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Préface

p. 11-13


Texte intégral

1La naissance de l’historiographie moderne est intimement liée au développement de la philologie critique, qui, à partir de l’Humanisme, se construit dans l’exégèse de la Bible, en rapport avec la Réforme protestante. Cette même ligne de développement se remarque en ce qui concerne les origines d’une historiographie critique de Rome : ce n’est pas un hasard si Louis de Beaufort était un calviniste, émigré en Hollande pour fuir les persécutions

2La démolition de la vulgate annalistique sur la Rome archaïque, qui commence à ce moment, trouvera son accomplissement définitif en Allemagne, dans l’historiographie de la Restauration, et ensuite, dans celle du Positivisme de la fin du XIXe siècle : elle constitue une étape obligée pour l’édification d’une histoire moderne de Rome. Une fois épuisée sa fonction historique, essentiellement destructrice, « l’histoire critique » du XIXe siècle paraît désormais se complaire dans une normalisation académique totalement stérile et improductive elle n’est plus seulement une entrave salutaire aux reconstructions hasardeuses d’une historiographie traditionaliste (qui survit encore dans certains milieux provinciaux, mais reste le plus souvent inoffensive), mais elle représente surtout un frein au développement d’une recherche active et constructive sur la Rome archaïque, dont la nécessité et la possibilité sont apparues de plus en plus évidentes ces dernières années. Cette nécessité et cette possibilité n’avaient pas échappé aux représentants les plus avertis de la grande historiographie du XIXe siècle : la grande œuvre de Th. Mommsen sur le droit public romain est entièrement construite sur la perception d’une réalité institutionnelle qui plonge ses racines dans la constitution archaïque de la cité. La limite de cette imposante reconstruction vient peut-être de sa forme synchronique, du reste inévitable : des œuvres comme la monumentale Histoire de la Constitution romaine de Francesco de Martino ont démontré la possibilité de pratiquer une approche diachronique, et d’écrire une histoire des institutions romaines à partir des origines mêmes du processus.

3Cependant, la nouveauté la plus remarquable à l’heure actuelle dérive justement de la possibilité d’amplifier énormément les recherches de type synchronique et d’analyser l’histoire des institutions romaines dans un contexte plus large, à l’intérieur duquel celles-ci tendent à se situer pour la première fois dans une perspective réelle et vérifiable. Les nouveautés fondamentales apportées par les progrès extraordinaires de l’archéologie, de l’épigraphie, de la linguistique ne restent donc pas confinées dans le cadre limité d’une discipline, mais prennent une valeur dynamique, qui permet désormais d’envisager la possibilité concrète d’une véritable anthropologie historique de la Rome archaïque et républicaine.

4Ces critères méthodologiques, pleinement utilisés dans le présent travail, permettent d’en comprendre, au-delà des analyses particulières et des résultats (pourtant remarquables), la totale nouveauté et la fécondité.

5Janine Cels-Saint-Hilaire s’est placée ainsi, avec un grand courage, au centre même des problèmes de la constitution romaine et de son développement, clef de lecture déterminante de tout le processus historique qui fera d’une cité non seulement la dominatrice de la Méditerranée antique, mais (avec Athènes) un des modèles de référence indispensables de l’Europe médiévale et moderne.

6Comme l’avaient très tôt deviné les cerveaux politiques les plus lucides de l’Antiquité, comme Philippe V de Macédoine, le secret de l’extraordinaire réussite romaine est lié à la structure élastique de la citoyenneté. Alors que les cités grecques étaient de ce point de vue totalement fermées, Rome a toujours conservé une ouverture qui lui a permis d’intégrer non seulement les populations conquises, mais même les esclaves qui, après leur affranchissement, étaient inscrits de plein droit dans le corps des citoyens.

7Mais cette affirmation même revient à exclure la possibilité de développements « démocratiques » des institutions romaines : la fermeture et la limitation jalouse de la citoyenneté sont en effet des conditions essentielles des démocraties antiques, comme l’illustre parfaitement le cas d’Athènes. La nature oligarchique de la constitution romaine apparaît de façon transparente dans les sources antiques, et elle est explicitement affirmée, par exemple, par Cicéron. Cette limite ne sera jamais dépassée. L’histoire interne de Rome est, en dernière analyse, l’histoire des tentatives de « démocratisation » de la constitution : tentatives toujours vouées à l’échec, qui même si elles réussirent parfois à amplifier les dimensions du corps civique, ne franchirent jamais les limites rigides de la tradition oligarchique.

8L’histoire des institutions romaines, comme ces pages le démontrent, est celle d’un conflit très particulier : celui des plébéiens contre les patriciens, duquel dérive l’existence tout à fait originale à Rome de deux assemblées délibérantes : les comitia centuriata, instrument de la domination oligarchique, et les comitia tributa, qui étaient l’arme principale du renouveau plébéien. La transformation des tribus, qui, de simples cadres sont devenues assemblée délibérante, constitue justement la principale clef de compréhension de l’histoire politique romaine entre le début et le milieu de la République.

9C’est pour cette raison que le choix qui est fait de construire l’histoire de la libertas (et donc de la citoyenneté) républicaine sur la base de l’histoire des tribus permet de se situer au cœur même du système de la République romaine : il éclaire l’histoire des conflits entre patriciens et plébéiens et celle de la naissance et du développement des factions au cours de la moyenne République. Mais aussi et surtout il met en rapport l’évolution du droit de vote et de la citoyenneté avec les transformations socio-économiques qui porteront à la crise des structures archaïques et à l’affirmation des nouveaux modèles de la fin de la République.

10L’analyse la plus éclairante est celle du développement des tribus. L’auteur a justement évité de le situer dans un rapport trop mécanique avec l’extension du territoire romain, mais a démontré au contraire le rôle qu’elles ont joué dans la lutte pour le pouvoir entre les gentes patriciennes, avec leur base de clientes, et les nouvelles classes plébéiennes. C’est la première fois qu’une telle clef de lecture nous est donnée pour l’histoire de la Rome républicaine, avec toutes les retombées que cette approche permet également pour la compréhension du principat d’Auguste.

11Il n’est pas excessif d’affirmer que cette analyse, qui dépasse les apories des interprétations courantes (de celle, traditionnelle, de Lily Ross Taylor à celle, « hypercritique », d’Andreas Alföldi), constituera désormais une base fondamentale pour la compréhension de cet organisme si particulier qu’est la République romaine.

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