiquement douteux. Sa préférence va souvent aux candidats « nationaux », c’est-à-dire à ceux qui se sont fait connaître avant-guerre comme membres d’une organisation d’extrême-droite ; avoir un père ou un parent ex-militant du PPF ou de l’Action française est également un bon point. La surface sociale du candidat apparaît aussi comme un atout essentiel : il est bon d’avoir de la fortune et des relations. Les gagne-petit n’inspirent pas confiance et sont écartés. Les grosses affaires juives sont réservées aux très bons candidats c’est-à-dire à ceux qui sont à la fois riches et politiquement « sains ». Le directeur régional institue ensuite une savante gradation entre la valeur des biens juifs et celle des candidats en fonction des deux critères : politique et social. Voici Tune de ses appréciations :
« Possède une cote excellente dans la Région. Économiquement très libre ; grosse situation, à la tête d’une dizaine de millions (il a une très grosse étude et une femme très riche).
C’est un esprit sain, cultivé. National très sûr. Homme offrant une sécurité absolue. Je le propose pour une grosse affaire... »
Toulouse le 13 août 19416
11Les propositions viennent de la région, les nominations sont faites par Vichy. Elles progressent avec une certaine lenteur. Pour la Haute-Garonne on compte trente-quatre administrateurs provisoires (pour quarante-quatre affaires) en janvier 1942, quatre-vingt-sept au début de 1944, cent à la Libération. Les administrateurs provisoires démissionnent parfois, quelques-uns sont révoqués ; certains abandonnent leurs fonctions une fois leur mission accomplie. C’est pourquoi (toujours en Haute-Garonne) on peut en dénombrer au moins cent cinquante-six entre 1941 et 1944. Dans les autres départements le nombre des administrateurs en mission à la fin de la période est le suivant :
Ariège | 4 |
Gers | 11 |
Lot | 9 |
Tarn-et-Garonne | 5 |
Tarn (chiffre vraisemblable) | 15 |
12Au total deux cents administrateurs provisoires environ ont exercé leur activité en Midi toulousain7. Leur répartition socio-professionnelle n’est pas le fait du hasard. Dans les premiers mois de l’opération on nomme d’abord beaucoup de candidats ayant des compétences juridiques. Mais le 22 octobre 1941, la direction nationale indique qu’il ne faut pas accepter certains hommes de loi : avocats, notaires, huissiers et greffiers se voient donc écartés ; les avoués sont acceptés mais en nombre limité. Toutefois la règle n’est pas absolument respectée et des administrateurs appartenant aux métiers prohibés sont maintenus en fonctions ou même nommés après 1942 : c’est le cas d’un notaire et d’un greffier. En revanche les nominations de syndics liquidateurs et administrateurs judiciaires paraissent opportunes en raison de leur compétence particulière8. Le résultat de ces recommandations du pouvoir ne peut être saisi avec une absolue précision vu l’état des sources. On peut toutefois s’en faire une idée. Parmi les administrateurs provisoires dont on connaît la profession on trouve d’abord quelques hommes de loi (notaire, avoué, huissier) ; en plus grand nombre des spécialistes de la gestion des entreprises comme gérants de biens ou syndics. Mais la pratique la plus courante consiste à nommer des spécialistes de la branche concernée : un directeur de banque à la tête d’une affaire financière, un négociant en fourrure pour un magasin de pelleterie, un ingénieur-conseil à la tête d’une entreprise industrielle, etc... Liste qui n’est pas sans bizarreries puisqu’elle comprend aussi un ingénieur de la SNCF et un colonel.
13Les émoluments des administrateurs provisoires correspondent en principe à un pourcentage de la valeur du bien concerné, ils sont versés sous forme d’avances mensuelles. La pratique du cumul permet d’atteindre des revenus très intéressants avec un plafond réglementaire de dix mille francs par mois9. En août 1943 sur quatre-vingt-sept administrateurs provisoires dont la liste est faite par le CGQJ toulousain, cinquante-neuf gèrent plusieurs affaires, le champion du cumul atteignant seize entreprises différentes. Cette surcharge, recherchée par les intéressés, gêne l’activité du service et empêche les administrateurs de vendre rapidement les biens gérés — leur intérêt est d’ailleurs de tramer le plus possible pour toucher leurs pourcentages pendant de longs mois. La direction, pour sa part, se plaint constamment d’une situation qu’elle a contribué à créer. On peut connaître l’état des sommes qui ont été versées aux administrateurs provisoires grâce à un fonds des Archives nationales qui contient le détail de leurs émoluments. Plusieurs années de recherches seraient nécessaires pour dépouiller ces documents mais un sondage permet assez vite d’y voir clair. En Midi toulousain, les administrateurs perçoivent de cinq cent à dix mille francs par mois, le cas le plus fréquent se situant autour de trois mille à trois mille cinq cents francs. On n’est pas en présence de princes de la finance mais d’hommes qui ont su améliorer très sensiblement leur revenu habituel grâce à leur nouvelle activité10.
14Aux yeux du CGQJ, le recrutement des administrateurs provisoires de notre région, s’est fait dans de meilleures conditions que dans la région parisienne. En zone occupée, il y avait quatorze fois plus de biens juifs à aryaniser qu’en zone libre, la concentration maximale se trouvant dans l’agglomération parisienne. Cette surcharge entraînait fatalement un certain laxisme dans le filtrage des candidatures, permettant à des incapables ou à de véritables escrocs d’obtenir la gestion d’affaires juives ? Ce cas est plus rare à Toulouse où les révocations d’administrateurs corrompus ou totalement inaptes sont peu fréquentes.
