Alonso de Quintanilla : un commis de l’État entre histoire et légende
p. 55-65
Texte intégral
« Alphonsus Quintanilla equestri ordini vir nobilis ingeniosus, acer, vehemens... »
Antonio de Nebrija
1Alonso de Quintanilla, Asturien du xve siècle, fut à la fois un homme politique – un proche des Rois Catholiques –, un expert et un des promoteurs de la Santa Hermandad. On prétend même, et ce ne serait pas son moindre titre de gloire, qu’il avait été le protecteur de Christophe Colomb et qu’il l’avait introduit auprès de la reine Isabelle.
2Il n’est pas douteux cependant qu’Alonso de Quintanilla est surtout connu des historiens modernistes en tant que Contador Mayor, Grand Trésorier des Rois Catholiques. Il aurait entrepris, dans les années 1480, un comptage de la population du Royaume de Castille. La recherche du prétendu recensement établi par Quintanilla a mobilisé plusieurs générations d’historiens, mais en vain ! et, depuis un demi-siècle, on cite le Censo sans l’avoir jamais vu.
3Poussée par une curiosité légitime, je suis allée à la découverte de cet Asturien grand commis de l’État au temps des Rois Catholiques. Une recherche qui m’a menée d’Oviedo qui vit naître Quintanilla et où aujourd’hui seule une rue, au cœur de la vieille ville, porte son nom1 – jusqu’à Simancas, où s’il a jamais existé, le célèbre Censo ne pouvait que dormir. Cette enquête m’a beaucoup appris sur Quintanilla : il semble toutefois que ce personnage ait bénéficié d’une aura exceptionnelle et durable. Quintanilla aurait été l’homme de toutes les entreprises, un homme providentiel au service d’Isabelle. Il y a un décalage évident, parfois troublant, entre deux historiographies différentes. De plus, il est clair que le Censo participe du mythe démographique d’une Espagne nombreuse, et ce depuis le début du xixe siècle. On a entretenu l’idée d’un niveau record de population au temps des Rois Catholiques – un nouvel âge d’or – et on s’est servi du chiffre invraisemblable emprunté à Alonso de Quintanilla.
de Fernando del Pulgar à nos jours
4Il n’est pas question de passer en revue ici tous les auteurs : chroniqueurs, biographes, militaires (d’intendance), poètes et historiens qui ont cité Quintanilla ou qui lui ont consacré un livre, quelques vers ou, tout récemment encore, un article. Parmi eux, une majorité d’Asturiens qui se souviennent avec complaisance de leur compatriote. Ces biographies/hagiographies sont souvent inutilisables : elles comportent beaucoup d’erreurs et se répètent les unes les autres. Du xve au xixe siècle, on souligne le rôle que Quintanilla a joué dans la création de la Santa Hermandad et le soutien qu’il apporta à Christophe Colomb pour entreprendre l’aventure américaine.
5À la fin du xve siècle, Antonio de Nebrija, l’illustre grammairien de Salamanque, dans sa Chronique des Rois Catholiques, brosse un bref et élogieux portrait de Quintanilla et rappelle qu’il était chevalier d’un ordre militaire et religieux, sans doute celui de Saint-Jacques2. Son fils aîné, le commandeur Luis de Quintanilla, qui avait adhéré au mouvement des comuneros, sera, lui, un haut dignitaire – trece – de l’ordre de Saint-Jacques3. Fernando del Pulgar – qui avait dû connaître Quintanilla – le cite sept fois dans sa Chronique des Rois Catholiques. La première fois, c’est lorsqu’Alonso, un caballero de la casa de la princesa, fait des démarches secrètement auprès des habitants de la ville de Tordesillas, en mai 1472, pour que Ferdinand pénètre dans ladite cité et s’en empare4. En revanche, Quintanilla ne figure pas parmi les hommes s’illustres du même auteur, pas plus que dans les Memorias d’Andrés Bernáldez ou dans la Chronique du roi Henri IV de Diego Enríquez del Castillo.
