Chapitre V. Variations sur le mot « Plèbe »1
p. 175-206
Texte intégral
1On sait que les récits des Anciens sur la première sécession de la plèbe, aussi bien que sur la seconde, avec leurs incertitudes et leurs contradictions, sont depuis longtemps sujets à controverse ; et les grandes ressemblances que l’on peut observer entre les deux sécessions n’ont fait qu’accroître le scepticisme des Modernes. Aussi a-t-on proposé de voir dans les récits de la création des premiers tribuns de la plèbe, après la sécession de 494, en vertu d’une lex sacrata, une réduplication – par anticipation – de ce qui s’était passé en 449 : l’histoire, mieux conservée, des événements de 449 av. J.-C, aurait contaminé les souvenirs pleins de confusion que l’on avait pu garder des premiers temps de la République1 ; et l’on a dit que si le tribunat de la plèbe avait pu être créé comme « sauvegarde privée de la plèbe »2 en 493, il n’avait pu être officiellement reconnu à ce moment : il ne l’aurait été qu’en 449, et alors seulement, il serait véritablement devenu une « magistrature plébéienne »3. Mais on a aussi contesté l’authenticité de bien des épisodes de la sécession de 449, et par exemple l’histoire de Virginie, dans laquelle il faudrait reconnaître un doublet de celle de Lucrèce4. L’on a remarqué que si Denys d’Halicamasse et Tite-Live citent bien les noms du décemvir Appius Claudius, en même temps que celui de Lucius Verginius, et de sa fille Virginie, Cicéron rappelle l’épisode sans nommer le décemvir, tandis que Diodore ne nomme aucun des protagonistes : quelle crédibilité peut-on accorder alors à la version de la tradition que suivent Tite-Live et Denys d’Halicamasse ?
2Or il me semble que se trouvent mêlés là plusieurs problèmes distincts, auxquels on n’a peut-être pas donné toute l’attention qu’ils méritent. Et d’abord, on observera que si les deux sécessions de 494 et de 449 présentent des similitudes, de grandes différences les opposent aussi, dans les récits qu’en ont laissés les Anciens ; singulièrement se pose la question de savoir quelle est cette plèbe qui fait sécession : est-ce bien la même que ces récits désignent, dans les deux cas ?
3Dans cette perspective, quelle valeur et quel sens peut-on accorder aux noms des protagonistes ? La question de leur authenticité est-elle la seule qui doive et puisse être posée ?
La « plèbe » au ve siècle av. j.-c. : problèmes de définition
4Au VIe siècle av. J.-C., la plèbe qu’avait intégrée le roi Servius Tullius dans les tribus territoriales – et par là même dans le peuple romain – comprenait tous ceux qui se trouvaient hors des gentes5. Qu’en est-il lors de la sécession de la plèbe en 494-493, et encore en 449 ? Il me paraît devoir revenir ici sur les causes essentielles de ces sécessions – à partir des informations recueillies par un Tite-Live ou un Denys d’Halicamasse -, pour tenter de cerner plus précisément comment les Anciens définissaient, en particulier par rapport au monde des gentes, la plèbe qui, par deux fois disait-on, s’était retirée sur le mont Sacré et sur l’Aventin.
La sécession de 494-493
La plèbe et l’asservissement pour dettes : les données de la tradition
5En 494, si l’on en croit Tite-Live c’est la gravité du problème des dettes et le nexum – l’asservissement pour dettes – qui sont à l’origine de la révolte de la plèbe contre les patriciens, et de sa sécession6.
6On a fait remarquer que pour tous les épisodes qui précèdent cette première sécession7, Tite-Live insiste moins peut-être sur la condition concrète des asservis pour dettes, les nexi, que sur le fait que le nexum atteignait principalement les petits propriétaires, réduits à la misère par les guerres continuelles. Mais à en rester là, ne serait-on pas victime d’une de ces approches par lesquelles Tite-Live paraît réinterpréter les événements du premier siècle de la République, à la lumière de la crise de la petite et moyenne paysannerie qui a commencé de se développer depuis la seconde guerre punique8 ?
7S’il y a dans ces récits un fond de vérité, l’analyse ne peut le retrouver, à mon sens, que si elle se place, autant que les sources le permettent, dans le contexte de la société archaïque : c’est à dire au moment où au monde des gentes, pour qui la terre fait l’objet d’une exploitation collective, sous le contrôle des patrons des gentes, s’opposent les plébéiens, pour lesquels ne doit pas exister d’autre mode d’accès à la terre que par l’appropriation privée du sol9.
8On remarquera alors que tous les nexi des récits de Tite-Live sont d’anciens centurions – ils appartiennent donc à l’élite dans l’armée civique, à l’élite de la classis telle que l’avait constituée Servius Tullius, s’il faut en croire la tradition – ; ils ont été contraints de s’endetter, ils ont été incapables de se libérer du cycle infernal de l’endettement10, et pour finir ils ont perdu la terre qu’ils avaient reçue de leurs pères. En d’autres termes, le nexum accable ceux qui possèdent la terre en toute propriété, et par conséquent, à cette date encore, les « plébéiens », et eux seuls11 ; l’on ne saurait s’étonner de ne pas trouver de clients des gentes – ni, bien entendu, de patrons – parmi les nexi.
Les enjeux du « nexum » : élite plébéienne contre patriciens
9C’est le moment où commencent à se développer les conditions d’une récession économique qui allait frapper durement l’ensemble de la plèbe, et mettre son élite dans la quasi incapacité d’imposer sa participation à la gestion des affaires de l’État ; si l’on accorde d’autre part une certaine authenticité au « code de la clientèle » décrit par Denys d’Halicarnasse, et si l’on croit à la réalité des charges matérielles qui, au sein des gentes, pesaient sur les clients au bénéfice de leurs patrons12, on admettra que les patriciens, patrons de gentes, devaient disposer de réserves, qui ont dû leur permettre d’être les principaux créditeurs. Or ces patrons des gentes ont été les détenteurs privilégiés d’un droit resté entièrement coutumier – et secret pour tout autre que pour eux – jusqu’à la loi des XII Tables. Comme par surcroît ils géraient la plus grande partie des hautes magistratures, c’est essentiellement à eux que revenait le droit de juger ; ils étaient donc à même de bénéficier pleinement des condamnations des endettés reconnus insolvables, et du système du nexum. Et de fait ce sont eux, et exclusivement eux, que la tradition tient pour responsables de la très grave crise qui se développe en 494, en relation avec une généralisation du nexum, et qui provoque la première sécession de la plèbe. Le nexum ne peut-il alors être interprété, pour une part au moins, comme un moyen pour les patriciens de prendre le contrôle de terres qui leur avaient échappé, parce que, depuis Servius Tullius, elles avaient fait l’objet d’une appropriation privée au profit des plébéiens13 ?
10Certes, de riches plébéiens devaient être capables de consentir des prêts, et de profiter du système pour accroître leurs domaines. Mais dans la mesure où ils étaient exclus, pour l’essentiel, des hautes magistratures, ils ne pouvaient en être bénéficiaires, selon toute probabilité, que de façon marginale : dans la mesure exacte où les détenteurs du droit y consentiraient14. Les revendications contre le nexum étaient en revanche de celles qui pouvaient leur permettre de trouver, en particulier dans des couches plus modestes de la plèbe, et plus menacées15, les masses de manœuvre dont ils avaient besoin dans les conflits qui les opposaient aux patriciens les plus conservateurs : des personnalités de l’élite plébéienne pouvaient se faire les porte-parole de revendications qui conduisaient à des mesures de circonstance, lorsque le problème des dettes devenait trop grave. Mais on remarquera, en même temps et surtout, la subordination constante de telles mesures à des revendications qui étaient proprement politiques – le droit pour les « plébéiens » d’accéder aux hautes magistratures et aux sacerdoces – et qui ne pouvaient profiter qu’aux plus riches16.
11À quel régime les terres confisquées en faveur des patriciens, au titre du nexum, étaient-elles ensuite soumises17 ? Entraient-elles dans la propriété privée que des patriciens avaient pu commencer à constituer pour eux-mêmes18 ? Ou bien allaient-elles grossir les domaines des gentes, et les clients y trouvaient-ils leur avantage ? Quelle que soit la réponse que l’on pourra donner à de telles questions, il semble bien que les clients n’aient eu en 494-493, pour ce qui est de l’accès à la terre et du nexum, aucun intérêt commun avec la plèbe : la sécession est certainement alors le fait des plébéiens – définis comme ceux qui gentem non habent, et qui sont en conséquence victimes du nexum – et d’eux seulement.
Plèbe et gentes : deux catégories sociales antagoniques ?
12Or, les affrontements que Tite-Live décrit encore, en 461, entre d’une part les plébéiens, d’autre part les Patres « et l’immense armée de leurs clients »19, à l’occasion de concilia plebis, confirment la réalité des oppositions entre plèbe et gentes, et montrent qu’elles existaient toujours dans les années qui suivent la lex Publilia de 471 av. J.-C.20.
13Mais on peut croire qu’au moins sur le plan politique, la situation était alors sur le point de changer : il convient ici de revenir aux informations que livrent les Anciens – et principalement Tite-Live, ici irremplaçable – sur la crise décemvirale et sur la sécession de 449 : quels en sont les éléments essentiels, et quels problèmes ces informations posent-elles ?
La crise décemvirale et la sécession de 449 av. J.-C.
Les données de la tradition dans les récits de Tite-Live
14Tandis que dans la Ville se perpétuent au pouvoir les décemvirs du second collège, et que se développe contre eux, pour sauver la « liberté des citoyens », une opposition sénatoriale menée par Marcus Horatius et Lucius Valerius et bientôt relayée par l’opinion publique, Rome se trouve menacée par un parti de Sabins, installés à Eretum, et par des Eques, campés sur l’Algide. Cependant, à l’annonce de ravages perpétrés par l’ennemi dans les campagnes, et devant l’imminence du péril, le Sénat a fait taire les dissensions intérieures : deux armées ont été levées et placées sous l’autorité de quatre décemvirs chacune, tandis que les deux derniers décemvirs, Appius Claudius et Spurius Oppius, restent à Rome21. Or, les deux armées romaines, qui contestent la légitimité du commandement décemviral qu’elles ont reçu, subissent de graves revers et doivent se replier Tune entre Fidènes et Crustumerium, l’autre sur Tusculum22.
15C’est alors que Lucius Siccius, ancien tribun de la plèbe, et qui sert dans l’armée de Sabine maintenant campée près de Crustumerium, commence à parler à ses compagnons d’armes d’une restauration du tribunat de la plèbe23 : une audace qu’il ne tarde pas à payer de sa vie ; mais cette mort donne dans l’armée de Sabine le premier signal du soulèvement24. Pendant le même temps, à Rome, a lieu le scandaleux procès en liberté de Virginie, fille de Lucius Verginius, sous la présidence – et en fait à l’instigation – du décemvir Appius Claudius : pour soustraire sa fille à l’esclavage, auquel la réduit la sentence décemvirale à l’issue d’un procès fait d’avance, Lucius Verginius n’a d’autre choix que de lui donner la mort25 ; ce qu’il fait – l’information n’est certainement pas indifférente26 – près du temple de Cloacina.
