Conclusion
p. 315-324
Texte intégral
1Au terme des siècles de conflits qui, à en croire la tradition, ont opposé la plèbe et le patriciat, les gentes disparaissent et la plèbe l’emporte. Un héritage s’est constitué, qui marquera profondément la vie de la Cité dans les siècles futurs. Quels en sont les éléments essentiels ?
2Deux thèmes de réflexion me paraissent devoir être surtout retenus :
- Quels sont, d’abord, les caractères fondamentaux – les droits et les devoirs – qui marquent désormais la citoyenneté romaine ?
- Quels sont ensuite les procédés qui pourraient permettre aux « grands », comme le veut Cicéron, d’exercer un contrôle sur l’usage de leurs droits politiques par les masses populaires ? Qui sont ces « grands », et de quels moyens disposent-ils ?
Les caractères originaux de la citoyenneté romaine
La constitution par Servius Tullius, le « père » des institutions républicaines, de la citoyenneté romaine comme citoyenneté « ouverte »
3Il faut, en premier lieu, souligner l’importance de la création, par Servius Tullius, des tribus topographiques pour la répartition du corps civique, puis des premières significations que cette répartition devait prendre, pour la définition de la citoyenneté romaine.
4On a voulu voir, dans l’établissement par Servius Tullius de quatre tribus sur le territoire de la ville – suivi sans doute, dans l’ager Romanus antiquus, de l’établissement de cinq tribus rurales-, l’influence d’un « modèle » grec, solonien. Mais cette interprétation ne saurait rendre compte de tout : car les tribus de Servius Tullius ont reçu, et ont gardé par la suite pour premier rôle, celui d’assurer aux étrangers qui venaient s’établir à Rome leur pleine intégration dans le corps civique, avec tous les devoirs mais aussi tous les droits du citoyen ; et en cela, la citoyenneté romaine a été marquée dès ce temps par un caractère d’une indéniable originalité, qui ne se démentira pas dans les siècles suivants. En d’autres termes, lorsque Servius Tullius procède à la création des tribus topographiques – au nombre de neuf selon une grande vraisemblance –, et qu’il y recense en fonction de leur domicile ceux qui, étant hors des gentes, ne pouvaient jusque-là faire partie du corps civique, il fonde la citoyenneté romaine comme une citoyenneté ouverte aux immigrants, et il établit pour l’avenir les cadres de son développement en dehors des gentes. Certes, ce faisant, Servius Tullius introduit dans la composition du corps civique, au moins pour l’immédiat, une évidente hétérogénéité : être citoyen romain, c’est appartenir soit à une gens, soit à une tribu topographique ; et cette hétérogénéité se révèlera lourde de conséquences quelques décennies plus tard. Mais pour l’instant, l’intégration des « plébéiens » – de ceux qui n’ont pas de gens – dans la communauté politique des Romains, par le biais de leur inscription dans les tribus de leur domicile, ne paraît pas porter atteinte à la domination des chefs de gentes : le peuple romain ne connaît alors qu’une assemblée politique, l’assemblée curiate, que les patriciens contrôlent aisément grâce à leurs clients, répartis dans vingt-trois des trente curies que compte l’assemblée ; les « plébéiens » participent certainement à cette assemblée, mais leur regroupement vraisemblable dans les sept curiae ueteres – héritières des anciennes communautés de villages qui, selon toutes probabilités, ont précédé la constitution des gentes –, ne peut en rien mettre en péril cette prééminence.
Le rôle des tribus comme « circonscriptions de votes », et l’intégration des nouveaux citoyens
5Lors de leur création, et jusque dans les premières décennies du Ve siècle, les neuf tribus topographiques créées par Servius Tullius – auxquelles ont peut-être été ajoutées deux autres vers 493/491, sur des territoires annexés par Rome dans les décennies précédentes –, n’ont donc été rien d’autre que des cadres de recensement, pour ceux qui avaient leur résidence sur le territoire urbain, ou dans l’ager Romanus antiquus ; les patriciens, qui avaient leur demeure dans la ville, ont pu être inscrits dès le début dans les tribus urbaines ; mais surtout, les tribus topographiques, tant de la ville que de l’ager Romanus antiquus, permettaient le recensement des plébéiens qui, à la différence des clients, n’avaient pas de gens qui leur assurât leur intégration dans le corps civique ; et sans doute aucun, ces plébéiens étaient beaucoup plus nombreux que ne l’étaient les patriciens.
