Chapitre VI. À leurs risques et périls
p. 257-301
Texte intégral
1Pendant longtemps on a pensé que le monde paysan était immobile autant dans ses déplacements physiques que dans son évolution mentale. Cette conception ne peut plus se soutenir après le flot d'études qui décrivent un monde rural en constant mouvement. Bien avant l'ère de l’exode rural définitif, par exemple, maintes régions connaissent des migrations temporaires tandis que des villes préindustrielles voient affluer des masses de campagnards à la recherche de pain et de travail1. Les déplacements saisonniers suivent les impératifs du travail agricole – moissons et vendanges – ou du climat – les régents briançonnais qui abandonnent la montagne enneigée afin de se louer dans quelque village à plus basse altitude. Il s'agit de séjours relativement longs et assez loin du foyer. Dans une autre dimension temporelle et spatiale, les foires et marchés sont aussi l'occasion de voyages pour un nombre important de femmes et d'hommes. Ne dépassant que rarement la journée, ce ne sont pas évidemment des trajets homériques. Mais à l'instar d'Ulysse, les campagnards du Sud-Ouest savent que tout éloignement du foyer comporte certains risques. Celui qui s'en va de chez lui doit être préparé à faire face à l'imprévu, un imprévu d'autant plus périlleux que l'on est souvent seul, démuni du soutien familial ou villageois.
2Voyager est dangereux car on se trouve isolé sur des routes ou chemins qui traversent presque toujours des « no man's land », vides interstitiels entre les villages – marais, landes, forêts... Le danger vient également de la nuit qui prive le voyageur d'un de ses sens tout en excitant son imagination et donc sa peur. Ce trajet impose ses péripéties : accidents, intempéries, bêtes sauvages, bandits de grand chemin, phénomènes surnaturels (ou présumés tels). Le but du déplacement, foire ou marché, rompt avec l'isolement du chemin ; au bourg c'est le rassemblement d'une multitude de gens qui remplissent les rues et les places, se bousculant sur le foirail et dans les auberges. Cette masse humaine et animale est protectrice dans la mesure où elle décourage toute attaque à main armée ou de bête sauvage. Peut-on parler toutefois de foires ou marchés comme lieux de sûreté pour les personnes et les biens ? Certainement pas car cette foule provoque des accidents, des paniques du bétail, des vols d'argent et de marchandises, des escroqueries. La concentration d'hommes et de bêtes fait peser en outre un danger sanitaire non négligeable sur les animaux et, exceptionnellement, sur les hommes.
3La circulation des personnes s'accompagne d'une intense circulation monétaire et d'un fort mouvement de biens vendus, achetés, échangés. Qui dit échanges dit risques, car le transfert des richesses attire inévitablement tous ceux qui convoitent la propriété d'autrui. Certains cherchent à s'enrichir par les voies plus ou moins normales d'un commerce basé sur l'intelligence, la ruse ; d'autres ont moins de scrupules, s'immisçant dans les transactions afin de mieux tromper les victimes. Les transactions exigent donc une vigilance sans faille, car l'inattention et la naïveté sont toujours punies et exploitées sur la place du marché. Les ruraux savent qu'à la foire l'innocence constitue une tare dangereuse.
4Nous allons donc nous interroger sur les risques et périls qui pèsent sur tous ceux qui fréquentent les foires et marchés. Nous nous demanderons également comment on peut se protèger contre les multiples agressions que l'on peut subir. Pour mener à bien cette enquête, nous avons dégagé trois moments particulièrement périlleux : le déplacement (aller-retour) au marché ; le rassemblement au bourg ; et la transaction elle-même.
SUR LE CHEMIN DE LA FOIRE : DU BANAL AU FANTASTIQUE
5Si nous pensons aujourd’hui avoir banalisé le voyage, il suffit de se rappeler le nombre d'accidents de circulation mortels chaque année en France pour se rendre compte que même de nos jours les déplacements ne sont pas toujours anodins. Les hommes de jadis, à pied, à cheval, ou derrière une lourde charrette tirée par des animaux de trait, étaient certainement moins menacés à cet égard. Pourtant le danger existe et chaque paysan qui s'éloigne de son domicile en est conscient. Les routes sont mauvaises, mal entretenues, les chemins et sentiers passent par des endroits sauvages où, pendant de longues années, le loup ou le bandit guettent le passant vulnérable. L’obscurité de la nuit est alors totale car aucune lumière artificielle n'éclaire à l'extérieur des villages et des fermes. Seule la lune accompagne et éclaire pendant quelques nuits chaque mois.