16La révolte se développe alors en deux temps, dans l’armée et dans la Ville. D’abord, l’armée de l’Algide se soulève à l’appel de Lucius Verginius : elle élit dix tribuns militaires, et sous leur commandement, elle vient établir son camp sur l’Aventin27. En même temps l’armée de Sabine, où la révolte gronde depuis l’assassinat de L. Siccius, se soulève au récit que lui font Publius Numitorius et Lucius Icilius du procès et de la mort de Virginie28 : elle aussi élit dix tribuns militaires, et quitte son camp près de Crustumerium, pour se porter à son tour sur l’Aventin, où les deux armées font leur jonction.
17À Rome cependant, tandis que les sénateurs se perdent en discussions stériles, Marcus Duillius, un ancien tribun de 470, fait passer « la plèbe » – en fait, à ce moment encore, les deux armées – de l’Aventin sur le mont Sacré : « Le mont Sacré leur rappellerait la fermeté de la plèbe et leur indiquerait la fonction qu’il était indispensable de restaurer pour ramener la concorde » ; et Tite-Live d’insister : « La plèbe (de la ville) suivit l’armée [...] ». À ce moment, la restauration du tribunat de la plèbe, restée jusqu’alors, semble-t-il, secondaire, passe au premier plan des revendications, tandis que tombent dans l’oubli les tribuns militaires qu’avaient élus les deux armées. C’est alors — et alors seulement29 — que les Patres30 proposent des mesures d’apaisement, avec le décret sénatorial de démission immédiate des décemvirs, et l’envoi de leurs délégués, Lucius Valerius et Marcus Horatius, pour déclarer à la plèbe, toujours retirée sur le mont Sacré :
« Pour le bien, le bonheur et la prospérité de vous-mêmes et de la République, revenez dans la patrie, près de vos pénates, de vos femmes et de vos enfants […] Allez sur l’Aventin, d’où vous êtes partis ; sur ce lieu propice, où vous avez commencé d’établir les premiers fondements de votre liberté, vous nommerez des tribuns de la plèbe. Il y aura là le grand pontife, pour tenir l’assemblée [...] »31.
Symbolique et dynamique de la tradition
18L’on observera d’abord que la guerre étrangère, en se portant sur Eretum et sur l’Algide, avait atteint – symboliquement32 ? – de hauts lieux de culte : non loin d’Eretum, à la frontière que les peuples Sabins avaient avec les pays latins, se trouvait en effet le lucus Feroniaé33, tandis qu’en territoire latin, près de l’Algide, se trouvait au moins un sanctuaire de Diane : celui de Diana Nemorensis, sur le territoire d’Aricie34 ; mais la référence à l’Algide pourrait aussi renvoyer, dans les monts Albains, à un lieu de culte beaucoup plus ancien et vénérable que celui de Némi, et fort riche de significations35. Je retiendrai ici que ces sanctuaires, à la fin de la République, étaient liés aux affranchissements ; à cette haute époque, on pensera à des lieux de culte qui, plus largement, assuraient la sauvegarde des étrangers36 et de la liberté de la plèbe37. Verra-t-on seulement, dans tout cela, des jeux du hasard, ou encore des inventions de la tradition, inspirées par les enjeux des conflits qui se développent au Ier siècle av. J.-C. ? En tout cas, de telles informations pourraient donner le ton.
19Car il convient de se rappeler que Rome possédait sur l’Aventin un sanctuaire, que l’on rapprochera à la fois du lucus Feroniae et du sanctuaire de l’Algide : là en effet se trouvait le temple que, vers le milieu du VIe siècle, le roi Servius Tullius avait consacré à Diane, pour en faire le centre confédéral de la ligue latine38 ; à la fin de la République et à l’époque augustéenne, Diane y avait, entre autres fonctions, celle de protéger les esclaves et les affranchis – comme c’était la fonction de Feronia et de Diana Nemorensis ; à haute époque, sans doute était-elle aussi garante de la sauvegarde des étrangers, et de la « liberté de la plèbe ».
20L’on remarquera ensuite que Tite-Live donne successivement au mot « plèbe » des acceptions différentes : tantôt il désigne par là les armées de Sabine et de l’Algide, par opposition au haut commandement des décemvirs ; et c’est parce que ces armées se confondent avec la plèbe en armes que, sans leurs généraux, mais sous la direction des dix tribuns militaires qu’elles ont chacune élus, elles viennent s’établir sur l’Aventin, où elles font leur jonction ; tantôt le mot désigne la population de la ville, d’abord distincte des deux armées, mais qui se mêle à elles lorsqu’elles se transportent de l’Aventin sur le mont Sacré ; la plèbe en vient alors à désigner tout le peuple romain, qui a déserté Rome pour se transporter sur le mont Sacré, par opposition aux Patres, qui sont seuls restés dans la ville39 : le sens du vocable est devenu profondément différent de celui que l’on pouvait lui reconnaître précédemment, puisqu’il désigne maintenant à la fois ceux qui n’ont pas de gens, et les clients des gentes – par opposition aux patriciens.
21Et pourtant – et ce sera là ma troisième observation – une première lecture de Tite-Live fait retrouver étrangement ici une répétition de la première sécession, qui s’était développée près d’un demi-siècle plus tôt : mêmes hauts lieux – le mont Sacré et l’Aventin ; mêmes protagonistes en apparence – la plèbe en armes, révoltée contre les abus de pouvoir d’un Appius Claudius, qui symbolise la puissance patricienne sous sa forme la plus violente – ; même épilogue – l’élection de tribuns de la plèbe, sous la présidence du pontifex maximus – ; plus encore : l’un des tribuns élus en 449, G. Sicinius, descend d’un des tribuns créés en 49340. Et l’impression se confirme, à la lecture d’autres textes anciens : ainsi, si le pontifex maximus qui préside les élections en 449 est un Marcus Papirius, comme le veut Cicéron41, on rapprochera ce nom de celui de Caius Papirius, pontifex maximus en 509 selon Denys d’Halicarnasse42 : à ce titre, un Caius Papirius pourrait fort bien avoir présidé les élections, en 493, des premiers tribuns de la plèbe, et un Marcus Papirius celles des tribuns de la plèbe rétablis en 449 – si du moins l’on admet l’authenticité de ces noms43.
22On ne saurait cependant confondre les protagonistes des deux sécessions, non plus que leurs causes qui sont, sans doute possible, profondément différentes : ainsi les difficultés économiques, si elles existent en 449, ne semblent pas avoir une part déterminante dans la sécession qui va suivre ; et les scandales qui sont à l’origine de la révolte – le meurtre de L. Siccius et le procès scandaleux de Virginie, qui mettent en évidence la « réduction en esclavage » du peuple romain du fait des décemvirs – sont alors, sans conteste, d’ordre politique et institutionnel.
23On l’a vu : la révolte, qui a d’abord été celle de l’armée, et dirigée contre les décemvirs – s’il faut en croire Tite-Live – est devenue anti-sénatoriale en se généralisant au peuple romain tout entier. Or, la tradition désigne la sécession qui va suivre comme celle de « la plèbe » : quelles mutations se sont donc opérées en un demi-siècle, qui conduisent à cette confusion du peuple romain avec « la plèbe », quand ce peuple se soulève contre les Patres ? Que ces modifications du vocabulaire, tel que l’emploie Tite-Live, renvoient à d’importantes transformations, au Ve siècle av. J.-C, des structures sociales et politiques, on ne saurait douter : selon toute vraisemblance, le contenu du mot « plèbe » a changé vers ce moment – et les récits d’un Tite-Live pourraient révéler la conscience que les Anciens en gardaient à l’époque augustéenne. Il faut revenir à l’épisode qui, pour la tradition unanime, est au cœur de la crise – le procès et la mort de Virginie – et qui donne des indices fort éclairants à la fois sur le processus, déjà en cours, de l’effacement des gentes comme structures sociales dominantes, et sur les souvenirs que la tradition en gardait à la fin de la République.
CONFLITS ET LUTTES POUR LA LIBERTÉ : L’HISTOIRE DE VIRGINIE
Le procès de Virginie
24L’analyse des noms que les versions transmises par Tite-Live et par Denys d’Halicarnasse mêlent à cette affaire, quand bien même on les tiendrait pour inauthentiques, pourrait être très riche d’enseignements.
Le problème du statut de Virginie
25Dans cette version de la tradition, la jeune fille dont la liberté est menacée, puis confisquée par un des décemvirs, a pour nom Virginie ; son père, Lucius Verginius, l’a fiancée à Lucius Icilius, ancien tribun de la plèbe, et fort populaire44 ; l’on apprend de plus qu’elle a pour mère une Numitoria, puisqu’elle a pour grand-père(auus) Publius Numitorius, que Tite-Live fait intervenir avec Lucius Icilius dès le début du procès45 ; mais c’est au fils de Publius Numitorius, oncle maternel de Virginie (auunculus)46, que Tite-Live réserve un rôle majeur, aux côtés de Lucius Icilius, dans le soulèvement qui va suivre le procès et la mort de la jeune fille47. Or les noms d’Icilius et de Numitorius sont aussi ceux de deux des tribuns élus en 471, pour la première fois par l’assemblée tribute, en vertu de la lex Publilia récemment promulguée48 : on ne peut douter qu’ils soient plébéiens – au sens ancien du terme. Lucius Icilius, le fiancé de Virginie, Publius Numitorius, son oncle maternel, ainsi que Lucius Verginius, son père, vont devenir les instigateurs de la révolte dans les deux armées de Sabine et de l’Algide, tandis que Marcus Duillius, qui est lui-même l’un des tribuns qui avaient été élus en 471, sous la loi de Voléron Publilius, conduit le soulèvement de la plèbe dans la ville ; tous quatre seront élus tribuns de la plèbe, lors des élections qui vont suivre.
26Si les noms d’Icilius, de Numitorius et de Duillius sont incontestablement plébéiens, que penser cependant de celui de Verginius ?
27Les récits des Anciens – et leurs divergences – invitent en effet à s’interroger sur le statut de Virginie. Certes, la tradition recueillie par Tite-Live la dit uirgo plebeia49 ; mais tout aussitôt, Tite-Live ajoute que son père Lucius Verginius, dans l’armée de l’Algide, « honestum ordinem ducebat » : que doit-on entendre par là50 ? L’expression honestum ordinem ducere évoque un commandement militaire, mais lequel ? On sait qu’au Ier siècle av. J.-C, l’adjectif honestus qualifiait couramment les membres de l’ordre équestre51, parmi lesquels il faut compter les fils de sénateurs52. Quelle correspondance convient-il donc d’établir entre le sens de l’expression employée par Tite-Live et la situation à laquelle il se réfère, au Ve siècle av. J.-C. ? On peut penser que des personnalités issues de l’élite de la plèbe pouvaient alors servir dans les centuries équestres, et même y exercer des commandements : l’information peut ne pas être incompatible avec l’appartenance à la plèbe de Lucius Verginius, qui pourrait relever d’une famille étrangère au monde des gentes. Cependant le nom de Verginius est aussi porté au même moment par des patriciens certains, qui relèvent d’une très grande gens53 : Lucius Verginius peut aussi bien avoir eu une origine patricienne, et avoir obtenu de passer dans la plèbe, par une transitio ad plebem ; mais il peut aussi avoir été un client – évidemment de haut rang-, ou un gentilis, si l’on préfère ce terme peut-être plus honorable54, dans la gens Verginia.