15L’opération se complète avec la nomination des commissaires aux comptes chargés de vérifier la régularité de la gestion pratiquée par les administrateurs provisoires. En octobre 1942 il y a douze commissaires aux comptes à Toulouse, chacun chargé de contrôler une quinzaine d’affaires11.
16L’activité des administrateurs provisoires débute à la fin de 1941 et se développe surtout en 1942 au moment où débutent les déportations raciales. Nous avons souligné cette coïncidence qui place les commerçants et propriétaires juifs entre deux feux. Malgré les goûts de Lécussan pour les anciens ligueurs d’extrême-droite, la plupart des administrateurs semblent surtout guidés par l’appât du gain. Ils se montrent généralement impitoyables envers les spoliés et toujours prêts à protester violemment auprès de la direction régionale dès que leurs intérêts financiers sont en jeu. Les propriétaires juifs concernés, que nous avons pu interroger, dénoncent souvent l’incompétence ou l’indifférence de ces gestionnaires : sous leur administration les affaires prospères périclitent ce qui en avilit le prix de vente. Dans certains cas enfin, l’administrateur provisoire et le propriétaire s’entendent entre eux à l’insu du CGQJ. Des chefs d’entreprise juifs, interrogés par Mireille Chatel, se louent aujourd’hui de la complicité de leur administrateur. Certains d’entre eux ont laissé le propriétaire continuer sa gestion comme si de rien n’était sans prendre la moindre initiative pour vendre l’affaire.
Bilan de la fortune confisquée
17En 1943, l’ensemble des biens juifs confisqués en Midi toulousain s’élève à quatre cent seize. Dans les quatorze départements contrôlés par Lécussan on en compte huit cent soixante-dix-sept (neuf cents environ à la Libération). Ce nombre paraît assez faible si on le compare aux quarante cinq mille biens juifs administrés par le CGQJ dans l’ensemble du pays (parmi lesquels quarante deux mille sont situés en zone nord). Avec 9,22 % de la population française, 10 % de la population juive de France, ce vaste ensemble ne détient que 2 % des biens juifs, total qui reflète à la fois le médiocre développement économique de la région et la faible implantation des Juifs avant 1939. En effet, si les Juifs sont nombreux pendant la guerre dans le grand sud-ouest toulousain, ce sont surtout des réfugiés ou des internés qui n’ont pas le droit de créer une entreprise. Cependant quelques réfugiés Juifs ont imprudemment acquis des immeubles après la défaite, certains d’entre eux en 1941, à la veille de la loi de spoliation qu’ils n’ont manifestement pas prévue.
18Les biens juifs se situent en grande majorité dans les villes, Toulouse étant nettement détachée devant les autres avec deux cent vingt-quatre entreprises et trente-trois immeubles. Le reste de la Haute-Garonne a une importance réduite avec dix affaires et six immeubles. Nous connaissons déjà la répartition de ces biens (cf chapitre I). Elle est caractérisée par la prédominance des activités liées au textile.
19Le Tarn vient en seconde position après la Haute-Garonne par le nombre des entreprises spoliées. Castres est ici le centre le plus important ou se trouvent la moitié des biens aryanisés, le plus souvent entreprises textiles de taille modeste. Graulhet, cité de la mégisserie, se signale par quelques tanneries et fabriques de gants. Onze de ces affaires sont des SARL ou des sociétés anonymes, cinquante des entreprises familiales.
20L’Ariège n’avait pas de communauté juive véritable mis à part le centre textile de Lavelanet. Un informateur du CGQJ un rien excessif y décrit ainsi la situation en 1941 :
« Le Juif est peu répandu dans le département de l’Ariège. L’Ariège est certainement un des départements français les moins contaminés. Toutefois il existe un groupe de communes qui, depuis l’Armistice, a vu s’abattre sur lui une nuée de Juifs repliés qui ont donné grand essor au marché noir, aux menées gaullistes et aux affaires véreuses : il s’agit du groupe Lavelanet-Laroque-Belesta, centre textile important : plus de soixante fabricants.
L’abcès qui a ainsi surgi est encore le seul dans son genre dans le département. Une action vive et rapide dans le secteur libérerait l’ensemble du département du virus juif.
L’étude de Lavelanet peut être considérée comme celle du département en entier ; cette ville est en effet le ghetto de l’Ariège ».12
21Suit une liste de sept entreprises de Lavelanet considérées comme juives, puis une description des Juifs les plus marquants dont un « propagandiste anti-national apparenté aux milieux communistes [...] affreusement sale et cauteleux ».
22Dans la Gascogne gersoise les biens spoliés se dispersent entre une dizaine de villes et de bourgs avec une légère supériorité pour le chef-lieu, Auch. La primauté, ici encore, appartient au secteur textile. Les activités agricoles et agro-alimentaires sont également touchées avec, par exemple, deux négoces d’Armagnac et une exploitation forestière.
