Chapitre VI. Groupes culturels et étude des élites
Résultats, historiographie, discussion
p. 145-173
Texte intégral
1À l’origine de cette typologie culturelle des députés français, une lacune gênante dans la documentation, rencontrée au cours de nos recherches sur la rhétorique parlementaire : l’analyse du contenu de textes et discours politiques est difficile à mener si l’on ne peut pas situer la formation et la culture de leurs auteurs. Il fallait donc élaborer un outil commode (une typologie) permettant de prendre en compte sans trop d’approximation la dimension culturelle dont l’importance déterminante est révélée par l’historiographie récente.
2Il ne s’agissait pas de faire œuvre théorique. Cependant, en élaborant les catégories que nous venons de décrire, nous ne pouvions pas ne pas rencontrer les nombreuses controverses qui, au cours des trente dernières années, ont vu s’affronter sociologues, politologues, et quelques historiens : débats sur les classes sociales, sur la notion de classe dominante, d’élite, discussions sur la place de la culture et de l’éducation dans la sélection sociale, etc. Pour présenter dans ce chapitre la synthèse des résultats de notre enquête, il est nécessaire de les relier aux arguments utilisés au cours de ces débats théoriques ou idéologiques.
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3On peut distinguer trois moments dans les recherches sur les élites, la culture et la politique. Le premier moment est conditionné par la guerre froide et par les combats des années 50 et 60 entre marxistes et libéraux. Le débat, marqué en France par la personnalité de Raymond Aron, oppose l’idée d’unicité d’une classe dominante à celle d’une pluralité d’élites dirigeantes. Le second moment découle de l’œuvre de Pierre Bourdieu : il introduit la notion de capital culturel ou symbolique comme élément déterminant de la sélection et de la reproduction de l’élite. Le troisième moment enfin est celui du recul de la controverse théorique : la question des élites est étudiée à travers des recherches plus concrètes, menées souvent par des historiens, s’attachant à analyser des populations plus ou moins réduites (les ministres, les élèves des grandes écoles, les professeurs d’université...) ; ces études permettent de mesurer la validité des constructions théoriques concurrentes.
4On voit que ces trois phases de la recherche sur les élites s’inscrivent dans une périodisation classique de l’histoire culturelle de l’après-guerre : opposition droite/gauche exacerbée pendant la guerre froide, mélange de radicalisme et de mise en cause des dogmatismes caractéristique de la période qui a suivi 1968, pragmatisme des années 80. Et nous avons trouvé dans chacune de ces trois approches les matériaux théoriques qui nous ont permis de construire notre étude.
Elites et classes dominantes
Un débat ancien
5« C’est bien le moindre, écrit Christophe Charle, que l’historien reconnaisse aux mots qu’il emploie une histoire ! »1. Lorsque nous parlons d’élite politique, lorsque nous définissons les caractéristiques sociales des députés dont nous analysons la culture, nous sommes les héritiers du débat qui a porté sur la notion de classe dominante. Chez les historiens, la question s’est posée surtout dans les années 60, à la suite de l’interprétation nouvelle que François Furet et Denis Richet donnaient de la Révolution française2. Mais c’était l’écho d’une controverse plus ancienne, entre sociologues et politologues.
6L’étude des dirigeants politiques s’en est longtemps tenue à l’analyse des articulations entre personnel politique et classes sociales. Les auteurs se situaient en référence à la théorie marxiste des classes sociales, même lorsqu’il s’agissait de la critiquer. Les concepts utilisés (classe dominante, fractions de classe) étaient communs aux différentes écoles, et les analyses des uns et des autres portaient sur les mêmes thèmes : essentiellement l’étude des relations entre pouvoir politique et pouvoir économique. C’est sur ce terrain que se sont développés deux modèles antinomiques : celui de la dépendance, plus ou moins directe, plus ou moins médiatisée par l’appel à des groupes intermédiaires, des dirigeants politiques vis-à-vis d’une classe dominante ; et celui de l’autonomie, plus ou moins complète, d’une élite politique. À l’intérieur de chacun de ces deux modèles, la question de l’unicité ou de la multiplicité de cette classe ou de cette élite venait diviser chaque camp en de nombreuses chapelles.
7Du côté marxiste, les théoriciens suivaient avec plus ou moins de nuances l’analyse du Marx de l’Idéologie Allemande sur la « division du travail dans la classe dominante entre travail matériel et travail intellectuel »3. Ils essayaient de mesurer le degré d’indépendance du groupe des gouvernants vis à vis d’une classe dominante unique : « L’autonomie relative des superstructures et leur efficace spécifique », explique Louis Althusser4 ; ou bien, avec Nicolas Poulantzas, les distinctions entre « fonction hégémonique » et « fonction régnante » qui décrivaient une répartition des rôles entre la classe dominante dans le domaine économique et les membres de la petite bourgeoisie chargés de servir au niveau politique les intérêts des premiers5.
8Du côté de la théorie des élites, s’opposaient ceux qui, avec Pareto et Wright Mills6, décrivaient le pouvoir d’une élite dirigeante unique et ceux qui, de Schumpeter7 à Robert Dahl8, insistaient sur la concurrence entre fractions dirigeantes. Mills étudie la fusion progressive entre les élites économiques, politiques et militaires en une seule classe dirigeante homogène et oligarchique. Cette élite se renouvelle par une cooptation plus ou moins tacite ; dans le domaine de la politique, l’élection n’est qu’un leurre qui dissimule la mainmise sur le pouvoir par le groupe dirigeant dont les membres sont pour partie des politiciens, pour partie des techniciens de l’administration, pour partie des propriétaires d’entreprises. Peu importe les différences d’origine : ce qui compte, c’est la reconnaissance mutuelle qui, selon qu’elle est ou non accordée, intègre ou exclut du cercle du pouvoir. Dans cette vision de l’oligarchie, Mills s’oppose à toute idée de classe dominante ; il retrouve et prolonge la tradition élitiste américaine illustrée avant-guerre par Michels et Pareto9. On retiendra en particulier, pour ce qui concerne notre domaine de recherche, que la reconnaissance mutuelle des membres de l’oligarchie est en grande partie fondée sur la complicité intellectuelle et le partage d’une culture et d’une éducation spécifique : « Cette similarité générale d’origine entre les membres de l’élite est accentuée et approfondie par le fait que leur éducation se conforme de plus en plus à un même schéma »10.
9Dahl montre, sur un exemple local, New Haven, la diversification croissante des groupes proches du pouvoir dans ce qu’il appelle une polyarchie : il insiste sur l’hétérogénéité des segments du groupe dirigeant, dont les membres ont des origines sociales diverses et des intérêts contradictoires. Et Joseph A. Schumpeter voit dans le conflit entre élites dirigeantes la garantie de la démocratie. Pour ce dernier, l’élite politique, composée de professionnels sélectionnés par l’élection, n’est qu’une des élites concurrentes, et c’est cette concurrence même qui, limitant le pouvoir de chaque groupe, permet le maintien du régime démocratique.
10En France ce débat sur l’homogénéité d’une élite dominante ou la rivalité de groupes dirigeants a été très brillamment synthétisé par Raymond Aron qui décrit un double mouvement de différenciation des groupes dirigeants dont les contours complexes varient avec l’évolution de l’économie, et d’intégration d’une classe de professionnels de la politique, issus de milieux sociaux divers et représentant des idéologies opposées, mais unies par un langage et des intérêts communs. On note surtout qu’ouvrant la voie à nos problématiques actuelles, Raymond Aron insiste particulièrement sur les aspects culturels qui permettent à la classe politique de trouver sa cohérence et son unité. Il en fait une des conditions nécessaires au fonctionnement du régime démocratique : « Tout régime est menacé où les diverses catégories dirigeantes ne se plient pas aux mêmes règles »11.
11L’insistance prémonitoire de Raymond Aron sur les deux thèmes de la profession politique et de la tradition culturelle, qui le distinguent de ses sources américaines, n’est pas surprenante, si l’on se réfère à un double héritage intellectuel. Il y a d’abord la filiation avec la pensée de Max Weber : Aron est le préfacier de l’édition - tardive en France - de la célèbre conférence de Weber, Le savant et le politique12 où les hommes politiques sont présentés comme des techniciens, professionnels de la parole et de l’art de convaincre, préparés à ce métier par une formation universitaire adéquate : d’où le nombre des députés juristes ou enseignants.