28L’ambiguïté qui se révèle alors dans ce nom pourrait inviter à d’autres analyses55 : n’est-ce pas la même ambiguïté que l’on retrouve dans le vocabulaire employé par Diodore56, lorsqu’il désigne comme eugenès parthénos – de bonne naissance-, mais sans la nommer, la jeune fille victime de la passion d’un décemvir ? Certains ont voulu voir dans cette expression l’indice d’une origine patricienne de Virginie57. Mais eston bien obligé de choisir ? La même ambiguïté ne se retrouve-t-elle pas encore dans les propos de Cicéron, lorsqu’il évoque « un certain Decimus Verginius » – Decimus quidam Verginius –, et qu’il désigne la jeune fille simplement par le terme uirgo ? N’est-ce pas l’ambiguïté même du statut de Virginie – une ambiguïté qui, sous des formes diverses, paraît présente dans toutes les sources – qui doit faire l’objet de l’analyse et dont il faudrait tenter de rendre compte ?
Des ambiguïtés voulues ?
29On pourra suspecter l’authenticité des noms dans l’histoire de Virginie58, mais on ne saurait tenir l’histoire elle-même pour inventée59 : elle illustre trop bien des conflits dont la réalité n’est guère douteuse – et sans doute, on le verra, dès avant le milieu du Ve siècle – sur la légitimité des naissances issues de mariages qui risquaient de mêler le monde des gentes à celui de la plèbe. À un moment où les clients des gentes, qui sont inscrits dans les tribus et participent à l’assemblée tribute, y sont selon toutes probabilités tenus pour « plébéiens », les patriciens les plus conservateurs avaient tout lieu de redouter de tels mariages : ils pouvaient sceller des alliances entre d’autres patriciens, passés ou non à la plèbe, ou des clients de haut rang, et des personnalités de l’élite plébéienne60, et compromettre le contrôle politique que les patriciens conservateurs espéraient exercer sur les assemblées, grâce à leurs clientèles. Mais de plus, la progéniture des clients mariés hors des gentes ne devait-elle pas échapper aux contraintes de la clientèle ? Les conséquences n’en seraient-elles pas, à plus ou moins long terme, la fin des gentes ? En d’autres termes, le conflit qui oppose Lucius Verginius au décemvir Appius Claudius a des causes qui pourraient dépasser singulièrement la plèbe – au sens ancien du terme – et concerner aussi bien le monde des gentes, clients comme patrons ; cela, quelle que soit l’authenticité que l’on voudra bien reconnaître aux noms des protagonistes ou aux lieux de la sécession. Et il me paraît que la présentation des faits par Cicéron, ainsi qu’un passage du discours que Tite-Live prête en 445 av. J.-C. au tribun de la plèbe Caius Canuleius, pourraient ouvrir la voie à une interprétation de cet ordre61.
La loi d’interdiction du conubium
Les données de la question
30Cicéron, en effet, explique la révolte générale, dès l’abord, par l’injustice (iniustitia) dont se rendent coupables les décemvirs en ajoutant aux lois déjà publiées « deux tables de lois iniques » ; et Cicéron cite une seule de ces lois : l’interdiction du droit d’intermariage – le conubium – entre la plèbe et les Patres. Dénonçant alors dans le gouvernement décemviral « l’arbitraire, la cruauté et l’avidité », il en retient un seul exemple : celui de la « passion déréglée » de l’un des décemvirs pour une jeune fille (uirgo), que tue son propre père, « un certain Decimus Verginius ». Un tel exposé des faits n’invite-t-il donc pas à replacer l’histoire de Virginie dans le contexte des débats que devait alors soulever le problème du droit d’intermariage, que la loi ait été ou non promulguée à ce moment62 – ? Le flou dans lequel reste la tradition pour l’histoire de Virginie, où l’on peut retrouver tous les cas de figures possibles, hors celui des mariages patriciens, ne convie-t-il pas à penser que ce qui a pu se trouver contesté, c’est la légitimité de tous les mariages qui ne seraient pas patriciens, et singulièrement la légitimité des mariages qui conduiraient à la confusion entre deux modèles de société, en mêlant la plèbe avec les clients et les gentiles63 ?
31On observera qu’Appius Claudius, dont Tite-Live fait un patricien des plus conservateurs, conteste l’ingénuité de Virginie en niant la paternité de Lucius Verginius ; et l’on peut se demander alors si ce n’est pas là contester en fait la légitimité d’une naissance parce qu’elle est issue d’un mariage entre une Numitoria, plébéienne sans doute aucun, et Lucius Verginius, dont les attaches avec une gens pourraient se révèler dans son nom. Sans doute pourrait-on avoir là, si l’on tient Lucius Verginius pour patricien, une simple illustration de la situation créée par l’interdiction légale du conubium, du mariage entre patriciens et plébéiens. Mais si Lucius Verginius relève de la gens Verginia, sans être lui-même patricien, le mariage promis entre Virginie et Icilius montre fort bien le processus qui pourrait conduire, à plus ou moins long terme, à l’émancipation des clients – et en tout cas de leurs enfants – de la tutelle des patrons des gentes et des contraintes de la clientèle gentilice64. Comment certains au moins des patriciens n’auraient-ils pas tenté d’éviter un tel processus ? Déjà la loi sur le conubium – et quels qu’en aient été les promoteurs – révèle à ce moment une volonté, dominante parmi les patriciens, d’empêcher les mariages entre l’aristocratie gentilice et l’élite de la plèbe : l’on n’oubliera pas à cet égard que ce sont Lucius Valerius et Marcus Horatius, ces restaurateurs de la « liberté républicaine », qui, devenus consuls, ont promulgué la loi65, si même ils ne l’ont pas élaborée66. Le procès fait à Virginie, dont le statut reste non défini, ne revèle-t-il donc pas alors, dans un tel contexte, l’existence chez les patrons des gentes de l’intention de contrôler les mariages de leurs clients et de leurs gentiles ?
32On observera à cet égard – le thème revient à plusieurs reprises dans le récit de Tite-Live – que les menées du décemvir à l’égard de Virginie réduisaient à néant le projet du mariage de la jeune fille avec Lucius Icilius, ancien tribun de la plèbe et d’origine plébéienne indiscutable. On se demandera alors, plus largement encore, si ne risquait pas d’être mise en cause, en même temps, la légitimité de tous les mariages qui ne seraient pas patriciens67 : mariages à tout prendre tous « plébéiens », au moment où l’inscription des clients dans les tribus tendait à unifier le peuple romain en une même définition du citoyen.
Conflits sur la légitimité des mariages et des naissances
33Le meurtre de Virginie par son père près du temple de Cloacine prend alors ici tout son sens68. Cloacine avait son sanctuaire sur la uia Sacra69, au lieu, disait-on, où les Romains de Romulus et les Sabins de Titus Tatius s’étaient réconciliés et s’étaient purifiés. Et l’on sait que depuis lors70 la divinité patronnait et garantissait les mariages romains sous leur plus ancienne forme – raptus et usus –71, sans distinction de ceux qui étaient patriciens et de ceux qui ne l’étaient pas : une forme qui rappelait l’enlèvement des jeunes filles sabines par les fondateurs de la Ville pour en faire leurs épouses72. Le choix que fait Lucius Verginius du lieu où il sacrifie sa fille, pour la soustraire à l’esclavage et à la honte, ne rappelle-t-il pas alors hautement ce très ancien patronage sacré sur les mariages romains et sur les naissances qui en résultaient ? À lire Tite-Live en tout cas, le malheur de Virginie a été interprété comme celui du peuple tout entier, et il a jeté tous ceux des Romains qui n’étaient pas patriciens, et qui composaient maintenant la plèbe, dans la révolte et la sécession pour sauver la « liberté » de leurs enfants73. Ne verra-t-on pas alors dans l’action du décemvir, qui serait un exemplum, l’illustration de ce que pouvaient tenter les patriciens, pour préserver un contrôle des patrons sur les mariages de leurs gentiles et de leurs clients, et sur leur descendance, et par là garantir, avec la pérennité des clientèles, celle de l’organisation gentilice ? Le procès de Virginie pourrait ainsi, d’abord, être révélateur des lieux où des patriciens, maîtres du droit – et qui entendaient le rester, en dépit de la publication de la Loi des XII Tables – pouvaient porter les conflits : la légitimité des mariages, et des naissances qui en résulteraient74.
34Témoignerait assez en ce sens, tout au long de l’affaire, la présence des matronae : c’est à dire des femmes légitimement mariées et dont, par conséquent, les enfants sont légitimes75. Alors pourrait se révéler aussi la signification profonde du nom de Virginie et du sens qu’il donne à la crise, si Ton se souvient qu’en 486 av. J.-C. un Proculus Verginius, alors consul – et certainement patricien-, avait dédié le temple de Fortuna Muliebris76.
35Le culte de Fortuna Midiebris77 était lié par la tradition à la geste de Caius Marcius Coriolanus, et à la menace qu’en 488 l’exilé, campé à la tête d’une armée volsque aux fossae Cluiliae78, avait fait peser sur les frontières de Rome ; une ambassade des matronae, qu’avait suscitée Valeria79, sœur ou fille de Valerius Publicola, avait su le convaincre de respecter sa propre patrie. Les matronae avaient alors demandé, et obtenu du Sénat, qu’un temple fût offert à Fortuna Muliebris, non loin des fossae Cluiliae – un nom que Ton rapprochera de celui de Cloacina80 –, pour abriter un culte réservé, comme celui de Mater Matuta, aux matronae uniuirae81 : Fortuna Muliebris était à n’en pas douter, tout comme Mater Matuta et comme Cloacina, en relation étroite avec la légitimation des mariages romains82.
36Je ferai alors ici remarquer, d’abord, que Caius Marcius Coriolanus, qui était certainement un patricien, et qui avait pour mère une Veturia, issue d’une des plus grandes familles patriciennes du temps, n’en avait pas moins épousé une Volumnia, plébéienne selon toute probabilité83 : indice – parmi d’autres – du fait que de puissantes familles patriciennes avaient déjà noué des relations d’intermariage avec l’élite de la plèbe. On observera, ensuite, que Proculus Verginius, lorsqu’il avait dédié le temple de Fortuna Muliebris, avait pour collègue Spurius Cassius, consul pour la troisième fois ; et à la fin de cette même année, Spurius Cassius allait être condamné à mort et exécuté, à l’issue d’un conflit où Proculus Verginius devait jouer un rôle majeur
37L’on se rappellera, enfin, que la dédicace du temple de Fortuna Muliebris par Proculus Verginius suit de quelques années à peine celle du temple de Cérès, qu’avait dédié en 493 Spurius Cassius, alors consul pour la seconde fois ; or Cérès était certainement protectrice, quant à elle, des mariages « plébéiens »84.