6Dans un manuscrit de 1580 (conservé à la bibliothèque universitaire d’Oviedo), on lit que Quintanilla « fue el que dio la orden a la Santa Hermandad, el que apoyó y dio a Cristóbal Colón para ir a descubrir las Indias ». En 1695, un jésuite, Luis Alfonso de Carvallo, publie un ouvrage sur les Asturies : Antigüedades y cosas memorables del partido de Asturias. Au chapitre VI, il présente Alonso de Quintanilla comme un proche des Rois Catholiques :
« (...) fue muy privado de los Reyes Católicos, por su gran prudencia y gran ingenio, y valor, y por su nobleza, que todas estas partes afirma que tenía Antonio de Nebrija en la Crónica de estos Reyes... Fue cavallero de Abito y Contador Mayor de Castilla, y la buena administración de las rentas reales dependía de su diligencia... »
7Au xviiie siècle, Pedro Rodriguez Campomanes, dans son Discours sur l’éducation populaire des artisans et son développement (1775)5 prétend que c’est Alonso de Quintanilla qui encouragea les Rois Catholiques à s’intéresser au projet de Colomb et à financer l’entreprise. Laissons au puissant ministre, originaire lui aussi des Asturies, la responsabilité d’un tel jugement !
8C’est au xixe siècle que l’on retient le plus le nom de Quintanilla. Dans une Histoire d’Espagne, publiée en 1808, un Français, P. C. Briand, évoque le contrôleur des finances de Castille, le ministre protecteur de Colomb et celui dont les arguments surmontèrent les doutes et les craintes d’Isabelle. Même son de cloche du côté des Espagnols : Fermín Canella y Secades, Emilio Martin del Valle lui consacrent plusieurs articles ; Joaquín Durán y Lerchundi souligne le rôle de premier plan que Quintanilla avait joué lors de la prise de Grenade.
9Le nom de Quintanilla est alors souvent associé à celui d’un autre grand financier, contrôleur général lui aussi, Luis Santángel6. Ramón de Campoamor, dans un long poème intitulé pompeusement Colón7’évoquant ceux qui ont apporté leur aide à Christophe Colomb, mentionne quatre fois le nom de Quintanilla parmi les fidèles d’Isabelle :
De nuevo a mi favor abren campaña
Luis Santángel y Alonso de Quintanilla
y a los pies de los reyes me acompaña
la marquesa Beatriz de Bobadilla...
10Après la découverte des Indes, toujours dans ce poème, Colomb se souvient avec émotion des deux experts qui l’avaient introduit et aidé :
Santángel ¿ qué dirá de mi jornada ?
¿ y Quintanilla ? Si de mí hoy se agrada... » ?8
11En 1909, un colonel d’intendance d’Oviedo, Rafael Fuertes Arias, publie une biographie – compilation (restée confidentielle) de Quintanilla9. En 1951, un militaire de Burgos consacrait un article à Quintanilla, largement inspiré des deux gros volumes de Fuertes Arias10.
Quintanilla et les historiens
12Les historiens et plus particulièrement ceux qui ont tenté de chiffrer la population du Royaume de Castille à la fin du xve siècle ont cité et citent encore Quintanilla et son Censo. Le premier, Diego Clemencín, dans son Éloge de la reine Isabelle11, publie un document de Simancas qui est le rapport adressé par Quintanilla aux Rois Catholiques en 1482, en vue de recruter des soldats et de les armer pour la défense du Royaume. C’est assurément ce texte qui a le plus contribué à la diffusion du chiffre de sept millions d’habitants pour la Castille et à l’existence d’un prétendu cadastre dirigé par Quintanilla.