Total des biens juifs sous contrôle. Circonscription de Toulouse13
Entreprise et biens meubles | Immeubles | Total | |
XVIIe région | |||
Ariège | 17 | 1 | 18 |
Haute-Garonne | 234 | 39 | 273 |
Gers | 19 | 5 | 24 |
Landes (zone libre) | 2 | 2 | |
Lot | 11 | 7 | 18 |
Lot-et-Garonne | 53 | 7 | 60 |
Basses-Pyrénées (zone libre) | 87 | 10 | 97 |
Hautes-Pyrénées | 38 | 2 | 40 |
Tarn | 55 | 7 | 62 |
Tarn-et-Garonne | 16 | 5 | 21 |
XVIe région | |||
Aude | 26 | 14 | 40 |
Aveyron | 21 | 21 | |
Hérault | 112 | 24 | 136 |
Lozère | 3 | 3 | 6 |
Pyrénées orientales | 42 | 17 | 59 |
TOTAL | 734 | 143 | 877 |
PRINCIPALES VILLES | |||
Toulouse | 221 | 33 | 254 |
Pau | 79 | 9 | 88 |
Montpellier | 63 | 15 | 78 |
Perpignan | 38 | 8 | 46 |
23Parmi les vingt et un biens confisqués en Tarn-et-Garonne, treize se concentrent au chef-lieu : Montauban. Le textile y connaît son habituelle prépondérance. Ici encore on trouve une exploitation forestière et un domaine tenus par des Juifs. Un stock de métaux et lingots déposés à Saint-Antonin par un Juif habitant la zone nord a été saisi directement par les Allemands, pratique courante dans la France entière, surtout évidemment en zone nord où l’occupation a duré plus longtemps.
24Quant au Lot, il est relativement peu concerné par la spoliation. Une librairie, une pharmacie, un fourreur passent entre autres sous la coupe d’un administrateur provisoire14.
Problèmes de l’aryanisation
25Les problèmes de l’aryanisation sont légion, ce sont un peu les mêmes que l’Allemagne nazie avait rencontrés entre 1933 et 1939 ; le cas français est même probablement plus compliqué en raison de la discordance qui existe entre le nouveau droit raciste et l’ensemble juridique ancien inspiré de conceptions tout autres. La situation légale des biens juifs est donc souvent des plus embrouillées. Elle permet alors au propriétaire de se livrer à une guérilla retardatrice parfois couronnée de succès. La patience, l’acharnement des gens du CGQJ à réaliser leur tâche n’en sont que plus remarquables.
26Ceux-ci s’emploient à compléter continuellement la liste des biens juifs. La police spécialisée passe une grande partie de son temps à de telles enquêtes, mettant souvent la main sur un propriétaire juif oublié, mais il lui faut parfois reconnaître qu’un chef d’entreprise, persécuté pendant des semaines doit être classé aryen et non juif. Comme nous l’avons vu les interceptions de courrier et de communications téléphoniques sont largement utilisées, tout comme les dénonciations. Parmi les informateurs qui guident l’action policière, il faut compter les comités d’organisation. Ainsi voit-on, en novembre 1942, le comité d’organisation de l’automobile faire un pointage soigné des douze patrons juifs (en particulier les garagistes) qui exercent dans cette branche. Le 18 juin 1943 c’est le tour du Comité du livre qui dénonce deux entreprises non aryanisées dont une librairie de Souillac. Enfin en septembre 1943, l’union corporative des agents immobiliers et le comité d’organisation de la pelleterie signalent chacun un de leurs collègues qui a échappé à la vigilance des antisémites officiels15. Parmi les dénonciateurs isolés, on trouve parfois des concurrents jaloux, comme cette marchande de fourrures de Cahors qui dénonce une de ses collègues ; mais après enquête on s’aperçoit que la pseudo-juive est de famille catholique ! Il y a aussi quelques administrateurs provisoires désireux d’accroître leurs revenus comme ce Montalbanais qui, le 5 octobre 1942, signale une entreprise de soupe concentrée occupant soixante-dix à quatre-vingts ouvrières qui appartiendrait à un Juif ; il en revendique la gestion16.
27Mais il arrive que la propriété de l’affaire confisquée se présente de façon complexe. Les sociétés anonymes ou SARL dont certains actionnaires sont aryens obligent le CGQJ à entreprendre des enquêtes souvent délicates. Il est difficile de régler la situation (déjà signalée plus haut) de certaines grandes entreprises qui ont leur siège social en zone occupée : une note du 6 janvier 1942 pose ce problème pour dix firmes comme les frères Lissac, les chaussures André et les Galeries Lafayette.
28De même certains immeubles appartiennent à des conjoints dont l’un est juif, l’autre aryen. Les propriétaires s’efforcent alors par des artifices divers de faire passer la propriété sous le nom de l’Aryen17. Il en est de même avec un fils ou un petit-fils classé aryen aux termes de la loi. On peut obtenir ce résultat grâce à une vente, à une donation antérieure au 22 juillet 1941, ou en faisant valoir le régime dotal18.
29Parfois le propriétaire juif s’efforce de s’entendre avec un prête-nom qui achète l’affaire à prix réduit sans que la gestion change en rien. C’est ce que le CGQJ nomme « ventes non sincères » qu’il s’efforce constamment de déceler. À Toulouse, le propriétaire d’un important magasin de vêtements avait procédé de la sorte. À la Libération le retour à la normale s’est donc fait sans difficulté19. Dans une maison de confection toulousaine, l’ancien employé, devenu fictivement président du conseil d’administration de la propriété, se brouille avec l’ancien propriétaire et dénonce la simulation au CGQJ. Celui-ci entreprend alors une action judiciaire devant le tribunal civil de Toulouse. Parfois c’est un notaire qui signale une aryanisation simulée au CGQJ. Mais d’autres notaires, plus nombreux, refusent, au nom du secret professionnel, de donner au commissariat les renseignements qu’il demande ; le CGQJ décide alors de nommer un notaire « plus conscient de ses devoirs ». La SEC découvre enfin quelques collusions entre propriétaire spolié et administrateur, ce dernier est alors révoqué20.