38En cette année 486, on s’en souvient85, Spurius Cassius avait déposé un projet de loi agraire qui prévoyait le partage uiritim des terres récemment conquises sur les Herniques ; à cette loi, Proculus Verginius, soutenu par les patriciens, devait s’opposer avec la plus grande énergie, dénonçant, dit Tite-Live, « le caractère pernicieux des dons de son collègue : "Ces terres apporteraient l’esclavage à quiconque les recevrait ; c’était un acheminement à la royauté. Pourquoi admettre ainsi au partage les alliés et le peuple latin ? À quoi bon rendre aux Herniques, hier leurs ennemis, le tiers du pays conquis, sinon pour engager ces peuples à remplacer comme chef Coriolan par Cassius ?". C’est à partir de ce moment – ajoute Tite-Live- qu’il commença à se rendre populaire par sa campagne d’opposition à la loi agraire »86.
39Proculus Verginius était devenu alors l’un des artisans les plus actifs de la perte du grand consul plébéien, et d’une victoire décisive sur la plèbe des patriciens les plus conservateurs87. Dans un tel contexte, quel sens a pu avoir la fondation du culte de Fortuna Muliebris ?
40Bien que le temple ait été dédié par un Proculus Verginius, la présence de Volumnia, l’épouse de Coriolan, au premier rang de l’ambassade des matronae qui avaient réclamé cette fondation, interdit d’y voir un culte franchement patricien. Il paraît cependant avoir été d’inspiration fort aristocratique88 : tous les noms liés à l’ambassade des matronae auprès de Coriolan, ou à la fondation du culte, figurent parmi les plus grands que Rome ait comptés à ce moment. Culte lié à la légitimation des mariages, il s’opposait de quelque façon, selon toute vraisemblance, au patronage sans doute plus large, ou plus populaire, en tout cas plus exclusivement « plébéien », que Cérès assurait. On peut, quoi qu’il en soit, reconnaître dans cette fondation l’expression, dans le domaine religieux, de conflits fort complexes, que les récits très simplificateurs de la tradition donnent pour ceux de la plèbe et du patriciat : sans doute renvoient-ils en fait à des luttes entre factions rivales, chacune regroupant des patriciens et des personnalités de l’élite « plébéienne » ; et de tels conflits devaient avoir pour enjeux, en 486 comme déjà en 49589, le contrôle de la légitimité des mariages et des naissances, aussi bien que de l’accès des « plébéiens » à la terre conquise. L’on remarquera en tout cas que la tradition associait le nom d’un Verginius, en 486 av. J.-C, à la fois à une victoire politique des patriciens sur la plèbe, et à l’établissement d’un culte aristocratique certainement lié à la légitimation des mariages et des naissances. Je ferai remarquer dès maintenant, de plus, qu’à ce culte elle associait encore le nom de la gens Valeria, à laquelle appartenait celle qui avait inspiré l’ambassade des matronae auprès de Coriolan, et qui était devenue la première prêtresse de Fortuna Muliebris : il conviendra de s’en souvenir90.
41Si l’on revient maintenant à l’histoire de Virginie, et aux différences qui séparent les versions que les Anciens en connaissaient à la fin de la République, on pensera que dans une élaboration tardive de la tradition, le nom de Virginie et celui de Lucius Verginius son père ont fort bien pu être « inventés » ; mais on pensera aussi qu’ils n’ont pas été « inventés » au hasard : sans doute le nom des Verginii évoquait-il, depuis des temps très anciens, la question de la légitimité des mariages et des naissances.
42Les Anciens assuraient cependant qu’en 486 av. J.-C, c’était un Proculus Verginius patricien qui avait dédié le temple de Fortuna Muliebris ; or, l’établissement d’un tel patronage sur les mariages romains ne pouvait alors que porter atteinte à celui que Cérès, cinq ans plus tôt, sous le consulat et l’autorité de Spurius Cassius, avait été appelée à exercer sur les mariages « plébéiens » ; par là-même, le prestige de Spurius Cassius, le défenseur des revendications plébéiennes et le rival de Proculus Verginius, a dû se trouver fortement mis en question, et cela pourrait expliquer aussi pour une part sa défaite, peu de temps après. Quoi qu’il en soit, à propos des conflits sur la question-du droit d’intermariage entre patriciens et plébéiens – le conubium –, au milieu du Ve siècle av. J.-C., les récits d’un Cicéron ou d’un Tite-Live mettent en scène un Verginius qui est, quant à lui, un « plébéien » – selon une grande vraisemblance, un gentilis des Verginii –, et sa fille Verginia, dont la liberté est menacée, puis confisquée ; et la sentence une fois prononcée, ce n’est ni au temple de Cérès, ni à celui de Fortuna Muliebris que le « plébéien » Lucius Verginius conduit sa fille, mais à celui de Cloacina, le temple très ancien qui, ignorant les différences entre mariages patriciens et mariages plébéiens, patronait depuis la fondation de la Ville la légitimité de tous les mariages romains.
43On remarquera encore que les Anciens, au Ie siècle av. J.-C., situaient l’histoire de Virginie dans une société qui était une société hétérogène, mais qui tendait à s’unifier ; cette société, en 449 av. J.-C., était encore ouverte sur le monde extérieur, mais elle tendait alors de plus en plus à se fermer ; enfin et surtout, malgré les progrès de la plèbe depuis le siècle précédent, les patriciens la dominaient toujours largement. Ils allaient d’ailleurs la dominer presque sans partage au cours des décennies suivantes : dans tous les cas, la question du conubium – la question du mariage entre plébéiens et gentiles, comme aussi entre Romains de souche et nouveaux venus – et du contrôle de la légitimité des naissances était, selon toute probabilité, à l’ordre du jour. Et dans les récits de la tradition – qui, avec leur grande cohérence, doivent rendre compte d’une réalité somme toute assez exacte91 – il apparaît qu’au milieu du Ve siècle av. J.-C., ni le patronage de Cérès, ni celui de Fortuna Muliebris ne pouvaient préserver quiconque de l’arbitraire des patriciens au pouvoir.
44Le procès de Virginie est apparu alors comme celui de tous les citoyens, qu’ils appartinssent ou non à une gens, et celui de leurs enfants, menacés dans leurs libertés les plus fondamentales par les prétentions patriciennes ; et le soulèvement a uni alors tout le populus, et fondé dans la révolte contre les patriciens l’unité d’une plèbe élargie au monde des clients, élargie à tous ceux des gentiles qui n’étaient pas patriciens92.
45Mais ce qu’une telle unanimité révèle aussi, c’est l’ampleur des relations familiales nouées sans doute dès avant le milieu du Ve siècle entre gentiles et plébéiens, ainsi que l’importance des transformations sociales en train de s’accomplir. Elles annonçaient le déclin et la disparition des gentes, et la naissance de la Cité classique. Il y a donc tout lieu de penser que l’unification du peuple romain a commencé de se faire dès avant la création des tribus sur les territoires gentilices, hors de la volonté des patriciens, et pour une part contre eux ; elle signifiait à terme, avec la fin d’un type de société, la mise en question de la prééminence des patrons de gentes. Que ces derniers aient tenté de contrôler un tel processus et de limiter l’unification en cours à ses aspects politiques et formels ne saurait étonner ; et là doit se trouver, au moins pour une part, la signification profonde de la loi sur le conubium, dont on n’oubliera pas – paradoxe qui pourra paraître étrange, et sur lequel il conviendra de revenir – qu’elle a été promulguée, sinon même élaborée93, par les consuls Lucius Valerius et Marcus Horatius, dont la tradition faisait pourtant les restaurateurs de la « liberté républicaine ». L’unanimité du corps civique à réclamer l’abolition de cette loi, obtenue quatre ans plus tard à l’instigation du tribun de la plèbe Canuleius, ne laisse aucun doute sur l’impuissance des patriciens à contrôler véritablement les transformations en cours.
46En 449 cependant, le peuple qui a fait sécession et déserté Rome exige le rétablissement du tribunat de la plèbe, ce « rempart de la liberté », et les Patres y consentent. Quelles concessions furent alors faites à la plèbe, comment, et pourquoi ?
Conflits autour du tribunat de la plèbe
Les conséquences de la lex Publilia
47Il convient de revenir d’abord sur les effets de la lex Publilia de 471 av. J.-C, et sur les incapacités qui marquaient les tribuns de la plèbe depuis que la loi avait été promulguée.
Les acquis apparents de la loi
48On s’en souvient : depuis Servius Tullius, les plébéiens étaient ceux qui étaient hors des gentes et qui – en même temps et à cause de cela même – étaient inscrits dans des tribus topographiques94. Or de l’aveu même de Tite-Live, la lex Publilia de 471, en réservant l’élection des tribuns de la plèbe à ceux qui étaient recensés dans les tribus, avait exclu des procédures de vote les clients des gentes95 : ce qui ne peut se comprendre que si les territoires des gentes n’étaient pas encore assignés dans des tribus où pourraient être inscrits les clients96.
49L’on s’avisera alors que par là même, la lex Publilia avait fait disparaître l’ambiguïté profonde d’élections tribuniciennes qui depuis 493, selon toute vraisemblance, étaient dévolues aux assemblées curiates97 – des assemblées qui mêlaient, bien que ce fût pour la désignation des édiles et des tribuns de la plèbe, les clients des gentes aux plébéiens98 ; de la sorte, ce qui, depuis 471 et la lex Publilia, caractérisait les plébéiens, les différenciait des clients aussi bien que des patrons des gentes, et tendait à les garantir des abus de pouvoirs des patriciens par l’exercice de droits politiques qui leur étaient propres, c’était leur inscription dans des tribus qui n’étaient plus seulement, comme par le passé, des cadres de recensement pour ceux qui n’avaient pas de gens, mais qui étaient devenues aussi des circonscriptions de vote, tout particulièrement pour l’élection des tribuns de la plèbe. Que la lex Publilia ait établi une rupture avec le passé pour l’élection des tribuns de la plèbe n’est guère contestable, et l’on peut trouver, dans les récits de la tradition, des indices assez clairs de la conscience qu’avaient les Anciens de l’innovation que la loi avait instituée. Le nouveau mode d’élection des tribuns ne comportait pas cependant que des avantages pour la plèbe : au moment même où il permettait une relative indépendance des élections tribuniciennes, il allait donner aux patriciens des arguments juridiques et religieux propres à paralyser durablement l’action des tribuns de la plèbe.
La remise en cause des « lois sacrées » de 493
50Ainsi, lorsqu’il expose le conflit qu’en 471 av. J.-C. le projet de loi de Voleron Publilius – sa rogatio – avait suscité, Tite-Live décrit les arguties procédurières auxquelles les patriciens avaient recouru pour empêcher la tenue de l’assemblée, et par conséquent le vote de la loi. Sans doute Tite-Live n’évite-t-il ici ni les confusions ni les anachronismes, confondant « le patriciat » avec « la noblesse », et décrivant l’action tribunicienne telle qu’elle avait pu se développer non pas avant, mais après la promulgation de la lex Publilia99. Par delà les confusions et les anachronismes cependant, le récit de Tite-Live100 révèle quels obstacles juridiques aussi bien que religieux les patriciens pouvaient mettre à la constitution d’une assemblée « plébéienne », qui tendait à exclure patrons et clients des gentes.
