Mentalités et comportements à l’époque moderne : le prénom des enfants madrilènes aux xviie et xviiie siècles
p. 125-147
Texte intégral
1Discrète et timide auxiliaire de l’histoire sociale, l’étude des prénoms permet d’approcher les mentalités, les comportements et l’imaginaire des populations anciennes. Mais également d’aborder les cultes et les piétés, qui les attiraient. En effet, le choix d’un nom de baptême, qui place les nouveau-nés sous l’invocation d’un saint ou d’un martyr de l’Église, n’est jamais neutre. Il révèle (inconsciemment ou non) des goûts, des tendances religieuses, des modes aussi. Récemment son analyse a éveillé la curiosité d’un certain nombre d’historiens ayant pour vocation l’Espagne. Et, au premier chef, B. Bennassar, toujours attiré par les voies les plus neuves de la recherche1. De mon côté, j’ai déjà touché à ce thème dans un travail consacré à la famille madrilène2. Aujourd’hui, je voudrais le remettre en chantier afin de dépasser l’analyse synchronique et tenter une ouverture sur les évolutions et les rythmes séculaires entre 1600 et 18003
Une reconstitution de familles et un corpus de prénoms
2Il fallut attendre le concile de Trente pour que les familles chrétiennes aient l’obligation d’attribuer à chacun de leurs enfants un nom de baptême (nombre de pila). La pratique n’en était pas jusqu’alors courante. Elle eut pour but d’individualiser l’enfant au sein du milieu familial et d’affirmer son identité dans la société. L’usage voulut qu’un seul prénom lui soit attribué. Ce n’est que tardivement (aux confins de l’époque moderne) qu’un deuxième ou un troisième prénom – parfois plus encore – vint s’ajouter au premier. Les Madrilènes ont, du xvie au xviiie siècle, respecté, sauf exception, cette règle4.
3Ce qui précède le montre : l’étude quantitative des prénoms passe inévitablement par leur récolte dans les registres paroissiaux. Mais deux méthodes sont possibles : la première, plus rapide et moins précise, consiste à relever indifféremment, année après année, les noms, sans se préoccuper des liens de parentèle. On obtient rapidement un capital d’appellations, qu’il suffit ensuite d’analyser. Du phénomène, on appréhende l’essentiel. La seconde, plus exhaustive, permet d’affiner l’analyse : elle consiste à recueillir le prénom des enfants dans le cadre d’une reconstitution des familles à partir des livres de catholicité. C’est à cette démarche que je me suis consacré en compagnie d’une petite équipe de chercheurs dans les limites de la paroisse de San Ginés, qui était Tune des plus grandes de la capitale des Espagnes et Tune de celles qui offrait l’éventail social le plus largement déployé. Les grandes aristocraties de cour, les bourgeoisies marchandes et le peuple du travail manuel ou servile s’y côtoyaient5. Près de 2 000 familles ont ainsi été retrouvées. En fait, pour être plus précis, 1 986 familles, qui se répartissent chronologiquement de la manière suivante : 500 dans la première moitié du xviie siècle, 499 dans la seconde, 487 pour la période 1700-1749 et 500 de 1750 jusqu’en 1799. Sur les fiches familiales tous les prénoms des enfants ont été relevés, ce qui a l’avantage de permettre non seulement l’analyse générale des attributions et des choix, mais encore d’envisager si le prénom des parents est (ou non) transmis à leurs descendants et si au sein d’une famille un même prénom est affecté à un ou plusieurs enfants après la mort de son premier titulaire6. En définitive, en réfléchissant dans le cadre des milieux familiaux, on est mieux à même d’apprécier les préférences, suivre les grands courants de la religiosité révélés par l’attachement (ou l’indifférence) aux grands personnages des Saintes Écritures et de l’histoire de la Chrétienté et, enfin, saisir la permanence d’influences païennes et profanes. L’enquête y gagne en densité et en charge historique.