6Tout peut arriver. Les journaux de sous-préfecture du siècle dernier rapportent déjà les accidents de la circulation, particulièrement fréquents les jours de foire et de marché. Que de piétons renversés par des cavaliers insouciants et trop pressés ; que de chevaux qui s'emballent dans des rues fréquentées et qu'il faut maîtriser à toute vitesse afin d'éviter des accidents graves. En 1871 le conseil municipal de Gourdan-Polignan signale le danger encouru par hommes et bêtes à la fin des marchés de Montréjeau, petite ville voisine : « Les voitures descendant de Montréjeau au galop et au trot, principalement les jours de marché,... occasionnent de nombreux accidents de voiture aux piétons et bestiaux qui se trouvent également sur la route et rentrent du marché à leur domicile... »2. D'ailleurs, après le marché, les plus hardis s'engagent dans des courses folles pour prouver la rapidité de leurs attelages. Ces courses sont réservées à une certaine élite capable de posséder chevaux et jardinières, la masse des paysans étant à pied ou dans des tombereaux tirés par des bovins. A la fin du XIXe siècle, la possession d’attelages et de chevaux de trait se démocratise, rendant la circulation plus intense et dangereuse3.
7Jusque vers le milieu du siècle dernier, les loups rôdent toujours dans les régions les plus sauvages, faisant peser un danger sur le bétail et les voyageurs solitaires. Dans un long poème en languedocien, Melchior Barthès de Saint-Pons évoque une tragédie qu'il situe en 1832 à la suite de la grande foire du 13 décembre. C'est l'histoire de Louiset, fils cadet d'une famille de tailleurs habitant dans le hameau de Marthomis au-dessus de Saint-Pons. Pour la première fois, Louiset accompagne plusieurs membres de sa famille à la foire. Une fois sur place, ils se dispersent, chacun s'occupant de ses affaires, laissant le petit s'amuser devant les divers spectacles qui le fascinent. L'heure étant venue de repartir, son père et ses frères ne le retrouvent pas au rendez-vous ; ils s'en vont, convaincus à tort que Louiset les a précédés sur le chemin de retour. Lorsque le garçonnet se retrouve seul, il n'hésite pas à partir sans se faire, apparemment, trop de soucis. En effet, une passante se rappelle l'avoir vu, juste avant la tombée de la nuit, en train de jouer au bord du chemin. Elle l'incite vivement à rentrer chez lui au plus vite, mais il n’est jamais arrivé à bon port. On trouve quelques mois plus tard son crâne et des débris de son corps à quelques kilomètres seulement de sa maison. Selon l’opinion publique, dont Barthès s'est fait le porte-parole, Louiset a été la victime d'un loup4. Sans doute s'agit-il d'une des dernières fois que des loups sont ainsi mis en accusation par la population dans un cas de mort d'homme. La chasse impitoyable dont ils ont été l'objet aux XVIIIe et XIXe siècles a fini par les condamner5.
8Les loups ne constituent plus un danger en 1885 lorsque Baptiste Delrieu de Saint-Martin-de-Caralp s'évanouit sans laisser de trace en revenant d'une foire à Varilhes. Après avoir vendu une paire de vaches, « il se dirigea muni d'une somme de 400 francs environ vers son domicile, en s'arrêtant à Vernajoul, où il se livra à de nombreuses libations »6. On ne l'a plus revu au village. A-t-il été victime d'un accident, d'un bandit, d'une soudaine envie de voir Paris ? Nul ne sait. On connaît, en revanche, le sort tragique d'autres hommes découverts morts sur le chemin du retour. Sur les hautes terres rouergates, en 1873, un fermier et son domestique furent surpris par une tempête de neige sur le chemin de retour de la foire d'Estaing ; on trouva leurs corps sans vie à quelques mètres de chez eux7. En janvier 1903, un jeune marchand de moutons du Vigan se noya dans un puits dans le Lot alors qu'il ramenait un troupeau acheté dans une foire de la région8. Même sans loups, les chemins ne sont pas toujours sûrs car les fauves à deux pattes n’ont pas disparu. Tout voyageur cheminant la nuit craint de voir surgir d'un bois un ou plusieurs hommes, souvent masqués, toujours armés, posant sèchement l'alternative : la bourse ou la vie ! Ce scénario classique des romans (voir Nicette et Milou d'Eugène Le Roy) connaît quelques variantes plus ou moins brutales. Parfois le bandit s'épargne toute parole et se contente de rouer la victime de coups de bâton ou de la bombarder avec des pierres. Si l'attaque est réussie, l'agresseur peut tranquillement la fouiller dans sa recherche du porte-monnaie dissimulé dans les vêtements (le cas se produit à Najac en 1885)9.