6Vers 475 cependant, tandis que l’on assiste à une recrudescence des conflits entre « plèbe » et patriciat, les tribus commencent à apparaître comme des cadres dans lesquelles peut s’organiser la défense des « plébéiens » contre la toute-puissance des patrons de gentes, et contre les usages que certains patriciens font de leur monopole du droit. Et en 471, concurremment à l’assemblée curiate – que dominent toujours largement les patriciens, grâce aux votes de leurs clients-, l’assemblée tribute se constitue en assemblée politique, où chacun des membres de l’assemblée est appelé à donner son avis au sein de sa tribu, sans distinction de fortune : prélude à l’établissement d’une « souveraineté populaire », que fonde l’exercice d’un droit de suffrage réel. Mais pour participer à l’assemblée tribute, il faut être inscrit dans une tribu : ce que sont peut-être les patriciens, mais non les clients des gentes qui, n’ayant pas de tribu, sont par là même exclus de l’assemblée tribute ; et leur absence interdit à leurs patrons tout espoir d’établir véritablement leur contrôle sur cette assemblée.
7Cependant, les patriciens détenaient le secret du droit et des formulaires. Ils ont trouvé une première parade, dans le refus de reconnaître aux décisions de l’assemblée tribute toute légitimité, humaine et plus encore divine ; et par l’obstruction et la violence, ils ont, avec leurs clients, interdit la tenue des assemblées dont ils n’approuvaient pas l’ordre du jour. Mais de telles pratiques, d’ailleurs sans doute combattues par certains patriciens déjà liés avec la plèbe, ne pouvaient avoir qu’un temps : dans les années qui suivent 471, pour restaurer leur domination politique sur l’ensemble du corps civique, les patriciens ont créé sur les territoires qu’ils contrôlaient dix nouvelles tribus rurales, portant les noms de dix gentes, et ils y ont inscrit leurs clients, qui vivaient sur ces territoires ; désormais ceux-ci pourraient participer, de plein droit, à l’assemblée tribute – pour y faire prévaloir la volonté de leurs patrons.
8On ne saurait sous-estimer l’importance d’une telle création. Elle allait en effet aboutir, en 449 av. J.-C, à ce que la tradition présente comme la « refondation » des institutions républicaines : il s’agit en fait de l’organisation institutionnelle, et de la reconnaissance en termes politiques et religieux, des deux assemblées de citoyens qui, dans la vie politique de la Cité, allaient remplacer l’assemblée curiate. Certes, les magistrats, une fois élus, doivent encore être investis par une loi curiate, sous peine de voir leur élection frappée de nullité ; mais la loi curiate, si elle reste une nécessité sacrée et donc imprescriptible, résulte d’une procédure de plus en plus formelle, où se révèle la discordance de plus en plus profonde entre cette institution héritée des premiers temps de Rome, et les structures sociales et économiques qui ont commencé de se développer dès avant le règne de Servius Tullius : à la fin de la République, trente licteurs remplaceront les trente curies de l’ancienne assemblée, qui n’est plus jamais réunie.
9À partir de 449 av. J.-C. en tout cas, la notion de légitimité – des magistrats, et des lois –, est devenu inséparable de l’exercice d’un droit de suffrage reconnu à tout citoyen romain, qu’il soit citoyen romain de souche ancienne, ou que sa citoyenneté soit récemment acquise ; sans doute dans l’assemblée centuriate, qui élit les magistrats supérieurs, seuls votent ceux qui appartiennent à une élite de la fortune – quel qu’ait pu être alors le mode d’évaluation de la richesse – ; mais dans l’assemblée tribute, chaque citoyen donne son avis, dans la tribu où il est inscrit de droit, en fonction de sa résidence : là paraît s’exprimer pleinement une « souveraineté populaire » qui intéresse maintenant non plus seulement la « plèbe », mais le peuple romain tout entier. Et aussi bien, c’est à l’assemblée tribute qu’a été reconnue pleine compétence pour le vote des lois qui doivent obliger tout le peuple romain des Quirites, maintenant confondu avec la « plèbe » : les lois de 449 ont-elles donc fondé la souveraineté du peuple romain, en même temps que sa liberté ? Il y a tout lieu d’en douter.
