Conclusion
p. 363-365
Texte intégral
1Au XVIIIe siècle, le grand physiocrate Turgot contestait l'utilité des foires et marchés physiques. Pour lui, le modèle était la Hollande où, écrivait-il dans L'Encyclopédie, « il n'y a point de foire ; mais toute l'étendue de l'état & toute l'année ne forment, pour ainsi dire, qu’une foire continuelle, parce que le commerce y est toujours & partout également florissant ». Son vœu n’était toujours pas exaucé à l'aube de la Grande Guerre. Dans le Midi toulousain les foires, aux bestiaux notamment, attiraient de grandes foules qui participaient activement aux jeux de l'échange. Comment expliquer une telle persistance ?
2Dans le domaine de l'économie agricole, il faut, pour l'instant, se contenter d'hypothèses. La structure des propriétés dans la région, dominée par les petites et moyennes exploitations, favorisait sans doute le maintien des marchés physiques où paysans et métayers, ayant des quantités relativement faibles à commercialiser, pouvaient disposer de surplus peu susceptibles d'intéresser les intermédiaires. Le recul de la grande propriété, quand il était accompagné d'un morcellement des domaines, a pu renforcer les rangs des agriculteurs petits et moyens. Plus que les grands propriétaires, ceux-ci avaient besoin des marchés, notamment pour la vente des grains. Dans les régions françaises où la grande propriété a mieux résisté – ou progressé – les marchés ne semblent pas aussi vivaces au milieu du XIXe siècle que dans notre zone d étude.
3Le nombre de foires, on l'a vu, a beaucoup augmenté, surtout dans la seconde moitié du XIXe siècle. La plupart des bourgs et petites villes possèdent alors un marché hebdomadaire et une foire mensuelle, voire bimensuelle. Ces centaines de foires sont une des manifestations les plus spectaculaires de l'essor de l'élevage. Le commerce des animaux, des bovins à la volaille, se fait pour la plus grande partie sur la place publique. Les ventes hors marché ne sont pas totalement inconnues, mais elles ne prendront vraiment de l'ampleur qu'après la Première Guerre mondiale, quand l'avènement du camion facilitera l'accès aux étables des maquignons et autres rabatteurs.
4Les marchés physiques se sont aussi maintenus à cause des structures mêmes de la vie rurale, structures que l'on peut qualifier de séculaires. Les foires et marchés sont des manifestations du commerce périodique, une forme de commerce très ancienne, précédant, sans doute, le commerce permanent des boutiques et des magasins urbains. Ce type de commerce est favorisé par la lenteur et le coût des transports, par la nature de la production dominante (les grains), par la faible densité de la population, par son faible pouvoir d'achat et par sa forte propension à l'autoconsommation. Rares sont les ménages qui doivent ou qui peuvent acheter quotidiennement ; ceux-ci habitent probablement déjà dans une localité commercante. Pour la plupart des habitants des villages ou des fermes isolées, les déplacements fréquents sont à proscrire ; la production en souffrirait, les dépenses occasionnées par les transports et les consommations réduiraient d'autant le pouvoir d'achat. Ces conditions sont restées valables, même atténuées, tout au long de la période étudiée. L'arrivée du chemin de fer n'a pas modifié fondamentalement les choses dans la mesure où son réseau est resté assez peu dense, ne touchant finalement qu'une faible proportion de villages sur l'ensemble du territoire. La voie ferrée a surtout permis une meilleure circulation des marchandises, soit au départ des zones rurales de production (denrées agricoles), soit vers ces mêmes zones (produits manufacturés). Mais, pour l'instant, la gare ne semble pas avoir remplacé la place du marché.
5Il est sûr, cependant, que les paysans de 1900 ont connu des conditions de circulation meilleures grâce à l'amélioration du réseau routier, à l'augmentation du nombre d'animaux de trait (des chevaux surtout), à la diffusion de moyens de transport personnels dans les couches plus modestes de la population : les tombereaux et jardinières envahissent les bourgs à un point tel lors des foires et marchés que l'on doit réglementer leur stationnement. Si l'on ne peut parler d'une véritable « révolution des transports » pour la majorité des paysans, l'évolution a été favorable, renforçant du coup la fréquentation des réunions commerciales. Lors des enquêtes fiscales de 1741 (Comminges, Rieux, Armagnac), la majorité des communautés déclarent fréquenter une seule localité commerçante ; en 1854 (Gers et Hautes-Pyrénées) et en 1885 (Haute-Garonne), les communes répondent le plus souvent par une liste de deux, trois, quatre localités et plus où les habitants traitent leurs affaires.
6Loin de disparaître, donc, les marchés et les foires sont restés, plus que jamais, de véritables rendez-vous d'hommes et de femmes ayant des produits de ferme à vendre. Par la même occasion, ils profitent de l'ensemble des commerces et services proposés par le bourg ou attirés vers lui par la promesse d'une clientèle nombreuse aux multiples besoins à satisfaire. Comme le médecin qui s'installe dans une chambre d'auberge pour rencontrer d'éventuels clients, l'homme politique, celui du Second Empire et de la Troisième République, sait qu'au marché ou à la foire il trouvera des électeurs à convaincre et des alliés à motiver. De la même façon les conditions d'une intense sociabilité sont remplies. On y trouve des parents, des amis, des amoureux, des collègues ; on y propose des spectacles en tous genres, des loisirs (des plus honnêtes aux plus illicites), on y rencontre des gens du pays et des étrangers, on peut se perdre dans la foule ou brandir son identité collective haut et fort. Sans doute pourrait-on réduire les foires et marchés à un « concours d'acheteurs et de vendeurs... rassemblés à jour fixe dans un lieu convenu », mais ce serait perdre de vue la multiplicité des activités que l'on y cherche et que l'on y trouve.
7La place marchande est, en dernier lieu, un lieu de concurrence. Les vendeurs se concurrencent entre eux tout comme les acheteurs ; les transactions elles-mêmes sont des compétitions, des jeux où chaque acteur cherche à remporter la victoire. Cela est très clair dans le marchandage, souvent présenté comme un combat ou une joute. La ruse qu'il faut déployer pour bien vendre et pour bien acheter n'est apprise dans aucun livre, dans aucune école sauf dans celle de la foire. Savoir triompher sur le foirail fait partie des qualités reconnues du monde paysan.
8Commerce, politique, sociabilité, culture : dans la France rurale d'avant-hier, la foire et le marché étaient un vrai théâtre de la vie.
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