Chapitre II. L’antisémitisme d’État
Agents et méthodes
p. 31-49
Texte intégral
1L’État français n’a pas attendu les initiatives allemandes pour se lancer dans la persécution contre les Juifs. Les légendes qui prétendaient le contraire ont fait long feu et il est clairement établi que Vichy a pratiqué un antisémitisme d’État spécifiquement français qui a donné naissance à une législation étoffée1. L’inspiration maurrassienne est ici indéniable même si les anciens membres déclarés de l’Action française n’étaient pas très nombreux aux sommets de l’État. Raphaël Alibert, garde des sceaux en 1940, était de ceux-là puisqu’il avait longtemps participé au mouvement de Maurras : c’est lui qui donna l’impulsion décisive à la législation antisémite, fermement appuyé par Pétain lui-même. Le troisième homme du racisme vichyssois fut Xavier Vallat, homme politique d’extrême-droite qui salua avec enthousiasme les premiers textes anti-juifs et les appliqua ensuite à la tête du Commissariat général aux questions Juives (CGQJ).
2Les premiers textes importants produits par l’État français, sans aucune pression allemande, il faut le répéter, furent les deux statuts des Juifs (3 octobre 1940 et 2 juin 1941) qui les transformaient en catégorie inférieure en leur interdisant toute une série de professions. L’armée, l’enseignement, l’administration, les postes de direction dans les médias leur étaient fermés par le premier texte (sauf exceptions justifiées par des services militaires ou civils particuliers). Le second statut leur interdisait les fonctions dirigeantes dans les affaires. Plus dure encore le loi du 4 octobre 1940, autorisant les préfets à interner les Juifs étrangers, se traduisit par le développement d’un univers concentrationnaire, particulièrement important dans la région de Toulouse. Enfin la loi fixant un numerus clausus de 3 % des étudiants juifs dans les universités (22 juillet 1941) peut être classée dans la même catégorie des textes promulgués sans influence nazie.
3La plupart des autres mesures discriminatoires résultent d’une initiative ou d’une exigence allemandes reprise et amplifiée par Vichy. C’est le cas pour la création du Commissariat général aux questions Juives (CGQJ), le 23 mars 1941, sorte de ministère aux affaires juives dont le premier responsable fut Xavier Vallat. Ce dernier se flattait de pratiquer un antisémitisme « à la française », fondé sur des critères culturels et non raciaux : mais comme on le verra cette distinction n’eut aucune portée. La principale activité de Vallat et de ses successeurs à la tête du CGQJ fut de réaliser la confiscation des biens juifs (22 juillet 1941), gigantesque spoliation destinée officiellement à éliminer l’influence juive de l’économie française, mais qui eut pour effet d’ôter leur gagne-pain à des dizaines de milliers d’artisans et de commerçants souvent très peu fortunés. L’Union générale des Israélites de France (UGIF) fut instaurée par une loi du 29 novembre 1941, sur sollicitation des Allemands : il s’agissait pour eux de mettre sur pied, comme dans d’autres pays d’Europe, une organisation gérée par les notables juifs (strictement contrôlés) qui assurât une certaine cohérence à la population persécutée, de manière à ce qu’elle fût facile à atteindre et à manipuler. Les organisations charitables et culturelles israélites furent contraintes d’y adhérer et de s’y fondre. Ces textes nécessitaient une connaissance précise de la population juive. Ce fut l’objet du recensement (loi du 13 juillet 1941) complété le 11 décembre 1942 par l’obligation de faire apposer la mention « Juif » en grosses lettres sur la carte d’identité et la carte d’alimentation.
4Mis à l’index, privés de leur profession, réduits souvent à la pauvreté, comptés et recomptés, encadrés par le CGQJ et l’UGIF, les Juifs, aux yeux des SS, étaient désormais en situation idéale pour être regroupés et capturés. On sait que la décision de la Solution Finale, c’est-à-dire de l’assassinat collectif des Juifs d’Europe, fut prise par les nazis au plus haut niveau après l’attaque contre l’URSS. Il est certain que les Français de Vichy n’y furent pour rien. Mais c’est avec l’assentiment et l’aide efficace de l’État français qu’au cours de l’été 1942 des dizaines de milliers de Juifs furent livrés à l’ennemi qui les fit périr dans la chambre à gaz. Sans cette aide il est évident que l’entreprise nazie eût été très difficile à exécuter.
5Dans le Midi toulousain l’effet de toutes ces mesures peut assez bien être décrite grâce aux masses d’archives déposées entre 1940 et 1944. Incroyablement minutieuse et tatillonne, cette action prend les Juifs dans un réseau dont les fils se croisent dans tous les sens. Bien rares ceux qui ont réussi à y échapper. Un acharnement si constant dans la malveillance surprend l’observateur d’aujourd’hui qui découvre un univers inversé où nos valeurs sont mises sens dessus-dessous, le vrai et le faux, le juste et l’injuste y occupant la place l’un de l’autre. Mais ces valeurs ce sont aussi celles de la République d’avant 1939 qui, en six décennies, a modelé l’esprit des Français. Une question se pose alors, essentielle pour comprendre le passé de notre pays et peut-être aussi pour préparer son avenir : comment des Français formés par la démocratie ont-ils pu exécuter des ordres (pour nous et sans doute aussi pour eux) aussi choquants ? Quels sont les hommes qui ont pris la responsabilité de la politique d’exclusion, ceux qui l’ont appliquée ? L’ont-ils fait par conviction ? Ont-ils agi en militants ou en fonctionnaires ?
6La réponse n’est pas simple. Si le régime a laissé en place les institutions traditionnelles, il en a créé de nouvelles, animées d’un esprit nouveau : le Commissariat général aux questions juives, la Milice. C’est là qu’on trouve le plus souvent un nouveau personnel d’encadrement animé par une sensibilité d’extrême-droite, dont le racisme est l’une des composantes, comme Lécussan ou Flammant. Cependant Vichy transforme aussi les administrations classiques et y implante des fidèles de la collaboration comme l’Intendant de police Marty. Mais ce sont souvent des fonctionnaires ordinaires, formés sous la République et très semblables à ceux que nous connaissons maintenant, qui ont mené patiemment le combat douteux de l’antisémitisme en bureaucrates disciplinés au service du pouvoir légal. Entre les deux extrêmes enfin se trouvent ceux qui, en principe, détiennent les responsabilités supérieures, grands commis de l’État plus ou moins pénétrés par les idées de la Révolution nationale : Cheneaux de Leyritz, Sadon et autres.