12L’autre héritage est celui de la tradition française de science politique. Dès les années vingt, les analystes insistent sur le métier de parlementaire décrit, souvent avec une nuance péjorative qui répond à l’antiparlementarisme latent de leurs lecteurs, comme une profession répondant à une qualification culturelle spécifique. Ces auteurs d’avant-guerre, journalistes ou hommes politiques anticonformistes, n’utilisaient ni les conceptualisations des philosophes ni l’appareil scientifique des sociologues. Ils présentaient leurs thèses sous la forme de pamphlets politiques ou d’essais littéraires. Pour autant il ne faut pas négliger leurs intuitions souvent très lucides que bien des recherches actuelles ne font que confirmer. Des intellectuels modérés, Halévy, Jouvenel, Thibaudet, dialoguent avec des politiciens de droite et du centre droit, Barthou ou Tardieu, avec la complicité de la maison Grasset et à travers des références croisées que l’on retrouve dans les titres de leurs ouvrages (La République des camarades, La République des ducs, etc.)13.
13André Tardieu, par exemple, décrit les députés comme des personnalités qui n’ont « ni les mêmes origines, ni les mêmes conceptions » mais qui ont en commun « le même état d’esprit : venus là par les mêmes moyens, au travers des mêmes difficultés, ils ont des occupations identiques, ils siègent sur des bancs qui se touchent, ils reçoivent leurs électeurs et leurs maîtresses dans les mêmes petits salons, ils ont le même bureau, la même bibliothèque, le même papier à lettres et la même buvette. »
14Parallèlement, les professeurs de sciences politiques développent les mêmes analyses, sous des formes plus universitaires. Dès 1913, André Siegfried décrit la personnalité politique d’une région, l’Ouest de la France, comme résultante de ses traditions culturelles et historiques14.
15Après la seconde guerre mondiale, Léo Hamon montre que « l’Assemblée doit présenter, au moins dans sa très grande majorité, une certaine homogénéité de formation sociale et intellectuelle et de sentiments, sans laquelle on assisterait à un perpétuel dialogue de sourds, si ce n’est à des affrontements que la publicité recherchée et obtenue rendraient d’abord spectaculaires, puis violents et bientôt insupportables au pays tout entier. »15 Et plus récemment, Pierre Bimbaum analyse à son tour la classe des professionnels de la politique ; il résume les étapes de son émergence et montre que, dissociée du pouvoir économique et administratif, elle se rapproche par sa formation intellectuelle des autres groupes dominants16.
Intérêt et limites d’une typologie culturelle
16Tous ces travaux ont fixés d’abondants repères qui éclairent les enjeux théoriques de notre recherche ; les concepts des uns et les intuitions des autres ont fourni les principales pistes que nous avons explorées. Mais on ne dispose pour la France que de peu d’études concrètes permettant de confronter les thèses en présence à une réalité historique et de vérifier ainsi l’intérêt opératoire des concepts qu’elles proposent.
17Pour la fin de la Belle époque, la thèse de Jean Estèbe sur les « Ministres de la Républiques »17 montrait que les analystes avaient tendance à exagérer l’idée d’une conquête du pouvoir par la petite bourgeoisie au moment de la victoire des Républicains. S’il y a bien eu, dans le groupe des dirigeants politiques, un recul des notables traditionnels, ceux de l’ancien régime et des restaurations, et si l’on voit apparaître des ministres issus de la toute petite bourgeoisie, proches des classes populaires, ces changements sont lents, tardifs et de faible ampleur : de 1870 à 1914, les propriétaires de terres et d’entreprises représentent encore une partie importante du personnel ministériel, aux côtés d’une majorité de ministres issus des couches supérieures de la moyenne bourgeoisie. Jean Estèbe insiste aussi sur l’importance de la formation des humanités et de l’école de Droit dans la création d’une culture commune à cette élite politique.
18Pour l’ensemble de la période étudiée, on ne dispose que de l’étude statistique de Mattei Dogan18, parue en 1967 et systématiquement réutilisée par tous les auteurs postérieurs. Nous donnons en annexe un de ses tableaux, sur le niveau scolaire des députés. Ces chiffres ont l’avantage de recouper nos propres résultats. Mais issus d’un comptage rapide et des seuls niveaux scolaires, ils sont trop peu détaillés pour permettre une analyse fine des modèles culturels représentés au Parlement.
19Notre travail cherche donc à combler une lacune dans les études historiques sur le Parlement et à affiner par une étude concrète les tendances discernées par les politologues et les modèles élaborés par les sociologues. Auparavant, il nous faut mettre en question la légitimité de l’appartenance culturelle comme critère de classement. Il s’agit en effet d’une variable bien vague, difficile à définir. Il y a nécessairement une bonne part d’arbitraire dans les frontières que nous avons été amenés à tracer entre les divers groupes culturels. Et ces catégories correspondent partiellement aux groupes sociaux classiques étudiés par les historiens de la société : on peut alors se demander si la variable culturelle est suffisamment indépendante de l’origine sociale des députés pour permettre la construction de catégories qui ne soient pas un simple décalque des classes sociales ou des catégories socioprofessionnelles19..
20Les résultats de notre travail apportent, croyons-nous, une réponse à ces objections. La typologie montre qu’il est en effet possible d’utiliser la formation intellectuelle comme critère discriminant pour constituer des groupes cohérents. Et on peut mesurer cette cohérence dans l’étude que nous avons menée pour chacun des groupes. On constate d’abord qu’ils ne sont pas strictement réductibles aux groupes sociaux, même si, évidemment, les deux classifications sont liées : il n’y a pas que des députés d’origine prolétaire chez les primaires et que des députés d’origine bourgeoise chez les juristes ; le groupe des littéraires mêle les héritiers dilettantes et les boursiers devenus professeurs. En outre, dans chacun des groupes, l’étude des contenus de la formation permet de souligner l’homogénéité de l’univers intellectuel commun à leurs membres, quelles que soient leurs origines sociales. Il y a certes des variantes et des sous-groupes ; mais on a pu montrer que les membres de chaque catégorie ont des attitudes, des références et des valeurs communes. Cela explique bien des amitiés, bien des complicités qui peuvent sembler étranges quand elles réunissent des députés politiquement opposés et d’origines sociales différentes.
21L’analyse des comportements politiques a mis aussi en évidence les liens entre culture et politique : une formation primaire met le député en position d’infériorité dans un monde où triomphe une rhétorique savante, et le conduit soit à un conformisme respectueux et souvent silencieux, soit à une agressivité provocante ; on peut aussi opposer la rigidité intellectuelle et la fidélité dans l’engagement de ceux qui ont une formation littéraire (Guesde, Delcassé, Cachin, Herriot...) à la souplesse des juristes mieux formés à la recherche du compromis et à l’acceptation de la réalité (Briand, Chautemps, E. Faure). Enfin, dernière et classique étape d’une démarche typologique, on a pu décomposer chacune des catégories en sous-groupes à partir des variantes scolaires ou professionnelles, et affiner la description de ces groupes et sous-groupes en faisant appel à d’autres critères plus classiques d’étude d’une population : origine sociale, parcours professionnel, orientation politique, génération.
22La typologie culturelle paraît donc opératoire. Non seulement elle crée des catégories cohérentes, non réductibles aux catégories sociales, mais encore ces regroupements permettent de mieux comprendre les attitudes et les engagements des hommes politiques : l’appartenance à telle ou telle sphère intellectuelle explique souvent des réactions ou des évolutions politiques qui ne correspondent ni à l’origine sociale du député, ni à ses convictions idéologiques. Ce constat permet d’étayer l’intuition des journalistes, politologues et sociologues d’avant-guerre qui faisaient du facteur culturel et de l’évolution des traditions intellectuelles des éléments privilégiés pour l’analyse des changements politiques.
23Il faut pourtant souligner les limites des catégories que nous avons élaborées et discuter leur validité. D’abord, elles concernent une population, les députés, qui a des caractéristiques très particulières. Cette population offre l’avantage d’être facile à étudier à partir de biographies nombreuses. Mais on a vu que les formations universitaires sont sur-représentées : pour un autre échantillon de population, moins privilégiée, on aurait été amené, à l’inverse de ce que nous avons fait, à détailler en plusieurs catégories ceux qui ont une formation primaire. Notre typologie est donc adaptée à notre échantillon mais guère transposable telle quelle à une autre population.
24Par ailleurs, en modifiant les critères du découpage, on aurait pu créer d’autres catégories culturelles et une typologie bien différente. Ainsi nous avions envisagé de réunir ensemble toutes les formations supérieures auxquelles on n’accédait que par des concours de haut niveau, garants scolaires d’une sélection au mérite : grandes écoles scientifiques et littéraires, conférence des avocats, concours de la haute fonction publique (Conseil d’État, Inspection de Finances), internat des hôpitaux. Nous y avons renoncé parce qu’à l’examen, cela manquait de cohérence : en dépit du point commun d’une dure sélection scolaire, on ne notait guère de ressemblance significative, culturelle, sociale ou politique, entre ses membres. De même, on aurait pu envisager d’insister sur l’opposition entre culture rurale et culture urbaine, ou entre telle ou telle culture régionale ; mais on aurait manqué là de critères simples, discriminants et objectifs pour définir les limites de chaque catégorie.