30Des Juifs étranger savent, à l’occasion, tirer parti de leur nationalité : des Espagnols se font protéger par leur gouvernement. Un Juif mexicain, grossiste en tissus, trouve une solution ingénieuse à son problème : il confie la clef de son magasin au consul de son pays qui refuse de la donner à l’administrateur provisoire désigné. Celui-ci ne peut donc pas pénétrer dans le magasin tandis que le propriétaire et sa femme, depuis leur appartement, continuent une activité commerciale qui consiste surtout en courrier et jeux d’écritures ; mais il n’est pas toujours bon de berner les autorités et le CGQJ obtient l’internement administratif au camp de Gurs du propriétaire trop habile21.
31Un groupe d’entreprises minuscules ont été laissées d’abord de côté par Lécussan. Elles vont parfois se retrouver prises dans l’engrenage de l’aryanisation. C’est le sort qui atteint Madame S., marchande de bérets sur les marchés, demeurant rue de la Colombette à Toulouse. Estimant que sa situation d’épouse de prisonnier pouvait lui valoir quelque indulgence, la pauvre femme attire l’attention sur elle en écrivant au maréchal Pétain le 27 mai 1943, à qui elle demande l’autorisation de continuer son métier. La direction nationale de l’aryanisation la lui refuse en signalant (argument éternel) que les marchands forains juifs sont des agents du marché noir et de la propagande antigouvernementale. Une circulaire datée du même mois décide que tous les marchands forains juifs se verront retirer leur carte professionnelle et qu’il sera procédé à leur radiation du registre du commerce. Un seul administrateur provisoire doit être nommé par département pour gérer ces affaires. Certains forains se sont ainsi vu interdire d’exercer leur activité mais non pas tous. D’autres ont continué à travailler librement jusqu’à la Libération22.
32Contrairement à la loi, après le début des déportations, le CGQJ met la main sur les biens des Juifs « partis pour une destination inconnue » ou même simplement internés. La direction régionale toulousaine signale cette pratique dans une note du 20 août 1942. Vichy répond que ces « épaves » doivent être groupées dans des lots gérés par un seul administrateur provisoire. Chaque liste départementale de biens juifs comprend donc désormais sa rubrique « biens personnels » ou « épaves ». Ainsi en Tarn-et-Garonne sont soigneusement énumérées les épaves de Saint-Antonin gérées par R., celles d’un détenu de la maison d’arrêt administrées par M., comme celle des Juifs extradés de Moissac, Auvillar, Beaumont et Caussade23. Il est clair que la loi n’autorise ni la saisie ni la vente des biens personnels des Juifs. Si le CGQJ met la main sur eux il risque un procès que certains parents des victimes n’ont pas hésité à engager. La direction toulousaine est donc bombardée de textes contradictoires à ce sujet. En avril 1944, elle signale à ses agents qu’elle a reçu des instructions de la direction de zone sud : il ne faut plus nommer d’administrateurs pour s’occuper de ces biens. Mais une lettre de la direction nationale datée du 17 mai 1944 confirme que cette pratique demeure admissible pour les biens des déportés. Les employés du CGQJ souhaiteraient aussi mettre la main sur les biens personnels des Juifs en fuite qui n’ont pas été arrêtés. Mais en l’absence de tout texte sur ce point, la direction, de mai à juillet 1944, conseille à la région d’attendre de nouvelles instructions.
33Cette hantise de perdre des procès vient de quelques échecs cuisants subis par le CGQJ dans le domaine judiciaire.
Une justice secourable
34Parmi les protecteurs des Juifs privés de leurs biens, il faut en effet citer la magistrature car certains spoliés ont trouvé une aide efficace auprès de la justice, étonnante situation qui met en rage les gens du CGQJ. Quoiqu’elle n’ait malheureusement rendu service qu’à peu de personnes, l’intervention de la justice en faveur des Juifs mérite d’être soulignée tant elle est révélatrice sur la nature du régime de Vichy. Dans maint domaine, en effet, l’arbitraire s’installe : internements sans jugement, assignations à résidence, lois rétroactives ; pourtant des pans entiers de la vie sociale demeurent réglés par le droit républicain ; les décisions de justice en particulier, ne sont pas remises en question par le pouvoir. L’ancien État de droit et le régime autoritaire se mêlent de manière kafkaïenne. Cela n’empêche pas certains auteurs d’affirmer que Vichy demeure un État de droit. Tout dépend de ce qu’on entend par cette expression. Il est clair que le préfet régional peut faire arrêter à peu près n’importe qui, mais il a toujours un texte à sa disposition pour se justifier. Il n’y a pas d’équivalent, ici, à l’intérêt du parti ou au Führerprinzip qui peuvent aller contre la loi en URSS stalinienne ou en Allemagne nazie. Entre Vichy et les États totalitaires la différence est mince, mais elle existe. Quelques Juifs ont pu en profiter.