9Ce type d'agression arrive fréquemment au retour du marché lorsque la nuit est tombée. Après le marché parce que les vendeurs sont censés avoir les poches bien pleines, la nuit parce que l'identification du bandit se fait d'autant plus difficilement que la visibilité est mauvaise. Ceux qui en ont la possibilité rentrent à la maison pendant qu'il fait jour afin d'éviter de mauvaises surprises. Mais il y a toujours des retardataires qui prolongent leur séjour dans les auberges du bourg ou qui poursuivent leur commerce aussi longtemps que des clients se présentent. Pour les bandits, c'est un gibier de choix, les uns ayant les sens endormis par la boisson, les autres portant souvent d'importantes sommes d'argent. La fin violente de Valentin Hèque, boucher rouergat, illustre bien le danger. S'étant rendu à la foire de Cajarc en avril 1896, pour y acheter des veaux semble-t-il, il se serait livré « à de copieuses libations » durant la soirée, de telle sorte qu'il rate le dernier train. Il sort d'une auberge vers onze heures du soir ; on le retrouve mort dans le Lot 700 mètres plus loin, un coup violent sur la tempe suggérant un assassinat plutôt qu'un accident10.
10Avec un peu de chance on s'en sort sans trop de mal. C'est ce qui est arrivé à deux marchands de moutons assaillis de coups de bâton et de pierres pendant qu'ils se retirent du marché de L'Isle-Jourdain en novembre 1829. A force de crier au secours, des passants les entendent et interviennent en faisant fuir les attaquants. D'autres n’ont pas cette bonne fortune ; seuls devant leurs agresseurs, ils succombent sous les coups tel ce paysan assassiné entre Bagnères-de-Bigorre et Capvern en novembre 1869. Ou ce marchand de bestiaux gersois attaqué devant son domicile très tard dans la nuit après avoir vendu deux paires de bœufs à la foire de Nogaro en février 1900. Pourtant il a eu de la chance car il n'a perdu que la bourse contenant 1 530 francs et pas la vie11.
11La littérature populaire et la tradition orale telles qu'elles sont présentées par des folkloristes et des ethnographes font une assez large place au thème du voyage et aux dangers qui lui sont inhérents. Nous passons ici du fait divers réel au fait divers fantastique. Sont-ils de nature totalement différente ? Sans entamer un débat nécesssairement long et compliqué, contentons-nous d'observer que beaucoup de faits divers vrais se sont transformés de façon spectaculaire sous l'impulsion de l'imagination, des rumeurs, des complaintes... La version des faits chantée dans les complaintes n'est pas obligatoirement la même que celle présentée devant la cour d'assises. Toutefois, c'est elle qui forge l'idée que la plupart des gens vont avoir de l'événement. Un certain nombre de faits divers viennent nourrir le répertoire des conteurs villageois qui en font le récit lors des rassemblements divers de la communauté : aux veillées, au lavoir, à la forge ou au moulin pour ne citer que les plus typiques. L'accident, l'assassinat, le loup y deviennent des récits, plus ou moins vécus personnellement, où le témoignage proche constitue le meilleur garant de véracité aux yeux de l'assistance12.
12Les récits fantastiques sont également incorporés dans les répertoires et bénéficient d’un travail similaire de mise en scène afin de les rendre plus véridiques. Ils sont localisés dans des lieux connus, proches ; les acteurs sont parfois des personnes vivantes ou ayant vécu au village. Même les contes, a priori les plus fantastiques et les moins vraisemblables des récits, débutent le plus souvent par une situation proche de la réalité quotidienne des auditeurs. C'est ainsi que les barrières entre le fait divers et le récit fantastique ne sont pas aussi étanches que l'on pourrait croire à première vue.