7Hommes ou institutions, l’ancien et le nouveau coexistent au service de l’État vichyssois. Ils s’opposent aussi car leurs contradictions sont à peu près permanentes. Mais les grincements de la machine ne l’empêchent pas de marcher.
Les administrations traditionnelles
8Parmi les agents de l’antisémitisme d’État, il faut placer au premier rang les préfets dont les pouvoirs et le prestige sont renforcés par Vichy. Le préfet s’empare des attributions des conseils généraux dont l’activité est suspendue, il n’a plus à tenir compte de l’influence — autrefois essentielle — des parlementaires, il peut dissoudre les conseils municipaux et nommer les maires des communes dont la population est inférieure à dix mille habitants (et ne s’en prive pas). Seule la création de la Milice en janvier 1943 vient effectivement limiter sa royauté départementale. Toutefois l’abolition du système représentatif laisse le préfet sans relais avec la population. Dans les départements modérés le préfet peut s’appuyer sur la commission administrative, ersatz de conseil général qu’il peuple de notables de droite localement influents. En Midi toulousain, où prédomine la gauche, radicale et socialiste, l’opération est presque impossible. D’anciens fonctionnaires importants de la préfecture de Haute-Garonne, interrogés en 1990, ont même oublié jusqu’à l’existence de cet organisme dont l’activité n’a pas dû être bien grande. La commission administrative y a pourtant bel et bien fonctionné... avec une influence à peu près nulle. Mais si le préfet de la République partageait avec les élus la responsabilité des décisions, la disparition des représentants du peuple signifie, pour le préfet vichyssois, la perte de tout alibi en cas d’insuccès. Face à l’État le préfet est seul et tout échec lui est attribué. Redoutable isolement ! Jamais en effet l’instabilité n’a été aussi grande dans le corps préfectoral que pendant le régime de Vichy. La préfecture du Tarn voit ainsi se succéder cinq titulaires entre 1940 et 19442. Les préfets sont parfaitement conscients de cette épée de Damoclès et savent qu’au premier faux pas ils seront éliminés.
9La politique juive fait évidemment partie des attributions préfectorales. Dans ce domaine l’initiative vient le plus souvent du Commissariat général aux questions Juives (CGQJ), relativement autonome, mais le préfet jouit d’un droit de contrôle sur les sanctions prononcées contre les Juifs : par exemple les assignations à résidence sont de son ressort ainsi que les internements administratifs (jusqu’en avril 1941) et non de celle du CGQJ qui peut seulement les demander. L’attitude des divers préfets face à la politique antisémite française est, semble-t-il, fondamentalement la même : ils l’ont tous exécutée ; quelques nuances apparaissent toutefois entre eux surtout quand il s’agit des déportations.
10Çà et là apparaissent des traces de zèle. Ainsi le préfet en fonction dans le Tarn en décembre 1941 propose une réforme du fichier des Juifs, destinée à rendre cet instrument plus efficace3. Son successeur, en octobre 1942, se félicite des bons résultats atteints dans la rafle du 26 août avec un « rendement » de 60 %, nettement supérieur à la moyenne de la zone sud4. Le plus humain de ces hauts fonctionnaires est, en revanche, le second préfet de Tarn-et-Garonne du régime, François Martin. Ce protestant de Millau, ancien militant de l’Action française, député de l’Aveyron en 1936, désapprouve la participation française aux déportations de 1942. Il avertit à l’avance le gouvernement des effets néfastes que produira la livraison des Juifs aux Allemands, en laissant percer son désaveu. François Martin acquiert ainsi la réputation d’un adversaire de la politique antisémite : la presse collaborationniste de Paris s’en fait l’écho. En excellents termes avec Mgr Théas, il persuade le prélat de ne pas lire sa lettre pastorale lors d’une messe en plein air de la Légion à laquelle il assistait. Quoi qu’il en soit, le préfet Martin n’a pas pu empêcher la rafle des Juifs en Tarn-et-Garonne5. La marge est étroite pour les hauts serviteurs du régime entre le service zélé et la fidélité morose teintée de remords.
11L’institution du préfet régional par la loi du 19 avril 1941 doit permettre avant tout une coordination des mesures d’ordre public. Le préfet régional est seul à pouvoir prononcer des internements administratifs. Demeurant en charge d’un département particulier, il y est aidé par un préfet délégué. En application de la réforme, Toulouse devient le siège de la XVIIe région qui comprend neuf départements : Haute-Garonne, Ariège, Basses-Pyrénées (sauf le secteur situé en zone occupée), Hautes-Pyrénées, Gers, Lot, Lot-et-Garonne, Tarn6, Tarn-et-Garonne et les parties des Landes et de la Gironde situées en zone libre.
12La personnalité du préfet régional resté le plus longtemps en fonctions, Cheneaux de Leyritz, a laissé un souvenir marquant à quelques-uns de ses anciens collaborateurs toujours vivants en 1990, qui ne tarissent pas d’éloges à son égard. Cet ancien membre du Conseil d’État ne doit pas au régime son entrée dans la carrière préfectorale puisqu’il était déjà sous-préfet avant la guerre et qu’il est nommé préfet de Haute-Garonne dans les derniers jours de la IIIe République. Dès sa prise de fonctions il sait se faire admirer et obéir. Sa silhouette, ses vêtements sont de style militaire, ses conférences de travail sont organisées comme des réunions d’État-Major : d’un abord glacial, n’autorisant aucune familiarité, il écoute les avis de ses adjoints, résume leurs arguments et prend une décision dont il revendique seul la responsabilité ; puis il répartit les tâches d’exécution avec précision. Jamais d’atermoiements, pas d’hésitations. « Un grand patron » me déclare un de ses anciens collaborateurs, « avec lui on savait où on allait ». Avec de telles aptitudes (et ce goût) pour le commandement, il n’est pas étonnant que Cheneaux de Leyritz se soit senti à l’aise dans le système dictatorial de Vichy. Il ne répugne pas, en effet, à utiliser le nouvel arsenal répressif contraire à la tradition républicaine puisqu’un millier, au moins, d’internements administratifs lui sont dûs. Le puritanisme de Vichy lui convient puisqu’il fait placer dans des camps des centaines de prostituées et de souteneurs, sans compter quelque fille facile qui jetait le trouble dans les familles villageoises. La séparation entre les pouvoirs judiciaire et exécutif n’est pas son souci majeur puisqu’il maintient en détention de nombreux délinquants de droit commun après expiration de leur peine. Il assume l’arrestation des militants communistes en 1940-1941 et les persécutions antijuives, déportations de l’été 1942 comprises. Il donne de sévères directives pour le maintien de l’ordre et fait interner des dizaines de gaullistes et d’opposants. Est-on en face d’un zélote de la Révolution nationale ou d’un grand commis autoritaire, fidèle au pouvoir en place ? Sans doute l’un et l’autre. Toutefois Cheneaux a son franc-parler avec le gouvernement, dénonçant en octobre 1942 l’effet désastreux sur l’opinion des déportations raciales et souhaitant qu’elles cessent à l’avenir. Après l’invasion de la zone libre il se montre désireux de réduire la collaboration au minimum, il conseille à ses adjoints de faire traîner le plus possible tout le courrier concernant le STO. Il se montre plus glacial encore qu’à l’accoutumée avec les Allemands. Sa volonté de préserver la souveraineté française (ou son apparence) est évidente aussi bien contre les « fauteurs de trouble » que contre les occupants. Bref un profil assez classique — avec des variantes — chez les hauts responsables de Vichy avant 1944. De Xavier Vallat à Bousquet, le destin de ces hommes est le même ; malgré leurs compromissions initiales ils finissent par déplaire aux occupants et doivent partir. Cheneaux de Leyritz doit abandonner ses fonctions en janvier 1944 par une démission qui n’est qu’un limogeage déguisé7.