35Nous avons retrouvé une dizaine de procès entre des Juifs et le CGQJ où les spoliés ont obtenu une décision favorable. Certains procès ont pour origine une initiative du CGQJ qui attaque des Juifs devant le tribunal correctionnel pour avoir continué à exercer une activité commerciale alors que leur affaire est sous séquestre. Les autres, au contraire, résultent d’actions entreprises par des personnes, classées juives du point de vue du CGQJ, qui, pour des raisons diverses, protestent devant le tribunal civil contre la saisie ou la vente de leur bien.
36Le premier cas de figure est illustré par l’affaire W... Ce commerçant dont le magasin a été placé sous séquestre, a continué clandestinement son activité. Le CGQJ l’attaque devant le tribunal correctionnel de Pau. Ce dernier déclare, le 4 novembre 1942, que W... ne peut être considéré comme Juif, faute de certitude, sur son appartenance à la « race juive », la preuve incombant au ministère public :
« ... W. n’a pu obtenir de renseignements sur la religion exacte de ses grands-parents maternels, sa famille habitant Roubaix, c’est-à-dire en zone interdite... »
37Le tribunal relaxe donc W. sans peine et aux dépens24.
38L’affaire H. est un exemple de la situation inverse, celle où le Juif est plaignant. H., professeur à la faculté de Médecine de Paris avant 1939, a acquis une propriété à Villemur qui est remise à un administrateur provisoire. Ce dernier veut mettre en vente le domaine. Quoique H. soit en fuite, il fait intervenir sa femme qui proteste contre la mise en vente du domaine, auprès du tribunal civil de Toulouse. Par un jugement du 19 mai 1943, le tribunal ordonne d’abord le sursis à la vente. Le préfet de Haute-Garonne et l’administrateur soulèvent l’incompétence mais le Tribunal se déclare compétent, estimant qu’un administrateur provisoire n’aurait pas dû être nommé à un domaine agricole qu’un Juif avait le droit d’exploiter. La vente ne peut donc avoir lieu.
39Dans ces deux types de situations, les arguments mis en valeur concernent tantôt le statut des personnes, tantôt le droit de propriété.
Le statut des personnes
40Plusieurs présumés Juifs obtiennent en effet un jugement favorable en faisant valoir qu’il est impossible de prouver leur appartenance à la race juive. Une décision de ce genre en faveur de Robert D., homme d’affaires toulousain, émeut la direction nationale du CGQJ qui fait parvenir au préfet régional de Toulouse une longue lettre en date du 21 décembre 1941. La position constante du Commissariat sur ce point y est définie avec vigueur. Selon ce texte en effet ce n’est par à l’autorité de faire la preuve que la personne concernée est juive, ce qui est souvent très difficile, c’est à l’intéressé de prouver qu’il n’est pas juif à l’aide de documents appropriés. Or la position constante de la justice est contraire à cette interprétation. Le CGQJ, pour sa part, fait valoir que l’action antijuive dans son ensemble risque de s’effondrer si l’administration doit faire la preuve cas par cas de l’appartenance des intéressés à la race juive, ce qui est pratiquement impossible vu le nombre de cas à traiter. Il insiste auprès du préfet régional pour qu’il fasse connaître ces observations au procureur de l’État français. Il est clair que le CGQJ ignore totalement les principes de base du droit judiciaire, ou plutôt qu’il souhaiterait bouleverser de fond en comble ces principes.
Le droit de propriété
41Lorsqu’un Juif porte plainte auprès du tribunal civil pour violation du droit de propriété, l’argumentation du CGQJ se fonde sur la séparation des pouvoirs. Il estime que la justice ne peut arrêter ou suspendre l’exécution d’un acte accompli par la puissance publique dans l’exercice régulier de ses pouvoirs. Il accepte donc les arrêts du Conseil d’État statuant en matière administrative ; celui-ci a créé une jurisprudence très défavorable aux Juifs et contraire aux grands principes du droit français (comme l’a montré Olivier Dupeyroux). Le CGQJ réfute donc la compétence des tribunaux civils, mais ceux-ci estiment généralement que cette règle comporte une exception importante en faveur du droit de propriété placé sous la protection du pouvoir judiciaire. La cour de Toulouse, le 21 janvier 1943, adopte cette thèse25. Plusieurs décisions de justice fondées sur ce principe interviennent donc, qui viennent aider les Juifs contre le CGQJ. Les arguments mis en valeur sont de diverses sortes.
42Le cas le plus fréquent concerne le domicile d’un Juif qui ne peut être mis en vente. C’est la situation de M. propriétaire d’un immeuble place Wilson dont il occupe une partie (janvier-février 1943). On retrouve aussi des Juifs qui exploitent personnellement un domaine (affaire P. en janvier 1944, ou H. déjà citée).
43La situation matrimoniale des intéressés peut aussi intervenir. Une épouse aryenne d’un Juif ayant fait valoir que la nomination d’un administrateur provisoire constituait un péril pour sa dot, le tribunal de Toulouse (21 juillet 1942) prononce la dissolution de la communauté et la séparation des biens du couple, protégeant ainsi une partie de leurs biens26.
44Devant ces jugements, l’attitude des administrateurs provisoires soutenus par la direction régionale est parfois de les ignorer. Il est clair que certains éléments du CGQJ n’éprouvent que du mépris pour la légalité lorsqu’elle entrave leur action antijuive. Ainsi en 1944 la famille juive T. est en fuite, leur administrateur veut faire mettre en vente le mobilier personnel de ces Juifs. Malgré l’absence des plaignants, le tribunal civil déclare que la vente du mobilier constitue une véritable voie de fait et interdit l’opération. Le service central du CGQJ fait d’abord passer outre. Puis finalement, après diverses péripéties qui mettent en lumière l’illégalité de l’action commise, la direction nationale du CGQJ invite l’administrateur à se désister.