25C’est dire la part importante de subjectivité qu’il y a dans le choix des catégories et des critères de classement. L’appel à un critère simple, le niveau scolaire, permet certes d’introduire un repère plus objectif et quantifiable, avec cependant l’inconvénient de trop centrer l’attention sur la culture transmise par le système scolaire. Et ce critère se révèle parfois insuffisant : nous avons été contraint d’y ajouter un critère social pour distinguer primaires et héritiers. La définition des limites et des contours de chaque catégorie est parfois bien difficile à établir : il est, à l’occasion, malaisé de distinguer le paysan du grand propriétaire ; il est éminemment discutable de regrouper dans la même catégorie l’instituteur et l’analphabète. Le cas marginal des ecclésiastiques est à cet égard exemplaire. Nous les avons inclus dans le groupe des « spécialistes » plutôt que dans celui des « littéraires », parce qu’il nous a semblé que leur comportement politique et leurs origines sociales les rapprochaient plus des premiers. Mais le choix inverse aurait pu être justifié. Or, même s’ils sont peu nombreux, ils auraient sensiblement modifié les comptages que nous avons opérés dans la catégorie, elle-même peu nombreuse, des « littéraires ».
26C’est bien le signe que les statistiques que nous produisons en annexe, pour justifier notre échantillon, doivent être utilisées avec circonspection, et c’est pourquoi nous n’en avons nous-même fait qu’un usage prudent et rare. Dans un domaine où les catégorisations restent encore à tester et à définir avec précision, une modification minime des critères de définition peut conduire à modifier de façon notable l’importance que l’on attribue à tel ou tel petit groupe, à telle ou telle évolution.
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27On retiendra donc trois séries de difficultés. D’abord celles que l’on trouve dans toute tentative de typologie : choix des catégories, tracé de limites nettes et indiscutables, ambigüité des cas particuliers. S’y ajoutent les problèmes liés à une matière nouvelle et peu explorée, pour laquelle on ne peut guère prendre exemple sur des travaux similaires : je n’ai pu trouver d’autre exemple d’essai de typologie culturelle. Et pour finir, le concept même de critère culturel implique de par sa nature des analyses et des évaluations qui font nécessairement appel à la subjectivité.
28Il est probable que le rapide développement de l’histoire culturelle devrait à l’avenir diminuer ces inconvénients : la confrontation de plusieurs typologies culturelles, établies sur des populations différentes, devrait permettre peu à peu, comme ce fut le cas pour les catégories sociales, d’obtenir des groupes ou des critères plus objectivement définis et plus commodément utilisables.
Élite et représentation démocratique
29Lorsque l’on examine les résultats de notre enquête, on constate que l’approche culturelle permet de poser d’une façon renouvelée la question de l’unité ou de la diversité du groupe des dirigeants politiques donc de l’existence d’une classe politique, telle que la définissent Max Weber ou C.W. Mills. Si l’on se réfère au modèle d’une classe dirigeante homogène, on s’attendra à trouver une culture dominante caractéristique de cette élite ; si l’on préfère le modèle d’une multiplicité de groupes concurrents dans la conquête du pouvoir politique, on privilégiera ce qui oppose les catégories culturelles les unes aux autres. Le passage du critère social au critère culturel peut donc être un moyen d’enrichir le débat par des arguments nouveaux, en utilisant des données plus immatérielles, plus difficiles à quantifier mais sans doute plus adaptées à une sphère où dominent les représentations symboliques.
30On peut utiliser les résultats de notre recherche aussi bien pour confirmer la diversité des origines de l’élite politique que pour appuyer l’idée d’un groupe dominant homogène. En effet, on a vu que la Chambre des députés présente, dans sa composition, les principaux types de formation que l’on rencontre dans l’ensemble de la société : ce constat conduirait à développer l’idée de conflits entre groupes culturels et à insister sur ce qui les oppose. Mais en même temps, cette composition donne une image extrêmement déformée des groupes culturels existants dans la population : elle privilégie les formations universitaires. Cette seconde constatation conduit, alors, à mettre en valeur les éléments d’unité et de consensus créés par la dominante universitaire et humaniste.
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31La diversité des groupes culturels représentés est conforme à l’image démocratique que se plaît à donner de lui-même le régime de la IIIe République. Elle prouve qu’effectivement, aucune barrière ne sélectionne l’accès aux fonctions électives et au pouvoir d’État.
32Cela renforce la légitimité du système de représentation parlementaire : chaque électeur peut trouver, dans l’assemblée, un parlementaire qui partage ses origines, qui connaît ses conditions de vie, ses sentiments, sa façon de voir le monde. Nombre de députés jouent de cette complicité, souvent plus culturelle que sociale, comme d’un argument électoral : la connaissance du patois, des traditions locales, des problèmes agricoles permettent de compenser l’éloignement parisien de l’élu. Le maintien d’un nombre important de propriétaires terriens, malgré les changements de modes de scrutin et malgré la médiation de partis politiques dirigés par les citadins, montre que la représentation nationale reflète bien la situation d’une France qui jusqu’à la fin de la IVe République est toujours profondément rurale.
33Les conflits culturels, que nous avons repérés dans l’analyse des différentes catégories, sont les signes et la conséquence de cette représentativité : ils reproduisent au Palais Bourbon les oppositions et les solidarités culturelles à l’œuvre dans la société. Le principal, on l’a vu, oppose ceux qui ont une formation secondaire à ceux qui n’en ont pas. Propriétaires et prolétaires se sentent isolés parmi les autres députés et vivent mal cette exclusion de fait pour cause de culture non conforme : c’est principalement parmi eux que se recrutent les opposants au régime, antiparlementaires de droite ou de gauche. Au-delà de cette opposition centrale, c’est bien en termes de rupture entre groupes culturels que les analystes contemporains évoquaient les grandes phases de l’alternance sous la IIIe République. Daniel Halévy voit la République des avocats succéder à celle des notables20 ; Louis Barthou analyse l’intrusion, en 1919 des « compétences » extérieures au monde politique21 et Albert Thibaudet22 observe, avec la victoire du Cartel des Gauches, le triomphe des professeurs, dont les figures emblématiques sont les trois normaliens, Blum, Herriot et Painlevé, sur les juristes.
34On a dit aussi que les contradictions entre générations correspondent pour une large part à des oppositions culturelles. Les complicités intellectuelles acquises pendant les années de formation sont souvent à l’origine du sentiment de solidarité qui unit les membres d’une même classe d’âge. C’est particulièrement vrai, bien sûr, chez ceux qui ont été étudiants. À une époque où les facultés de province étaient peu nombreuses et souvent dédaignées par ceux qui se destinaient à une carrière publique, ils vivaient dans les mêmes quartiers de Paris, fréquentaient les mêmes cercles, les mêmes salons, les mêmes cafés. Ils militaient souvent dès ces années de jeunesse dans des organisations politiques, ensemble ou déjà adversaires, partageant les mêmes critiques pour les erreurs de leurs aînés. Leurs études portaient sur des matières de plus en plus techniques, différentes de celles qu’avaient étudiées leurs parents. En somme, on le sent bien dans les récits de jeunesse, c’est d’abord un fossé culturel qui sépare les générations, même si par la suite, c’est souvent la référence à un événement historique (les tranchées, le Front Populaire, la Résistance) qui permet aux membres d’une même classe d’âge de définir l’identité de leur groupe.
35Ces diverses oppositions entre groupes culturels reproduisent en fait à l’Assemblée les conflits d’influence qui, dans une petite ville, opposent entre eux leaders populaires, notables traditionnels, professions libérales et enseignants. Mais si l’on sent l’importance de ces complicités intellectuelles ou de ces exclusions culturelles, il est difficile, à travers une simple typologie, d’en décrire les mécanismes et les limites. On ne trouve guère de trace institutionnelle de liens intellectuels qui transcendent les partis et les classes sociales, et les biographies ou les mémoires n’en gardent pas toujours le souvenir : l’ancien député est prêt à se justifier d’une amitié atypique mais il aurait du mal à expliquer l’estime ou la complicité qui le lient, souvent de façon inconsciente, à un collègue qui utilise le même langage et les mêmes références. C’est à travers l’analyse du contenu culturel des discours à la tribune que nous espérons pouvoir mettre en évidence ces similitudes de pensée, et leurs conséquences dans l’action politique.