4Prises dans leur ensemble, les enquêtes ont permis de collecter les noms de baptême de 9 331 enfants (soit 4 741 garçons et 4 590 filles), qui se répartissent entre 244 prénoms masculins et 308 féminins. Le tableau suivant réunit toutes ces données par séquence chronologique7 :

5Par rapport à la cohorte des nouveau-nés, la panoplie des prénoms frappe dès l’abord par sa médiocrité, pour ne pas dire sa pauvreté8. Pauvreté d’autant plus évidente que beaucoup de ces prénoms sont composés et formés à partir d’un nom pivot déjà plusieurs fois sollicité, ce qui est une variation sur le même thème. Dans le tableau nous les avons distingués : ainsi, Maria-Eugenia est considérée comme un prénom à part entière et n’est pas asssimilée avec Maria ou Eugenia et Juan-Miguel avec Juan ou Miguel9.
6Au total, pour l’ensemble des deux siècles, les Madrilènes ont disposé d’une réserve de 552 prénoms pour une masse de 9331 enfants, ce qui implique que le même prénom fut en moyenne porté par 16,9 enfants. Plus précisément, un peu plus de 19,7 enfants par nombre de pila masculin et près de 14,9 par nombre féminin. L’aisance, bien que relative, est plus grande pour les petites filles. Toutefois, pour les deux sexes confondus, une évolution s’esquisse : l’éventail de choix s’ouvre, lentement mais régulièrement, de 1600 à 1799. En effet, les familles, déjà prisonnières des homonymies, très courantes au niveau des patronymes, eurent tout à gagner à individualiser leur progéniture, d’autant qu’avec le xviiie siècle la mort s’appesantissait moins sur les jeunes générations et que l’on assistait à une croissance générale de la population. Les enfants étaient plus nombreux qu’autrefois à se presser dans les foyers familiaux10. Pour éviter les confusions, il fut de plus en plus nécessaire de procéder à une caractérisation des individus en diversifiant les appellations. Le tableau suivant témoigne de ce mouvement irréversible :
1600-1649 | 1650-1699 | 1700-1749 | 1750-1799 | |
Nombre de garçons par prénom | 11,45 | 10,24 | 9,35 | 7,22 |
Nombre de filles par prénom | 11,03 | 8,10 | 6,52 | 6,04 |
Total | 11,24 | 9,09 | 7,68 | 6,5 |
7Ces chiffres n’exigent pas de commentaires savants, car ils parlent d’eux-mêmes : d’un côté, le nombre d’enfants par dénomination ne cesse de diminuer, de l’autre celui des noms de baptême est en constant progrès sans qu’apparaisse un hiatus entre les deux sexes : de 195 ils passent à 362.
Un palmarès des prénoms
8Qu’ils aient été portés par d’authentiques saints et martyrs ou qu’ils témoignent de résurgences séculières venues de l’Antiquité gréco-latine, les prénoms choisis par les Madrilènes appartenaient tous au calendrier chrétien et étaient reconnus par l’Église de Rome. Mais ils sont loin d’exercer le même attrait : sur les 244 prénoms masculins et les 308 féminins, certains, impériaux, dominent, d’autres, peu usités, ne sont attribués qu’une seule fois.
9Le tableau de l’utilisation des prénoms, qui suit, est trompeur si l’on ne prend pas immédiatement conscience de ses limites. Pourtant avant de les mentionner, proposons les données qui le composent :

10Soyons prudents : les chiffres importants qui illustrent la colonne « 51 et plus » ne doivent pas faire illusion. Ils n’indiquent pas le nombre de prénoms utilisés, mais le nombre de cas où certains d’entre eux ont été choisis. C’est pourquoi il faut compléter le tableau par la proportion suivante qui l’éclaire et le nuance : 201 prénoms de garçons et 281 de filles attirent moins de 20 choix mais, à l’inverse, 41 prénoms masculins et 36 féminins plus de 2011. Parmi ces derniers, 7 prénoms masculins (Antonio, Diego, Francisco, José, Juan, Manuel et Pedro) et 9 féminins (Ana, Antonia, Francisca, Isabel, Josefa, Juana, Manuela, Maria, Teresa) ont été donnés à plus de 100 nouveau-nés. En définitive, les choix se concentrent sur un très petit nombre de saints personnages. Au sommet de la hiérarchie, trône sans partage Marie qui, avec ses 1 041 attributions, est le prénom le plus recherché tout au long de la période. Soit, en pourcentage, par rapport à l’ensemble des cas, masculins ou féminins, 11,14 %. Mais son triomphe serait encore plus écrasant si l’on prenait en compte les prénoms composés avec pour pivot matriciel celui de Maria. Par sa domination sans réserve, ce nom de baptême témoigne de l’importance des cultes mariaux (ou de ceux qui en dépendent) tout au long des siècles modernes. Ils attirent toute la population madrilène. Rares sont les foyers où un enfant n’est pas placé sous sa protection. C’est vers Marie, la mère du Christ, la Vierge aimante et souffrante, que les fidèles se tournent ; ils la supplient d’intercéder auprès de son Divin Fils. Cette prééminence est contemporaine des passions qui s’embrasent autour de l’idée de son Immaculée Conception. Ses nombreux partisans appartiennent à toutes les régions péninsulaires (Madrid, Séville), à tous les milieux (le monarque, la cour, le peuple), à la plupart des ordres ecclésiastiques (les Jésuites) ; ils essaient de l’imposer à leurs adversaires (les Dominicains) et tentent de la voir affirmée par un dogme. Mais la papauté, qui veut éviter les querelles théologiques, hésite et calme le jeu12.