45Ces diverses interventions judiciaires retardent ou empêchent la vente des biens juifs mais, curieusement, elles n’interdisent par le maintien de l’administrateur provisoire : en effet ce type de décision appartient au domaine administratif sur lesquels le pouvoir judiciaire n’a pas de prise. On aboutit donc à des situations étranges par exemple celle d’un propriétaire déclaré aryen par le tribunal et dont les biens demeurent gérés par un administrateur provisoire... qui n’a pas le droit de les vendre.
46Dans ces affaires l’attitude de la préfecture est celle du respect de la légalité existante. Dans un premier temps elle soutient le CGQJ dans son action, en portant plainte à ses côtés. Mais elle s’oppose fermement aux tendances à l’illégalité dont le CGQJ fait preuve et le rappelle constamment au respect de la chose jugée.
47Les avatars subis par Robert D. illustrent bien la différence qui existe entre les conceptions juridiques traditionnelles et le nouveau « droit » d’inspiration totalitaire que le CGQJ cherche à imposer ; ils démontrent aussi l’acharnement mis par le CGQJ à refuser tout échec dans le domaine judiciaire. D. (dont nous avons déjà parlé dans le chapitre précédent), né en 1912 à Paris, domicilié rue Bayard à Toulouse est programmateur de cinéma et propriétaire de salles à Toulouse et à Mazamet. C’est le fournisseur de films attitré de quelques-uns des plus grands cinémas de la ville : Gaumont, Trianon et Plaza. Le CGQJ, le considérant comme Juif, a placé à la tête de ses biens un administrateur provisoire dès septembre 1941. Mais D. continue, de manière occulte, ses activités de distributeur. Le CGQJ, ayant saisi le parquet contre lui n’a rien obtenu car le tribunal n’a pas pu faire la preuve de l’ascendance juive maternelle de l’intéressé.
48Comme on l’a vu plus haut, la direction nationale du CGQJ intervient auprès du préfet. De leur côté les instances régionales ne lâchent pas prise d’autant plus que le cinéma est visé par le second statut des Juifs. Quatorze mois plus tard la SEC toulousaine intervient auprès du préfet de Haute-Garonne (19 février 1943). Elle fait valoir que D., continuant en fait ses activités de distributeur, choisit volontairement « des films amoraux ou à tendance politique telle que la foule manifeste ouvertement contre le Maréchal et sa politique, contre les troupes d’occupation, contre la collaboration » ; D. est communiste, on en a la preuve, il faut l’interner ! Le préfet de Haute-Garonne répond une semaine plus tard qu’il ne peut se permettre de trancher une question qui est de l’ordre judiciaire. Il ne peut pas passer outre à un jugement émis par le tribunal civil même si c’est au bénéfice du doute. Il est impossible de se servir de la situation raciale de D. pour lui interdire tout contact avec les cinémas. Toutefois le préfet charge un commissaire de police (et non le SEC) de faire une enquête permettant éventuellement une mesure soit d’éloignement ce qui dépend de lui, soit d’internement ce qui dépend du préfet régional. Ici l’affaire devient grotesque : le commissaire chargé de l’enquête déclare que son investigation n’a apporté aucun élément contre D. Il joint au dossier une liste de quatre-vingts films projetés à Toulouse et se déclare incompétent pour juger de leur valeur morale ! D. reste en liberté et ses affaires sous séquestre.
49La motivation des magistrats de Toulouse et des tribunaux voisins, souvent favorables aux Juifs fait problème. Sont-ils choqués par la législation antisémite ? C’est le cas de quelques jeunes magistrats toulousains (signalés par des témoignages oraux) qui s’efforcent de faire traîner les procès concernant des Juifs afin de protéger les biens et la liberté de ces derniers. Le directeur régional du CGQJ s’indigne d’ailleurs de ces manœuvres dilatoires. Sont-ils guidés simplement par un respect scrupuleux du droit ? Ou par le souci de faire respecter leur domaine propre ? Billig estime pour sa part que le corps judiciaire a de la peine à intégrer le nouveau droit raciste, corps étranger à l’ancienne législation avec laquelle il est difficilement conciliable. Ces diverses explications ne s’excluent pas et permettent de saluer le courage des juges... sans oublier que ces procès concernent un nombre infime de cas par rapport à la masse des Juifs persécutés.
50Toutefois, les magistrats ne donnent pas systématiquement tort au CGQJ. Certains d’entre eux ne comprennent manifestement rien au sort tragique des Juifs et font aux prévenus en infraction avec les lois antisémites d’absurdes leçons de morale. Deux arrêts importants de la cour d’appel de Toulouse, le 14 décembre 1942 et le 13 juillet 1943 donnent satisfaction au CGQJ. Cette dernière décision, après une série de jugements contraires remplit d’aise le directeur régional. On peut voir dans ce dernier jugement où la justice se désiste au profit des tribunaux administratifs, une ébauche d’évolution de la jurisprudence : les hauts magistrats intègrent peu à peu les nouvelles données du droit. Il y a là un processus qui eût été dangereux pour les Juifs si le régime vichyssois avait duré27.