13On n’a pas retrouvé les documents ayant servi à confectionner ce rapport (informe) synthétique et fort bref. Seul Tomás González, le chanoine-archiviste de Simancas, dont les mérites sont grands et à qui l’on doit la conservation et la réorganisation des archives de Simancas, au xixe siècle, aurait pu avoir eu connaissance des liasses de ce recensement. Tomás González poursuivait toutefois un but précis. Il voulait, profitant de son poste, composer un ouvrage, le Censo de Población – qui sera publié en 182912 – en regroupant le plus de documents possibles, en bousculant au besoin la chronologie de certains d’entre eux, pour donner une œuvre apparemment cohérente13. Dans le Censo de Población, figure le rapport de Quintanilla qui contient un chiffre de population brut, peu fondé et surtout invraisemblable. Le Royaume de Castille sans Grenade aurait compté 1 500 000feux !
14Depuis lors, certains historiens ont utilisé sans le critiquer ce chiffre manifestement excessif de 7 000 000 d’habitants. Les plus avertis l’ont contesté. À Simancas, on trouve bien une série de documents officiels, signés de la main de Quintanilla. Alonso de Quintanilla y apparaît surtout comme un grand financier, une sorte d’expert, à l’égal de Santángel et de Gabriel Sánchez.
de Paderni à la Cour
15Originaire du coto de Paderni14, non loin d’Oviedo, Alonso de Quintanilla dut naître dans les années 1430. Il était le fils de riches propriétaires : Luis Alvarez de Quiros et doña Orosa Alvarez de Quintanilla, dont il adopta le patronyme. Sa mère était en effet l’héritière de la maison de Quintanilla. Ces terres se trouvaient à une demi-lieue d’Oviedo, près de Caxigal. On pense qu’Alonso fit ses études chez les bénédictins de San Vicente à Oviedo. Comme de nombreux fils d’hidalgos, il quitta sa famille et les Asturies pour devenir page (doncel) à la cour de Jean II à Valladolid. Quelques années plus tard, on lui confie l’éducation du prince don Enrique. Un document de 1453 témoigne de l’ascension de Quintanilla qui se trouve à Medina del Campo en tant que représentant de don Enrique – poder habiente-pour la signature d’un acte officiel.
16Après avoir servi comme criado le marquis de Villena, il est nommé dès 1460 criado guarda y vasallo militar du roi Henri IV. De 1462 à 1464, il s’occupe déjà des finances royales : il est contador de acostamientos, c’est-à-dire qu’il est chargé de payer la solde des gouverneurs des châteaux et des forteresses (tenientes de castillos). Dans ces années-là, son crédit est tel qu’il avance de l’argent au trésor royal, ou du moins son nom sert-il de garantie aux prêteurs de la Couronne.
17L’année 1464 est de crise et de rupture. Alonso de Quintanilla change de camp : il rejoint le parti de don Alfonso el pretendiente. Le 30 novembre, Quintanilla fait partie du cortège qui, entre Cigales et Cabezón, se rend auprès d’Henri IV pour obtenir la promesse qu’il reconnaîtra comme héritier du trône de Castille don Alfonso et non la Beltraneja. Quintanilla est l’homme des tractations. Dès lors, on le voit aux côtés de son nouveau protecteur, sillonnant les routes de la Vieille Castille : Avila, Medina del Campo, Olmedo, Valladolid, Simancas, Portillo...Par une cédule du 26 juin 1464, il devient Escribano Mayor de los privilegios y confirmaciones. À partir de 1465, Quintanilla cumule les charges et les responsabilités. En mars, le roi don Alfonso le nomme Contador Mayor de Cuentas et Alcalde Mayor del Adelantamiento. Il doit à la fois contrôler et administrer les finances de la Castille et, en particulier les revenus de la Couronne, et aussi superviser la justice. Le mois suivant, il est désigné comme Ejecutor de penas contra los morosos al pago de los tributos. Il s’agit pour Quintanilla de faire payer les retardataires (morosos) en matière d’impôts dus à la Couronne.