10En ce milieu du Ve siècle en effet, l’organisation de la société en gentes, que régit rigoureusement le « code de la clientèle », est encore largement prévalente ; et dans l’assemblée tribute où les clients sont maintenant entrés en masse, la « souveraineté populaire » est sans nul doute, à ce moment, beaucoup plus apparente que réelle : la reconnaissance institutionnelle de l’assemblée tribute est allée de pair avec l’établissement d’un contrôle étroit que les patriciens exercent sur elle par le biais de leurs clients.
11Au cours du Ve siècle cependant, et malgré les efforts des patriciens pour empêcher un tel processus, la croissance du corps civique s’est accomplie pour l’essentiel hors des gentes : cela, à la fois par le jeu des intermariages entre la « plèbe » et les gentiles, et par l’accès à la citoyenneté romaine d’immigrants peu soucieux de se lier par les liens de la clientèle gentilice, à tous égards paralysants. Sans doute, la longue dépression économique qui marque tout le Ve siècle favorise-t-elle la conservation des structures gentilices de la société, et sauve le pouvoir patricien. Mais à la fin du Ve siècle et au début du IVe, lorsque la conjoncture se renverse, et que se développent à nouveau les activités liées aux échanges, le déclin des gentes devient patent : la prééminence des patriciens au sein des assemblées se révèle alors de plus en plus précaire. La condamnation de Camille par l’assemblée tribute, aux lendemains de la prise de Véies, constitue de cette évolution un indice des plus clairs.
12Plus que jamais pourtant, le contrôle des tribus – et des votes de l’assemblée tribute – reste à l’ordre du jour ; mais il intéresse désormais une élite qui s’est élargie à l’aristocratie plébéienne.
Le contrôle des tribus : un enjeu politique majeur
13Au lendemain de la prise de Véies, les tribus, parce qu’elles sont des circonscriptions électorales autant que des cadres de recensement, se trouvent plus que jamais au centre d’un débat qui ne cessera plus. Pour la classe politique, elles ont pour enjeu le contrôle d’un corps électoral que la conquête du monde risque de (sur)peupler – et deux tendances antagonistes se révèlent :
- pour qui veut accéder aux pouvoirs les plus hauts, ou encore s y maintenir – l’expérience de Camille est ici, à tous égards, fort claire-, il importe de contrôler les votes de l’assemblée en la peuplant de clients dévoués : ce qui conduit les hommes politiques à patronner l’entrée dans l’assemblée de nouveaux citoyens – qui sont autant d’électeurs et de votants dont ils attendent une fidélité politique assurée. Là trouvent leur explication aussi bien l’octroi de la citoyenneté romaine aux vaincus de la veille – ou au moins aux plus riches d’entre eux : aux « meilleurs »-, que la création de nouvelles tribus, sous l’égide des hommes au pouvoir.
- Mais en même temps il faut à ces hommes politiques, de toute nécessité pendant qu’ils tiennent le pouvoir et en vue des élections prochaines, empêcher leurs rivaux d’acquérir eux aussi la clientèle de nouveaux citoyens : ceux-là mêmes qui sont aujourd’hui partisans de la diffusion de la citoyenneté romaine pour l’élite des vaincus – à condition que ce soit sous leur patronage-, deviendront demain, pour empêcher leurs adversaires politiques d’accroître leurs propres clientèles, des partisans farouches de la « pureté » du peuple romain de souche, et les tenants de la fermeture de la Cité.
14C’est qu’à chaque moment, tout homme politique doit veiller, avec ses amis, à organiser et maintenir son contrôle sur les assemblées dont les votes, par quoi s’exprime la « souveraineté populaire », manifestent le plus clairement du monde le consensus du peuple-roi : ce sont ces votes qui donnent à toute élection, à toute loi, à toute condamnation aussi que cette assemblée peut être invitée à prononcer, leur légitimité la plus tangible.