51On peut admirer la dignité dont font preuve maints magistrats, mais aussi le cran de la poignée de Juifs qui font face à leurs persécuteurs et osent défier l’appareil d’État au nom du droit. Il faut du courage pour ne pas baisser les bras alors que sévit le racisme officiel et que les Allemands déportent des milliers de malheureux vers l’Est. Il est vrai qu’une certaine inconscience se mêle parfois à l’audace. Comme beaucoup d’entretiens l’ont prouvé, si certains Juifs évaluaient lucidement les chances et les risques d’une action en justice, d’autres se croyaient encore avant-guerre. Ils n’avaient pas compris que Vichy avait changé les règles du jeu. Dans bien des cas, nous le verrons, cette attitude aboutit à une catastrophe ; dans la situation qui nous occupe, au contraire, elle réussit, puisque les Juifs concernés ont eu la chance de mettre le pied sur l’un des îlots de droit qui émergent encore dans la marée de l’arbitraire.
La vente des biens Juifs
52Il ne suffit pas de mettre les propriétés juives sous séquestre, il faut aussi les vendre. En 1941 et 1942, malgré la lenteur de certains administrateurs provisoires, on trouve facilement des acheteurs. Après Stalingrad les acquéreurs potentiels deviennent plus prudents. En 1943, 45 % des biens juifs du Midi toulousain ont été vendus mais en 1944 il devient presque impossible de faire progresser l’aryanisation. La direction régionale s’en rend compte et réclame une baisse importante des prix, mais Paris ne lui répond pas. Aussi à la Libération, la moitié environ des biens juifs ont été vendus, chiffre assez faible qui ne diffère guère du bilan constaté en zone nord.
53On compte donc un peu plus de deux cents acheteurs de biens juifs en Midi toulousain. Il serait intéressant de les connaître, mais c’est impossible actuellement tant que les archives de la restitution des biens seront fermées au public. La seule certitude c’est que les acquéreurs ont dû faire la preuve de leur non-appartenance à la race juive et que la SEC les a parfois malmenés lorsqu’ils tardaient trop à fournir leurs preuves28. Il est certain aussi qu’ils se sentaient menacés puisqu’ils ont cherché à se grouper. Le 20 juillet 1944, la direction toulousaine de l’aryanisation économique demande en effet des instructions au sujet de l’Association française des propriétaires de biens aryanisés (siège social : 24 avenue de Friedland, Paris — cotisation : cinq cents francs) dont le but « non-politique » est de défendre les acquéreurs contre les ex-propriétaires juifs et de « créer un climat favorable aux entreprises aryanisées ». La Libération empêche toute réponse. Mais après 1945, les acheteurs de biens juifs se sont groupés à nouveau au sein d’une Association nationale intercorporative du commerce, de l’industrie et de l’artisanat. Ce groupement a fait ressortir, dans un mémoire, les mobiles patriotiques (sic) qui avaient animé ses membres : ne s’agissait-il pas de défendre la patrie à un moment douloureux de son histoire, en maintenant en activité des affaires dont les propriétaires ne pouvaient plus assurer la direction ? Il est vrai qu’on n’a pas de trace des activités de cette association civique dans notre région29.
54Dans l’ensemble de la France les immeubles appartenant à des Juifs se sont assez mal vendus puisque 14 % d’entre eux seulement ont été aryanisés. En Haute-Garonne, en revanche, les immeubles ont plus souvent trouvé acquéreur : 41 % d’entre eux (seize sur trente-neuf) ont été vendus, ce qui peut s’expliquer par les besoins en logements d’une ville surpeuplée. Les prix atteints par les immeubles sont considérables : il s’agit surtout de maisons de rapport dont la valeur médiane s’établit à deux cent quatre vingt douze mille francs. En revanche les immeubles de moindre valeur n’ont pas trouvé d’acquéreur ou sont restés entre les mains des propriétaires juifs lorsqu’ils y demeuraient30.
55À part ces données fragmentaires, la vente des biens juifs confisqués à leur légitime propriétaire demeure une zone d’ombre (riche en scandales possibles !) de notre histoire récente.
56À la Libération, dans le Midi toulousain comme dans le reste de la France, l’aryanisation n’est pas terminée. Si les biens juifs ont été répertoriés avec une minutie extrême, s’ils ont été placés sous séquestre, il aurait en revanche fallu plusieurs années supplémentaires pour en achever la vente. Le CGQJ semble, étrangement compter sur ces années car il poursuit l’aryanisation jusqu’au bout31. Le 18 juillet 1944 un acheteur se présente qui n’est sans doute pas un grand lecteur de journaux ! C’est un commerçant de Saint-Affrique désireux d’acquérir un magasin de chaussures juif. Le 29 juillet, Ravier, désolé, lui répond qu’il n’y en a pas de disponible. Le 1er août 1944 le même Ravier écrit au délégué régional de la SEC :
« On me signale que la droguerie de la Concorde serait tenue par des Juifs.
Ces présumés juifs se seraient vantés de “se venger après la guerre, car on leur avait fait beaucoup de mal”.
Ils auraient, paraît-il, le faciès 100 % juif ».32
57Le directeur régional suggère donc à son subordonné d’établir le statut racial du propriétaire en vue d’une éventuelle mise sous administration provisoire de la droguerie. Vingt jours plus tard Toulouse était libérée et la restitution des biens juifs commençait ; mais ceci est une autre histoire dont nous reparlerons plus loin.