11Dans son succès, Marie n’est pas isolée ; elle entraîne dans la ferveur collective ceux qui l’entouraient lors de sa vie terrestre. Et d’abord ses parents, Ana (147 cas) et Joachim (39 cas). Mais surtout son époux temporel, Joseph, le charpentier, dont le destin est particulièrement exemplaire. Il a droit à 456 citations (et Josefa 247), alors qu’au xvie siècle, il n’est pas encore en Espagne l’objet d’une dilection particulière13. Sa progression qui ne faiblit pas jusqu’à la fin du xviiie siècle traduit l’émergence dans la piété post-tridentine de la Sainte Famille, qui est placée au cœur des invocations populaires. Ses vertus, simples et quotidiennes, alimentent la pastorale. À côté de Marie et de Joseph, Manuel, l’enfant-Dieu, confirme cette tendance : il est sollicité 491 fois et Manuela, qui en est la traduction féminine, 271 fois. L’affection dont la famille du Christ est l’objet, se traduit également, dans le déroulement du temps, par la montée régulière et entêtante des mentions qui évoquent chacun de ses membres : entre 1600 et 1799, Marie passe de 275 à 377 citations, Joseph de 56 à 156 et Manuel de 72 à 10214. Au second rang de l’échelle des choix (mais loin derrière Marie) apparaissent Francisco (456 occurrences), Juan (525), Pedro (224), Diego (111), Antonio (285) et Miguel, qui avec 91 élections peine à se maintenir dans le peloton triomphant des lauréats. Chez les femmes se distinguent Francisca (261 cas), Antonia (180) Juana (184), Teresa (116) et Isabel (110).
12Un petit contingent réserve d’étonnantes surprises : en effet, certains personnages, qui au xvie siècle étaient en position dominante, connaissent des difficultés : c’est le destin de Juan, l’apôtre bien aimé de Jésus ; entre 1600 et 1799 il passe de 185 nominations à 87 par l’intermédiaire de deux paliers situés au niveau de 139 et 113. Désastre irréversible, même si Juana, elle, semble mieux se défendre en se maintenant autour de cinquante choix par demi-siècle15. La chute est plus sévère encore pour Catalina et Isabel, qui avaient la deuxième place à Valladolid et en Trasmiera au xvie siècle16, mais qui s’effondrent dès l’ouverture du xviie siècle : Catalina passe de 51 utilisations à 24,11 et 6, tandis que Isabel débute par 29 occurrences, réussit, à partir de 1650, à séduire 38 familles, mais faiblit ensuite au niveau de 23 puis de 20. En revanche, depuis l’époque médiévale et le succès des ordres mendiants, dont la présence charitable à Madrid, comme dans l’ensemble de la Chrétienté, corrige les tristesses dramatiques du temps, Francisco et Francisca (456 et 261) font bonne figure. Néanmoins, avec la marche des années, ils accusent un fléchissement relatif. À croire que les piétés franciscaines pâlissent devant le recours-généralisé à la Sainte Famille. C’est encore plus vrai pour le fondateur de l’ordre des Dominicains.