51On remarquera d’abord que le tribun Laetorius, pour faire voter la loi, a convoqué les Quirites101 : ce qui revient en fait certainement, à ce moment, à convoquer l’assemblée curiate, et donc les clients et les patrons des gentes en même temps que la plèbe102 ; mais sans doute n’est-il pas d’autre formule de convocation103. Le refus des patriciens de laisser la place suffit alors à rendre inopérante toute tentative tribunicienne pour constituer une assemblée excluant les gentes : quelle procédure permettrait au tribun de prendre des mesures d’expulsion ? Tite-Live en effet explique qu’alors, le consul Appius Claudius avait déclaré :
« Un tribun n’a de droits sur personne d’autre que sur les plèbéiens ; car il n’est pas magistrat du peuple, mais de la plèbe ; le serait-il, il ne pourrait exercer selon la tradition le pouvoir d’expulser, parce que l’on dit ainsi : « s’il vous plaît, retirez-vous, Quirites ».
52À nouveau donc la formule s’adresse aux Quirites : ainsi sans doute doit-on dissoudre l’assemblée curiate ; mais dans le cas présent, si le tribun la prononçait, elle aurait évidemment l’effet inverse de celui qu’il recherchait – et qui était le retrait des clients, sinon de leurs patrons, mais non pas de la plèbe-, en même temps qu’elle comblerait l’attente des patriciens, puisqu’elle inviterait l’assemblée à se dissoudre avant même d’avoir voté la loi. Par le simple jeu du vocabulaire et du formulaire, le tribun est mis dans l’incapacité aussi bien de convoquer que de tenir une assemblée – l’assemblée tribute – qui serait sous le seul contrôle des plébéiens, pour la défense de leurs intérêts.
53La menace d’une révolte grave de la plèbe, et sans doute aussi l’appui donné à la rogatio Publilia par certains patriciens contre les plus intransigeants, avaient permis en définitive la promulgation de la loi : à partir de 471 av. J.-C., l’élection des tribuns de la plèbe allait relever de la compétence de l’assemblée tribute104. Les formules rituelles de convocation et de dissolution de cette assemblée ont-elles alors été établies et rendues publiques ? On en doutera : les informations que donne Tite-Live pour 471 av. J.-C. montrent éloquemment que les patriciens, maîtres des sacerdoces, et par là même maîtres du droit et du formulaire, avaient trop d’avantages à la pérennisaton des lacunes religieuses et institutionnelles qui devaient caractériser, sous la lex Publilia, les élections tribuniciennes.
54De fait, lorsqu’en 462 le tribun Terentilius Harsa dépose un projet de loi visant à réglementer le pouvoir des consuls sur la plèbe, c’est encore à une argumentation très proche que les patriciens recourent, si l’on en croit Denys d’Halicarnasse105. Autrefois, disent en effet les patriciens, les tribuns de la plèbe, parce qu’ils étaient élus par le peuple tout entier, avaient vocation à proposer des lois, qui obligeaient le peuple tout entier ; mais maintenant, ils ne sauraient prétendre à un tel droit : ils ne sont élus que par une partie du peuple, et de plus, ils ont perdu non seulement la sanction préalable du Sénat et la garantie des sacrifices offerts aux dieux, mais encore la caution religieuse que peut seul assurer, à toute élection et à toute décision publique, le vote des comices curiates, présidées – comme elles le sont nécessairement – par le pontifex maximus106. De toute évidence, l’accent est mis sur les empêchements religieux et les incapacités légales qui frappent les tribuns de la plèbe, depuis la promulgation et l’application de la lex Publilia.
55Mais les manœuvres d’obstruction et les violences patriciennes ne pouvaient avoir qu’un temps : la lex Publilia avait mis à l’ordre du jour la création de tribus auxquelles appartiendraient patrons et clients des gentes. C’est en effet à partir de ce moment, selon toute vraisemblance, que les patrons des gentes ont commencé à établir dix nouvelles tribus sur les territoires qu’ils contrôlaient, en leur donnant les noms de dix d’entre eux, et à y inscrire leurs clients107. Et de fait, l’analyse des Fastes108 conduit à penser que la création des tribus gentilices, indispensable au contrôle patricien sur l’assemblée tribute, a dû commencer assez vite après 471 et la promulgation de la lex Publilia, et qu’elle était sinon achevée, du moins bien près de l’être en 449. Ce faisant cependant, les patrons des gentes préparaient dans les assemblées tributes une unification politique109 du peuple romain. Est-il alors possible de saisir les indices d’une telle évolution ?
Plebs et populus en 449 av. J.-C.
56Si l’on considère maintenant l’assemblée réunie en 449, une fois résolue la crise, pour le rétablissement du tribunat de la plèbe, on observera la disparition de toutes les causes d’incapacité qui marquaient cette « magistrature plébéienne » depuis 471 : sous l’égide des délégués des Patres – un Lucius Valerius et un Marcus Horatius, descendants des fondateurs de la République – et avec l’accord du Sénat, c’est le peuple tout entier qui s’assemble sous la présidence du pontifex maximus, pour élire des tribuns de la plèbe et « restaurer » la République. Et l’on pourrait aisément prendre cette assemblée – que Tite-Live désigne par le seul mot de comitia, mais en précisant qu’elle se tiendra sous la présidence du pontifex maximus – pour une assemblée curiate110.
57À peine entrés en charge cependant, c’est un concilium plebis, vraisemblablement réparti en tribus, que les tribuns réunissent dans les Prés Flaminiens111, pour voter, sur la proposition de Marcus Duillius, le rétablissement du consulat et de la prouocatio ad populum – « l’appel au peuple ». Et lors des élections tribuniciennes pour l’année suivante, le tribun Marcus Duillius, que le sort a désigné pour les présider, convoque une assemblée (comitia) qui est à l’évidence répartie en tribus112, et que pourtant Tite-Live désigne, à quelques lignes de là, non par le vocable plebs, mais par populus113 : la composition de l’assemblée qui a été appelée à voter les lois de « restauration de la République », sous le consulat de Lucius Valerius et de Marcus Horatius, est certainement différente de celle de 471 av. J.-C.
Une nouvelle définition de la plèbe ?
58Avant même 449 av. J.-C. en effet, on l’a vu, les clients ont dû être inscrits dans dix tribus à noms gentilices, créées sur les territoires contrôlés par les gentes ; dès lors, en toute rigueur, l’assemblée tribute ne peut plus être une assemblée réservée à ceux qui gentem non habent : elle doit accueillir les clients et sans doute aussi leurs patrons ; et l’on ne voit pas ce qui pourrait empêcher clients et patrons des gentes de participer à l’élection des « magistrats de la plèbe » qui viennent d’être rétablis114. De ce fait la plèbe, si elle se définit dans ces assemblées réparties tributim – comme le voulait la lex Publilia – ne peut plus être désignée comme l’ensemble de ceux qui gentem non habent, puisqu’à ces derniers se mêlent les clients des gentes : la plèbe réunie dans l’assemblée tribute, c’est maintenant tout le peuple romain – à la seule exclusion, cela va sans dire, des patricien115. À l’ancienne opposition plebs/gentes, qui renvoyait à une opposition fondamentalement économique et sociale, de productions et de rapports de production, même si elle était aussi politique et religieuse116, fait place une antinomie patriciens/plébéiens qui est essentiellement politique et religieuse : elle oppose aux patrons des gentes – qui prétendent accéder seuls, et de droit, aux sacerdoces et aux grandes magistratures – tous les autres Romains, qu’ils appartiennent ou non à une gens.
59L’unification du peuple romain dans l’assemblée tribute, confondue avec une assemblée « plébéienne », devait en effet permettre aux patriciens de restaurer leur contrôle sur les assemblées populaires, par le biais de leurs clients117. Alors les patriciens, même les plus conservateurs, ont dû considérer le rétablissement du tribunat de la plèbe comme une mesure non seulement possible, mais nécessaire, pour mieux assurer leur domination : n’est-ce pas là le sens des lois Valeriae Horatiae ?.
Les lois « Valeriae Horatiae »
60La tradition créditait en effet Marcus Horatius et Lucius Valerius de trois lois118 : l’une sur la valeur des plébiscites, une autre sur la puissance tribunicienne, une troisième enfin pour interdire la création d’une magistrature qui ne serait pas soumise à l’appel au peuple119.
61Selon Tite-Live120, la première loi portait que « les décisions de la plèbe assemblée en tribus engageaient le peuple entier » – évidemment sous réserve d’obtenir la ratification du Sénat. Je retiendrai surtout ici, une fois encore, l’équivalence que cette formulation paraît établir entre plebs et populus, et que l’on rapprochera de la confusion plusieurs fois opérée par Tite-Live au cours de son exposé de la crise décemvirale et de son dénouement. Certes, on ne croira pas que Tite-Live ait ici rapporté la formule originale de la loi : ce ne peut en être qu’une transcription – mais la transcription devait en garder la signification profonde. Or elle me paraît confirmer pleinement le fait que la plèbe doit répondre, en 449 av. J.-C., à une définition qui n’est plus celle de l’époque servienne, ou du temps de la première sécession : la valeur nouvelle accordée aux décisions que cette plèbe peut voter dans l’assemblée tribute me paraît prendre tout son sens si – comme cela a été le cas dans la sécession qui s’achève, et comme c’est aussi certainement le cas dans l’assemblée tribute qui suit – elle comprend désormais clients et gentiles, et si elle se définit par opposition aux patriciens. C’est dans ce contexte que l’on analy sera alors les deux autres lois, qui intéressent toutes deux, bien qu’à des titres divers, la puissance tribunicienne121.
62La première loi, qui interdisait la création de toute magistrature sine prouocatione122, donnait sa consécration officielle à l’intercessio tribunicienne ; par l’autre, explique Tite-Live, les consuls « rendirent également aux tribuns leur inviolabilité, dont le souvenir était presque effacé, en renouvelant pour eux certaines cérémonies depuis longtemps interrompues, et ils rendirent cette inviolabilité non seulement religieuse, mais légale par une loi stipulant que, si quelqu’un maltraitait les tribuns de la plèbe, les édiles, les juges-décemvirs, sa tête serait vouée à Jupiter ; tout ce qui était chez lui serait vendu au profit du temple de Cérès, Liber et Libera »123.
63À cet endroit de son récit, Tite-Live se livre à un excursus, pour rendre compte d’un débat juridique sur la sacrosanctitas que sanctionne la lex Horatia, et il précise : « seuls les tribuns, en vertu du vieux serment de la plèbe lors de leur création, possèdent la sacro-sainteté »124.
64De tout cela, l’on retiendra surtout ici que Tite-Live donne explicitement les lois de restauration du tribunat de la plèbe, en 449, pour un renouvellement des événements fondateurs de 493. Mais il insiste aussi sur la légitimation et la sacralisation des décisions de 471 : des décisions qui avaient été arrachées aux Pères, et qui, depuis lors, avaient mis les tribuns de la plèbe en marge des institutions, et singulièrement des institutions religieuses. De la sorte, les lois de 449 av. J.-C., qui sont données pour une « restauration » des institutions de la République, ont sanctionné aussi – et surtout peut-être – la restauration du contrôle des patrons des gentes sur les assemblées de la plèbe, avec la création de tribus sur les territoires que contrôlaient les gentes : la « restauration » de 449 marque en fait la réussite, du côté patricien, d’une opération idéologique et politique exemplaire.
65Formellement, une telle opération ne pouvait être couronnée de succès que si la plèbe ne se définissait plus, en 449, de la même façon qu’en 493 ou qu’en 471 ; mais encore fallait-il, de toute nécessité, que l’opinion romaine toute entière acceptât cette nouvelle définition, qui devait bouleverser la composition des assemblées plébéiennes ; or il n’y a pas trace dans les récits des Anciens qu’elle ait été contestée.