58Acharnée, systématique, la confiscation des biens juifs en Midi toulousain a mis en cause des effectifs importants pour la région :
parmi les victimes : 416 propriétaires juifs, soit, avec leurs familles environ 1 600 personnes ; une centaine d’aryens suspectés d’être juifs, soit, avec leurs familles environ 400 personnes ; total 2 000 personnes, sans oublier les déportés dont les biens ont été placés sous administrateur provisoire ;
parmi les persécuteurs : administrateurs provisoires, 200 personnes ; acheteurs, 200 ; fonctionnaires du CGQJ, 30 ; commissaires aux comptes, 20 ; total 450 personnes.
59Comme on le voit ces chiffres sont loin d’être négligeables, pourtant ils sont relativement faibles par rapport à la région parisienne ou à d’autres provinces de la zone nord. Cette modestie relative permet a contrario de mesurer l’énormité de la spoliation dans l’ensemble de la France puisque, dans une région où les Juifs étaient peu nombreux avant 1939, elle a atteint plus de deux mille personnes et qu’on a pu trouver quatre cent cinquante Français qui ont accepté de dépouiller des innocents. Hitler espérait convertir les Français à l’antisémitisme en faisant jouer la cupidité ; ce n’était pas si mal calculé.
60Nota : Les interviews signalés dans ce chapitre ont été réalisés par l’auteur ou par Madame Chatel-Faggianelli et signalés dans son ouvrage La confiscation des biens juifs à Toulouse, intéressant mémoire de maîtrise, Toulouse, 1988.
Notes de bas de page
1 Raoul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, traduction française, Fayard, 1988, p. 86.
2 Joseph Billig, Le Commissariat général aux questions juives, tome III, pp. 61-180. Henri Rousso, « L’aryanisation économique. Vichy, l’occupant et la spoliation des Juifs », Yod, 1982, no 15-16, pp. 51-79.
3 CDJC XVIII-64 (458), XVIII-67, XVIII-72.
4 Billig, op. cit., pp. 51-123.
5 AN AJ38 992.
6 CDJC XVIIIa49. AN AJ38 1073, note du 22 octobre 1941.
7 Ce total résulte des listes concernant les diverses années dans les archives du CDJC, de la Haute-Garonne et aux Archives nationales.
8 CDJC XVIIIa48 et 49.
9 Sauf pour les grosses sociétés anonymes pour lesquelles ce plafond peut être dépassé.
10 AN AJ38 1093.
11 AN AJ38 514.
12 CDJC XVII-12 (54).
13 CDJC XVIIIa60-73, Répertoire des biens confisquées (auCDJC).
14 CDJC XVIIIa60, 66, 71, 72.
15 AN AJ38 296, 1074, 1090.
16 Sur ces deux dénonciations voir AN AJ38 1079.
17 Exemple d’affaire très complexe de ce genre : un immeuble de rapport situé place Esquirol à Toulouse.
18 CDJC XVIII 74-507.
19 Entretien entre Madame Chatel et M. H.
20 CDJC XVIII-12 ; AN AJ38 1074 (notaires).
CDJC XVIII 74 (collusion administrateur-propriétaire). Interviews signalés dans l’ouvrage de Mme Chatel-Faggianelli, La Confiscation des biens juifs à Toulouse, 1988.
21 Entretien avec M. et Mme B. AD HG 1960-116 (Espagnols).
22 AN AJ38 1074, AD HG 1960-116. Nuances apportées par le témoignage de M. S. neveu d’une marchande foraine de Toulouse chez qui il habitait.
23 CDJC XVII-72 entre autres, références très nombreuses à ces biens tant au CDJC qu’aux Archives nationales, par ex. AJ38 296 note du 17 mai 1944 qui résume la situation.
24 La plupart de ces procès : X., H., D., M. sont évoqués dans le dossier AD HG 1960-116 (sauf mention contraire).
25 Article d’Olivier Dupeyroux : « L’indépendance du Conseil d’État statuant au contentieux », Revue du droit public, 3-1983, et J. Lubetzki, La Condition des Juifs en France sous l’occupation allemande, CDJC, 1945, pp. 88-89.
26 Lubetzki, op. cit., p. 76.
27 Billig, op. cit., T. III, p. 259. Extrêmement riche sur toute cette question.
28 AN AJ38 295. La liste des acheteurs de biens juifs se trouve aux Archives nationales dans le fonds sur la restitution de ces biens qui n’est pas classé actuellement.
29 AN AJ38 1140.
30 Voir CDJC XVIIIa73 et 75.
La question des immeubles juifs de Haute-Garonne est connue par trois listes établies par le service de l’aryanisation. La première dresse un état de soixante-huit immeubles avec une évaluation de leur valeur datant généralement des années 30 (prix d’achat ou valeur signalée par un notaire). La seconde indique trente-neuf immeubles pourvus d’administrateurs provisoires ; la différence entre les deux correspondant sans doute aux logements des propriétaires que ceux-ci peuvent conserver (et aux immeubles attribués faussement à des Juifs). La dernière liste fournit les seize immeubles effectivement vendus avec leur prix de vente.
31 Vois chapitre précédent. Comme on l’a dit, le comportement des hommes du CGQJ est le même dans tous les domaines de leur activité. Ils continuent la persécution jusqu’aux derniers jours de Vichy.
32 AN AJ38 296.
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