13Domingo n’est sollicité que par 31 garçonnets et Dominga par deux fillettes. Les frères prêcheurs, si contestés par leur refus de croire en l’immaculée Conception, seraient-ils les victimes d’une position sur ce point trop rigide ? Pourtant les réformateurs du Moyen Âge (comme les Pères de l’Église qui les précèdent) ont encore un bel avenir devant eux : les Eugène, les Jérôme, les Julien, les Grégoire, Monique et Augustin ne sont pas oubliés au moment de la cérémonie baptismale.
14Tous ces prénoms, peu ou prou, évoquent les Saintes Écritures et d’abord le Nouveau Testament, dont la connaissance et la lecture, quand elle est possible, s’est affirmée dans la chrétienté post-tridentine. Le public en témoigne par ses choix. Tous les apôtres sont cités : Andrés, Bartolomé, Mathieu, Pierre (au succès sans défaillance avec 224 citations), Thomas, Philippe, Simon, Jacques le Majeur et Jacques le Mineur. À l’inverse Santiago, forme espagnole de Jacques, n’est guère mis à contribution (23 occurrences sur deux siècles), malgré l’éclat du pèlerinage de Compostelle : Madrid s’est-elle spirituellement éloignée de la Galice ? Un étonnement enfin : Judas lui-même n’est pas négligé ; un petit Madrilène (un seul, il est vrai) porte son nom.
15Quelques-uns des noms de baptême viennent de l’audience et de la réputation des grands mystiques espagnols, dont beaucoup avaient été canonisés en 1622 : Teresa doit son succès (116 baptisées) à la réformatrice du Carmel, Ignacio (35 nominations) au fondateur des Jésuites. Mais Jean d’Avila, Jean de Dieu, saint Thomas de Villanueva sont également évoqués17. D’autres émanent du culte rendu au saint protecteur de Madrid, San Isidro, dont 61 garçons et 28 filles rappellent le souvenir.
16Peut-on parler sans ambiguïté de prénoms historiques et politiques ? Certes, on rencontre des Antonio, des Narciso, des Julio-César qui évoquent la romanité ; mais ils font référence tout autant à des martyrs et à des saints qui ont sanctifié des noms jusqu’à eux entièrement profanes. En fait, deux charges émotionnelles, Tune païenne, l’autre chrétienne, sont superposées. Dans Antonio, c’est aussi (et bien plus) Saint Antoine de Padoue, qui est révéré qu’Antoine le grand.
17Comme par le passé, les autorités politiques ne trouvent pas d’écho (ou peu) dans les modes familiales. Carlos, mentionné 22 fois (pauvres Habsbourg), Felipe (61 cas), Felipa (24 cas), Mariana ou Barbara, restent modestes. Plus qu’aux souverains, à leurs épouses et aux infants, ici encore, c’est aux saints qui portèrent ces noms avant eux que le public fait référence. L’influence du politique, à ce niveau, est quasiment inexistante et secondaire par rapport au contenu religieux. Le respect accordé aux puissants se distingue de la vénération spirituelle et dévote.
18Dans tout le corpus, peu de prénoms spécifiquement espagnols. Ils ne sont pas encore d’un usage familier à l’époque moderne : B. Bennassar Ta souligné judicieusement dans son Histoire des Espagnols18. Pourtant, si Ton veut bien lire les timides évolutions qui s’esquissent, en s’arrêtant au contingent des prénoms portés par moins de 20 nouveaux-nés, on s’aperçoit que dès la deuxième moitié du xviiie siècle, une mutation se prépare qui permit à l’Espagne d’assurer sa spécificité. En effet, dans ces bataillons de réserve, sont prêts à émerger ceux qui encore de nos jours expriment son originalité : les Angel, les Buenaventura, les Eustaquio, les Santos, les Braulia, etc. Elle se traduit par l’imagination enivrante avec laquelle sont tressés des prénoms composés19, qui ouvrent la voie à la longue théorie des si péninsulaires Maria-Dolores, Maria de los Angeles, Francisco-Alonso, Francisco-Ventura, Juan-Niceto (retenus parmi d’autres) et qui pourraient s’égrener comme une fastidieuse litanie. Ils ont un double avantage : le premier consiste à protéger l’enfant par deux saints protecteurs, ce qui conduira plus tard à lui donner plusieurs noms de baptêmes. Le second permet par ses innombrables variations d’amplifier le capital des dénominations.