15En d’autres termes, il convient de contrôler le plus grand nombre de tribus possible. Bientôt se posera la question des règles à suivre pour la création de nouvelles tribus, puis du mode d’inscription des citoyens dans les tribus1, quand le nombre en sera définitivement fixé à trente-cinq2.
16De tels débats, sans cesse renaissants, sous-jacents à toutes les querelles sur la composition des assemblées, ont commandé dès les premières décennies du IVe siècle av. J.-C. toutes les luttes d’influences qui ont accompagné les moments d’ouverture et de fermeture de la citoyenneté romaine ; ils ont donné lieu dès ce moment, et dans les siècles suivants, à des conflits d’importance majeure : au delà du droit de cité, très tôt aussi, c’est la question du ius honorum qui a été posée, et celle de l’ouverture du Sénat à l’élite des peuples qui recevaient la citoyenneté romaine.
17De surcroît, les compétences de l’assemblée tribute n’allaient cesser de s’alourdir. Il convient d’en prendre la pleine mesure, pour comprendre le sens et l’importance des débats sur la citoyenneté romaine et sur sa diffusion qui marqueront les siècles suivants, et qui sont inséparables de l’héritage politique venu des temps « archaïques », et que la République lèguera aux fondateurs du Principat.
18Car dans les premières décennies du IIIe siècle av. J.-C. – après la promulgation en 300 av. J.-C., de la lex Ogulnia, qui ouvrit à l’élite plébéienne l’accès au collège des pontifes-, l’élection du pontifex maximus passa de ce collège à l’assemblée tribute3 : On ne saurait sous-estimer l’importance très considérable que dut prendre dès lors le contrôle de l’assemblée, pour un tel vote. L’assemblée électorale fut ici réduite à dix-sept tribus : pour être assuré du résultat4, le candidat devait disposer de clientèles politiques considérables, non seulement dans dix-huit tribus sur trente-cinq, comme en temps ordinaire, mais dans vingt-sept tribus au moins, et un tel contrôle devenait très difficile. On peut pourtant être assuré que se développèrent par la suite des compétitions effrénées, où le patronage de nouvelles citoyennetés prit une importance plus considérable encore que par le passé. Je me bornerai ici à évoquer l’élection pour le grand pontificat à laquelle César participa en 63 av. J.-C. : il l’emporta, mais non sans difficulté. Revêtu après 49 de la dictature, il songea à assurer sa succession au pouvoir : la transmission du grand pontificat joua alors un rôle majeur dans ses préoccupations. Plusieurs solutions furent envisagées, que Dion Cassius évoque clairement5. Ce qu’il souligne moins nettement peut-être, c’est le fait que César, octroyant à des provinciaux la citoyenneté romaine, intervint dans la composition d’un nombre fort important de tribus : L. R. Taylor a mis en particulier en évidence ces interventions qui, à ne considérer que les colonies latines de la seule Gaule cisalpine, intéressèrent au moins vingt des trente et une tribus rurales6 ; si l’on songe encore aux promotions de nouveaux citoyens que César fit, en particulier dans la Péninsule ibérique, en Afrique, ou en Gaule narbonnaise, on pensera qu’il put être en mesure de dicter à l’assemblée le choix de son successeur au grand pontificat. Mais c’était là le fruit d’une attention qui ne pouvait se relâcher.
19On sait que dans les grands moments de crise, les hommes forts du moment – Sylla par exemple, et aussi bien César – songèrent à rétablir l’antique désignation du grand pontife par le collège des pontifes ; on peut imaginer qu’en introduisant de leurs amis dans le collège, il leur aurait été plus facile d’en dominer les votes. Mais l’élection du grand pontife par l’assemblée des dix-sept tribus avait une telle popularité, que l’un et l’autre renoncèrent. Dans les semaines troubles qui suivirent l’assassinat de César, Lépide osa pourtant, avec l’aide d’Antoine, se faire élire grand pontife par le collège des pontifes ; Auguste, qui lui en fait reproche dans ses Res Gestae7, se glorifie quant à lui d’avoir obtenu le grand pontificat d’un vote triomphal des tribus, après la mort de son rival.