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36On peut opposer à la diversité des catégories culturelles une certaine unité des références intellectuelles qu’utilisent les députés, liée aux contenus de l’enseignement secondaire. Car si la composition culturelle de la Chambre est bien le reflet des types de culture présents dans la société française, c’en est un reflet extrêmement déformé et qui privilégie les formations universitaires : à une époque où moins de 5 % des français ont passé leur baccalauréat, les députés sont bacheliers pour 70 % d’entre eux. De ce point de vue, notre étude confirme la spécificité et l’unité d’une « classe politique ». Une scolarité similaire et un véritable dressage aux bonnes manières et à l’acceptation de la hiérarchie, donnent aux députés un comportement commun qui correspond à peu près à cette « courtoisie » sans cesse réclamée par les orateurs et toujours décrite comme une qualité indispensable à une grande carrière politique : riche vocabulaire, goût pour la rhétorique, références nombreuses à l’antiquité, à la littérature et à l’histoire, attitude et codes de conduite qui permettent de se comprendre à demi-mot et de savoir jusqu’où on peut aller sans rompre le débat. André Tardieu insistant sur la complicité entre collègues qui se tutoient23, ou Jules Moch parlant d’un « milieu de niveau culturel moyen, plutôt élevé »24 montrent que les analystes contemporains ont nettement conscience de cette communauté d’esprit.
37Le « niveau culturel moyen » qui unifie alors la classe politique correspond en France au baccalauréat. On a vu comment ses contenus humanistes et littéraires marquaient le seuil culturel déterminant en deçà duquel le responsable politique est plus ou moins marginalisé. Ce niveau implicitement requis explique d’ailleurs en partie l’ambiguïté de l’attitude des électeurs populaires vis-à-vis des députés : on craint l’incompétence d’un élu trop peu cultivé ou on constate son incapacité à agir efficacement ; mais s’il s’acculture, s’il se met à partager les codes de conduite et le langage dominant au Parlement, il trahit, il « met de l’eau dans son vin », et, devenu politicien professionnel, il paraît pactiser avec l’adversaire et rejoindre le camp des classes dirigeantes. L’antiparlementarisme trouve une partie de son origine dans ce dilemme.
38Il est probable que l’existence d’une complicité culturelle est une condition nécessaire au fonctionnement du régime parlementaire. L’absence d’un consensus minimal, d’un langage commun et d’une connaissance des règles implicites de comportement qu’apporte un certain niveau d’éducation rend très difficile ou impossible la discussion parlementaire, la négociation, les compromis qui permettent de dégager des majorités et aussi d’éviter des décisions extrêmes trop dangereuses. C’est d’une certaine façon ce qui se passe sous la IVe République : notre troisième génération comporte moins de politiciens professionnels. Les députés sont mieux répartis sur l’ensemble des groupes culturels : moins d’avocats, plus de primaires, de professeurs et de hauts fonctionnaires. Les origines sociales sont plus variées et plus contradictoires, d’où les difficultés à se comprendre et à négocier qui rendent plus difficile la constitution de majorités.
Pierre bourdieu et la notion de capital culturel
La Noblesse d’État
39Les travaux de Pierre Bourdieu et de son équipe ont totalement renouvelé la question de l’étude des élites. Son approche anthropologique de la question du pouvoir le conduit à démontrer que c’est par la transmission d’une tradition culturelle (un habitus) qu’un groupe dominant peut perpétuer sa domination et en même temps légitimer ses privilèges.
40Ayant établi dans La Distinction25 que « la structure de l’espace social tel qu’il s’observe dans les sociétés différenciées est le produit de deux principes de différenciation fondamentaux, le capital économique et le capital culturel », il montre dans « La Noblesse d’État » que « l’institution scolaire qui joue un rôle déterminant dans la reproduction de la distribution du capital culturel, et, par là, dans la reproduction de la structure de l’espace social, est devenue un enjeu central des luttes pour le monopole des positions dominantes. »26
41L’analogie27 entre l’héritage d’un patrimoine matériel (le capital) et la transmission d’une tradition intellectuelle (le capital culturel ou capital symbolique) structure une démonstration qui récuse l’opposition, répandue par l’idéologie scolaire de la IIIe République, entre l’élite scolaire, dont les succès professionnels et les privilèges qui en découlent ne dépendraient que du mérite individuel (intelligence et travail acharné) et l’ancienne noblesse, qui n’a su asseoir ses privilèges que sur la naissance et l’héritage. « C’est donc avec tout cet univers de représentations plus ou moins inconscientes, et d’autant plus insidieuses qu’elles étaient entourées d’une aura de progressisme, qu’il fallait rompre pour être en mesure de découvrir peu à peu que, à travers la transmissions de connaissances parfois universelles et émancipatrices, comme les savoirs scientifiques, s’accomplit une opération magique (ou religieuse au sens de Durkheim) : l’école laïque, souvent anticléricale, opère des coupures sociales, des actes de consécration ou d’ordination qui, comme l’adoubement selon Marc Bloch, et tous les rites d’institution, instituent des ordres [...], corps réservés du commun, à la façon de l’ancienne noblesse de sang, et, en ce sens, sacrés. »
42On a pu montrer, dans cet ouvrage, comment le mode de sélection de l’élite politique correspond en tout point à cette analyse. On a vu comment, dans leurs souvenirs ou dans leurs discours, les députés défendent cette vision méritocratique de la société et insistent sur les parcours exemplaires qui entretiennent l’illusion démocratique. Ils se présentent souvent eux-mêmes comme l’exemple – exceptionnel, mais réel – qui démontre la possibilité d’une promotion sociale par l’école. Mais on a vu comment, même dans le petit nombre de cas où l’on croit pouvoir montrer qu’un enfant de milieu défavorisé accède à une position intellectuelle reconnue et indiscutée (Jaurès, Cogniot, Cachin), on trouve des antécédents familiaux qui disposent d’un capital culturel non négligeable à transmettre.
43Le concept de capital symbolique et la mise en évidence de l’importance des éléments culturels pour expliquer la formation et les réactions du personnel dirigeant se révèlent être des moyens privilégiés pour aborder la complexité des situations concrètes, des cas particuliers, des évolutions politiques d’un individu, d’un parti, d’un groupe politique ou culturel. Une analyse qui ne se fonderait que sur l’étude des origines sociales ne pourrait rendre compte de cette complexité. Surtout, le détour par l’étude des héritages culturels permet en partie d’échapper au débat sur les classes dominantes : en montrant que la « classe dirigeante » peut se découper en de nombreuses catégories culturelles, on évite la question de l’unité d’une seule classe ou de la multiplicité des élites. Il y a bien une élite dirigeante qui tend à unifier ses codes et ses valeurs autour d’un patrimoine symbolique, ce qui lui permet de rejeter les intrus issus des couches culturellement défavorisées ; et en même temps, il y a bien au sein de cette élite une réelle variété de cultures, que nous avons essayé de mesurer et qui explique les conflits, les concurrences et les incompréhensions entre les divers groupes qui ne disposent pas du même type d’héritage symbolique.
44On peut retrouver ici et expliquer l’intuition de Raymond Aron sur les tendances simultanées à la fusion et à la dissociation des élites politiques. Ainsi les phases d’ouverture sociale du Parlement (Front populaire, IVe République) se traduisent-elles par un blocage culturel qui aboutit à un blocage politique. Faute de partager le même langage, les mêmes références, le même capital symbolique, les groupes ne peuvent d’entendre : incapables de se comprendre, ils ne peuvent envisager de négocier ni de passer les compromis indispensables au fonctionnement d’une assemblée délibérative. Mais ces moments de dissociation sont compensés par un processus continu d’intégration : soit que les partis ouvriers attirent des transfuges des groupes culturels privilégiés ; soit que les députés d’origine populaire acquièrent en plus grand nombre les titres scolaires qui légitiment la participation au pouvoir par l’effet d’une ouverture plus large de l’enseignement secondaire ; soit enfin par l’intégration d’élus ouvriers autodidactes, modestes et pleins de respect pour la culture de l’élite intellectuelle, et par avance convaincus de la supériorité de leurs collègues diplômés. Ainsi se reconstitue un accord implicite sur les codes légitimes (codes moraux, de langage, d’attitude correcte, de politesse etc.) dont l’utilisation permet à nouveau le bon fonctionnement du Parlement.
45On peut contourner de la même façon le débat sur l’autonomie ou la dépendance des élites politiques vis-à-vis des classes dirigeantes, en insistant sur les éléments culturels qui sont au cœur des discriminations sociales.
46D’un côté, la dépendance est évidente mais indirecte dès lors que l’on mesure la force de l’habitus culturel dominant qui, plus ou moins consciemment, guide les députés dans leurs choix. L’éducation reçue conduit à éliminer les options extrêmes irrecevables ; un code de valeurs et un stock limité d’analogies historiques canalisent la réflexion et l’imagination des députés. C’est ce qui permet d’expliquer l’exclusion qui se manifeste à l’égard des partis (communistes avant-guerre, poujadistes après) ou des individus (voir par exemple le cas d’Arisitide Jobert ou ceux des députés « alphabétiques » du PCF) qui n’acceptent pas (ou qui ne peuvent pas suivre, faute d’une éducation adéquate) le rite culturel qui règle le fonctionnement parlementaire.