19Au cœur de la partition majeure de cette histoire des appellations, des chants secondaires se font entendre entre 1600 et 1799 : des noms présents au début de la période s’effacent avec le mouvement du temps. Mais il est rare qu’ils soient définitivement engloutis par les fleuves de l’oubli ; ils peuvent réapparaître plus tard, sans qu’il soit possible de connaître les motifs – sentimentaux ou religieux – qui les sauvent du naufrage. D’autres jaillissent et s’ancrent fermement dans les milieux familiaux. Ces pulsions internes, qui les poussent alternativement de la lumière à l’obscurité, traduisent des modes où s’entremêlent les suggestions de la foi et les attraits de la vie séculière. Ainsi, 154 prénoms de fille et 75 de garçon surgissent au long du xviiie siècle. Parmi eux des Anastasia, des Anselma, des Bonifacia, des Celedonia, des Genara et des Fermina et surtout les escouades des Maria composées20. Mais également des Alberto, Ciriaco, Bruno, Mariano, Cándido. 21 noms de filles et 46 de garçons sont déconsidérés, menacés d’exil ou tombent en sommeil comme les Mencia, Adriana, Barnabela, Atanasio, Crispίn, Hermenegildo, Pίo et Buenaventura.
20En définitive, il serait possible de suivre pour chacun des prénoms les rythmes de leur utilisation suivant les époques données. On noterait que, parmi ceux qui sont mentionnés moins de 10 fois, 40 (soit 24 masculins et 16 féminins) connaissent un substantiel accroissement entre 1600 et 1799, à l’imitation d’Antonio ou de Maria. Quelques-uns (22 noms de garçons et 14 de filles) sont en situation d’équilibre comme Manuel et Josefa. Enfin, 35 prénoms masculins, tel Juan, et 31 féminins, tel Ana, sont en situation de péril. N’allons pas plus avant : les lecteurs qui se passionneraient (s’il y en a) pour ce florilège des saints du calendrier, pourront se reporter sans dommage aux appendices, où ils auront le loisir de laisser courir leur imagination et de suivre dans le détail de leur évolution les prénoms qui les intéresseraient.
La conduite du choix
21Les noms de baptême étaient choisis par les parents (proches ou éloignés), les parrains21 et les prêtres qui versaient l’eau sacramentelle (en particulier dans le cas des enfants abandonnés). Le choix ne dépend pas impérativement du prénom porté par le père, la mère et les parents spirituels. Du moins à Madrid, où cet usage ne semble s’installer dans les milieux bourgeois et populaires qu’à une époque plus récente22. Car, sur ce point, les lignages nobles et princiers faisaient souvent cavalier seul. De toute manière, s’il y a transmission de prénom, il n’est pas obligatoire que ce soient les enfants aînés qui le portent inévitablement.
22Pour être plus clair, reprenons les fiches familiales et étudions quelques exemples : entre 1600 et 1649, dans 119 familles dont la date de mariage des parents est connue (ce qui est une coordonnée indispensable afin d’envisager le cas du premier nouveau-né), 50 familles ont affecté le prénom du père ou de la mère à l’un de leurs descendants. Mais seulement 24 fils aînés sur un total de 49 garçons l’ont reçu et 7 filles aînées sur un total de 19. Rien de bien révélateur. Qu’en est-il à l’autre bout de la période entre 1750 et 1799 ? Soit 123 familles : dans 37 seulement, les parents ont donné leurs prénoms à leurs enfants. À savoir, 14 fils et 6 filles aînés et 12 fils et 9 filles cadets. Nul doute : s’il y a des exemples de transfert, on est loin d’une règle absolue. À quoi attribuer ces pudeurs ? À la médiocrité du capital de choix ? À l’influence pressante de piétés dominantes ?
23Quoi qu’il en soit, d’autres variations sont possibles : en effet, dans certains milieux, on fait porter par une fille le prénom du père dans sa version féminisée et vice-versa. Ou bien l’on se sert d’un prénom composé, qui permet l’union du père et de la mère, comme dans le foyer Cubas-González dont il est possible de suivre le destin entre 1709 et 1715. L’une des quatre filles s’appelle Maria-Antonia, Maria comme la mère, Antonia pour rappeler Antonio le père. Les parrains sont-ils plus heureux dans cette transmission ?