13De même que l’on a peur du bandit et du loup, on craint la rencontre de quelque créature fantastique. Des histoires terrifiantes reviennent lors des veillées, nourries par les expériences de tel ou tel villageois et par la rumeur d'événements d'un passé plus ou moins lointain. On se raconte ce genre d'aventure pour se faire délicieusement peur ; les plus forts en rient, les autres aussi... un peu. Mais quand on se retrouve seul la nuit sur un chemin à peine visible, les terreurs ancestrales peuvent réapparaître13. On risque d'être le témoin involontaire de phénomènes étranges. Selon l'abbé Duffard, folkloriste de l'Armagnac noir, il existait un grand chêne sur le territoire de la commune de Panjas que l'on disait être un lieu de sabbat : « Que de fois, au retour du marché de Nogaro, on a vu le soir des lumières nombreuses s'agiter sous le chêne dans un mouvement giratoire »14. Voir le sabbat est un thème récurrent dans la littérature sur la sorcellerie européenne. Moins angoissantes peut-être sont les fées, souvent représentées sous forme de lavandières qui répètent inlassablement leurs gestes au bord des fontaines ou des ruisseaux. En Ariège, dans la région de Lavelanet, on racontait toujours au XXe siècle des histoires d'encantadas que l’on surprenait à la fontaine de Fontestorbe en se rendant aux foires de Lavelanet et de Belesta. Si elles apercevaient l'étranger, elles cachaient leur visage derrière leur battoir en or ; si l'on essayait de s'en approcher, elles disparaissaient15.
14Le juriste folkloriste gascon Jean-François Bladé a recueilli dans le Gers un conte qui met en scène une rencontre de ce type. Intitulé « Les deux jumeaux et les deux fées », il montre le caractère plutôt plaisant, voire romantique de ces êtres fantatisques :
Il y avait une fois, deux frères jumeaux, beaux comme le jour, forts et hardis comme des Césars. Un soir que ces deux jumeaux revenaient de la foire de Mirande, il leur fallait traverser un grand bois. C'était au mois de juillet, vers les neuf heures du soir. La lune brillait dans tout son plein. Tout à coup, ils entendirent des rires sortis d'un épais fourré d'épines.
– Hi ! hi ! hi ! – Hi ! hi ! hi !
Les deux jumeaux tirèrent sur la bride de leurs chevaux.
– Entends-tu, frère, dit l'aîné.
– Oui, frère. Ce sont des rires de jeunes filles.
En ce moment, sortirent de l’épais fourré deux jeunes filles, vêtues d'or et de soie, et belles comme des anges.
– Bonsoir, jeunes gens.
– Bonsoir, demoiselles.
– Demoiselles nous ne sommes pas. Vous êtes deux frères jumeaux. Nous sommes deux fées jumelles. Si vous voulez nous épouser, nous vous ferons riches comme la mer, et nous vous donnerons des fils, beaux, forts et hardis comme vous16.
15Nous n'avons pas besoin de terminer l'histoire pour comprendre la situation de base. Tous les éléments sont réunis à la fois pour le merveilleux et pour la romance : nuit estivale, pleine lune, beaux garçons et jolies filles. Les retours de foire sont connus pour les occasions qu'ils donnent aux jeunes de se conter fleurette. Ce qui change ici c'est que les filles appartiennent à l'autre monde où les vivants osent rarement s'aventurer.
16Plus dangereux que les fées sont les êtres qui représentent le Malin. Il est d'autant plus redoutable qu'il se présente le plus souvent déguisé, habituellement en formes animales. Le voyageur peu méfiant risque fort de se tromper, l'erreur entrainant des conséquences rarement agréables. Voici un récit qui circulait dans la vallée de Bethmale vers le début de ce siècle :
Une autre fois un homme part avec son âne à la foire voisine. Il se trouve qu'il a avec lui un pistolet. Soudain un chien apparut tout à coup, se mit à tourner autour de l’âne. L’homme, ne parvenant pas à le faire partir, tire un coup de pistolet en l’air. Le chien s'engage sur une passerelle et soudain on entendit un bruit formidable comparable à celui d'une avalanche. L'homme, pris de peur, regagna le village17.
17Selon l'interprétation proposée dans le pays, c'est un sorcier qui s’est transformé en chien. D'autres récits font apparaître le diable lui-même, et celui qui le rencontre peut s’estimer heureux de s'échapper la vie et l'âme sauves. Deux contes, l'un de l’Ariège, l'autre de Tarn-et-Garonne illustrent deux destins opposés lorsque le diable et ses agents se promènent sur la terre.