47À l’inverse, on peut trouver la preuve de l’« autonomie intellectuelle » de la classe politique vis à vis des autres élites dans l’extrême diversité des cultures rassemblées et dans les choix des députés, souvent opposés à ceux des autres élites dirigeantes. Pierre Bourdieu étudie cette autonomie comme une expression de la lutte symbolique menée par les différentes fractions de classes dans les conflits symboliques et indique explicitement sa volonté « d’échapper à la réduction brutale des produits idéologiques aux intérêts des classes qu’ils servent (effet de « court-circuit » fréquent dans la critique « marxiste ») sans succomber à l’illusion idéaliste consistant à traiter les productions idéologiques comme autosuffisantes et auto-engendrées justiciables d’une analyse pure et purement interne (sémiologie) »28.
48Au total, la prise en compte de la notion de capital symbolique permet d’intégrer les multiples nuances que l’analyse des classes sociales a mise en évidence, chez les élites comme dans les groupes dominés, tout en maintenant un clivage central, hérité du matérialisme dialectique, entre une culture dominante et une culture dominée. On évite ainsi un dogmatisme marxiste stérilisant sans pour autant renoncer au dualisme qui sous-tend l’idée de lutte des classes.
Nos résultats
49Il est séduisant d’essayer de mettre en œuvre le concept de capital symbolique dans le monde des parlementaires à travers une typologie, en appréciant dans quelle mesure ce concept permet de construire des catégories cohérentes et pertinentes. Notre raisonnement peut se formuler de la façon suivante : s’il est exact que, surtout à partir des années vingt, c’est bien le capital symbolique hérité, et plus particulièrement sa validation scolaire par le diplôme ou le concours, qui structurent la distribution du pouvoir et des privilèges y afférent, il doit être possible d’utiliser cette variable clef pour définir des groupes aussi homogènes que possible. Construite sur le modèle des classes sociales ou des groupes professionnels, cette répartition permet d’étudier l’ensemble d’une population et de décomposer les motivations et les moyens d’action de ses membres. Bref, la création d’une typologie doit permettre de tester l’efficacité du concept dans l’étude et la description d’une réalité concrète. Une telle mise en œuvre d’une notion complexe, élaborée dans une démarche sociologique et non historique, peut paraître abrupte et périlleuse ; mais il est dans la nature même de la recherche historique de tenter de confronter un concept et une réalité sociale datée.
50Or les députés français de 1910 à 1958 constituent une population qui se prête extrêmement bien à cet essai de mise en catégorie :
- ils se trouvent, par définition, au cœur de la problématique du pouvoir et de la sélection de l’élite dirigeante ;
- par les mécanismes de l’élection et de la carrière politique, qui tendent à privilégier ceux qui ont une formation de haut niveau, leur culture est rendue suffisamment homogène pour éviter d’avoir à faire face à une trop grande variété de parcours et à d’insolubles problèmes de classification ;
- mais ce capital culturel est aussi suffisamment divers pour permettre de constituer une série de catégories qui correspondent aux principaux types de formations culturelles présentes dans la société ; on trouve les mêmes groupes culturels à l’Assemblée et dans la société entière, même si la représentation nationale déforme notablement l’importance relative de chaque catégorie ;
- enfin, c’est une population qui a été très étudiée : l’existence de dictionnaires biographiques, de livres de souvenirs, de mémoires, de synthèses d’historiens sur un personnage, une catégorie ou une époque, offrent un accès facile à des renseignements que l’on ne peut obtenir, dans d’autres cas, qu’après de longues enquêtes.
51Nos résultats montrent la cohérence des catégories culturelles ainsi définies. Les catégories culturelles ne sont pas réductibles à des classifications sociales : on le voit par exemple chez les littéraires où se côtoient à peu près à égalité boursiers et héritiers.
52L’analyse les comportements politiques des membres de chaque groupe, montre une similitude, non dans l’engagement à droite ou à gauche, mais dans la façon de concevoir le rôle du Parlement et celui des parlementaires. Ainsi le contraste est net, dans leurs carrières comme dans leurs attitudes de députés, entre l’inspecteur des finances Joseph Caillaux et l’universitaire Jacques Bardoux, qui sont pourtant issus du même milieu social, alors que l’on voit se développer une complicité paradoxale d’avocats entre un Poincaré et un Briand, que tout oppose, tant leurs milieux d’origine que leurs idéologies, leurs caractères, leurs éloquences.
53De façon plus générale, nous avons insisté, au long de cette étude, sur tous les indices qui montraient le rôle d’intégration et d’exclusion joué par la formation culturelle des députés ; d’une génération à l’autre, celle-ci tend à s’identifier de plus en plus, aux savoirs transmis par le lycée et par l’université. La diversité des formations jointe à l’âpreté du combat politique exacerbe la fonction discriminante de la culture : tous les moyens sont bons pour disqualifier l’adversaire. D’où l’importance prise par le critère culturel dans les jugements portés par des journalistes ou des collègues sur les vedettes de la tribune, et en particulier dans les savoureux portraits journalistiques. On y trouve toujours les quatre mêmes qualités dont l’importance ou l’absence mesurent la valeur du personnage décrit : l’éloquence et la culture y tiennent une place au moins aussi importante que l’intelligence et la probité.
54Une lacune culturelle, un manquement à la grammaire, une ignorance coupable sont utilisés impitoyablement pour déstabiliser, déconsidérer, ridiculiser un adversaire : le combat politique n’incite guère à l’indulgence, même dans les livres de souvenirs. L’utilisation de goûts communs, de références partagées dans le demi-mot d’une allusion peuvent créer un effet de reconnaissance et des complicités intellectuelles qui, malgré les antagonismes politiques, facilitent dans les couloirs la négociation, l’intégration des extrémistes, la recherche de compromis. Ainsi les parlementaires cultivés distinguent-ils, dans le groupe d’intrus qui rassemble, avant-guerre, les députés communistes, ceux avec qui « on peut parler », c’est-à-dire le plus souvent ceux qui ont suivi des études longues.
55L’étude des éléments de distinction qui définissent le degré de reconnaissance intellectuelle que chaque député peut espérer obtenir de ses collègues permet de repérer quelques seuils culturels, qui délimitent, comme des cercles concentriques, quatre ensembles de députés. Le premier rassemble les députés qui sont exclus, par manque de culture, de la vie parlementaire : peu capables de prononcer des discours à la tribune, rejetés et méprisés par leurs collègues, ils sont mal à l’aise dans les murs de l’Assemblée et souvent absents. Le second réunit autodidactes, instituteurs, techniciens et agrariens non diplômés : leur formation leur permet de participer aux travaux de l’Assemblée et certains sont même des vedettes politiques et deviennent ministres ; mais ils ressentent fortement les blocages et le complexe d’infériorité qu’engendre l’insuffisance de leurs références, et le handicap que cela constitue dans leur carrière politique. Le troisième ensemble se situe au-delà du seuil de l’enseignement secondaire et correspond à la culture de la majorité des députés. Enfin le quatrième et dernier groupe forme une petite élite, celle qui domine au moins deux des trois cultures spécifiquement liées à la politique, la culture littéraire des humanités et de l’histoire, qui est nécessaire à l’entrée dans les cercles de l’élite, la culture rhétorique, qui conditionne le succès d’une carrière parlementaire, et la culture juridique, qui assure l’autorité et la compétence d’un homme de loi ; c’est cette maîtrise de plusieurs sources de légitimité qui donne accès au cercle fermé des Présidents du Conseil.
Quelques objections
56L’utilisation des notions empruntées à l’œuvre de Pierre Bourdieu a donc ouvert les pistes de recherches qui ont permis l’écriture de cet ouvrage. Pourtant, plusieurs points du raisonnement du sociologue paraissent contredits par notre démarche historique. Ces objections ont été anticipées dans La Noblesse d’État, et Pierre Bourdieu y a répondu par avance : elles continuent néanmoins à constituer des obstacles difficiles à surmonter.
57Le premier obstacle auquel nous nous sommes heurtés tient au critère scolaire utilisé pour définir les groupes culturels. Nous avons signalé à quel point nous ne l’avions adopté que par défaut, conscient des approximations auxquelles il conduisait. Et c’est une difficulté que l’on retrouve dans toutes les études sur la culture : ainsi lorsque La Distinction présente le savoir scolaire comme un capital dévalué, car accessible à qui n’est pas né dans l’aristocratie culturelle, et lorsqu’à l’inverse, la Noblesse d’État, reprenant vingt ans après les analyses développées dans Les Héritiers et La Reproduction, fait de l’excellence scolaire (qui valide, il est vrai, nombre d’acquis extra-scolaires) le critère essentiel de la sélection de l’élite. Bien entendu, cela tient à ce que, dans un cas, l’analyse porte sur le champ artistique et dans l’autre sur celui des grandes écoles. L’importance de ce qui relève d’une formation familiale extra-scolaire dans l’acquisition de titres d’excellence est analysée avec précision à travers l’opposition entre Polytechnique et l’ENA, ainsi que dans la fonction du « grand oral »29, une épreuve qui, en privilégiant justement les attitudes intellectuelles plutôt que les savoirs, réussit intégrer à une validation scolaire un habitus qui échappe par définition à la formation universitaire.