24La réponse est sans nuances : bien moins encore que dans le cas des parents. Consultons un échantillon, qui porte sur 916 parrains et marraines entre 1700 et 1799. Seuls 39 d’entre eux et 44 d’entre elles ont donné leur prénom aux enfants qu’ils portèrent sur les fonts baptismaux23. Infime proportion : il est possible que cette méfiance traduise (inconsciemment ou non) le désir d’éviter des confusions, à l’intérieur des foyers, entre les filleuls et leurs parrains, dans la mesure où ces derniers faisaient en général partie de la proche parentèle.
25En effet, si l’on reprend le même échantillon, on note que furent élus comme parents spirituels d’abord des oncles et des tantes (127 cas), puis 66 grands-parents, qui auraient été sans doute plus nombreux si l’espérance de vie d’alors leur en avait laissé le loisir, 26 frères et sœurs ensuite, 8 cousins, des prêtres ou des religieux (au nombre de 53), et, pour terminer quelques nobles, à la clientèle desquels appartenaient pour l’essentiel les parents des nouveau-nés. Il arrive que, dans un seul foyer, une même personne soit successivement la tutrice de plusieurs frères et sœurs. C’est le cas dans la famille Auge-Barrionueva entre 1775 et 1788 : la grand-mère maternelle, Francisca Martin fut en effet la marraine de 7 de ses 8 petits-fils. Dans le foyer Alonso-Sanz, Nicolasa Martinez (est-ce une parente ?) fut la marraine de 4 filles entre 1781 et 1788. Dans ces situations, la mort est une fois de plus en cause ; si un filleul disparaît, son parrain reporte son affection sur l’un de ses frères. Les populations d’Ancien Régime hésitaient à rompre les liens noués à l’occasion d’un baptême car, en rapprochant entre eux les divers membres d’une famille ou d’un voisinage, ils favorisaient entraides et solidarités. Dès lors, confrontés à ces parrainages multiples, n’en déduisons pas hâtivement que les parentés spirituelles avaient alors moins d’importance qu’aujourd’hui ; mais plutôt qu’ils ne s’exprimaient pas par la diffusion obligée des appellations et qu’ils traduisaient de vigoureuses stratégies d’alliance.
26Un dernier problème reste à soulever : la coutume de faire porter dans une même dynastie un prénom identique par un ou plusieurs enfants, à condition que son titulaire soit décédé. Philippe Ariès y voyait naguère une indifférence à l’enfant. D’autres – dont je partage l’opinion – une fidélité aux jeunes disparus. On peut y lire aussi le désir de placer l’un de ses descendants sous la protection d’un saint que l’on vénère plus particulièrement. Chez les Bambacari-Robles 7 enfants ont vu le jour entre 1606 et 1622 ; deux furent appelés Inés, deux Bartolomé, deux encore Maria, et une dernière Ana Maria. Chez les Ródriguez-Mejίa, qui eurent 11 enfants entre 1655 et 1670, deux furent placés sous l’invocation de Francisco et deux autres sous celle de Juana. Le couple Roca-Millan entre 1736 et 1755 fut à la tête de 11 enfants dont deux Antonia, 4 Manuel, une Manuela et 2 Maria. La famille Gónzalez-Benavides, entre 1761 et 1790, fut composée de 17 enfants, dont 4 José, 2 Juana, 5 Magίn, un Antonio et une Antonia, un Juan et une Juana. Pour ces 17 enfants, 7 prénoms seulement furent requis.
27Ces exemples montrent que les Madrilènes du passé (mais c’est vrai également de tous leurs contemporains) n’ont pas de scrupules à abuser à plusieurs reprises du même nom, à condition de ne pas introduire dans les foyers des confusions d’identité. En général deux fois, plus rarement 3 et 4 exceptionnellement 5 fois et plus. Je me suis risqué à une statistique rapide, qui court sur l’ensemble des xviie et xviiie siècles ; elle enseigne, à l’évidence, que cet usage paraît bien enraciné : en effet 138 familles le sollicitent entre 1600 et 1649, 166 entre 1650 et 1699,118 entre 1700 et 1749 et 186 entre 1750 et 1799. Soit 608 familles sur un total de 1986.