13Il est remplacé par André Sadon, ex-préfet du Pas-de-Calais, personnage plus effacé, dépourvu de tout charisme. Celui-ci affirme après coup avoir favorisé la Résistance et s’être opposé aux demandes des occupants. Néanmoins c’est sous son autorité que se développe la répression sous l’égide de l’intendant Marty. Comme beaucoup de ses collègues, Sadon accueille courtoisement le commissaire de la République qui lui succède à la Libération ; en 1948 enfin, il est incapable, pour raison de maladie, d’aller témoigner au procès de Marty, son ancien subordonné8 !
14Le personnel moyen des préfectures n’a pratiquement pas changé depuis la République. Recrutés localement, ces fonctionnaires ne sont généralement pas des Pétainistes particulièrement convaincus. Neutralité vis-à-vis des partis, légalité, continuité de l’État sont jusqu’à aujourd’hui les maîtres-mots des anciens chefs de division et de bureaux. Peu d’engagement clair chez la plupart de ces fonctionnaires. Pas d’antisémitisme affiché non plus. On continue d’appeler les Juifs « Monsieur » (et non « le Juif Untel ») et c’est avec courtoisie qu’on les avertit des pires catastrophes :
« J’ai l’honneur de porter à votre connaissance que Monsieur... est inconnu à notre centre. Il a été dirigé vers une destination inconnue le 21 août 1942 ».9
15Toutefois à tous les niveaux de l’administration départementale et régionale on trouve des fonctionnaires qui ont fait preuve d’humanité en avertissant à l’avance les Juifs des mesures prises contre eux. Le rabbin d’Agen est toujours mis au courant des rafles grâces à des informations, vraisemblablement de haut niveau. Plusieurs rapports préfectoraux dénoncent vivement les « trop nombreuses » fuites. Deux Juifs sont employés à la préfecture de Toulouse jusqu’à ce que le CGQJ dénonce leur présence le 17 juin 1942. Sur cinq chefs de division, deux adhèrent assez tôt à la Résistance, aidant les Juifs à se cacher et distribuant de faux papiers. Ce double jeu peut se faire sans trouble de conscience lorsqu’on est en charge des finances ; en est-il de même pour le chef de la police générale qui doit superviser l’organisation des déportations10 ?
16Malgré ces bavures à Tordre de Vichy qui sauvent un peu l’honneur des préfectures, on comprend mieux comment le système administratif a pu fonctionner régulièrement lorsqu’on écoute aujourd’hui les anciens membres de la préfecture parler de la Libération. Il est clair que l’ambiance de désordre qui régnait alors a été mal perçue. On ironise sur les officiers « qui se cousaient des galons sur les épaules », on critique le manque de professionnalisme du commissaire de la République. L’ordre, l’exactitude administrative sont ici les valeurs suprêmes. D’ailleurs après 1945 on évite de parler de la période de guerre, la continuité de l’État a prévalu.
17La police connaît une extension prodigieuse avec le régime du maréchal : les effectifs sont extraordinairement accrus. Elle est restructurée par une profonde réforme qui crée la Police d’État, unifiant tous les corps existants (avril-juillet 1941). En tant que préfecture de région, Toulouse est le siège de trois grandes directions qui forment l’ossature de l’ensemble : la Police de sûreté, les Renseignements généraux, la Sécurité publique. Les RG (renseignements généraux) prennent la suite de l’ancienne « Police spéciale », la Police de sûreté succède à la « Police judiciaire ». Trois commissaires divisionnaires dirigent ces services : ils ont sous leurs ordres, chacun dans son secteur, les personnels des départements de la région. À la tête de l’ensemble le préfet régional est désormais assisté d’un intendant de police qui, en principe, dirige les personnels et organise les administrations sans s’occuper directement des opérations policières. En fait il n’en est rien, surtout en 1944, où l’Intendant Marty prend en mains la répression contre la Résistance.
18Les intendants de police sont des personnages-clefs de la période. Il est évident qu’ils ont tous exécuté les ordres reçus et appliqué la politique collaborationniste et antisémite de Vichy. Toutefois quelques différences apparaissent entre eux. L’un des premiers exerçant à Toulouse en novembre 1941, l’Intendant R., jouit d’une grande popularité dans les milieux juifs, si l’on en croit les écoutes téléphoniques11. En août 1942 son successeur D. entre en conflit assez vif avec la police aux questions juives. En revanche, les trois derniers titulaires de cette charge ont laissé un souvenir sans nuances. Barthelet, nommé en juillet 1943, qui s’est illustré à Lyon par son action contre les résistants, est abattu le 23 octobre sur ordre d’Alger. Son adjoint Hornus le remplace et se signale par sa brutalité ; en avril 1944, il permute avec le déjà célèbre Marty qui vient de Montpellier12.