18C’est avec ce titre de Contador Mayor de Cuentas – Contrôleur général des Finances – qu’Alonso de Quintanilla traversera les siècles jusqu’à nous. C’est son titre officiel qu’il gardera jusqu’en 1494. Dans les documents de l’époque, Quintanilla apparaît toujours en tant que Contador Mayor de las quentas e del nuestro Consejo. Quintanilla renonce à cette charge en 1494 et il se retire à Medina del Campo. Il fonde alors, conjointement avec sa femme doña Aldara de Luduena, un majorat en faveur de leur fils Luis15. Mort en août 1500, il est enterré dans la chapelle de l’église San Juan de Sardón.
Quintanilla et la reine Isabelle
19« Caballero de la casa de la princesa : » : Alonso de Quintanilla va passer sa vie au service des Rois Catholiques et principalement d’Isabelle. Après la mort d’Alphonse à Cardeñosa, l’infante Isabelle se considère comme l’héritière légitime de la Castille ; le 19 septembre 1468, elle est proclamée princesse héritière à la venta de los Toros de Guisando entre Cebreros et Cadahalso ; elle est âgée de dix-sept ans. Jusqu’alors, elle a vécu à Ségovie à la cour d’Henri IV, son demi-frère. En 1468-1469, Isabelle réside à Ocaña avec sa fidèle Béatrice de Bobadilla et ses conseillers Gonzalo Chacón et Alonso de Quintanilla. On ne sait pas grand-chose de ces hommes/collaborateurs qui ont accompagné Isabelle avant la prise du pouvoir. Les chroniqueurs s’accordent seulement pour souligner l’appui qu’elle reçut de l’archevêque de Tolède, don Alonso Carrillo, et de l’Amiral don Fadrique.
20Quant à Quintanilla, dès 1468, il réunit la somme de 60 000 maravédis pour la cause d’Isabelle et il s’affaire à gagner des villes qui appartenaient à la Beltraneja, telles que Sepúlveda, Agreda, Aranda de Duero. Le 19 octobre 1479, l’archevêque de Tolède, Carrillo, célèbre le mariage d’Isabelle et de Ferdinand à Valladolid : « se hizo luego el desposorio, e otro día siguiente se celebraron las bodas » (Enríquez, chap. CXXXV). Parmi les personnes présentes à la cérémonie, on ne cite pas Quintanilla ! Si Ton en croit pourtant Alonso de Palencia, grâce à Quintanilla, el alma de los tratos, Isabelle pourra pénétrer à Ségovie, une cité qui restera chère aux Rois Catholiques. Quintanilla se charge de toutes les tractations entre Isabelle et son frère Henri IV qui résidait précisément à Ségovie et de leur réconciliation. Le 27 décembre 1473, Isabelle prend possession de la ville et de son alcázar. Andrés de Cabrera, le gouverneur de l’alcázar (où est entreposé le trésor royal) et sa femme la Bobadilla sont en effet tout dévoués à Isabelle. En somme, Quintanilla apparaît comme un expert en matière de finances et un fidèle collaborateur des Rois Catholiques.
Quintanilla et la Santa Hermandad
« el cuál fue el que dio la orden a la Santa Hermandad. »
21Les Rois Catholiques, eu égard à la totale insécurité qui régnait en Castille, décident de rétablir une ancienne institution : las Hermandades.
22Ces fraternités ou regroupements des villes, chargées de restaurer l’ordre public dans le royaume, dataient du temps du roi Alphonse Ier. La Hermandad de Burgos avait été créée en 1315. Ces hermandades étaient devenues inefficaces et on ne comptait plus les vols, agressions ou assassinats. C’est alors qu’Alonso de Quintanilla et Juan de Ortega, provisor de Villafranca Montes de Oca, proposent aux Rois Catholiques de restaurer une fraternité qui regrouperait le plus grand nombre de villes du royaume : « que se fiziese alguna congregacion de pueblos para hordenar entre sy Hermandad (...) para defensa e resistencia de aquellos males que veyan »16. Les deux hommes vont réunir à Dueñas les représentants des villes et villages. Alonso de Quintanilla prononce alors un discours virulent, dans lequel il dénonce tous les maux dont souffre le royaume et propose la création d’une Hermandad pour trois ans17 :
« No sé yo, señores, como se puede morar tierra que su destruicion propia no siente, e donde los moradores della son venidos a tan extremo infortunio, que han perdido ya la defensa que aun a los animales brutos es otorgada » (Hernando del Pulgar, chap. LI).