28C’est-à-dire 30 %. Proportion importante, qui le serait encore plus si les reconstitutions avaient pu être toutes réalisées dans des familles complètes24. Malheureusement, ce n’est pas le cas ; elles portent pour l’essentiel sur des familles incomplètes, dont on ne saisit au mieux que 3 ou 4 enfants. Or, avant de s’établir dans la paroisse de San Ginés ou après l’avoir quittée, ces familles avaient pu avoir d’autres descendants que les registres de l’église (et pour cause) ne signalent pas. Si les documents étaient exhaustifs, on s’apercevrait qu’au moins les deux tiers des Madrilènes pratiquaient cette coutume. En conséquence n’explique-telle pas, elle aussi, que le capital des prénoms soit longtemps resté médiocre ? Répétons-le une fois encore : seules, les premières victoires démographiques, en plein cœur du Siècle des Lumières, rendirent cette pratique socialement inapplicable et imposèrent l’augmentation du nombre des prénoms utilisables. Dès lors, sous la poussée générale de l’individualisation, qui affecta toutes les strates de la société madrilène et espagnole, les enfants se virent reconnaître une entière autonomie dont témoignent les caractères qui les distinguaient.
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29Les prénoms madrilènes n’ont de la simplicité que l’apparence. Sujets aux modes, essentiellement religieuses, ils traduisent les espoirs que les familles placent dans certains saints, mais aussi des fidélités et des attachements qui se maintiennent en dépit des vicissitudes de la vie familiale et sociale. Ils expriment des choix, accusés souvent par la répétition de leur emploi. Replacés dans l’évolution du temps, ils montrent des rythmes d’utilisation contrastés et sinueux, mais soulignent également l’accroissement du capital de choix, le décrochement de l’Espagne par rapport à l’Europe et la montée de son originalité par le développement de prénoms spécifiques. Dans le domaine des mœurs et des sensibilités, elle devient en grande partie différente. C’est du moins ce qui ressort pour l’essentiel d’une étude dont l’objectif majeur était de poser, par-delà quelques rapides commentaires, des jalons et d’ouvrir des perspectives de recherche.
TABLEAU DES PRÉNOMS (Les pourcentages ont été calculés par rapport à l’ensemble des cas tous sexes confondus et les chiffres indiquent le nombre de fois où les prénoms ont été choisis.)





30(Les prénoms composés se lisent en prenant le prénom immédiatement au dessus ; c’est lui qui sert de pivot)






Notes de bas de page
1 B. Bennassar, Histoire des Espagnols, Paris, 1985, T.I, pp. 402-403 ; M-C. Gerbet, La noblesse dans le royaume de Castille, Paris, 1979, p. 231 et sv. ; D. Menjot, Los nombres de bautismo de los Murcianos durante la baja edad media : un testimonio sobre su universo mental y religioso, Areas, Murcie, no 1, pp. 9-18 : ce travail a, entre autres avantages, celui de donner une bibliographie exhaustive concernant aussi bien l’Europe que l’Espagne, à laquelle je renvoie les lecteurs qui désireraient des renseignements complémentaires et des éléments de comparaison ; A. Molinié-Bertrand, Au siècle d’or, l’Espagne et ses hommes, Paris, 1985, pp. 325-330.
2 C. Larquié, La famille madrilène du xviie siècle, Mélanges de la Casa de Velázquez, Paris, t. XXIV 1988, pp. 149-152 ; Les familles madrilènes à l’époque moderne (aspects démographiques), Madrid en la época moderna : Espacio, sociedad, cultura, Ediciones de la Universidad Autónoma de Madrid, 1991, pp. 159-176.
3 Cette étude diachronique a été possible grâce à une équipe d’étudiants de l’université d’Amiens, qui sous ma direction, a dépouillé les archives de San Ginés et procédé à des reconstitutions familiales. Je donne plus de précisions sur ces enquêtes dans mon travail sur Les familles madrilènes...art. cit., p. 159.
