Introduction
L’objet de ce livre
p. 11-15
Texte intégral

Miklos Bokor. Le Délire de l’homme (1967).
À mon père, à l’appel : 65.199 Bokor Bertalan. De Monor à Auschwitz... Six jours de suite l’esprit de mon père a été absent. Ses hallucinations le faisaient souffrir plus que la réalité d’Auschwitz lorsque enfin il reprit ses sens.
1L’histoire des Juifs en Midi toulousain au temps de Vichy offre quelques traits particuliers qu’on ne retrouve pas dans les autres provinces françaises. Et d’abord du seul fait de la position de Toulouse dans l’hexagone. Au cœur de la zone sud, plaque tournante des voies de communication du Midi, proche de la frontière espagnole, la ville a vu passer en grand nombre les Juifs : réfugiés, clandestins, résistants... et aussi déportés vers les chambres à gaz par centaines de wagons. Pour ces raisons géographiques simples, Toulouse et sa région sont donc le lieu d’un « concentré » d’histoire juive.
2Le maréchalisme, comme dans toute la zone non-occupée, connut ici un succès spectaculaire en 1940 et 1941 mais sans détruire le vieux fond républicain (qui réapparaîtra après la guerre). Toutefois les persécutions antisémites de Vichy et des Allemands y sévirent comme partout. Les camps d’internement, dont plusieurs avaient été créés à l’intention des républicains espagnols furent ici particulièrement nombreux : les Juifs étrangers sans ressources y furent placés. Avec l’aide de la police française, les Allemands n’eurent qu’à puiser dans ce vivier lorsqu’ils entamèrent leur entreprise d’extermination.
3Mais les déportations déclenchèrent les protestations du clergé catholique qui prirent une forme éclatante avec les lettres courageuses de Monseigneur Saliège, archevêque de Toulouse et Monseigneur Théas, évêque de Montauban. Par leur caractère solennel et public ces déclarations eurent un retentissement immense sur l’opinion et même sur le gouvernement, comme Serge Klarsfeld Ta démontré1. Avant même cette période, les mouvements de résistance se développèrent précocement en raison de l’absence des Allemands avant novembre 1942. Les conditions géographiques permettant les passages clandestins de la frontière pyrénéenne et l’implantation de groupes de partisans dans les secteurs d’accès difficile (Ariège, Quercy, sud du Massif Central), facilitèrent ensuite l’essor de la Résistance. Enfin, il ne faut pas oublier que Toulouse, Moissac, Lautrec et le département du Tarn dans son ensemble furent de hauts lieux de la Résistance juive où les persécutés s’organisèrent en vue de l’entraide avant de passer à la lutte armée.
4Les conditions originales qui définissent l’histoire de la région entre 1940 et 1944 y donnent donc à l’histoire des Juifs une coloration particulière. Notre but, dans ce livre, est d’abord de décrire cette spécificité régionale. Celle-ci se perçoit assez bien dans l’ensemble de six départements, baptisé ici Midi toulousain, où l’influence de la métropole provinciale est la plus forte : Haute-Garonne, Tarn-et-Garonne, Tarn, Lot, Gers et Ariège. Mais Toulouse était aussi le Chef-lieu de la XVIIe région, créée par Vichy en 1941, qui s’étendait à l’ouest jusqu’à la ligne de démarcation2. C’est cet espace qui, depuis une dizaine d’années sert de laboratoire au centre interdisciplinaire de recherches et d’études juives (CIREJ) de l’université de Toulouse-Le Mirail. Ce livre apparaît ainsi comme un bilan des recherches que le CIREJ a menées — bilan provisoire comme c’est toujours le cas en histoire car la recherche ne s’arrête pas. Il s’agit d’un ensemble de travaux minutieux fondé sur des documents très nombreux : on peut en dresser rapidement un état sommaire.