23C’est ainsi que fut créée, aux Cortès de Madrigal en 1476, la Hermandad. On instaure un Conseil de la Hermandad, présidé par Lope de Ribas, évêque de Carthagène, avec un trésorier, Alonso de Quintanilla, et un général, Alphonse d’Aragon, duc de Villahermosa. Très vite, la Hermandad devient la Santa Hermandad18 et elle gardera ce nom jusqu’au xviie siècle. Cette redoutable institution et ses archers effraieront encore Sancho Panza. Dans l’épisode des galériens, Sancho décide en effet de se cacher dans la Sierra Morena, au lieu de rejoindre des bourgades comme El Viso ou Almodovar del Campo, pour échapper à la Santa Hermandad19. Les Rois Catholiques avaient voulu en définitive créer une armée permanente, à laquelle ils pourraient faire appel en cas de besoin. Dès 1476, la Santa Hermandad va fournir une infanterie. Dans un premier temps, il s’agit de financer un cavalier pour cent feux et un homme d’armes pour cent cinquante feux. Cette armée servira à faire régner Tordre dans le royaume : en 1480, on recrute une troupe permanente de deux cents hommes d’armes. Lors de la guerre de Grenade, on fait appel à cette armée. Ainsi, en 1487, les Rois Catholiques se trouvant à Cordoue, ce sont dix mille peones procédant des Hermandades de Castille qui arrivent en renfort. Fernando del Pulgar précise qu’Alonso de Quintanilla et Juan de Ortega en avaient la responsabilité20. On est loin, au bout du compte, de la simple gendarmerie rurale à laquelle on a tendance à réduire la Santa Hermandad. Ajoutons que le budget de la Hermandad est alimenté par des taxes sur des denrées de consommation courante : les sisas21. Bientôt, seuls les pecheros (roturiers) seront soumis à cet impôt que ne contrôlent pas les Cortes. La guerre de Grenade terminée, la Santa Hermandad perdra de sa vigueur et de son importance. Seules subsisteront les brigades locales – cuadrillas – financées par les villes.
24Il est clair que Quintanilla est avant tout celui qui participa activement à la restauration et au développement de la Santa Hermandad. Ainsi, Mariana, dans son Historia de España, rappelle à propos des guerres qui ravagent le royaume que « el inventor deste saludable consejo fue Alonso de Quintanilla tesorero mayor del Rey, persona prudente y de valor »22.
Quintanilla et l’armement du royaume
25Un bref document (quatre folios), écrit de la main de Quintanilla et conservé dans les archives de Simancas, a été recopié et publié au début du xixe siècle, à la fois par Tomás González, dans son Censo de Población, et par Diego Clemencín dans son Éloge de la Reine Isabelle. Dans les deux cas, la copie est inexacte et incomplète. Il s’agit d’un rapport synthétique23 présenté aux Rois Catholiques, en vue de l’armement du royaume. Quintanilla parle à la première personne et donne le résultat de ses cogitations, en expert : yo he pensado mucho.... Le point qui a fait couler beaucoup d’encre est celui où Quintanilla déclare avoir lui-même recensé (on aimerait savoir de quelle manière et selon quels critères) la population de la Castille, du León, de Tolède, de la Murcie et de l’Andalousie, à l’exception du royaume de Grenade. Ce recensement aurait été effectué dans les terres de la Couronne et dans celles des ordres militaires, dans les terres relevant d’une seigneurie ecclésiastique et dans les villes libres (behetrías). Le rapport, tel qu’il se présente dans le document de Simancas, ne porte aucune date. Tomás González, le 13 août 1815, écrit avoir trouvé ces notes de Quintanilla dans les caves de Simancas, parmi les immondices ! et il précise qu’elles lui semblent être de 1493. En revanche, dans le Censo publié en 1829, Tomás González date le rapport de 1482. Dans l’un et l’autre cas, on peut justifier l’absence du royaume de Grenade : avant 1492, Grenade ne fait pas partie du royaume de Castille ; en 1493, Quintanilla n’est pas encore en mesure de compter la population du royaume, au lendemain de la reconquête du dernier bastion maure.