4 Sauf d’une manière courante dans les milieux nobiliaires et dans quelques lignages bourgeois. Dans leur grande majorité les enfants ne portent qu’un prénom. Ce qui est vrai de San Ginés l’est également pour les 8 autres paroisses de Madrid (sur 13) où ont été conservées des archives concernant les xviie et xviiie siècles.
5 C. Larquié, Les familles madrilènes... art. cit., p. 159 et sv.
6 À titre d’exemple, voici comment ont été rédigées ces fiches :
Famille Calvo-Rodríguez
Andrés y Matea
Mariage : 25/02/1731
Enfants | Date de naissance | Parrains |
Ignacio | 02/08/1747 | Antonio, presbítero |
Isabel | 04/07/1734 | Juan, abuelo |
Josefa | 04/03/1751 | Feliciana |
Manuela | 02/01/1755 | María, su hermana |
Maria | 27/02/1732 | Josefa |
Ma-Casilda | 04/04/1737 | Teresa |
Rufina | 19/07/1733 | Juan, abuelo |
7 Quand j’ai rencontré le cas d’un enfant portant plusieurs prénoms, j’ai pris le parti de ne considérer que le premier qui lui avait été attribué le jour du baptême.
8 Cf. le tableau général des prénoms donné en appendice.
9 Pour la période 1600-1649, on rencontre 46 prénoms composés sur un total de 195 appellations, divisés en 23 masculins et 23 féminins ; 95 entre 1650 et 1699 sur un total de 277 prénoms, soit 31 masculins et 64 féminins ; 71 (9 pour les garçons et 62 pour les filles) par rapport à 291 prénoms utilisés entre 1700 et 1749 ; enfin, entre 1750 et 1799, 81 prénoms composés (13 masculins et 68 féminins) pour un capital de 362 appellations.
10 Sur l’évolution démographique d’ensemble, il faut se reporter à la remarquable synthèse de J. Nadal, La población española (siglos XVI a XX), Barcelone, édition de 1984, et consulter les pages dédiées au Siècle des Lumières.
11 Cf. les pourcentages donnés pour les prénoms principaux en appendice.
12 Historia de la Iglesia en España, Madrid, 1979, t. IV, p. 455 et sv.
13 En tout cas, ni dans le Valladolid de B. Bennassar ni dans la Trasmiera d’A. Molinié-Bertrand. Cf. sur ce point, B. Bennassar, Histoire des Espagnols, op. cit., p. 403.
14 Pour être tout à fait exact, Manuel connaît une légère désaffection dans la deuxième moitié du xviiie siècle.
15 Juana en effet passe de 58 à 44, puis 35 et enfin 47 occurrences.
16 B. Bennassar, op. cit., p. 402.
17 B. Bennassar, Un siècle d’or espagnol, Paris, 1982, p. 141.
18 B. Bennassar, op. cit., p. 402.
19 Cf. une fois encore le tableau en appendice ; il n’est pas possible dans le corps du texte de suivre le destin particulier de chacun des noms de baptême.
20 Cf. les tableaux des prénoms masculins et féminins en appendice, ou — grandes tendances (positives ou négatives) de l’évolution pour les principaux d entre
21 Le roncile de Trente avait également réduit le nombre des parrains qui jusqu’alors pouvait atteindre dans certains milieux un chiffre excessif. Le cardinal González de Mendoza à Séville n’en autorisait que 4. Bientôt le chiffre de deux parrains (voire même d’un seul) s’imposa. Cf. Historia de la Iglesia en España, op. cit., t.111-1°, p. 360.
22 Sur ce point, il faut être prudent. Ce qui est vrai de Madrid ne l’est pas forcément du reste de la péninsule. A. Molinié-Bertrand, dans son Siècle d’or, op. cit., constate que dans les familles de la Trasmiera « le fils aîné ou le premier des garçons porte assez souvent le prénom du père ; on observe le même usage pour les filles », p. 327. En ce domaine, à Madrid en tout cas, il n’y a pas de règle absolue.
23 Ces chiffres ont été recueillis dans 148 familles du xviiie siècle.
24 L’extrême mobilité de la population madrilène fait que les familles reconstituées sont dans l’ensemble incomplètes. C’est l’une des limites de l’enquête dont je m’explique dans « Les familles madrilènes... », art. cit., p. 159-165.
Auteur
Université de Picardie
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