1. Deux paysans revenaient de la foire de Labastide-de-Sérou. L'un d'eux tenait, dans son sac, un chat qu'on lui avait donné. Il dit à son compagnon : « Veux-tu prendre mon sac un moment ? » L'autre prit le sac et ils continuèrent à marcher. Mais peu à peu le poids du sac devint si grand qu'il s'écria : « Je ne sais ce que tu me fais porter. Je crois que c'est le diable ! » – « Ma foi ! s'il pèse trop, abandonnons-le. » L’homme ne se le fit pas répéter deux fois et jeta le sac à terre. Une bête énorme s'en échappa, sauta dans le pré, fit voler le foin amoncelé18.
2. Il y avait une fois, un chevrier qui avait cent chèvres. Un jour, il les mena à la foire. Il ne les vendit que fort tard. La nuit tombait ; il soupa en ville. Tout en revenant, il entendit l'horloge qui sonnait minuit. En passant dans un grand bois, il vit un mouton qui avait l'air d’être perdu. Il se dit : « C'est quelqu'un qui l'aura perdu en revenant de la foire ; je vais le prendre. » Il attrapa l'animal, le mit sur son cou et s'en alla. Il n'avait pas fait quatre pas qu'il entendit une voix, au fond du bois, qui disait : « Hep ! où es-tu ? Hep ! où es-tu ? » Le mouton répondit : « Tais-toi, je suis là, sur le cou d'un chevrier qui me porte. » – « Ah ! qui te porte ! s'écria le chevrier. Grand fainéant ! Va-t'en dans les branches ! » Il le jeta dans les branches et lui flanqua quatre coups de couteau : il le tua. Il reprit son chemin. Mais voici qu'à chaque pas, il entendait une voix qui lui disait : « Tu m'as tué ! Tu m'as tué ! » et la peur le dévorait. Au bout d’un moment, une bande de diables arriva, l'emporta et le poussa dans les enfers à coups de fourche19.
18Ces deux récits correspondent parfaitement à l'ensemble des représentations qu'on faisait du diable déguisé en animal. Parfois il y a d'autres chutes : il faut ramener l'animal au point de découverte pour se débarrasser du lourd fardeau ; ou bien, l’animal se transforme en drac (être fantastique) avec un grand rire qui laisse le voyageur transi de peur20.
19Dans la littérature populaire, le voyage en général et le déplacement à la foire (ou marché) en particulier sont souvent employés dans la mise en scène. L'aventure ne peut commencer dans ce monde merveilleux qu'une fois le seuil de la maison passé. Dans la cosmologie des contes, le monde des hommes rencontre régulièrement celui des êtres fantastiques. Mais pas n'importe où, ni n'importe quand. Au milieu de l'après-midi sur la place publique on ne les retrouve guère. Ces rencontres se font en dehors du finage du village, dans les lieux déserts, la nuit. Normalement dans de tels endroits et à une telle heure, personne ne se trouve, sauf, bien sûr, les personnages de l'autre monde. La mise en scène des contes exige donc une solution afin de favoriser la rencontre nécessaire pour le bon déroulement de l'histoire. Le retour de la foire fournit une solution vraisemblable d'autant plus que beaucoup de ruraux ont tremblé eux-mêmes le long des chemins obscurs. Aller à la foire, s'en retourner, c'est non seulement voyager dans l'espace mais aussi s'aventurer à la jonction du jour et de la nuit, entre espaces humanisés et lieux sauvages21.
20Il y a pourtant un danger que l'on rencontre en plein jour et qu'il vaut mieux éviter lorsque l'on se rend au marché : les personnes réputées avoir le mauvais œil. Selon les folkloristes régionaux, cette croyance est largement répandue tout au long du siècle dernier et encore durant le nôtre22. Bien sûr, la menace du mauvais œil n'est pas limitée aux seuls jours de foire et de marché, toute une série d'activités comportent un risque. Toutes les études sur cette croyance montrent que l'allaitement des nouveau-nés, qu'ils soient humains ou animaux, et la croissance des jeunes y sont particulièrement sensibles. S'agissant de quelqu'un qui va au marché, le mauvais œil le condamne à ne pas bien vendre ou, à l'inverse, à introduire une bête médiocre, nouvellement achetée, dans l’étable.