26Le chiffre avancé, on l’a déjà dit, est excessif et impressionniste. « Y pareceme que puede que aya en ellos (los reinos) un cuento e quinientos mill vezinos poco mas o menos. » La dernière expression qui ajoute au flou du comptage/résultat est en surcharge, entre les lignes du manuscrit. Devant ce chiffre rond qui attribue à la Castille du temps environ 1 500 000 feux, que d’interrogations ! De quel matériel statistique avait-on disposé pour cette estimation globale ? Quintanilla a-t-il procédé par extrapolation, à partir du nombre des hidalgos du royaume ? Ce n’est qu’une hypothèse ; il existe en effet dans la même liasse de Simancas (folio 17) une liste des hidalgos du partido de Medina del Campo. Les hidalgos y sont recensés avec le montant de leur fortune. Mais il ne s’agit malheureusement que d’une toute petite partie des hidalgos du royaume (quelques bourgades de la tierra de la ville de Medina : Rabé, Velasco Alvaro, Fuentelapiedra, La Nava et la ville elle-même).
27En effet, le critère retenu, c’est un revenu minimum de 5 000 maravédis. Quiconque disposera d’une fortune équivalente à cette somme devra être en mesure de présenter un bouclier, une lance et une épée et un casque d’armes. À partir de 10 000 maravédis, « un bouclier, une cuirasse, une lance et une épée » ou bien « une cuirasse et un casque et une épée et une dague et un dard et une arbalète et un carquois de flèches ». Ceux qui seraient à la tête d’une fortune de 20 000 maravédis devront être en possession de toutes lesdites armes. Un cinquième de ces personnes, au lieu de l’arbalète, se muniront « d’une espingardine et de cent cinquante boulets et de vingt livres de poudre ».
28Quintanilla préconise également que les villes d’importance, los lugares principales (d’un point de vue stratégique), et les ports de la côte disposent de quelque artillerie. Dans de telles conditions, on mesure quels étaient l’intérêt et l’urgence d’un recensement de la population et d’une estimation des revenus des chefs de famille du royaume.
Quintanilla et l’amérique
29Il est très difficile de connaître quel fut le rôle de Quintanilla dans la découverte du Nouveau Monde et la nature des relations du contrôleur général des finances de Castille avec Christophe Colomb. Il semble inimaginable que Quintanilla – quel que fût son entregent à la Cour – ait eu l’impact que lui attribuent presque unanimement les Espagnols, des chroniqueurs célèbres du temps des Rois Catholiques aux militaires du xxe siècle ; les Asturiens virant vers l’hagiographie. Dans un article de 1882, Emilio Martin del Valle présentait Alonso de Quintanilla comme le protecteur de Christophe Colomb et on se souvient du poème épique de Campoamor.