20Lépide, cependant, pouvait se réclamer de traditions qui donnaient à sa famille, plus qu’à d’autres, des « droits » au grand pontificat : les Aemilii ne descendaient-ils pas du roi Numa, qui l’avait institué ?
21Ainsi, à la fin de la République, les conflits pour le pouvoir passaient par la main-mise sur le grand pontificat : et l’on put voir alors les adversaires opposer des traditions toutes très vénérables, et des institutions léguées par les temps fondateurs...
22À l’époque augustéenne en tout cas, on insistait sur l’ampleur des fonctions qui, selon la tradition, étaient celles du pontifex maximus, « juge et arbitre des choses divines et humaines »8, et la prééminence que lui avaient donnée les fondateurs de la République9 – sinon déjà les rois10 sur les flamines, les vestales et les pontifes11 ; et l’on n’a aucune raison de mettre en doute ces traditions, pour les premiers temps de la République.
23Mais à cela ne se réduit pas le legs des premiers siècles de Rome : deux thèmes de réflexion doivent encore retenir l’attention.
Parole « légitime », religion et propagande
Familles charismatiques et récurrence de leurs noms
24À plusieurs reprises, dans les récits de la tradition, certains noms, patriciens ou plébéiens, apparaissent en effet comme des thèmes récurrents, liés à des épisodes auxquels ils semblent conférer des significations particulières ; au point que les Modernes ont soupçonné, dans les conflits divers auxquels ces noms étaient mêlés, des inventions de l’annalistique : par le récit répété, avec quelques variantes sans grande valeur, d’un seul et même épisode, mettant en scène des protagonistes dont ils reprenaient inlassablement les noms, les Anciens auraient masqué les lacunes de leurs connaissances sur les siècles archaïques. On l’a vu cependant : de telles interprétations ont conduit les Modernes à rejeter des informations que donnait pourtant la tradition à peu près unanime, et qui étaient de première importance ; ainsi, pour me borner à un seul exemple – mais combien révélateur de la méthode-, ils ont rejeté les enseignements que Tite-Live aussi bien que Denys d’Halicamasse transmettent sur la création des tribuns de la plèbe, et sur les assemblées chargées de les élire ; cela les a conduits en même temps à considérer le grand pontife comme d’importance toute secondaire aux premiers siècles de la République, et ce n’est pas sans grande conséquence pour comprendre son rôle dans les siècles suivants, et jusque sous l’Empire. De la sorte, les récits des Anciens sont amputés de passages essentiels, pour « excès d’imagination ». Ils finissent par perdre leur cohérence profonde ; et leur adéquation, d’autre part de mieux en mieux affirmée aujourd’hui, avec les enseignements de l’archéologie, reste de ce fait pour une grande partie sans objet. De proche en proche, c’est toute l’histoire des temps « archaïques » qui se trouve mise en question ; il devient alors impossible de comprendre ce que fut la société de ces siècles obscurs, et de percevoir son évolution, jusqu’à l’émergence des institutions de la République classique. Mais ce qui se trouve aussi compromis, c’est la possibilité de retrouver les souvenirs dont se nourrissait, pour une part essentielle peut-être, l’idéologie du Principat d’Auguste, et sans doute aussi de ses successeurs. Si au contraire on accepte que la tradition annalistique, dans sa cohérence profonde, rend compte d’une certaine réalité – comme des découvertes considérables y invitent aujourd’hui-, on sera conduit à adopter une autre démarche : le sens des épisodes auxquels certaines familles sont mêlées pourrait en effet révéler les charismes que ces familles tenaient de temps immémorial, et qu’elles devaient garder jusque sous l’Empire ; des charismes dont les Anciens connaissaient si bien les significations, qu’ils n’ont guère pris la peine d’en informer leurs lecteurs. De la sorte, les noms composent en eux-mêmes comme un langage codé, qu’il importe, autant que faire se peut, de décrypter.