58Reste que lorsque l’on veut utiliser le concept de capital culturel pour l’analyse d’une population donnée, il est très difficile de faire la part de ce qui découle de la légitimation scolaire et ce qui relève d’un habitus familial. S’il est vrai que les deux sources de reproduction sociale sont aujourd’hui étroitement liées, c’était beaucoup moins le cas au début du siècle. Jacques Revel décrit cette difficulté dans sa préface au livre d’Éric Mension-Rigau : « Depuis une trentaine d’années, [...] c’est à l’école que [les sociologues] demandent raison des mécanismes de la mobilité ou de la reproduction sociale [...]. Pourtant toutes ces analyses laissent, si l’on ose dire, un reste derrière elles. Toutes constatent l’importance décisive des facteurs non scolaires dans l’efficacité des apprentissages, et en particulier de la culture familiale qui sert de capital de départ à l’enfant. De cette culture familiale, on sait au demeurant peu de choses. Lorsque les conditions de l’enquête ne sont pas trop défavorables, on l’appréhende grossièrement à travers le statut socio-professionnel des parents auxquels on confronte la réussite scolaire et le destin socio-professionnel des enfants : mais ces rapports, obtenus à grand-peine, ne nous disent pas précisément comment sont acquis au sein de la famille les avantages ou, à l’inverse, les handicaps scolaires. »30
59On ne saurait mieux décrire les difficultés que Ton rencontre quand on cherche à utiliser les schémas généraux de la reproduction sociale dans l’étude d’un groupe social et d’une période historique précise. L’approche théorique promet, sinon une identité, du moins des correspondances entre hiérarchie sociale, hiérarchie du diplôme scolaire et hiérarchie culturelle. Mais lorsque Ton passe à l’examen des contenus (savoirs, références, habitus...) de la culture des députés, on s’aperçoit que la typologie qui en résulte n’est jamais réductible à une simple hiérarchie sociale, scolaire ou culturelle. Plusieurs genres de légitimité se mêlent et Ton doit ajouter aux acquis familiaux et scolaires des atouts culturels que valorise spécifiquement l’hémicycle (par exemple une certaine forme de rhétorique). En somme, le passage de la théorie au concret nous oblige à renoncer aux antithèses qui permettent d’opposer simplement une culture scolaire à un habitus et une culture dominante à une culture dominée. C’est entre autre ce qui nous a conduit à décrire non pas la progression d’une légitimité culturelle croissante mais la diversité de plusieurs sortes de cultures à la légitimité concurrente.
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60La seconde objection, que l’on oppose fréquemment aux travaux de Pierre Bourdieu, porte sur son analyse du capital culturel qui serait trop réductrice : toute sa démonstration paraît destinée à réduire le rôle de la culture à la seule légitimation des privilèges sociaux. La pensée de Pierre Bourdieu est beaucoup plus nuancée et il ne manque pas de souligner que les contenus culturels ont aussi une fonction technique, une utilité concrète ; et il justifie l’insistance mise sur l’aspect de légitimation par la nécessité de faire pièce à la « représentation commune, qui réduit l’action pédagogique à sa fonction technique et s’impose avec une telle force d’évidence que l’on a peine à la remettre en question dans les cas même où elle est le plus fortement contestée par les faits ». Il lui faut donc « tordre le bâton dans l’autre sens », « au risque de paraître excessif, et d’offrir aux esprits pondérés l’occasion de mises au point pleines de mesure. »31
61Là encore l’historien se doit d’adopter une attitude différente, au risque d’apparaître trop « pondéré ». En essayant de décrire une réalité datée, nous ne nous assignons pas la tâche un peu messianique de dévoiler au public ce que cache l’apparence trompeuse des savoirs scolaires ; par contre, nous sommes contraints de montrer qu’à côté de la fonction de légitimation d’un statut social, la culture de l’élite correspond aussi à des connaissances réellement utiles et réellement utilisées. Et cela même dans les cas extrêmes où on a affaire à des savoirs scolaires qui paraissent coupés de toute utilité pratique.
62C’est bien ce qui se passe pour les députés élevés dans les lycées du début du siècle. Le rôle de distinction et de ségrégation joué par cette éducation ne doit pas cacher l’utilité technique de la culture que leur fournissent l’école et l’université ; même si la société et le système scolaire lui-même présentent cette culture comme gratuite, désintéressée, sans utilité directe, et même si les contenus des disciplines enseignées semblent corroborer cette présentation : langues anciennes, exercices formels d’acrobatie verbale, mémorisation d’événements, clichés moralisateurs, savoirs académiques coupés du monde. Cet académisme de surface requiert l’intégration implicite de méthodes et de techniques qu’au-delà du vernis du savoir, exige la profession parlementaire.
63Ainsi l’imitation ou la traduction des orateurs de l’Antiquité et l’enseignement rhétorique du français sont bien une propédeutique aux joutes oratoires qui font l’essentiel de la vie politique de l’époque. L’attention portée aux textes, à la correction du style et à la précision du vocabulaire constitue un apprentissage indispensable pour un législateur et un député jugé en grande partie sur la qualité de ses écrits et de ses paroles.
64L’entraînement systématique de la mémoire forge une arme indispensable à l’homme politique amené à retenir une multitude de noms, de visages, de détails des textes législatifs, de déclarations faites par des adversaires, de faits qui serviront à appuyer ou à réfuter une démonstration. L’application méticuleuse mise à l’étude de l’histoire de l’Europe et de l’histoire ancienne apporte, outre un stock d’analogies pertinentes destinées à illustrer un discours ou à étayer un raisonnement, un recul face à l’événement, un sens de la durée, une intuition du long terme qui fait le succès d’un homme d’État. Le contenu moral et les valeurs portées par la tradition humaniste correspondent à l’attente des électeurs et aux exigences de la conduite de l’État.
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65La troisième objection concerne le caractère global de la culture dominante que décrit Pierre Bourdieu : toute son œuvre oppose de façon dualiste la légitimité d’une culture élitaire à l’infériorité d’une culture dominée. Cette présentation s’explique, il est vrai, par des raisons qui tiennent aux domaines d’étude retenus : la culture scolaire des grandes écoles induit en partie la définition d’une forme assez stéréotypée d’excellence. Par ailleurs, cette vision d’une hiérarchie culturelle unique, ordonnée de façon linéaire, du moins légitime au plus conforme, correspond à un cas particulier : la société française a connu, depuis la guerre, une homogénéisation de la culture savante et de sa diffusion comme modèle unique de distinction sociale. La diversité des cultures était certainement plus grande pendant notre premier XXe siècle, et c’est une des raisons qui nous a poussés à détailler et à opposer entre eux les groupes culturels rivaux.
66Mais cette vision moniste de la culture légitime ne tient pas qu’au sujet et à la période étudiée ; elle relève aussi de son inscription originelle, à l’époque des Héritiers et de la Reproduction, dans le débat sur les classes dirigeantes. Par le biais du concept de capital symbolique, elle réhabilitait l’idée dualiste d’une classe dominante unique s’opposant à l’ensemble des dominés. Au moment où, à cause du développement des analyses historiques ou sociales qui multipliaient les nuances dans la description des sociétés, il devenait de plus en plus difficile de réduire, sans dogmatisme, la réalité sociale à cet affrontement entre classes, la notion de légitimité symbolique permettait d’unifier, par l’intermédiaire de la culture, les diverses composantes (fractions) d’une classe dominante32.
67L’idée d’unicité d’une culture légitime est malcommode pour l’historien qui cherche à décrire la diversité d’une population, et cela d’autant plus que la rigidité des mécanismes de reproduction laisse peu de place au changement : on voit mal comment et pourquoi se transforment les savoirs et les traditions qui définissent la légitimité culturelle, dès lors que l’appareil scolaire qui les valide est présenté comme parfaitement à même de les reproduire à l’identique de génération en génération. Pour rendre compte de la diversité des individus et des petits groupes de députés que nous avons entrepris d’étudier, pour comprendre les passages de la valorisation d’une culture littéraire au règne d’une culture juridique ou technique, pour analyser le glissement des critères de distinction d’une génération de députés à l’autre, nous avons été contraint de faire un usage infidèle des concepts qui nous étaient fournis.