19Lorsqu’il arrive à Toulouse en avril 1944, P. Marty a déjà une image, celle d’un tortionnaire. Marty, né en 1900, a adhéré à l’Action française dans sa jeunesse et s’en est retiré lorsque le mouvement maurrassien a été condamné par le pape. Considéré comme particulièrement intelligent et actif, il est commissaire de police à Bizerte en 1940. Dès lors, se spécialisant dans la police politique, il déploie une activité intense contre les ennemis du maréchal, poussé à la fois par une ambition extrême et de vieilles convictions anti-républicaines. En relations fréquentes avec la police allemande, il devient le principal responsable du maintien de l’ordre en Tunisie, puis il est nommé contrôleur général à Paris en avril 1943, intendant de police à Montpellier en octobre 1943, puis à Toulouse le 15 avril 1944, enfin chef de la police à Sigmaringen où il s’est réfugié avec l’élite collaborationniste. Pendant les quatre années d’une carrière de policier politique exceptionnellement brillante, Marty se signale à la fois par l’ampleur de ses vues et la cruauté de ses méthodes. Plutôt que de poursuivre les résistants un à un, il préfère organiser en grand la pénétration des mouvements et des maquis par ses hommes, puis lancer de grands coups de filet. Aussi à la Libération retrouve-t-on ses lieutenants à des postes élevés dans la résistance : l’un d’entre eux n’est-il pas directeur d’un journal communiste à Sète ? Marty s’entoure d’une équipe personnelle, sa « brigade », composée d’une poignée d’anciens militants d’extrême-droite (PPF ou francistes) généralement de moralité douteuse. Méfiant envers le légalisme de la police officielle, il se sert de préférence de sa bande qui utilise les procédés les plus expéditifs : arrestations arbitraires, tortures à l’électricité, violences diverses. Pour financer leurs activités (ou leurs besoins propres) ses adjoints se livrent couramment au pillage, leur chef conseille le chantage envers les Juifs riches. Marty mène des opérations contre les maquis en commun avec la Milice et détruit plusieurs groupes de partisans. Marty a prétendu que l’existence de sa brigade, outre l’efficacité spéciale qu’elle apportait à la répression permettait à ses subordonnés de ne pas se salir les mains13.
20Marty a-t-il réussi à laisser derrière lui un corps de police exempt de toute tache ? C’est à voir. Les services ordinaires de la Police nationale exécutent généralement les missions les plus graves sans scrupule discernable, comme la destruction de la 35e brigade de la MOI en avril 1944. Lors des formalités les plus banales, certains policiers font du zèle contre les Juifs, repérant ceux qui ont de fausses cartes d’identité et les contraignant à avouer leur vrai nom sous les coups. Toutefois, il y a aussi des commissaires de police humains comme celui de Montauban qui avertit régulièrement les Juifs de la date des rafles. Certains policiers participent à la Résistance à qui ils font parvenir des renseignements. Un commissaire de Toulouse, choqué par les tortures exercées par la brigade Marty, proteste auprès de l’intendant ; celui-ci justifie ces procédés par les circonstances exceptionnelles et ajoute d’un ton noble qu’il les interdit à la police ordinaire !
21Les GMR (groupes mobiles de réserve), ancêtres des CRS, sont considérés comme un corps d’élite, fréquemment utilisés dans les opérations contre la résistance et les Juifs. Toulouse est le siège de trois unités de GMR dirigées par un commandant régional. Les gendarmes qui ont servi souvent à surveiller les trains de déportés sont jugés diversement par les témoins actuels qui ont vécu la période. Certains les décrivent comme les fonctionnaires-types, disciplinés et inaccessibles à la compassion. D’autres se louent de leur humanité. Dans certains cas l’autonomie des officiers de gendarmerie, responsables d’un secteur rural, leur permet d’agir en individus responsables et non en rouages d’une machine14, plusieurs familles juives leur ont dû leur salut.
22Parmi les autres catégories de fonctionnaires, deux mots sur des corps que nous retrouverons. Les magistrats d’abord n’ont, semble-t-il, aucune difficulté à appliquer la législation antisémite pourtant contraire aux grands principes juridiques auxquels ils sont habitués. Toutefois leur légalisme scrupuleux les amène parfois à prendre la défense des Juifs lorsqu’ils sont victimes de l’arbitraire des nouvelles institutions. L’administration des lycées et des facultés quant à elle se montre généralement favorable aux élèves et étudiants juifs. C’est surtout la Faculté des Lettres de Toulouse qui se montre un centre d’opposition discrète et souvent efficace à l’antisémitisme d’État. Toutefois, il n’y a pas trace de protestation contre l’exclusion des professeurs juifs.
Le commissariat général aux questions Juives (cgqj)
23Le CGQJ, on l’a vu, centralise les actions antijuives. Créé à la demande des Allemands, il apparaît avec la loi du 23 mars 1941, son premier responsable étant Xavier Vallat. Il ne met en place son antenne toulousaine que le 10 juillet 1941. Un directeur régional est nommé : le capitaine de corvette Lécussan qui installe ses bureaux 3 rue Alsace-Lorraine à Toulouse. Lécussan regroupe sous son autorité deux des régions de l’État français : la xviie (Toulouse) et la xvie (Montpellier), circonscription immense s’étendant du Gévaudan au Béarn avec quatorze préfectures. Sous les ordres du directeur régional sont placés deux directeurs régionaux adjoints installés respectivement à Montpellier et Pau.
24En 1943, le CGQJ va s’installer 8 rue Ozenne. Son organisation comprend alors deux services :
service du statut des personnes, pouvant éventuellement délivrer des certificats de non-appartenance à la race juive, ce qu’il fait à l’occasion ;
service de l’aryanisation économique, de loin le plus important auquel est rattaché le bureau de la propagande.
25À la veille de la Libération, le siège toulousain comprend une quinzaine d’agents de rang varié sans compter le groupe des policiers de la Section d’études et de contrôle(SEC) et les sous-directions de Pau et Montpellier. Ce personnel s’est régulièrement accru mais il est constamment insuffisant pour la tache de Sisyphe que le racisme d’État fixe à la délégation régionale. Il est en outre difficile de recruter des agents de qualité car les salaires de base sont très médiocres : mille cent cinquante francs par mois pour un commis ; un directeur adjoint est un peu mieux loti avec quatre mille francs (traitement supérieur à celui d’un professeur de lycée à mi-carrière)15.