5Certaines des sources que nous avons exploitées étaient déjà connues auparavant. C’est le cas du fonds déposé au Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), créé clandestinement en 1943, qui a suivi un itinéraire original. En août 1944, en effet, un groupe de FFI juifs occupa le siège toulousain du Commissariat général aux questions juives (CGQJ), organisme de l’État français chargé d’appliquer la législation antisémite. Ces résistants s’emparèrent des papiers qui s’y trouvaient et les remirent au Centre de documentation juive contemporaine. Échappant à la réglementation publique qui restreint considérablement l’accès aux archives de cette époque, ce fonds fut utilisé par quelques pionniers comme Joseph Billig, auteur d’un livre important sur le CGQJ, paru en 1953. Nous avons repris et exploité systématiquement ces sources.
6Mais la plupart des archives de la période sont publiques : or, comme on le sait, leur consultation est interdite, sauf sur dérogation parfois difficile à obtenir. Les Archives nationales nous ont ouvert leurs portes assez rapidement : on y trouve un énorme fonds, issu lui aussi du Commissariat aux questions juives très riche en informations sur le statut des personnes, la surveillance policière et la spoliation des biens juifs. Nous avons également eu accès avec quelques difficultés aux Archives départementales de la Haute-Garonne qui possèdent des masses de documents émanant surtout de la préfecture régionale et des renseignements généraux qui apportent beaucoup sur les camps français et sur les déportations de 1942, domaine d’Éric Malo3. Mais les archives les mieux gardées, trop bien gardées, sont celles de la justice militaire (déposées au Blanc) qui possèdent les pièces du procès de la Gestapo toulousaine : il ne nous a fallu pas moins de vingt-deux mois de démarches éprouvantes pour obtenir l’autorisation de les consulter !4. Elles nous font pénétrer dans l’univers glauque de la police allemande. Armés de patience, nous avons ainsi fait sortir de leur sommeil poussiéreux maints documents indispensables à notre entreprise.
7La quête de témoignages oraux devait nous procurer des satisfactions plus immédiates. L’accueil fut d’emblée chaleureux auprès de plusieurs dizaines de rescapés de la Shoah qui évoquaient leurs souvenirs pour la première fois. Ces rencontres, très émouvantes, furent à l’origine d’amitiés entre chercheurs et témoins. Elles furent irremplaçables pour restituer la vie ordinaire du persécuté. En effet, malgré les précautions particulières qui doivent être prises dans l’utilisation des archives orales, celles-ci nous étaient indispensables, puisque cette histoire des Juifs de Toulouse et du Midi toulousain a pour objet les Juifs eux-mêmes, affirmation qui, contrairement aux apparences, n’est pas redondante. En effet les auteurs qui nous ont précédés sur cette voie se sont surtout orientés vers une histoire politique des persécutions, histoire des acteurs les plus visibles de ce drame : responsables vichyssois et Allemands ou minorités actives de résistants organisés. Ce choix était légitime, il fallait commencer par là, mais notre but n’est pas tout à fait le même. Il s’agit ici d’étudier aussi les victimes, celles qui ont subi (et qui d’ailleurs n’ont pas fait que subir) l’injustice de la persécution. Notre attention se porte donc sur la vie quotidienne des Juifs sous Vichy et sur les efforts qu’ils ont accomplis pour sauver leur vie et leur dignité5.
8Les initiatives prises par les Juifs dans un but de survie ne se sont pas faites dans le vide, elles impliquent évidemment des relations avec la société dans laquelle ils évoluaient. Une autre perspective, complémentaire, s’impose, attentive aux relations réciproques entre Juifs et non-Juifs. Il s’agit donc d’observer de manière aussi précise que possible (mais perfectible grâce aux travaux en cours) les attitudes des groupes sociaux et leurs relations, les comportements (antisémites, indifférents ou fraternels) des Français non-juifs, les dispositions (disciplinées ou non) de la bureaucratie dans ses diverses strates.
9Il est clair que ce dernier point débouche sur une question morale touchant à la culpabilité ou à l’innocence des Français dans le crime commis à l’égard des Juifs. Mais pour aborder cette question il est nécessaire que l’auteur de ces lignes abandonne le ton impersonnel d’un travail historique, qu’il intervienne, pour un instant, à titre individuel.