21Afin de se prémunir contre ce danger, il convient d'adopter certaines méthodes préventives qui varient selon la région (et sans doute dans le temps). Tout d'abord on doit éviter les personnes réputées avoir le mauvais œil (meichanto vudo en Périgord, porter la masca en Bas-Languedoc). Mais comme le note Léonce Chaleil, en faisant référence à sa jeunesse entre les deux guerres, « On n'était jamais sûr des rencontres qu'on ferait en se rendant à la foire », alors « il était bon de se munir d'un talisman ou d'un brin de buis bénit ; croiser une masca suffisait, on ne vendait aucune bête du troupeau »23. Dans le Quercy, le chanoine Sol rapporte que les paysans qui amènent des animaux à la foire « auront soin de couper un petit fragment de croix à la première croix de bois qu'ils trouveront sur leur route... »24. Les ariégeois de la région de Mirepoix plaçaient leur confiance dans une recette toute simple : s'ils avaient peur du mauvais œil, ils mettaient leur chemise à l'envers avant de se rendre à la foire25.
22Une fois l'animal acquis, le danger n'est pas pour autant écarté. En 1885, un instituteur commingeois écrit au Journal de Saint-Gaudens pour dénoncer des pratiques superstitieuses dont il avait été le témoin : « J’ai vu, oui vu, un groupe de femmes réunir leurs efforts pour introduire des animaux domestiques, récemment achetés, à reculons, dans leurs étables, s'imaginant que ce mode de locomotion, employé une première fois seulement, était un préservatif infaillible contre l'envahissement de toute maladie sur eux dans l'avenir »26. La maladie est à comprendre ici comme toute agression « surnaturelle », dont, en particulier, le mauvais œil.
23Nous ne pourrons jamais savoir quel pourcentage de la population de tel ou tel département croyait aux histoires de sorcellerie, d'êtres fantastiques, de mauvais œil. Grâce aux témoignages des folkloristes passés et plus récents, nous possédons un ensemble de données que l'on peut difficilement ignorer, même si leur valeur représentative pose problème. Ne pouvons-nous pas postuler que le passé (du moins le XIXe siècle) ressemble au présent dans la mesure où l’adhésion aux croyances est très variable ? Même dans un milieu campagnard, marqué par une certaine homogénéité culturelle, tout le monde ne reçoit pas les croyances et les récits de la même façon. Des enquêtes contemporaines sur la sorcellerie en France révèlent, par exemple, que la plupart des gens récusent a priori toute croyance dans le phénomène sorcellaire. Pourtant, dans certaines instances, la croyance refait surface bien que cachée du public. Comme disait un des personnages de Jeanne Favret dans Les mots, la mort, les sorts : « Les sorts, on n'en parle à personne, ils se riraient de nous, faut êt' pris pour y croire »27.
LE RASSEMBLEMENT
24Une fois au bourg, les risques associés à la route s'estompent, cédant la place à des dangers qui résultent de l'accumulation des hommes et des bestiaux. D'abord la presse est telle que le foirail est parfois gagné par des paniques animales qui mettent les gens en péril et interrompent brutalement les transactions. Le rassemblement de centaines d'animaux pose également un problème sanitaire, car les maladies du bétail y sont propagées. Dans certains cas, plus rares, les hommes se transmettent aussi des maladies. Enfin, les foules attirées au bourg deviennent la cible de malandrins variés.
Les paniques animales
25Tout le monde se souvient de westerns dans lesquels d'énormes troupeaux de bœufs, excités accidentellement ou par malveillance, se metttent à se ruer aveuglément, piétinant tout sur leur chemin. Le « stampede » fait partie du folklore de l'Ouest américain. Mais sait-on que des phénomènes similaires ont agité les petites villes du Sud-Ouest à plusieurs reprises dans la seconde moitié du XIXe siècle ? Notre enquête a permis de dénombrer plus d'une vingtaine de paniques sur les champs de foire entre 1883 et 1904 ; le nombre est certainement plus élevé, mais il faudrait dépouiller systématiquement tous les journaux de sous-préfecture pendant cette période pour en trouver trace. A partir donc de ces premiers cas, quels renseignements pouvons-nous tirer ?