26De juillet 1941 à mars 1943, le directeur régional du CGQJ est Joseph Lécussan, antisémite frénétique au zèle inégalé, du moins parmi les Français16. Né en 1895 à Gourdan-Polignan, village proche de Saint-Gaudens (Haute-Garonne), Joseph Lécussan entre dans la Marine où il atteint le grade de capitaine de corvette. C’est un homme au physique impressionnant. Gérard Chauvy le décrit comme un « colosse de 1,83 m avec des épaules de déménageur, au visage carré et dur »17. Avant la guerre il adhère au CSAR et comme beaucoup de cagoulards, il manifeste sa sympathie agissante à l’égard du franquisme. Il éprouve une hostilité profonde pour l’Angleterre, tendance fréquente chez les officiers de marine, renforcée par l’affaire de Mers-el-Kébir. Entré dans la fonction publique, cet homme d’extrême-droite, fonctionnaire improvisé, ignore le style administratif et adopte avec ses subordonnés comme avec ses supérieurs un ton incisif souvent ironique ou insolent qui rappelle un peu, avec moins de talent, la manière d’un Rebatet ou d’un Céline. Il adore donner des leçons aux antisémites tièdes. Les scrupules juridiques de la justice, de la préfecture et même de ses collègues du CGQJ l’exaspèrent ; il ne voit partout que trahison et mollesse. Ainsi, répondant au préfet régional qui demandait si un prêtre catholique ou un pasteur protestant d’origine juive devait se faire recenser, Lécussan lui répond le 12 août 1941 qu’il n’en sont nullement dispensés et ajoute :
« Si Ponce-Pilate avait ordonné un recensement des juifs, Jésus-Christ lui-même s’y serait conformé : le plus humble de ses représentants sur la terre doit donc se soumettre aux obligations de la loi, surtout quand ces obligations n’ont aucun caractère vexatoire et aussi parce que l’humilité est une vertu chrétienne »18.
27Gageons que Cheneaux de Leyritz n’aura guère apprécié cette prose. D’ailleurs le caractère violent et incommode de Lécussan est bien connu des autres services publics qui se méfient de lui et soupçonnent même son loyalisme envers le maréchal. Le milieu du CGQJ, comme celui des administrateurs provisoires de biens juifs, tranche en effet sur la moyenne de la fonction publique, car Lécussan s’efforce de recruter une équipe politiquement homogène. La relative diversité des pedigrees politiques du personnel vichyssois n’est pas de mise avec lui : le directeur régional semble englober dans une même estime tous les sympathisants de l’extrême droite ; les anciens adhérents du PPF, de l’Action française, de la Ligue antisémite ou leurs parents jouissent donc de sa protection19. En revanche, les républicains ou les pétainistes de la onzième heure sont éliminés autant que possible. Il réussit à imposer à ses services un style antisémite violent et grossier. Les employés, sur son injonction énergique, se servent toujours de l’expression « le Juif Untel » et non « Monsieur Untel ». Les informateurs et enquêteurs utilisés par le commissariat truffent leur rapport de formules haineuses, peut-être spontanées, peut-être destinées à se faire apprécier du chef. Il n’est question que « d’abcès » ou de « virus » sémites ; les Juifs sont décrits comme « affreusement sales et cauteleux » ou, à l’opposé, comme trop bien vêtus et arrogants.
28Ayant incité ses subordonnés à adhérer à la Milice, ce que feront quelques-uns d’entre eux, Lécussan quitte le CGQJ en mars 1943 pour passer sous les ordres de Darnand. Après un stage réservé aux dirigeants de la Milice à l’école des cadres d’Uriage deuxième manière, il est nommé en avril 1943 chef régional à Lyon20. Là son fanatisme et son goût de la violence peuvent s’épanouir librement. Parmi d’autres exactions, on lui doit le meurtre de Victor Basch, (ancien président le la Ligue des droits de l’homme) et de son épouse Hélène, âgés de soixante-dix-neuf et quatre-vingts ans. Il explique son meurtre dans un mémoire intitulé Pourquoi j’ai tué Victor Basch ?, écrit après la Libération, peu de temps avant son procès :
« Ce juif hongrois, trente troisième maçonnique, symbolisait la mafia judéo-maçonnique ayant asservi la France...
Cet échappé des ghettos de l’Europe centrale était l’une des puissances occultes qui donnaient des ordres au gouvernement français. Il fut le créateur du Front populaire, qui devait conduire notre pays à la catastrophe, et par conséquent le premier responsable du désastre de 1940, car sans le Front populaire, le bloc France-Angleterre-Italie tenait l’Allemagne en respect...
Professeur à la Sorbonne, il pourrissait la jeunesse française. Prototype du juif étranger venu faire de la politique en France, comme Stavisky et bien d’autres, en se poussant dans la maçonnerie, Basch a été le pourvoyeur des charniers de la guerre 1939-1945.
Victor Basch ne méritait pas de vivre en paix alors que tant d’innocents étaient morts par sa faute ».21
29À Toulouse, Lécussan est d’abord remplacé à la délégation régionale du CGQJ par le directeur-adjoint de Montpellier, Filidori. Ce dernier ayant démissionné peu après, c’est Ravier, ancien directeur-adjoint de Pau qui lui succède en novembre 1943. Celui-ci, quoique fort actif, présente un visage entièrement nouveau qui contraste avec celui de ses prédécesseurs. Ravier, en effet, ne semble animé par aucune passion particulière. Certes, il emplois de loin en loin quelque expression antisémite sur le « faciès » juif, mais sans y mettre beaucoup de conviction. Au contraire, c’est le bureaucrate modèle : sérieux, acharné au labeur et sans imagination. Il écrit à la direction du CGQJ des rapports nombreux et soporifiques dans un style administratif d’une technicité telle qu’ils sont parfois incompréhensibles pour le profane. Bien vite personne ne les lit plus. Lorsque Ravier s’en aperçoit, il s’en désole... dans un nouveau rapport. En juillet 1944, Ravier ne semble pas se rendre compte que le monde qui l’entoure est en train de changer ; nous retrouverons les manifestations incongrues de cette dangereuse candeur22.
30Pour découvrir les infractions à la législation anti-juive, le CGQJ dispose d’un corps de policiers créé en novembre 1941, la Police aux questions Juives (PQJ). Celle-ci fait théoriquement partie de la Police nationale mais en réalité son organisation se calque sur celle du CGQJ. Comme Lécussan, son premier directeur régional Kiriloff contrôle en effet les XVIe et XVIIe régions23. Le personnel assez peu nombreux, comprend trois employés à Montpellier, cinq à Toulouse. Sous Darquier de Pellepoix, successeur de Xavier Vallat à la tête du CGQJ, les abus de la PQJ qui procède à des arrestations sans en avoir le droit exaspèrent la direction de la Police nationale. Bousquet supprime donc la PQJ en juillet 1942. Il ne s’agit guère que d’un changement de nom : la PQJ devient la SEC (section d’études et de contrôle) désormais officiellement rattachée au CGQJ.