Projets politiques et cautions religieuses
25Au cours de ces siècles d’autre part – siècles de la royauté, et premiers siècles de la République – un autre héritage s’est aussi constitué, intimement lié à l’héritage politique, et qui pèsera d’un poids tout aussi lourd dans les conflits de la fin de la République et dans l’établissement du Principat : c’est l’héritage religieux.
26Sans doute plus difficilement perceptible pour les Modernes que l’héritage institutionnel et politique – on sépare aujourd’hui volontiers politique et religion –, cet héritage parcourt pourtant en filigrane tous les récits de la tradition ; sa présence se fait certes particulièrement prégnante aux moments les plus dramatiques de l’histoire de la Ville, mais sans doute n’est-il jamais tout à fait absent : ainsi, c’est sous la présidence du pontifex maximus que sont élus les premiers tribuns de la plèbe en 493, ou que sont « restaurées » en 449 les institutions de la République ; c’est à Cérès que sont consacrés les biens de Spurius Cassius après son procès et sa mise à mort ; ce sont les dieux du Capitole que Marcus Manlius invoque dans son affrontement avec Camille, qui pour sa part montre une dévotion particulière pour Apollon, pour Juno Regina, pour Mater Matuta...
27Les exemples abondent de ces traditions religieuses, dont la signification politique devait être assez claire pour les contemporains de Tite-Live et de Denys d’Halicarnasse, et aujourd’hui l’est beaucoup moins : tout comme les noms des familles, ceux des dieux pourraient composer un « langage », lui aussi codé.
Notes de bas de page
1 L.R. Taylor, Voting Districts..., pp. 35-68 ; infra, en particulier chap. : en cela, la censure d’Ap. Claudius Caecus en 312-308 est des plus riches d’enseigements.
2 Après 242/238, date de l’établissement de deux tribus encore, la Velina et la Quirina, on ne procèdera plus à de nouvelles créations : les citoyens, comme les territoires que Ton intégrera dans l’ager Romanus, seront répartis dans les trente-cinq tribus existentes.
3 Sur l’élection du grand pontife par une assemblée de dix-sept tribus, sans doute tirées au sort, en vertu d’une loi du IIIe siècle, et sur les compétitions auxquelles cette élection donna lieu à la fin de la République, on se reportera tout particulièrement à L. R. Taylor, « The election of the pontifex maximus in the late Republic », Classical Philology 37, 1942, pp. 421-424 ; L. R. Taylor, Party politics..., 1977, pp. 176-186 (avec la bibliographie).
4 Pour lui-même, ou pour un ami politique. Pour lever toute ambiguité, il convient de rappeler que le candidat devait déjà faire partie du collège des pontifes, et que le vote de l’assemblée des tribus devait être ratifié par ce collège. À la fin de la République, l’élection pour tous les sacerdoces en vint à relever de l’assemblée des dix-sept tribus.
5 Dion Cassius, V, 3 ; sur tout cela : L. R. Taylor, The election..., pp. 423-424 (avec les sources et la bibliographie).
6 Les magistrats des colonies latines étaient, ès qualité, citoyens romains, et Ton sait comment César venait, en Cisalpine, les engager personnellement à participer aux votes qui se tenaient à Rome ; sur cela, César, Guerre des Gaules, VIII, L, 1-2 : « L’hiver fini, [César] partit plus tôt que de coutume, et en forçant les étapes, pour l’Italie, afin de parler aux municipes et aux colonies, à qui il avait recommandé son questeur M. Antonius, candidat au sacerdoce. Il l’appuyait, en effet, de tout son crédit, parce qu’il était heureux de servir un ami intime qu’il venait d’autoriser à partir en avant pour s’occuper de sa candidature, mais aussi parce qu’il désirait vivement combattre les intrigues d’une minorité puissante qui voulait, en faisant échouer Antoine, ruiner le crédit de César à sa sortie de charge [...].