66Un pareil acquiescement fut possible sans doute, pour une part, parce que dans les lois de « restauration » de la République qui leur étaient offertes, et qui rendaient aux tribuns de la plèbe des pouvoirs déniés depuis vingt ans, les plébéiens soulevés contre les Patres ont cru reconnaître – à tort ou à raison – les garanties indispensables à la sauvegarde de leur liberté. Mais il convient d’évoquer aussi la progressive disparition de certains antagonismes entre les gentes et la plèbe, avec en particulier – l’histoire de Virginie en donne des indices non équivoques – le développement de relations d’intermariage entre gentiles et plébéiens : indépendamment de l’entrée des clients des gentes dans l’assemblée tribute, l’unification sociale du peuple romain avait commencé de se faire dès avant 450, hors de la volonté des patriciens et pour une part malgré eux.
67Une nouvelle plèbe se développait : la modification des institutions voulue par les Patres, avec la nouvelle composition de l’assemblée tribute, est allée de pair avec une évolution sociale que les patrons des gentes ont en vain tenté de maîtriser, et qui en définitive a permis – et explique pour une part – la transformation du vocabulaire et des institutions. C’est cette plèbe nouvelle que la sécession a unie, en 449 av. J.-C, dans une commune défense de la « liberté des citoyens »125. Et en vérité, les lois de 449 sauvegardaient toutes les apparences d’un retour à un passé à la fois multiple et contradictoire, et donné pour favorable à la plèbe.
68Le peuple romain se laissa abuser : ces lois, qui reconnaissaient en particulier la sacrosanctitas des tribuns de la plèbe et leur inviolabilité pendant le temps de leur tribunat, avaient reçu la garantie de la présence active de Marcus Duillius, qui était un ancien tribun de la plèbe, et des premiers élus pour 470 sous la lex Publilia.
69Mais il faut aussi se demander si la personnalité même des négociateurs – et singulièrement ceux du Sénat – n’a pas joué son rôle, et lequel, pour accréditer une telle conviction : quelles raisons portèrent la plèbe à exiger du Sénat qu’il désignât pour ses plénipotentiaires Lucius Valerius et Marcus Horatius, et pourquoi le Sénat accepta-t-il, apparemment sans grande résistance, une telle exigence ? Quel fut le rôle, d’autre part, et la personnalité du pontifex maximus appelé à présider à la restauration de la République ?
70Sur cela, il convient encore de revenir.
Notes de bas de page
1 Cf. J. Bayet, Appendice à Tite-Live, V, pp. 126-128.
2 J. Bayet, Appendice à Tite-Live, V, p. 147.
3 J. Bayet, Appendice à Tite-Live, V, pp. 127-128 et p. 146 et n. 1, et p. 147 ; H. H. Scullard, Roman Politics..., 220-150 B.C., Oxford 1951., p. 55, date la création du tribunat de la plèbe de 471, mais A. Alföldi, Il santuario federale latino, p. 28 sq., la date de 456 ; sur la première sécession et la création du tribunat de la plèbe : J. Cl. Richard, Les Origines de la plèbe..., p. 541 sq. (avec l’exposé des débats et la bibliographie).
4 Cf. déjà Tite-Live, III, 44, 1 ; sur cet aspect de l’histoire de Virginie, cf. les observations de J. Gagé, Matronalia..., p. 252 ; R. M. Ogilvie, A Commentary..., p. 477.
5 Tite-Live, X, 8, 9 ; sur ce point, J. Heurgon, Rome et la Méditerranée..., pp. 196-197 ; M. Torelli, Rome et l’Étrurie..., pp. 274-275 ; J. Cels-Saint-Hilaire et Cl. Feuvrier Prevotat, Guerres, échanges, pouvoir..., pp. 103-143.
6 Tite-Live, II, 23-32.
7 G. Poma, Tra legislatori e tiranni..., p. 287 et n. 22.
8 G. Poma, Tra legislatori e tiranni..., pp. 55-62.
9 J. Cels-Saint-Hilaire et Cl. Feuvrier-Prévotat, Guerres, échanges, pouvoir..., pp. 103-143., pp. 127-128, et pp. 138-142 (avec l’intervention de L. Capogrossi-Colognesi).
10 Pour l’endettement à Rome à l’époque archaïque, Cf. maintenant l’analyse – indispensable – de H. Zehnacker, « Unciarium fenus » (Tacite, Annales VI, 16), Mélanges Wuilleumier, Paris 1980, pp. 353-362.
11 Sur le problème du nexum : J. Cels-Saint-Hilaire et Cl. Feuvrier-Prévotat, Guerres, échanges, pouvoir, pp. 125-128.
12 En ce sens : A. Magdelain, Remarques, pp. 105-106 ; sur le code de la clientèle, l’analyse de J. Cels-Saint-Hilaire et Cl. Feuvrier-Prévotat, Guerres, échanges, pouvoir, pp. 106-108 ; J. Poucet, Les origines de Rome..., p. 104 n. 99, refuse tout bien-fondé à cette étude, mais sans donner aucune raison de ce refus ; cf. aussi supra, chap. I.
13 J. Cels-Saint-Hilaire et Cl. Feuvrier-Prévotat, Guerres, échanges, pouvoir, pp. 125-126.
14 De ce fait, dans les récits de la tradition, les patriciens seuls sont présentés comme bénéficiaires du nexum ; sur la prééminence des patriciens dans le domaine du droit : A. Magdelain, Le ius archaïque..., en particulier pp. 268-272.
15 Les nexi que Tite Live évoque le plus volontiers sont d’anciens adsidui : ils avaient donc été assez riches pour appartenir à la classis ; cf. en particulier Tite-Live, II, 23-24 ; 27, 2-3 ; 29, 7-8 ; 32, 2, etc.
16 J. Cels-Saint-Hilaire et Cl. Feuvrier-Prévotat, Guerres, échanges, pouvoir, pp. 129-130.
17 Sur les problèmes de l’endettement à très haute époque, cf. les réflexions de M. Finley, La servitude pour dettes, Revue d’Histoire du Droit, 159-184.
18 C’est ce que suggère Tite-Live, pour 450 il est vrai : Tite-Live, III, 37, 7 ; le développement de propriétés aux mains des patrons de gentes, par le biais tout particulièrement du nexum, ne pouvait cependant que précipiter la crise des liens de clientèle et la dissolution des structures gentilices, qui deviendra patente au début du siècle suivant.
19 Tite-Live, III, 14, 4 ; dans le même sens : I. Hahn, The plebeians..., p. 63, avec toutefois une interprétation que je crois fautive de Tite-Live, II, 64, 1 : Irata plebs interesse consularibus comitiis noluit : « la plèbe irritée refusa de prendre part aux comices pour l’élection des consuls » ; ce ne sont pas là, comme semble le penser l’auteur, des comices tributes ; mais l’observation n’en garde pas moins toute sa valeur.
20 Sur cette loi, qui réservait l’élection des tribuns de la plèbe aux assemblées tributes, et par là, si Ton suit Tite-Live, II, 2-5, excluait les clients des gentes des précédures de vote : J. Cels-Saint-Hilaire et Cl. Feuvrier-Prévotat, Guerres, échanges, pouvoir..., pp. 128-129 ; supra, chap. II.
21 Tite-Live, III, 38-42.
22 Tite-Live, III, 42.
23 Tite-Live, III, 37, 5 : les plébéiens y voyaient le « rempart de la liberté » : Munimentum libertati.
24 Tite-Live, III, 43.
25 Tite-Live, III, 44-48.
26 Cf. infra.
27 Tite-Live, III, 50-51.
28 Tite-Live, III, 51.
29 En ce sens, les remarques très convaincantes de G. Poma, Tra legislatori e tiranni..., p. 293.
30 C’est-à-dire, dans la langue de Tite Live, ceux des sénateurs qui sont patriciens : cf. C. Nicolet, Rome et la conquête..., p. 369.
31 Tite-Live, III, 54, 8 : Legati pro contione : « Quod bonum fawustum felixque sit uobis rei publicae, redite in patriam ad penates, coniuges liberosque uestros [...] In Auentinum ite, unde profecti estis : ibi felici loco, ubi prima initia incohastis libertatis uestrae, tribunos plebi creabitis. Praesto erit pontifex maximus qui comitia habeat ».
32 Un sens symbolique qui n’est évidemment pas incompatible avec la réalité concrète de l’événement.
33 Sur le territoire de Capène mais, comme toujours pour Feronia, dans un site de confins : G. Dumézil, La religion..., pp. 402-409 ; J. Champeaux, Fortuna, p. 112 ; pp. 239-240 et n. 212 ; F. Coarelli, I santuari del Lazio in età repubblicana, Rome 1987, p. 183 ; pour la localisation du Lucus Feroniae sur la uia Salaria, à la convergence de routes venant d’Eretum, de Cures, et de Capena : F. Coarelli, Lazio, p. 13.
34 L’Algide fait partie des monts Albains, entre Tusculum et Velitrae : Hülsen, RE, s.v. Algidus mons ; sur Diana Nemorensis, déesse fédérale de la ligue latine, F.-H. Pairault, 1969, pp. 425-471 (avec la bibliographie) ; en dernier lieu, F. Coarelli, I santuari..., pp. 165-185 ; sur la datation vers 500 av. J.-C. du premier sanctuaire de la Diane de Némi : F. Coarelli, I santuari..., en particulier pp. 165-170 (avec les références archéologiques).
35 Que l’on pense à la Diane « qui règne sur l’Aventin et sur l’Algide » invoquée par Horace dans le Carmen Saeculare, 69-70.
36 À ce titre, ces sanctuaires étaient des lieux de rassemblement, sinon des sanctuaires fédéraux ; Cf. sur cela G. Dumézil, La religion..., p. 40.
37 Pour le vocable seruus comme désignant les étrangers, à très haute époque : E. Benveniste, Le vocabulaire..., pp. 358-361 ; pour les implications d’une telle acception du mot : J. Cels-Saint-Hilaire et Cl. Feuvrier-Prévotat, Guerres, échanges, pouvoir, pp. 115-118.
38 J. Cels-Saint-Hilaire et Cl. Feuvrier-Prévotat, Guerres, échanges, pouvoir..., pp. 114-118 (avec la bibliographie).
39 Sur ces glissements du vocabulaire, Cf. les observations de J. Bayet, Appendice à TiteLive, V, V, pp. 150-151 : l’auteur exclut la possibilité d’une confusion des termes.
40 Tite-Live, III, 54, 12 ; pour 471, si Tite-Live, II, 58, 1, donne le nom de Cneus Siccius, Diodore, XI, 68, 7, cite Caius Sicinius, qu’il fait aussi descendre de Lucius Sicinius, l’un des principaux instigateurs de la sécession de 494, et l’un des tribuns élus Tannée suivante ; sur les noms de Siccius et de Sicinius : R. M. Ogilvie, A Commentary, p. 382.
41 Cicéron, ap. Ascon., in Cornel. 77 C ; mais Tite-Live, III, 54, 5, nomme Q. Furius ; cf. J. R. S. Broughton, The Magistrates, I..., p. 49.