31La SEC régionale occupe un personnel accru par rapport à la PQJ : onze personnes à Toulouse en juillet 194424. Ses directeurs successifs sont Kiriloff jusqu’en mai 1943, puis Flammant. Ce dernier est un antisémite frénétique dont les propos ressemblent beaucoup à ceux de Lécussan. L’imagination féconde de Flammant lui suggère un programme incroyablement détaillé pour abolir l’influence juive en France25. Mais en 1944, prenant conscience de l’isolement des collaborateurs dans le pays, il lance des imprécations céliniennes contre la veulerie de ses compatriotes :
« ... la grande masse avachie, fainéante et veule, attend le débarquement en premier, lequel amènera la fin de la guerre avec la prospérité, l’avènement de la IVe République, du front pop, des francs-maçons et de la tutelle juive sous laquelle on était si heureux... »26 (rapport d’avril 1944).
32Qu’il s’agisse de la PQJ ou de la SEC, la police antijuive est très active et perpétuellement surmenée par une tâche supérieure à ses moyens, la chasse aux Juifs en situation irrégulière : Juifs non recensés ou munis de faux papiers, en fuite après rafle, exerçant clandestinement une profession interdite, Juifs ayant conservé indûment leurs biens ou les ayant cédés à un prête-nom, demi-Juifs douteux, baptisés peu crédibles... La législation antisémite et la politique d’extermination font de tout Juif un « délinquant » potentiel. Inlassables et minutieux, les inspecteurs antijuifs ne cessent jamais leur quête, produisant d’innombrables rapports et s’accrochant patiemment aux indices les plus ténus. Les quintaux d’archives qu’ils ont laissés témoignent de leur acharnement.
33Dans ce but, le CGQJ et ses filiales emploient des informateurs, dont deux Juifs de Pau infiltrés parmi leurs coreligionnaires. Ces auxiliaires de police sont-ils bénévoles ou salariés, permanents ou occasionnels ? Tous les cas de figure se présentent. Les autorités de la Libération dénombrent une cinquantaine d’informateurs antisémites à Montpellier, chiffre un peu élevé qui comprend peut-être de simples dénonciateurs occasionnels dont on a retrouvé les lettres27
34En effet, les enquêteurs anti-juifs s’appuient aussi sur des lettres de dénonciation. Celles-ci sont a priori très intéressantes pour nous puisqu’elles peuvent servir d’indices sur l’antisémitisme des gens ordinaires. Les Archives nationales nous en ont livré une trentaine pour les XVIe et XVIIe régions. Elles ne constituent peut-être que la partie visible de l’iceberg, d’autres ayant pu être perdues, détruites ou adressées directement aux Allemands. La plupart de ces lettres sont signées, deux ou trois sont anonymes. Le contenu de quelques-unes est si vague qu’elles ne sont guère utilisables, simple exutoire pour la hargne antisémite d’un bilieux, Toutefois presque toutes suivent le même canevas : après un long exorde dénonçant les abus des Sémites, et parfois la coupable indifférence du gouvernement à leur endroit, une ou deux phrases brèves placées à la fin signalent la cachette d’un Juif fugitif, ou le nom d’un Français qui l’héberge. L’exemple suivant est assez typique du contenu moyen de ces factums (l’orthographe a été respectée) :
Castanet, le 13 mai 1944
Direction des services des questions juives à Toulouse
Monsieur le Directeur,
J’ai l’honneur d’appeler très respectueusement votre attention sur les faits suivants : alors que nos maris ou nos fils vont faire leur devoir en allant travailler consciencieusement en Allemagne, d’autres s’y soustraient.
De riches juifs, tout puissants qui sont des communistes notoires, qui alimentent et subventionnent les terroristes se soustraient à leurs devoirs ; ce sont des étrangers à la solde de nos ex-alliés, de nos ennemis les plus déclarés ; ils empêchent toute collaboration qui aurait pu nous sauver.
Ces individus, grâce à des complicités grassement rétribuées et largement payées se cachent et se terrent en des lieux où nul ne les soupçonnent ; c’est de là qu’ils agissent.
Faites des recherches au presbytère de : Vacquiers, ainsi qu’au château de Castanet-Tolosan et dans ses jardins et dépendances. Si vous le voulez bien vous trouverez, vous aiderez par votre action à la délivrance de notre chère Patrie.
Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, la respectueuse assurance de mon entier dévouement.
Signature illisible28
35Le verbiage moralisant qui forme la majeure partie de ces lettres vient sans doute d’un besoin, d’autojustification. L’auteur de la lettre a sans doute une vague conscience de la gravité de son acte, et tente de lui donner des raisons civiques par un pathos approprié.
36Certaine dénonciations sortent de l’ordinaire en fournissant des détails, ainsi telle lettre particulièrement copieuse, en date du 1er mai 1943, qui fait un tableau exhaustif de l’activité des Juifs à Daumazan (Ariège). D’après ce factum, le maire de la commune, marié à une Juive, organise le ravitaillement des Juifs ; quatre domaines ont été acquis par des Juifs sous des prête-noms ; un Juif, ancien directeur de théâtre, s’est transformé en marchand de bestiaux. Enfin « le jeune secrétaire de mairie, aryen certes, mais embobeliné par de belles Juives, toujours prêtes à se sacrifier, comme Esther, pour la cause », distribue des bons de chaussures au détriment des aryens du cru. On retrouve ici sans surprise les stéréotypes classiques, puisque, si les Juifs sont souvent dépeints comme hideux, la beauté trouble des Juives ne manque pas de pervertir les jeunes nigauds. La correction douteuse du texte dénote encore un rédacteur peu lettré, mais il n’en est pas toujours ainsi. C’est dans une langue châtiée qu’un professeur de Pau, le 7 avril 1942, écrit au CGQJ pour signaler que son élève Robert K. a sans doute un certificat de baptême de complaisance29. Il était nécessaire de citer cette brebis galeuse du corps enseignant, d’ordinaire fort peu raciste.
37La police antijuive utilise aussi le contrôle postal et les interceptions téléphoniques et ceci dans un double but :
comme indices dans une enquête. Les inspecteurs de la SEC découvrent ainsi des projets d’évasion par les Pyrénées, de faux certificats de baptême, etc... Mais ces documents ne peuvent pas servir de preuves en justice, il faut les compléter par d’autres témoignages30 ;
à titre de sondage pour mesurer l’antisémitisme de la population (lorsque par exemple les habitants d’une ville où des Juifs sont assignés à résidence se plaignent de leurs hôtes involontaires).