7 Res Gestae, 10, 2 : « Quand le peuple m’offrit le grand pontificat, que mon père avait occupé, je le refusai, pour ne pas être élu à la place de mon collègue en vie. Je ne pris ce sacerdoce que quelques années plus tard, après la mort de celui qui s’en était emparé à la faveur de la guerre civile ; en cette circonstance, sous les consulats de P. Sulpicius et de C. Valgius, il accourut aux comices qui m’élirent, de toute l’Italie une foule telle qu’on n’en avait jamais vue de pareille : Pontifex maximus ne fierem in uiui conlegae mei locum, populo id sacerdotium deferente mihi quod pater meus habuerat, recusaui. [...] Quod sacerdotium aliquod post annos, eo mortuo qui ciuilis motus occasione occupauerat, cuncta ex Italia ad comitia mea confluente multitudine quanta Romae nunquam fuisse ante id tempus fertur, recepi P. Sulpicio C. Valgio consulibus. (d’après l’éd. de J. Gagé, 1977 ; trad. Étienne, 1970).
8 Festus 185 M = 200 L : pontifex maximus, quod iudex et arbiter habetur rerum divinarum humanarumque.
9 Tite-Live, II, 2, 1-2, précise : 1. Rerum deinde diuinarum habita cura ; et quia quaedam publica sacra per ipsos reges factitata erant, necubi regnum desiderium esset, regem sacrificolum creant. Id sacerdotium pontifici subiecere, ne additus nomini honos aliquid libertati, cuius tunc prima erat cura, officeret : « Les questions religieuses furent ensuite examinées. Comme certains sacrifices publics étaient régulièrement accomplis par le roi en personne, on ôta tout prétexte aux regrets en créant un roi des sacrifices. Mais il fut subordonné au grand pontife : on craignait, en joignant à ce titre une fonction importante, d’en faire un danger pour la liberté, le principal souci du moment ». (texte et trad. CUF). Dans la même logique, l’étroite relation de parenté de Tarquin Collatin – qui avait été pourtant l’un des artisans de l’expulsion des Tarquins – avec la famille royale déchue lui vaut l’exil : Tite-Live, II, 2-11.
10 Institué par Numa pour la garde des institutions religieuses et des cultes, tant publics que privés, le premier grand pontife aurait été Numa Marcius, fils de Marcius, « l’un des Pères » : Tite-Live, I, 20, 5-7 ; sur la valeur de ces traditions, et en particulier sur celle qui attribuait à Ancus Marcius une première publication des lois qui, conservées par le collège des pontifes, auraient composé plus tard le ius Papirianum : E. Gabba, « Considerazioni sulla tradizione letteraria sulle origini della Repubblica », Entretiens XIII, Fondation Hardt, Vandœuvre-Genève, 1966, pp. 162-163.
11 Les informations données par les Anciens sur le pontifex maximus, jusqu’en 300 av. J.-C., ont été rassemblées par G. J. Szemler ; RE Suppl. XV, s.v. pontifex, 342-371.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La république des tribus
Ce livre est cité par
- Stewart, Roberta. (2012) The Encyclopedia of Ancient History. DOI: 10.1002/9781444338386.wbeah20132
- Smith, Christopher. (2017) The Fifth-Century Crisis. Antichthon, 51. DOI: 10.1017/ann.2017.14
- Machajdíková, Barbora. Buzássyová, Ľudmila Eliášová. (2021) Vowel deletion before sibilant-stop clusters in Latin: issues of syllabification, lexicon and diachrony. Journal of Latin Linguistics, 20. DOI: 10.1515/joll-2021-2005
- Helm, Marian. (2017) A Troubled Beginning: Rome and its Reluctant Allies in the Fourth Centurybc. Antichthon, 51. DOI: 10.1017/ann.2017.13
La république des tribus
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
La république des tribus
Vérifiez si votre bibliothèque a déjà acquis ce livre : authentifiez-vous à OpenEdition Freemium for Books.
Vous pouvez suggérer à votre bibliothèque d’acquérir un ou plusieurs livres publiés sur OpenEdition Books. N’hésitez pas à lui indiquer nos coordonnées : access[at]openedition.org
Vous pouvez également nous indiquer, à l’aide du formulaire suivant, les coordonnées de votre bibliothèque afin que nous la contactions pour lui suggérer l’achat de ce livre. Les champs suivis de (*) sont obligatoires.
Veuillez, s’il vous plaît, remplir tous les champs.
La syntaxe de l’email est incorrecte.
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3