42 Denys d’Halicarnasse. III, 36, 4 ; à la fin de la République, on tenait les Papirii pour avoir fourni le premier pontifex maximus – C. Papirius – et le premier rex sacrorum – M’ Papirius : Cicéron, ad fam. 9, 21, 2 ; sur tout cela, cf. J. R.S. Broughton, The Magistrates, I, p. 4 ; G. J. Szemler, The Priests..., p. 49-50, qui discute l’historicité des premiers noms attestés par la tradition pour les grands sacerdoces, aux lendemains de l’établissement de la République.
43 Une authenticité qu’à la fin de la République ou à l’époque augustéenne, les Anciens ne mettaient aucunement en doute : quels en étaient donc la signification et les enjeux ?
44 Tite-Live, III, 44, 2 et 7 : cf. infra.
45 Tite-Live, III, 45, 4.
46 Tite-Live, III, 54, 11 : donnant la liste des tribuns élus, Tite-Live précise que P. Numitorius est auunculus Virginae.
47 Tite-Live, III, 46, 5 : [...] placuit omnium primum fratrem Icili filiumque Numitori, impigros iuuenes, pergere inde recta ad partam et, quantum adcelerari posset, Verginium acciri e castris : « [...] il fut décidé qu’avant tout le frère d’Icilius et le fils de Numitorius, tous deux jeunes et alertes, se rendraient directement à la porte de la ville et iraient en toute hâte chercher Verginius au camp » (éd. et trad. CUF) ; P. Numitorius figurera parmi les tribuns élus en 449 : Tite-Live, III, 54, 11.
48 Cf. supra, chap. II.
49 Tite-Live, III, 44, 2.
50 Tite-Live, III, 44, 2 : Pater uirginis, L. Verginius, honestum ordinem in Algido ducebat ; la traduction proposée par l’édition CUF, qui fait de L. Verginius un « centurion en premier à l’armée de l’Algide » ne me paraît pas rendre compte de l’ambiguïté du texte, qui pourrait être voulue.
51 Nicolet, L’ordre équestre à l’époque républicaine (312-43 av. J.-C.). Définitions juridiques et structures sociales, Paris 1966, pp. 194-195 et p. 199-207 ; J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris 1972, pp. 462-463 et 491 et n. 5.
52 Cl. Nicolet, L’ordre équestre..., p. 207.
53 Cf. infra, chap. VI.
54 L. Verginius ne serait-il pas de ceux que les textes, pour l’époque archaïque, désignent comme gentiles – proches du patron de la gens, mais non patriciens ? Cicéron, Topiques, 29, les définit par un ensemble, nécessaire et suffisant, de quatre caractères : « "Gentiles sunt, qui inter se eodem nomine sunt". Non est satis. "Qui ab ingenuis oriundi sunt". Ne id quidem satis est. "Quorum majorum nemo seruitutem seruiuit". Abest etiam nunc. "Qui capite non sunt deminuti". Hoc fartasse satis est » : « "On appelle gentiles ceux qui portent le même nom". C’est insuffisant. "Qui sont issus de parents ayant toujours été libres". C’est encore insuffisant. "Dont aucun ancêtre n’a jamais vécu dans l’esclavage". Il manque encore quelque chose. "Qui n’ont jamais vu leur état juridique diminué". Cela me paraît suffire » (éd. et trad. CUF). Ne reconnaîtra-t-on pas dans une telle définition sinon tous les clients des gentes – parmi lesquels devaient se trouver des affranchis ou des descendants d’affranchis – du moins l’élite des clientèles gentilices ?
55 Cf. déjà les observations de J. Gagé, Matronalia. Essai sur les dévotions et les organisations cultuelles des femmes dans l’ancienne Rome, Bruxelles 1963, p. 232, à propos du nom des Verginii que l’on trouve associé : 1) à la dédicace en 488 av. J.-C. du temple de Fortuna Muliebris sur la Via Latina ; 2) à la fondation en 294 av. J.-C. d’un temple à Pudicitia Plebeia : cf. aussi p. 121.
56 Diodore, XII, 24.
57 G. Poma, Tra legislatori e tiranni..., p. 123 et n. 58 (avec les références bibliographiques précises).
58 R. M. Ogilvie, A Commentary..., p. 477, interprète le nom de Verginia comme une simple hypostase de virgo, et le personnage de Verginius serait né par la suite des embellissements de l’histoire.
59 Contra cependant : R. M. Ogilvie, A Commentary..., p. 477, qui n’y reconnaît pas autre chose qu’une belle histoire morale, certainement postérieure à la période gracchienne.
60 C’est sans doute ce que tendait avant tout à éviter la loi d’interdiction du conubium.
61 Cicéron, De la République, II, 37, 63 ; Tite-Live, IV, 1-2 : Cf. infra, n.
62 Contre Cicéron, De la République, II, 37, 63 et Tite-Live, IV, 4, 5, qui en font des lois décemvirales, Diodore (XII, 26, 1) attribue à Lucius Valerius et Marcus Horatius, élus consuls en 449, les deux dernières tables des lois. Sur les difficultés d’interprétation de ces données : J. Bayet, Appendice à Tite-Live, IV, p. 127 ; G. Poma, Tra legislatorie tiranni..., pp. 264-275.
63 En ce sens, Tite-Live, IV, 1, 1-2, à propos de la rogatio Canuleia de 445 av. J.-C. : Nam anni principio et de conubio patrum et plebis C. Canuleius tribunus plebis rogationem promulgauit, qua contaminari sanguinem suum patres confundique iura gentium rebantur : « En effet au début de Tannée, c’est sur le droit d’intermariage entre patres et plébéiens que C. Canuleius, tribun de la plèbe, déposa un projet de loi, dont les patres pensaient qu’elle souillerait leur sang et qu’elle brouillerait les droits des gentes » ; cf. aussi Tite-Live, IV, 3, 4, infra. Sur le sens de la racine *gen, qui indique la naissance comme fait social, et la caractérise comme légitime : E. Benveniste, Le vocabulaire..., 1, p. 315.
64 Si l’on applique les règles qui, selon Gaius, Institutes., I, 56, fixent le statut des enfants dans le cadre du conubium, les enfants issus du mariage légitime de Virginie et d’Icilius seront plébéiens : si Virginie relève d’une gens, ses enfants échapperont en revanche aux liens de la clientèle.
65 Tite-Live, III, 57, 10.
66 Diodore, XII, 26, 1 : Cf. G. Poma, Tra legislatorie tiranni..., p. 265.
67 Dans le même sens : M. Torelli, Lanuvio e Roma. Riti iniziatici e matrimonio tra archeologia e storia, Rome, p. 146, qui propose de voir dans la réduction de Virginie en esclavage un renversement du mariage plébéien par coemptio, qui répondait lui-même au mariage par confarreatio des patriciens.
68 En ce sens, J. Gagé, Matronalia..., p. 92 et pp. 256-257 ; F.Coarelli, Il Foro Romano..., p. 88.
69 Cf. carte IV ; pour la localisation du sacellum de Cloacina sur la via Sacra, et pour le patronage exercé par cette divinité sur le mariage : F. Coarelli, Il Foro Romano I..., pp. 84-86 ; sur les fonctions de la uia Sacra, pp. 108-118.
70 Pline, Histoire Naturelle, XV, 119-120 : (Myrtus) fuit, ubi nunc Roma est, iam cum conderetur, quippe ita traditur, myrtea uerbena Romanos Sabinosque, cum propter raptas uirgines dimicare uoluissent, depositis armis purgatos in eo loco qui nunc signa Veneris Cluacinae habet. Cluere enim antiqui purgare dicebant. Et in ea quoque arbore suffimenti genus habetur, ideo turn electa, quoniam coniuctioni et huic arbori Venus praeest, haud scio an prima etiam omnium in locis publicis Romae sata, fatidico quidem et memorabili augurio : « [Le myrte] existait déjà sur l’emplacement actuel de Rome lors de sa fondation. En effet la tradition rapporte que les Romains et les Sabins, ayant voulu en venir aux mains à cause de l’enlèvement des vierges, se purifièrent, après avoir déposé les armes, avec des branches de myrte sur l’emplacement actuel des statues de Vénus Cloacine. En effet dans l’ancienne langue, cluere signifiait nettoyer. Et cet arbre est employé aussi dans les fumigations ; on l’a choisi alors parce que Vénus préside aux unions et qu’il lui est consacré ». (éd. et trad. CUF)
71 « L’enlèvement et l’usage » ; sur cela, M. Torelli, Lavinio, pp. 117-122.
72 F. Coarelli, Il Foro Romano, I..., pp. 84-85.
73 Ce thème revient constamment dans le récit par Tite Live de la sécession de 449 ; je me bornerai ici à citer d’abord, au début du procès, Tite-Live, III 44, 7 : Vergini patris sponsique Icili populare nomen celebratur : « On se répète que c’est la fille de Verginius et la fiancée d’Icilius, deux noms populaires » ; puis, après la mort de Virginie, Tite-Live, III, 48, 8 : Sequentes clamitant matronae eamne liberorum procreandorum condicionem, ea pudicitia praemia esse : « Les matrones » – c’est à dire les épouses légitimes – « suivent en demandant à grands cris si c’est pour cela que Ton donne naissance à des enfants, si c’est là la récompense de la vertu ».
74 En ce sens, les réflexions de J. Bayet, Appendice à Tite-Live, IV, p. 127-132, sur les « coutumes » matrimoniales antérieures à la Loi des XII Tables ; et surtout maintenant, pour l’histoire du mariage romain, M. Torelli, Lavinio, pp. 117-147, en particulier p. 122-131 (pour la confarreatio et le mariage patricien) et pp. 131-147 (pour la coemptio dans le rituel du mariage plébéien).
75 Seules sont légitimes les naissances issues de mariages tenus pour légitimes. Sur ces problèmes : J. Gagé, Apollon romain, p. 191 ; J. Gagé, Matronalia..., particulièrement p. 99, pp. 117-118, et p. 144.
76 Denys d’Halicarnasse, VIII, 55, 4-5 : le temple aurait été dédié le 6 juillet 486 av J.-C. par le consul Proculus Verginius ; dans le même sens : cf. les observation de F. Coarelli, I, p. 88.
77 Pour le culte de Fortuna Muliebris, avec l’exposé des sources, et les débats auxquels ce culte a donné lieu de la part des Modernes : J. Champeaux, Fortuna..., pp. 335-373.
78 Sur la valeur symbolique d’une telle localisation : cf. infra ; sur la valeur magico-religieuse des fossae Cluiliae : A. Alföldi, Early Rome, pp. 300-301.
79 La tradition faisait intervenir un Valerius aux fossae Cluiliae bien avant cette date : sous le roi Tullus Hostilius, pour le traité passé entre Rome et Albe la Longue : cf. infra.
80 Il s’agit dans les deux cas de sanctuaires de confins : Cloacina, dont le sanctuaire sur la via Sacra était voisin de celui de Janus Geminus, etait liée comme ce dernier à la frontière du territoire pré-urbain ; le sanctuaire de Fortuna Muliebris, au début du Ve siècle, sera de façon analogue situé aux confins de l’ager Romanus Antiquus ; à ces divinités étaient rattachés des rites de passage – passages entre deux espaces, entre deux âges, entre deux statuts – qui intéressaient la communauté civique au premier chef. Sur tout cela : F. Coarelli, Il Foro Romano, I..., particulièrement pp. 88-97.