10Aujourd’hui, parmi les gens de mon âge ou plus âgés que moi nombreux sont ceux qui affirment, de plus ou moins bonne foi, n’avoir rien su, à l’époque, du sort subi par les Juifs. Ce n’est pas mon cas. En 1942, au moment de la grande rafle de zone non-occupée, j’avais dix ans, j’habitais Montauban avec mes parents. Mon père et ma mère parlaient souvent des persécutions antisémites ; ils les considéraient comme une ignominie doublée d’une sottise. Nous connaissions des Juifs. Nous connaissions aussi quelques personnes qui faisaient tous leurs efforts pour les aider, et nous les admirions. Mais le fait le plus marquant de cette époque, dont j’ai un souvenir très précis, ce fut la déclaration de Monseigneur Théas. J’en écoutais la lecture à la messe un dimanche d’été, avec une stupeur mêlée de joie. Dans le conformisme entretenu par un régime autoritaire, on entendait des mots qui sonnaient vrai.
11Le coup d’éclat du prélat était d’autant plus admirable qu’il tranchait, me semblait-il, sur la médiocrité générale. Dans les décennies qui suivirent la guerre, j’ai donc eu tendance à mettre les Français en accusation. Sans la lâcheté du plus grand nombre, ce crime majeur : livrer à l’ennemi des innocents par dizaines de milliers, aurait-il pu être commis ? Je jugeais donc légitime la rancœur envers la France que je prêtais aux Juifs. La volonté des Juifs, plus sensible qu’avant-guerre, de préserver leur identité dans la société nationale, trouvait, à mon sens, son origine et sa justification dans la culpabilité des Français.
12Culpabilité de la majorité des Français non-juifs comme complices de la Shoah, et colère des Juifs contre la France, me semblaient aller de soi. Ces impressions, plus affectives que rationnelles, devinrent en fait deux hypothèses de départ qui guidèrent le début de cette recherche. On verra que notre travail devait m’amener à modifier de façon substantielle ces perspectives de départ.
13Il m’est impossible d’évoquer précisément l’équation personnelle des autres collaborateurs de cet ouvrage. Il est certain néanmoins que les auteurs de ce livre se sentent concernés par le côté moral et politique du problème abordé et par ses implications actuelles. Si Vichy et le nazisme se sont effondrés, le racisme n’est pas mort, on le voit reparaître en Europe sous des vêtements divers. En France si l’antisémitisme n’est plus aussi virulent qu’autrefois, de nouveaux appels à la haine raciale se font entendre contre les immigrés. Nous ne sommes neutres ni devant le racisme du temps de Vichy, ni devant ses résurgences actuelles quelles qu’en soient les formes. On ne s’en étonnera pas, et c’est devenu un lieu commun que de décrire le double visage de l’historien : subjectif et honnête à la fois. L’impassibilité du physicien nous est étrangère surtout face à un sujet aussi douloureux, mais l’examen scrupuleux des sources écrites ou orales nous éloigne de toute attitude partisane ou polémique.
Notes de bas de page
1 Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz, Fayard, 1983, Tome I, ch. 6.
2 Outre les six départements déjà cités la XVIIe région comprenait le Lot-et-Garonne, les Hautes-Pyrénées et les parties des Basses-Pyrénées, des Landes et de la Gironde situées en zone libre. Nous n’insisterons pas ici sur les Basses-Pyrénées, département où était implanté l’énorme camp de Gurs dans lequel étaient internés de nombreux Juifs, car cela nous amènerait à répéter les données établies par Claude Laharie dans son excellent ouvrage sur Le Camp de Gurs.
3 La lenteur à obtenir des dérogations en Haute-Garonne appartient désormais au passé.
4 Après cette longue attente, les archivistes du Blanc, qui n’y étaient pour rien, nous firent un accueil excellent.
5 C’est aussi le point de vue d’Adam Rayski dans Le Choix des Juifs sous Vichy, La Découverte 1992, paru alors que nous terminions le présent ouvrage.
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