38La police antijuive collabore très fréquemment avec la Police nationale et la gendarmerie. Sans l’entr’aide permanente des trois organismes, la poursuite des Juifs aurait été vouée à l’échec, vu l’effectif réduit de la SEC. Celle-ci donne l’impulsion mais elle a besoin des structures et du personnel des forces de l’ordre traditionnelles pour aboutir. La PQJ puis la SEC travaillent aussi avec la Gestapo. Avant l’occupation intégrale du pays les relations avec les Allemands sont assez rares31. En revanche après novembre 1942 les occupants envoient au CGQJ des listes interminables de personnes recherchées qui ont échappé aux poursuites ; généralement d’ailleurs aucun service de police ne réussit à les retrouver.
39Parmi les institutions qui participent à la lutte contre les Juifs, il faut aussi évidemment citer la Milice que nous retrouverons plus loin. Particulièrement dédaigneuse de la légalité, la Milice participe surtout aux arrestations précédant les déportations. À la suite d’un attentat la Milice toulousaine prend en otage pendant vingt-quatre heures les fidèles de la synagogue de la rue Palaprat et le rabbin Hosanski.
Les contradictions entre services
40Malgré une activité intense, le système antisémite d’État n’a pas toujours eu un bon rendement en Midi toulousain. La mauvaise volonté de fonctionnaires antiracistes a pu y contribuer, mais les rivalités entre services ont également freiné l’entreprise de façon permanente.
41Le personnel supérieur de la préfecture et de la police se méfie du CGQJ. On considère ces nouveaux venus dans l’administration avec dédain. Leur incompétence, leur ignorance du droit irritent les serviteurs de l’État blanchis sous le harnais. Les préfets refusent parfois les sanctions contre des Juifs réclamées par le CGQJ. Lors des démêlés avec la justice (voir chapitre sur la confiscation des biens) le préfet soutient d’abord le CGQJ auprès du procureur, mais, après jugement il rappelle clairement à l’ordre les responsables locaux lorsqu’ils ne respectent par le verdict.
42Les difficultés entre le CGQJ et la police prennent quelquefois un tour très aigre. Lécussan en fait l’expérience à propos de l’étrange histoire du « complot Groussard » : qu’on en juge !
43Le 11 août 1941 des inspecteurs de police sans respecter les règles légales, vont perquisitionner au siège du CGQJ et au domicile personnel de Joseph Lécussan. On le soupçonne de participer au « complot » contre le gouvernement dirigé par le général Groussard et le colonel Loustanau-Lacau. En effet ces deux personnages, qui occupent des fonctions officielles à Vichy ont participé à diverses entreprises pour orienter la politique française dans un sens anti-allemand, d’où l’arrestation de Loustanau-Lacau. Or ce dernier, homme d’extrême-droite est autrefois entré en contact avec la Cagoule sans y adhérer. C’est à cette occasion qu’il a fait la connaissance de Lécussan. Depuis les deux hommes ont divergé : l’un vers la résistance non-gaulliste, l’autre vers la collaboration. Ce que la police ne sait pas, ou feint de ne pas savoir... À la fin de la journée, n’ayant rien trouvé les policiers se retirent, Lécussan qui a été longuement questionné, proteste avec violence auprès de sa direction nationale. Celle-ci prend fait et cause pour lui et demande des sanctions sévères contre les responsables de l’enquête32.
44En fait, les froissements ne cessent guère. Un an après cet incident, en août 1942, la PQJ est supprimée et remplacée par la SEC directement rattachée, nous l’avons vu, au CGQJ. Apprenant la nouvelle, l’intendant de police toulousain Danglade met immédiatement la PQJ à la porte des locaux qu’elle occupait, les réservant à ses propres services. Et Kiriloff de s’exclamer le 22 août :
« ... M. l’Intendant n’était pas fâché de jouer un mauvais tour à la PQJ et de donner ainsi à son préfet un gage d’orthodoxie politique...
La région de Toulouse est entièrement à remonter, il faut la reprendre à zéro. Plus bas encore, car maintenant les pouvoirs publics se rient de nous, pauvres gens qui nous débattons pour tâcher de vivre en quémandant notre pain de porte en porte, de faveur en faveur »33.
45De même en novembre 1943, la préfecture est exactement informée des raisons de la démission du second délégué régional, de ses relations, de sa future situation34. La surveillance et la méfiance ne cessent jamais.
46Les conflits ont également été fréquents entre le CGQJ et l’Éducation nationale et plus encore avec la Justice (voir chapitre suivant).
47L’administration française, quoique généralement disciplinée n’est donc pas un tout homogène. Ses diverses branches diffèrent par leurs traditions, la formation et la mentalité de leurs membres. Les organes anciens conservent un goût de la légalité que les nouveaux ignorent. Les hauts responsables n’ont pas tous les mêmes idées ni la même conception de leur rôle. Il en résulte une relative diversité dans l’application des mesures racistes.
48Diversité que l’on retrouve chez les hommes chargés d’appliquer les mesures antisémites. Marty, Lécussan et quelques autres sont des monstres à la fois par l’aspect odieux de leur personnalité, et par leur caractère d’anormalité dans la société française du temps. Cheneaux de Leyritz, Sadon, Ravier sont des types de fonctionnaires assez classiques : le premier aime les responsabilités ; le second préfère parfois « ouvrir le parapluie » ; borné et zélé, le troisième ne comprend rien à ce qu’il fait mais il le fait. Quant aux milliers d’agents placés sous leurs ordres ils n’ont rien qui puisse nous étonner.
49Certes, il est vraisemblable que les dirigeants de Vichy aient tablé sur l’antisémitisme latent des Français en entreprenant leur politique antisémite. Ils ont sans doute espéré un soutien populaire, que le CGQJ poursuit constamment en en recherchant des traces dans le courrier intercepté. En effet, l’administré de base n’est pas toujours blanc comme neige, nos trente lettres de dénonciation sont là pour le démontrer.