30Pour des raisons mystérieuses, on répète depuis Nebrija que Quintanilla aurait apporté son soutien à Colomb pour son projet grandiose. On peut se demander si Quintanilla a vraiment joué le rôle décisif que lui attribuent chroniqueurs et biographes ; c’est là qu’un maillon de la chaîne manque : la légende et une interprétation hâtive ont remplacé les informations puisées dans les archives. On se rappelle que Salvador de Madariaga avait bien reconstitué une fausse ascendance et une prétendue origine juive de Colomb. À propos de la découverte de l’Amérique, il n’est jamais question de Quintanilla, pas plus au niveau des protections que du financement. On sait que Colomb était arrivé en Castille avec son fils Diego en 1485. Il est accueilli au monastère franciscain de la Rábida, à une lieue de Palos. Reçu à la cour des Rois Catholiques le 20 janvier 1486, il sera éconduit et son projet confié à une commission de lettrés et de savants de Salamanque. Ce n’est qu’après la prise de Grenade qu’il obtiendra gain de cause. La reine Isabelle le fait venir à Santa Fe. Tout a été dit à ce sujet. On s’attendait dès lors à trouver le nom de Quintanilla parmi ceux qui sont impliqués dans la réalisation du projet. C’est le financier Santángel qui a l’idée de recourir à l’argent des bulles de la Sainte Croisade du diocèse de Badajoz24, pour couvrir les frais de la première expédition. Colomb put ainsi partir de Palos, grâce à la participation du riche armateur Martin Alonso Pinzôn. Plus tard, Colomb écrira que le père Antonio Marchena fut la seule personne qui l’aida sans compter. Il y eut aussi le dominicain Diego Deza, le cardinal Mendoza, le financier Santângel et son parent Gabriel Sanchez, sans oublier Juan Pérez, un autre franciscain, et le légat du pape Alexandre Geraldini, mais point de Quintanilla.
Que conclure ?
31On peut s’interroger sur les raisons qui ont valu à Quintanilla cette réputation flatteuse. Je ne sais si les historiens et chroniqueurs « sont des menteurs privilégiés qui prêtent leurs plumes aux croyances populaires » comme le prétendait Balzac. Ce qui est certain, c’est qu’il subsiste beaucoup d’incertitudes quant à l’existence d’un recensement au temps des Rois Catholiques, mais également quant au personnage même d’Alonso de Quintanilla. Seule la découverte de documents nouveaux permettrait de savoir si Quintanilla appartient à la petite ou à la grande histoire.
Notes de bas de page
1 À proximité du couvent de Sainte Claire où sont enterrés les parents de la femme de Quintanilla.
2 Certains auteurs penchent en faveur de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, peut-être à cause d'une lettre de décembre 1494, dans laquelle les Rois Catholiques octroient une rente viagère à Alonso de Quintanilla sur les alcabalas de certaines bourgades de l'ordre de Saint-Jean.
3 Luis de Quintanilla était un notable de Medina del Campo où il possédait des maisons et des terres. Il avait été « maître d'hôtel » de l'infant don Juan, mort en 1497 et corregidor de Ubeda et de Baeza, de 1513 à 1516. Impliqué parmi les rebelles comuneros, il sera sur la liste des exceptuados. Il s'engage alors dans l'armée qui combat l'invasion française en Navarre (1521) et s'illustre à Fontarabie. Il demandera à être jugé par le Conseil des Ordres. Il compte parmi ses protecteurs le cardinal Adrien et le connétable. Il faut attendre 1524, après les démarches du fils de Quintanilla, Cristôbal, et de la reine du Portugal, signe la grâce du commandeur. Pour ce qui concerne Luis de Quintanilla, voir Joseph Pérez, La révolution des Comunidades de Castille (1520-1521). Signalons encore que dans les Batallas y Quinquagenas de Gonzalo Fernandez de Oviedo, le chroniqueur des Indes, figurent « el Comendador Luys de Quintanilla e su mayoradgo Alonso de Quintanilla ». Cet Alonso de Quintanilla était contino et avait également combattu en Navarre ; c'est le petit-fils du Contador Mayor.
4 En 1475, les Rois Catholiques envoient deux hommes de confiance à l'archevêque de Tolède qui voulait s'unir au roi de Portugal, algunas personas del su Consejo : Alonso de Quintanilla et Alonso Manuel de Madrigal. En 1480, Alonso de Quintanilla contador mayor de cuentas del Rey e de la Reina, natural de Asturias de Oviedo et don Juan de Ortega sont chargés de la armada nécessaire pour défendre le royaume de Sicile. En 1481, les deux hommes se rendent en Biscaye, au Guipúzcoa et dans la Montana de Santander pour rassembler des bateaux, des gens et des armes pour combattre le Turc.