68C’est pourquoi nous avons dû prendre le risque de ce que Pierre Bourdieu appelle le « mode de pensée substantialiste qui soutient aussi bien les dissertations théoriques de la tradition marxiste sur la classe dominante que les enquêtes sur les élites et la tradition chère aux historiens de la prosopographie »33. Là encore, le sociologue anticipe et critique par avance l’usage que nous sommes conduit à faire de la notion de capital culturel : il est vrai que la typologie fige en catégories ce qui est avant tout relation évolutive entre groupes et individus, liés ensemble par un réseau complexe d’oppositions et de similitudes.
69En contrepartie de cet inconvénient, on peut penser que la décomposition de ce qui nous est présenté comme une unique culture légitime en une série de catégories culturelles, ainsi que l’insistance sur les transformations de la définition de ces légitimités culturelles, permettra d’accomplir, à propos du capital culturel, une évolution similaire à celle que les historiens de la société ont fait subir à la vision dualiste des classes sociales issue de l’analyse marxiste du capital industriel et financier : en nuançant l’antagonisme dominant/dominé, on peut rendre compte de façon infiniment plus fidèle d’une situation sociale donnée. De ce point de vue, notre typologie culturelle ne fait que filer la métaphore par laquelle Pierre Bourdieu a transposé à la sphère intellectuelle le concept marxiste de capital.
Les recherches d’histoire culturelle
Historiographie
70La troisième vague de recherches sur les élites a été le fait des historiens qui, revenant à une histoire politique nourrie des acquis de l’histoire sociale et de l’histoire culturelle, ont trouvé dans l’étude des groupes sociaux dominants le meilleur terrain pour tenter une synthèse de l’apport des disciplines voisines en appliquant les concepts qu’elles avaient élaborés à des populations et à des périodes limitées. Jean Estèbe avait montré la voie en étudiant les ministres de la IIIe République ; Christophe Charle, Éric Mension-Rigau et Jean-François Sirinelli, pour rappeler ceux que nous avons le plus souvent cités, ont détaillé l’étude de populations particulières, en utilisant d’ailleurs explicitement les apports conceptuels de l’école de Pierre Bourdieu. La relève du sociologue par l’historien est logique : comme l’expliquent Patrick Lecomte et Bernard Denni, « les controverses théoriques qui tournent souvent à l’affrontement idéologique sur la nature réelle des régimes démocratiques tendent à être délaissées. Les travaux actuels s’inspirent de moins en moins de ces modèles généraux mais étudient, au sein de chaque société et pour une séquence historique donnée, le processus d’institutionnalisation du personnel politique et les relations qu’il entretient avec d’autres catégories dirigeantes, afin d’évaluer son degré de professionnalisation et d’interpénétration, c’est à dire son intégration. »34
71Notre ouvrage veut s’inscrire dans ce courant historiographique. Il espère combler une lacune entre les études portant sur les débuts de la IIIe République et celles portant sur la Ve République. Nos résultats viennent d’ailleurs confirmer les tendances que ces ouvrages avaient découvertes : de même que Jean Estèbe a montré que le relais entre les élites traditionnelles du XIXe siècle (les notables) et les nouvelles couches de professionnels de la politique est bien plus progressif et plus tardif qu’on ne le pensait, de même montrons-nous que les mutations de l’entre-deux-guerres et de la IVe République sont lentes : il n y a pas eu, contrairement aux affirmations de Thibaudet, de « République des professeurs ». Il faut relativiser l’indéniable démocratisation du personnel politique qui a lieu en 1936 et en 1945 : les succès des gauches ne leur font qu’une place légèrement plus importante, et cela ne doit pas faire oublier qu’une frange de députés d’origine populaire a toujours été présente à l’Assemblée. La croissance du nombre des députés formés à la gestion et à l’administration, les « compétences », comme disaient les journalistes des années 20, est certaine mais progressive : ces catégories augmentent aussi fortement en 1918 qu’en 1951 ; on voit que le règne parlementaire des fonctionnaires et des techniciens, caractéristique de la Ve République, a des origines anciennes. Bref, il est un peu illusoire de penser dater un bouleversement de la structure de la représentation politique.
Nos résultats
72La récapitulation des éléments qui composent la culture moyenne des députés permet de repérer les principales références que l’on pense trouver utilisées, sous forme d’exemples, d’analogies, d’illustrations, dans les discours à la tribune ; en même temps, cela conduit à ébaucher l’analyse du lien entre culture et politique que l’étude de ces discours devrait permettre de développer.
73La majorité des parlementaires partage, on l’a dit, une culture marquée par les contenus de l’enseignement secondaire. Et même les groupes de députés qui ne sont pas passées par ce moule, primaires et propriétaires, ont nombre de références similaires, historiques et littéraires. La culture moyenne de l’élite politique, son langage commun de références et d’analogies, peuvent être décomposés en trois blocs de savoirs : des connaissances historiques centrées sur la Révolution française, la référence à l’Antiquité et un certain nombre de méthodes de pensée.
74La connaissance de l’histoire de France est ce qui rapproche le plus les divers groupes de députés. Son enseignement marque l’éducation des prolétaires, à l’école primaire, comme celle des propriétaires au château ou celle des bourgeois au lycée. Son importance provient sans doute de ce que son enseignement répond à des besoins multiples et parfois contradictoires. Pédagogiquement, c’est une discipline d’accès facile car à l’époque essentiellement événementielle et qui n’exige donc, pour l’aborder, que peu d’entraînement à l’abstraction : elle se présente donc comme la partie de la culture savante qui est la plus accessible à ceux qui ne sont pas passés par l’université. Elle s’adapte bien, par ailleurs, aux méthodes d’enseignement de l’époque, principalement fondées sur la mémorisation, mais en corrige l’aspect rebutant par un appel à l’imaginaire, au récit, au merveilleux. Idéologiquement enfin, elle est à la fois le support d’un nationalisme commun à toutes les familles politiques et le lieu de leurs divergences.
75La Révolution française y prend une place privilégiée, et structure l’ensemble de cette culture historique. Coupure proche et décisive qui commande encore les clivages politiques, elle est la référence et la source d’exemples la plus naturelle et la plus fréquente. On peut y rattacher un ensemble de connaissances sur le XVIIIe siècle et sur l’Empire, qui sont étudiés et mémorisés en liaison avec elle.
76Au second plan, la culture de l’histoire de France insiste sur deux périodes : la fin du Moyen Âge, de Du Guesclin à Bayard, comme moment clef de l’émergence de la conscience nationale et la fin du XIXe siècle, du Second Empire au ministère Combes : mais, là, on se situe aux limites de la notion de référence historique : cette histoire immédiate est d’abord mémoire familiale et provient des débats politiques virulents qui ont marqué les enfances et les souvenirs (les proscriptions, les luttes entre monarchistes et républicains, l’affaire Dreyfus, la séparation de l’église et de l’État).
77Les autres références historiques correspondent plus aux patrimoines symboliques de groupes sociaux ou politiques particuliers, par exemple l’Ancien Régime pour les propriétaires, 1848 pour les républicains ou la Commune pour la gauche.
78L’Antiquité est la deuxième source de références culturelles des parlementaires. Mais c’est déjà une culture moins partagée, qui souligne le passage par le lycée.
79Outre une stratégie de distinction qui conduit à imposer aux adolescents un long apprentissage des langues anciennes, la culture de l’antiquité apporte deux types de références qui alimentent le discours politique. D’abord un assortiment d’exemples et de citations littéraires et historiques qui viennent compléter l’histoire de France et accentuent encore la marque du passé, du temps, de la durée, dans la pensée politique de la première moitié du XXe siècle, parfois plus portée à évoquer l’exemple des anciens qu’à anticiper les perspectives des générations futures. Les langues anciennes favorisent en même temps une technique rhétorique, acquise par l’étude, la traduction et l’imitation des orateurs grecs et latins. L’enseignement du français, lui aussi fondé sur la rhétorique, conforte cet apprentissage du discours.
80Il résulte de cette formation une vision du monde dans laquelle le rôle de l’homme politique n’est pas tant de faire que de dire, où l’action passe au second plan après l’énonciation de la vérité, au moyen de discours composé avec art dans lesquels le parlementaire, nouveau Démosthène, entraîne l’adhésion de la majorité de ses collègues et les conduit vers les choix les plus justes.
81Le troisième ensemble d’éléments culturels est plus disparate, et il oppose entre eux les parlementaires plus qu’il ne les réunit. Il s’agit des méthodes de pensée et d’action, acquises par des formations plus directement liées à la situation sociale et à la profession.