81 Sur les cultes desservis par les matronae uniuirae : M. Humbert, Le remariage à Rome. Essai d’histoire juridique et sociale, Milan 1972, pp. 42-50 ; cf. aussi J. Gage, Matronalia..., p. 124 et n. 2, qui évoque les contraintes qu’à haute époque les liens de clientèle devaient faire peser sur les femmes, et suggère de définir alors la matrona uniuira comme celle qui « n’avait "appartenu" qu’à un seul homme, normalement son unique mari ».
82 F. Coarelli, Il Foro Romano, I..., p. 88, a mis en valeur l’ensemble des éléments qui rattachent le sanctuaire à des rites de passage et d’initiation, en même temps qu’à des noms charismatiques ; sur cela, cf. aussi chap. VI.
83 Sur la distinction entre noms patriciens et noms plébéiens : infra, chap. IX.
84 Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome. Des origines à la fin de la République, Paris 1958, pp. 81-88.
85 Cf. supra, chap. II.
86 Tite-Live, II, 41, 5-6 : [...] saepe deinde et Verginium consulem in contionibus uelut uaticinantem audiebat ’pestilens collegue munus esse : agros illos in seruitutem iis qui acceperint laturos ; regno uiam fieri. Quid ita enim adsumi socios et nomen Latinum, quid attinuisset Hernicis, paulo ante hostibus, capti agri partent tertiam reddi, nisi ut hae gentes pro Coriolano duce Cassium habeant ? Popularis iam esse dissuasor et intercessor legis agrariae coeperat.
L’argument rappelle les débats qui ont précédé la guerre sociale ; mais on ne saurait pour autant en rejeter l’authenticité pour le Ve siècle : il s’inscrit parfaitement dans le contexte des traités – bien attestés-passés par Spurius Cassius avec les Latins en 493, puis avec les Herniques en 486 –, et dans la logique de l’opposition patricienne qui conduit à la condamnation du consul : cf. aussi supra, chap. II.
87 Sur cela encore, cf. supra, chap. III.
88 J. Champeaux, Fortuna..., en particulier pp. 358-359, souligne ce double caractère – aristocratique, mais non spécifiquement patricien – sans s’y attarder.
89 C’est-à-dire lors de la fondation sur l’Aventin du culte de Cérès, Liber et Libera, très vite suivie de la première sécession de la plèbe.
90 Sur le patronage des Valerii sur les rites de fondation, cf. infra, chap. VI.
91 Le discours que Tite Live prête à Canuleius en 446 av. J.-C. pourrait être à cet égard parfaitement explicite ; cf. par exemple Tite-Live, IV, 3, 4 : Altera conubium petimus, quod finitimis externisque dari solet [...] : « L’un de ces projets réclame le droit de mariage, qu’il est d’usage d’accorder à ses voisins et aux étrangers [...] » (éd. et trad. CUF) ; on remarquera au passage que le problème est aussi bien l’un des problèmes majeurs de la fin de la République – dans les décennies qui suivent l’intégration des Italiens dans la citoyenneté romaine – ou encore du principat d’Auguste et de ses successeurs – quand des peuples provinciaux se romanisent.
92 Sur le couple antithétique populus/plebs : cf. les observations d’A. Momigliano, Le origini della repubblica romana..., p. 29.
93 Cf. infra.
94 J. Cels-Saint-Hilaire et Cl. Feuvrier-Prévotat, Guerres, échanges, pouvoir, pp. 128-129 ; supra, chap II.
95 Tite-Live, II, 56,2-5 : [...] (Volero) rogationem tulit ad populum ut plebei magistratus tributis comitiis fierent. Haud parua res sub titulo prima specie minime atroci ferebatur, sed quae patriciis omnem potestatem per clientium suffragia creandi quos uellent tribunos aufferret. Huic actionigratissimae plebi cum summa ui resisterent patres [...] : « [Voléron] proposa au peuple un projet de loi qui donnait l’élection des magistrats de la plèbe à des comices par tribus. Ce n’était pas une petite affaire, sous une formulation à première vue peu dangereuse ; mais surtout elle enlevait aux patriciens tout pouvoir (omnem potestatem) de créer tribuns qui ils voudraient, par les suffrages de leurs clients. À ce projet très agréable à la plèbe, les patriciens devaient résister avec la plus grande violence [...] ».
96 Supra, chap III.
97 Denys d’Halicarnasse, VI, 89, 1 – corroboré par Cicéron selon Asconius, in Corn., 60 – l’atteste formellement pour 493 av. J.-C. ; et en 471, précise Denys d’Halicarnasse, la loi de Voléron transféra l’élection des tribuns de la plèbe des comices curiates aux comices par tribus : IX, 41, 2 ; R. M. Ogilvie, A Commentary..., p. 381, pense ces informations inacceptables, étant donné le caractère révolutionnaire (« revolutionary character ») des tribuns de la plèbe : mais un tel caractère n’est-il pas un présupposé de l’auteur, que démentent formellement les informations des Anciens ?
98 Supra, chap II ; contra : R. M. Ogilvie, A commentary…, pp. 378-380.
99 R. M. Ogilvie, A Commentary..., p. 378, le souligne ; cependant l’auteur, qui ne discerne pas de différence entre l’assemblée tribute constituée en vertu de la lex Publilia, et celle que légalise la « restauration » de 449, propose une tout autre analyse de l’ensemble du conflit de 471 : cf. pp. 379-380.
100 Tite-Live, II, 56, 10-12 : Occupant tribuni templum postero die ; consules nobilitasque ad impediendam legem in contione consistant. Summoueri Laetorius iubet, praeterquam qui suffragium ineant. Adulescentes nobiles stabant nihil cedentes uialori. Turn ex his prendi quosdam Laetorius iubet. Consul Appius negare ’ius esse tribuno in quemquam nisi in plebeium ; non enim populiu, sed plebis eum magistratum esse ; nec ilium ipsum summouere pro imperio posse more maiorum, quia ita dicatur : Si uobis uidetur, discedite, Quirites’. Facile et contemptim de iure disserendo pertubare Laetorium poterat. (éd. et trad. CUF)
101 Tite-Live, II, 56, 9.
102 Sur les rapports entre Quirites, Quirinus, et les comices curiates : F. Coarelli, Il Foro Romano, p. 193.
103 À ce moment-là, seule l’assemblée curiate devait avoir une existence institutionnelle ; A. Magdelain, Recherches sur l’imperium, a montré de façon très convaincante : 1) que l’assemblée curiate était antérieure aux autres assemblées ; 2) que l’assemblée centuriate avait dû se constituer sur le modèle de l’assemblée tribute, elle-même liée à l’élection des tribuns de la plèbe ; 3) que la première élection des consuls par l’assemblée centuriate pourrait être datée de 449 : cf. en particulier pp. 34-35.
104 Supra, chap III.
105 Denys d’Halicarnasse. X, 4 ; sur les différences entre l’élection des tribuns par l’assemblée curiate et par l’assemblée tribute, cf. Denys d’Halicarnasse. IX, 41-49.
106 A. K. Michels, The Calendar..., pp. 37-38.
107 Sur tout cela : supra, chap III et IV.
108 Supra, chap. IV.
109 Mais non l’unification économique et sociale, qu’ils ont en revanche, on l’a vu, cherché à freiner, et en tout cas à contrôler.
110 Tite-Live, III, 54, 9 : Praesto erit pontifex maximus qui comitia habeat : « Il y aura là le grand pontife pour tenir l’assemblée ».
111 C’est-à-dire dans le domaine d’Apollon : cf. Tite-Live, III, 63, 7 ; une telle localisation pourrait ne pas être non plus dépourvue de sens : J. Gagé, Apollon romain, pp. 120-129 ; cf. carte IX.
112 Tite-Live, III, 64, 5 : [...] pugnarent collegue ut liberas tribus in suffragium mitteret [...] : « [...] ses collègues le sommaient de laisser aux tribus la liberté de leur vote [...] ».
113 Tite-Live, III, 64, 7.
114 Si Ton suit Tite-Live, II, 33, 1, la loi de 493 av. J.-C. avait interdit l’élection de patriciens – et l’interdiction fut certainement renouvelée en 449 mais ni Tite-Live, ni aucune autre source, ne disent qu’elle ait jamais concerné leurs clients, ni que la loi ait en aucune façon empêché la participation des uns et des autres aux élections des tribuns de la plèbe : cf. supra, chap III.
115 Pas plus cependant que sous la loi de 493, il n’y a de raison de penser que sous celles de 449, les patriciens ont été exclus des assemblées tributes, et des procédures d’élection des magistrats de la plèbe.
116 J. Cels-Saint-Hilaire et Cl. Feuvrier-Prévotat, Guerres, échanges, pouvoir, en particulier pp. 125-128 et p. 142 ; pour de tout autres analyses, fondées sur de tout autres définitions des gentes et de la plèbe : J. Cl. Richard, Les origines de la plèbe...
117 Dans le même sens : G. Poma, Tra legislatori e tiranni..., en particulier p. 303.
118 Tite-Live, III, 55, est ici essentiel.
119 Sur ces trois lois, cf. les observations de M. Humbert, Institutions..., pp. 218-220 ; idem, Le tribunat de la plèbe..., pp. 431-503, et particulièrement ici pp. 445-448.
120 Tite-Live, III, 55, 3 : [...] legem centuriatis comitiis tulere’ut, quod tributim plebes iussisset, populum teneret’ (éd. et trad. CUF) ; pour le contenu de la loi : M. Humbert, Institutions, p. 218.
121 M. Humbert, Institutions..., pp. 218-220.
122 G. Poma, Tra legislatori e tiranni..., p. 306, pour la portée de cette loi.
123 Tite-Live, III, 55,6-7 : « [...] Ipsis quoque tribunis ut sacrosancti uiderentur – cuius rei prope iam memoria aboleuerat –, relatis quibusdam ex magno interuallo caerimoniis, renouarunt, et cum religione inuiolatos eos turn lege etiam fecerunt, sanciendo ’ut tribunis plebis, aedilibus, iudicibus decemuiris nocuisset, eius caput Ioui sacrum esset, familia ad aedem Cereris Liberi liberaeque uenum iret » (éd. et trad. CUF). Pour la consécration à Céres, Liber et Libera : cf. infra.
124 Tite-Live, III, 55, 10 : Tribunos uetere iure iurando plebis, cum primum earn potestatem creauit, sacrosanctos esse. (éd. et trad. CUF). Il est à peine besoin de souligner l’intérêt que manifeste Tite-Live pour cet aspect de la puissance tribunicienne, qui avait été conférée à Auguste dès 36 av. J.-C. et qui est vers 30-29 – au moment où Tite-Live écrit ce passage – un élément essentiel des pouvoirs d’Auguste ; elle le restera jusqu’à l’élection du Princeps au grand pontificat.
125 Tite-Live, III, 49, 1 ; 50, 13 ; 52, 4 ; 53, 6, etc.
Notes de fin
1 À propos du procès et de la mort de Virginie, J. Cels-Saint-Hilaire, Virginie, la clientèle et la liberté plébéienne : le sens d’un procès, Revue des études Anciennes, XCIII, 1991,1-2, pp. 27-37.
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