5 Discurso sobre la educación popular de los artesanos y su fomenta, éd.de John Reeder, Madrid, Instituto de Estudios Sociales, 1975, p. 314. Campomanes, dans le paragraphe consacré au commerce extérieur avec les Indes, Del comercio exterior, y del que de España se hace a Indias, en particular, souligne le rôle déterminant joué par Quintanilla : « al tiempo que los Reyes Católicos, impulsados del celoso Alonso de Quintanilla, animaron el descubrimiento de las Indias ; y costearon la empresa de Cristobal Colón ».
6 Marianne Mahn-Lot, dans son Portrait historique de Christophe Colomb, nomme parmi ceux qui servirent d'intermédiaires entre Colomb et la reine Isabelle, l'ami de Colomb, Antonio Marchena, un autre moine, Juan Pérez, le grand financier Santángel et son parent Gabriel Sanchez, mais elle ne cite jamais Quintanilla.
7 R. de Campoamor, Obras poéticas, Aguilar, Poemas, pp. 914-917-919 et 983.
8 R. de Campoamor, Historia de Colón, Canto V, p. 983.
9 R. Fuertes Arias, Alfonso de Quintanilla-Contador mayor de los Reyes Católicos, Oviedo, Tipografía de La Cruz, 1909.
10 J. Sarmiento Lasuen, « Alfonso de Quintanilla, contador mayor de los Reyes Católicos », Boletín de la Institución Fernán González, Burgos, 1951, pp. 713-724.
11 D. Clemencín, Elogio de la Reina Católica Doña Isabel, Memorias de la Real Academia de la Historia, VI, Madrid, 1821, pp. 599-601.
12 T. González, Censo de Población de las provincias y partidos de la Corona de Castilla en el siglo XVI, Madrid, 1829. Pour une édition moderne du recensement de 1591, A. Molinié-Bertrand et E. García España, Censo de la Corona de Castilla, Madrid, INE, 1985, t. 1.
13 À diverses reprises, T. González s'est plaint du désordre et de la saleté des caves de Simancas où gisaient les legajos. Des registres avaient en effet été piétinés par les chevaux des Français, d'autres éparpillés, sans compter tous ceux qui furent expédiés à Paris.
14 Philippe II devait vendre, en 1584, les cotos de Bendanes, Caxigal, Cerdeño, Paderni et Naranco à la ville d'Oviedo.
15 « Mejorándole en tercio y quinto con las heredades de Pozaldez, Pozal de Gallinas y Pero Miguel », (il s'agit de trois villages de la « tierra » de Medina del Campo qui, dans le Censo de 1591, comptent respectivement 231, 126 et 60 feux), « mas las heredades de Vililla, Motilla y Alcamín » (seul Velilla est recensé en 1591 et appartient à la juridiction de Tordesillas).
16 Fernando del Pulgar, Crónica de los Reyes Católicos, I, éd. Juan de Mata Carriazo, Madrid, Espasa Calpe, 1943, p. 232.
17 Ibid, pp. 233-239.
18 Bien évidemment, dans cette expression l'adjectif Santa n'a pas de sens religieux, mais fonctionne comme un simple superlatif.
19 Don Quichotte de la Manche, I, chap. XXIII, éd. Juventud, Barcelone, 1968.
20 Fernando del Pulgar, op. cit., II, p. 259.
21 À l'exception de la viande.
22 Juan de Mariana, Historia de España, BAE, t. II, Madrid, 1950, p. 192.
23 Archivo General de Simancas, Contaduría del Sueldo, 1a serie, 53-17.
24 Melquíades Andrés Martín, El dinero de los Reyes Católicos para el descubrimiento de América, financiado por la diócesis de Badajoz, Madrid, Cisneros, 1987.
Auteur
Université de Paris-Sorbonne
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