82On peut ici opposer trois grands types de formation culturelle, chacun correspondant à peu près au tiers des députés. Il y a d’abord une culture archaïque, faite d’oralité et d’apprentissage, de tradition et de mémoire. C’est celle des paysans, des propriétaires fonciers et même, dans les premières générations au moins, des ouvriers. Se référant à une société aux évolutions lentes et à un patrimoine symbolique transmis directement par le milieu et non par l’école, elle correspond à une vision du monde dont la persistance, jusqu’à la fin de la IVe République, montre à la fois la stabilité culturelle de la société française et le rôle conservateur joué par le mode de sélection des élites politiques, chez lesquelles les évolutions culturelles ne sont sensibles qu’avec retard. Les références portées par cette culture sont traditionnelles, dogmatiques, conservatrices.
83Il y a ensuite la culture rhétorique des littéraires et des avocats, des journalistes et des pamphlétaires. Culture de la chaire ou du meeting, elle est caractéristique du régime parlementaire et fortement marquée par la tradition humaniste. Ses références sont esthétiques et morales.
84Il y a enfin une culture juridique, technique et administrative, qui caractérise les hommes de loi et les hauts fonctionnaires, et se marque par un mode de pensée analytique, fait de précision, de rigueur, de soin du texte et de souci du détail. Elle se réfère au droit et à l’État.
La signification des changements culturels
85Le changement de personnel politique repéré par les recherches historiques sur les élites correspond à une modification de l’équilibre entre ces divers ensembles de références culturelles. Cela montre que l’on ne peut guère se contenter, pour expliquer le passage d’une élite à une autre, d’une référence générale aux changements sociaux : démocratisation, montée de couches nouvelles... La modification des qualités que l’on attend du personnel politique et les transformations qui en découlent dans le mode de sélection des dirigeants n’est pas non plus réductible aux évolutions politiques : c’est une mutation qui se poursuit aussi bien à l’occasion d’alternances à droite (1918, 1958) que d’alternances à gauche (1936,1945). De même il est difficile de dire que ces changements correspondent au remplacement dans l’élite d’une couche sociale par une autre : comme les descendants des notables du XIXe siècle avaient su tirer parti de leur culture historique et littéraire, de même les générations suivantes ont su utiliser les nouvelles voies de sélection, grandes écoles ou concours administratifs, pour maintenir leur statut social ; et c’est dans des proportions similaires que l’on voit, au début ou à la fin de notre période, des enfants des classes moyennes utiliser la carrière politique pour valoriser leurs compétences et obtenir une promotion sociale.
86Il faut donc, pour expliquer la mutation du personnel politique que nous observons, mettre en avant les aspects culturels de cette transformation. Les changements dans le mode de sélection de l’élite politique ne s’expliquent que très indirectement par une évolution des structures de la société : ils traduisent avant tout une évolution profonde des mentalités et des valeurs démocratiques. Dès le début du siècle, les générations nouvelles, de Barrès à Blum, préconisent un État interventionniste et un personnel politique formé à l’action, et critiquent l’impuissance et l’incapacité du personnel politique traditionnel, trop amateur de discours, de cérémonies et de promesses vagues. Tout au long du XXe siècle, le retour rituel du discours de la compétence montre qu’il ne s’impose que très difficilement : bien plus qu’une évolution sociale, il traduit un changement de la mentalité politique, du rapport de l’électeur à l’élu et de ce que le public attend du régime.
Notes de bas de page
1 Charle (Christophe), Les Élites de la république : 1880-1900, Paris, Fayard, 1987, p. 11.
2 Voir en particulier la célèbre mise en pièce par F. Furet de la vision soboulienne des classes dominantes au XVIIIe siècle, dans : Furet (François), « Le Catéchisme révolutionnaire », in : Annales ESC, mars-avril 1971, no 2, pp. 269-277.
3 Marx (Karl) et Engels (Friedrich), L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1975, pp. 112-114.
4 Althusser (Louis), Pour Marx, Paris, Maspéro, 1965.
5 Poulantzas (Nicolas), Pouvoir politique et classes sociales, 2 vol., Paris, Maspero, 1968.
6 Mills (C. Wright), L’Élite du pouvoir, Paris, Maspero, 1969.
7 Schumpeter (Joseph), Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1969.
8 Dahl (Robert), Qui gouverne ?, Paris, Armand-Colin, 1961.
9 Michels (Roberto), Les Partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1914 ; Pareto (Vilfredo), Traité de sociologie générale, Genève, Droz, 1965. Pour une analyse détaillée de ces controverses : Gaxie (Daniel), Les Professionnels de la politique, Paris, Presses universitaires de France, 1973 ; Lecomte (Patrick) et Denni (Bernard), Sociologie du politique, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1990.
10 Mills (C. Wright), L’Élite du pouvoir, Paris, Maspero, 1969, p. 286.
11 Aron (Raymond), La Lutte des classes : nouvelles leçons sur la société industrielle, Paris, Gallimard, 1964, p. 289. Cf. aussi pp. 165,193 et 289.
12 Weber (Max), Le Savant et le politique, Paris, Plon, 1959.
13 Halévy (Daniel), La Fin des notables, Paris, Grasset, 1929 ; La République des comités, Paris, Grasset, 1934 ; La République des ducs, Paris, Grasset, 1937. ; Barthou (Louis), Le Politique, Paris, Hachette, 1923 ; Jouvenel (Robert de), La République des camarades, Paris, Grasset, 1914 ; Tardieu (André), La Profession parlementaire, in : Tardieu (André), La Révolution à refaire, Paris, Flammarion, 1937, vol. 2 ; Thibaudet (Albert), La République des professeurs, Paris, Grasset, 1927.
14 Siegfried (André), Tableau politique de la France de l’Ouest sous la IIIe République, Paris, 1913. Cf. aussi : Siegfried (André), Tableau des partis en France, Paris, Grasset, 1930.
15 Hamon (Léo), Acteurs et données de l’histoire, Paris, PUF, 1970.
16 Bimbaum (Pierre), Les Sommets de l’État : essai sur l’élite au pouvoir en France, Paris, Le Seuil, 1977.
17 Estèbe (Jean), Les Ministres de la République : 1871-1914, Paris, Presses de la FNSP, 1982.
18 Dogan (Mattei), Les Filières de la carrière politique en France, Revue française de sociologie, 1967, no 8 ; L’Origine sociale des parlementaires français, Paris, Armand Colin, FNSP, 1955.
19 Le risque était de tomber dans les impasses liées au découpage professionnel des recherches d’histoire sociale, critiqué par Christophe Charle dans son compte rendu de la thèse de Jacques Léonard sur les médecins de l’Ouest au XIXe siècle. Cf. Charle (Christophe), Histoire professionnelle, histoire sociale ?, Annales ESC, juillet - août 1979, no 4, p. 793.
20 Halévy (Daniel), La Fin des notables, Paris, Grasset, 1929 ; La République des comités, Paris, Grasset, 1934 ; La République des ducs, Paris, Grasset, 1937.
21 Barthou (Louis), Le Politique, Paris, Hachette, 1923.
22 Thibaudet (Albert), La République des professeurs, Paris, Grasset, 1927.
23 Tardieu (André), La Profession parlementaire, in : Tardieu (André), La Révolution à refaire, Paris, Flammarion, 1937, vol. 2, pp. 103-107.
24 Moch (Jules), Rencontres avec Léon Blum, Paris, Plon, 1970, p. 28.
25 Bourdieu (Pierre), La Distinction, Paris, Minuit, 1979.
26 Bourdieu (Pierre), La Noblesse d’état : grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989, p. 13.
27 P. Bourdieu préfère parler d’une "homologie de structure entre le champ de production idéologique et le champ de la lutte des classes". Cf. Bourdieu (Pierre), Sur le pouvoir symbolique, Annales, ESC, mai-juin 1977, no 3, p 410.
28 Bourdieu (Pierre), Sur le pouvoir symbolique, Annales, ESC, mai-juin 1977, no 3, p. 410.
29 Bourdieu (Pierre), La Distinction, Paris, Minuit, 1979 ; La Noblesse d’État : grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989. Cf. surtout pp. 419 à 427.
30 Mension-Rigau (Éric), Revel (Jacques) (préf.), L’Enfance au château : l’éducation familiale des élites françaises au XXe siècle, Marseille-Paris, Rivages, 1990.
31 Bourdieu (Pierre), La Distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 101.
32 « La culture dominante contribue à l’intégration réelle de la classe dominante (en assurant une communication immédiate entre tous ses membres et en les distinguant des autres classes) ; à l’intégration fictive de la société dans son ensemble, donc à la démobilisation (fausse conscience) des classes dominées ; à la légitimation de l’ordre établi par l’établissement de distinctions (hiérarchies) et la légitimation de ces distinctions. » Bourdieu (Pierre), Sur le pouvoir symbolique, Annales ESC, mai-juin 1977, no 3, p. 408.
33 Bourdieu (Pierre), La Noblesse d’état : grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989, p. 373.
34 Lecomte (Patrick) et Denni (Bernard), Sociologie du politique, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1990.
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