50Mais Vichy n’est pas un système totalitaire fondé sur un parti de masse et commettant ses excès avec un large assentiment populaire ; c’est un régime autoritaire avant tout administratif, caractère qui s’est accru avec le temps. En effet, les recherches récentes sur l’histoire des représentations collectives35 démontrent que le soutien de l’opinion au gouvernement s’est vite effrité. Si le pouvoir bénéficie d’un large crédit à son origine, la politique de collaboration qui débute avec l’entrevue Pétain-Hitler à Montoire est généralement mal perçue par les Français. Dès 1941, la majorité désapprouve les orientations du gouvernement, mais en conservant une certaine tendresse pour le vieux maréchal (inconséquence tenace qui a laissé des traces jusqu’à aujourd’hui). Même si l’on tient compte de cette réserve il est clair que le système pétainiste, ne pouvant compter sur les masses, s’accroche à son statut de pouvoir légal installé par un vote du Parlement. Son seul soutien effectif reste l’administration formée et dressée à obéir au gouvernement régulier. La fameuse centralisation française, le nombre des fonctionnaires, leur probité et leur discipline assurent donc à l’État français une force qui peut surprendre si l’on songe au discrédit qui le frappe. Les qualités du fonctionnaire français deviennent donc des armes terribles contre les opprimés : le microcosme toulousain est là pour en apporter les preuves, fournies en abondance par les chapitres suivants. Mieux vaut alors une administration moins structurée comme celle de l’Italie fasciste, dont les membres sont accessibles à la corruption — et à la compassion.
Notes de bas de page
1 Marrus, M.R. et Paxton, R.O., Vichy et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981.
2 Sonia Mazey et Vincent Wright, « Instruments et relais du régime : les préfets de Vichy », Colloque Le Régime de Vichy et les français.
3 Joseph Billig, Le Commissariat général aux questions juives (1941-1944), Paris, Ed. du Centre, 1957, tome II, p. 213 ; CDJC, CXCV-182.
4 Serge Klarsfeld, Vichy Auschwitz, Le Rôle de Vichy dans la solution finale de la question juive en France. 1942. Paris, Fayard, 1983, p. 463 : rapport du préfet du Tarn du 1er octobre 1942.
5 Ibid. pp. 462-463 ; Marrus et Paxton, Vichy et les juifs, op. cit., pp. 242 et 255 ; Dictionnaire des parlementaires français, Paris, PUF, 1972, t. vii, p. 2385.
6 Le Tarn passe de la XVIe région (Montpellier) à la XVIIe en octobre 1941.
7 Michel Goubet, « La lutte contre l’anti-France : répression et exclusion dans la région toulousaine sous le régime de Vichy », Colloque Le Régime de Vichy et les Français. Interviews de trois anciens fonctionnaires de la préfecture de Toulouse. M. Fernandez et F. Gourrat, Les Internements administratifs dans le Midi toulousain sous Vichy, excellent mémoire de maîtrise, Université de Toulouse-Le Mirail, 1985.
8 Goubet, op. cit. Interviews. Pierre Bertaux, Libération de Toulouse et de sa région, Hachette 1973, p. 20. La Dépêche du Midi, compte rendu du procès Marty, 3-4 juillet 1948.
9 ADHG1 867-35.
10 Interviews. Rapport du préfet du Tarn, 1er octobre 1942 cité dans S. Klarsfeld, Vichy-Auschwitz, t.1, p. 463. J. Estébe, E. Malo, « Les Juifs de la région toulousaine sous le régime de Vichy », Les Juifs dans le regard de l’autre, Presses universitaires du Mirail, 1988, p. 57. Sur les Juifs employés à la préfecture, AN AJ 38 1090.
11 Sur l’organisation de la police voir l’intéressant article d’Annie Charnay « Les sources de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale aux Archives départementales de la Haute-Garonne », Annales du Midi, juillet-décembre 1992, numéro spécial « Les années 40 dans le Midi », p. 494 et suivantes. Sur l’intendant R. voir AN AJ38 1090.
12 Goubet, op. cit. ; Interviews d’anciens fonctionnaires.
13 Comptes rendus quotidiens du procès Marty sous la signature d’Émile Debard dans la Dépêche du Midi du 15 mai 1948 au 23 juillet 1948.
14 Mêmes sources en y ajoutant l’interview du docteur Goldberger qui a donné un précieux témoignage sur le comportement de la gendarmerie.
15 AD H.G. 1960-116 et CDJC XVIII-2.
16 Voir le paragraphe sur Lécussan dans l’excellent mémoire de maîtrise d’Isabelle Raymondis, Le Commissariat général aux questions Juives à Toulouse (1941-1944), Université de Toulouse-Le Mirail, 1990, p. 37.
17 G. Chauvy, Lyon 40-44, Plon, 1985, p. 253 et I. Raymondis, op. cit.
18 CDJC CIX 98, cité par Billig, op. cit., T. 2, p. 205.
19 CDJC CIX 98, cité par Billig, op. cit., T. 2, p. 205.
20 CDJC XVIII-49.
21 Chauvy, op. cit. et I. Raymondis, op. cit., p. 39.
22 I. Raymondis, op. cit., p. 40.
23 Raymondis, op. cit.
24 J. Billig, op. cit., t. 2, pp. 22, 23, 47, 61.
25 CDJC LXXXIX - 51 et CXCV - 212, cité par Raymondis, op. cit., p. 35.
26 J. Billig, op. cit., t. 2, pp. 68, 100, 143-145, et Raymondis, op. cit., p. 48 et suivantes.
27 AN AJ38 1075 - AN AJ38 295.
28 AN AJ38 296.
29 AN AJ38 296.
30 AN AJ38 1090.
31 AN AJ38 295.
32 Sur l’intervention de la police chez Lécussan, AN AJ38 992. Sur Groussard et Loustanau-Lacau voir J.B. Duroselle, La Décadence. 1932-1939, Points histoire, 1979, p. 261-262 et R. Tournoux, Pétain et la France, Plon, 1980, pp. 200, 208, 261, 348, 484.
33 J. Billig, op. cit., t. 2, p. 62.
34 AD HG 1831-1.
35 P. Laborie, Résistants, Vichyssois et autres. L’évolution de l’opinion et des comportements dans le Lot de 1939 à 1944, Toulouse, Editions du CNRS, 1980. Chap. II, p. 179. Du même, L’Opinion française sous Vichy, Paris, Le Seuil, l’Univers historique, 1990. Dans le même sens que P. Laborie, J.M. Flonneau, « L’évolution de l’opinion publique de 1940 à 1944 », Le Régime de Vichy et les Français, colloque organisé par l’Institut d’histoire du temps présent, CNRS, les 11, 12 et 13 juin 1990.
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