26Tout d'abord, les paniques semblent obéir à la loi des séries. Entre les mois de janvier et mars 1889, on dénombre au moins 7 paniques dans un espace s’étendant sur quatre départements : les Landes, le Gers, le Lot-et-Garonne et le Tarn-et-Garonne. La vague de paniques de 1903 est beaucoup plus circonscrite dans l'espace ; elle ne touche que des foirails des deux côtés de la frontière entre l'Ariège et la Haute-Garonne. La plupart de ces paniques ont lieu dans un court laps de temps entre la mi-janvier et le début du mois de février. Au-delà de leur nombre globalement faible, les paniques frappent l'imagination des autorités et des paysans par leur répétition dans un temps et un espace assez restreints.
27En quoi consiste une panique sur un foirail ? Quelles en sont les causes et conséquences ? Un vétérinaire, le docteur Dousset, en service à la foire de Manciet, le 15 mars 1889, nous fournit un bon récit qui nous aidera à bien situer ce type d'accident :
Manciet a tenu hier sa grande foire du 15 mars... Le foirail des bœufs était complètement garni, vendeurs et acheteurs étaient en grands pourparlers, l'animation était extrême de part et d'autre et les affaires paraissaient devoir prendre une grande importance lorsque tout à coup, vers trois heures environ, les animaux se sont effrayés vers le milieu du champ de foire et aussitôt comme une étincelle électrique, ce mouvement s’est propagé dans tous les sens : on les voyait se débarrasser de leurs gardiens courir ça et là cherchant à fuir, gens et bêtes, c'était une vraie débâcle. Cet affolement a duré seulement quelques moments et ce n'est qu'avec beaucoup de difficultés qu'on a pu ramener les animaux à leur place. Deux autres mouvements peu sérieux se sont produits à une demi-heure d'intervalle ; à partir de ce moment les ventes ont été à peu près nulles28.
28Il est difficile d'imaginer combien est rapide la transformation d'un foirail en scène de ruée sans queue ni tête ; c'est un sauve-qui-peut généralisé des hommes cherchant à éviter cornes et sabots. Venant au milieu des transactions, la panique jette un froid sur les affaires qui ne reprennent que difficilement ou pas du tout.
29Tout le monde recherche les causes de ce phénomène impressionnant. Les hypothèses ne manquent pas ; des explications qui se veulent rationnelles avoisinent d'autres qui mettent en cause des forces maléfiques. Les paysans comme les vétérinaires soupçonnent d'abord les gitans. Pour les nomades, dit-on, il s'agirait d'exercer une vengeance, ou mieux encore de profiter de la confusion pour jouer les tire-laine. Voici le raisonnement du docteur Domecq, vétérinaire à Hagetmau, à la suite d'une panique dans sa localité :
Le matin, je vis arriver des voitures pleines de gitans, des hommes en assez grand nombre, des femmes tireuses de cartes ou de bonne aventure. Les premiers, véritables pics-pokets (sic), prennent le costume de marchands de bestiaux et circulent sur le foirail comme de vrais acheteurs. Ils marchent toujours 2 ou 3 à la file. C'est au moment où les transactions sont les plus nombreuses, au milieu d’un groupe d'acheteurs, qu'ils simulent le bourdonnement de l'hypoderma bovis. Aussitôt le désordre se produit. Ils profitent de la bagarre pour enlever les portefeuilles. Il y a 5 ans, un jour de panique, plus de 4 000 francs furent volés par ce genre d'industriels29.
30Le choix des gitans comme boucs émissaires n'est guère étonnant quand on connaît leur réputation auprès des populations sédentaires et leur constante présence sur les champs de foire. Le vétérinaire Domecq, en sa qualité d’adjoint au maire, n'a pas de doute ; il organise le refoulement des gitans avec l'aide de la gendarmerie locale. La même politique est appliquée lors de la grande foire du Carnaval à Pamiers en février 1903, alors que la peur des paniques était à son comble. Les autorités locales ont arrêté et expulsé des familles d'espagnols et de gitans sans autre justification que leur mauvaise image de marque30. Quelle que soit leur éventuelle culpabilité ou innocence, l'image du gitan se prête facilement à ce genre d'accusation où la xénophobie joue un aussi grand rôle que les faits31.
31Les « nomades » ne sont pas les seules personnes accusées de provoquer des paniques. Les « étrangers » et les vagabonds figurent parmi les coupables éventuels. Lors d'une panique à Cologne, le 21 janvier 1886, plusieurs témoins évoquent la présence d’un étranger qui aurait allumé une petite fusée. Voici le récit du drame par Pierre Bosc, un propriétaire âgé de 45 ans :
Me trouvant au foirait, j'ai vu contre un arbre, à quelques pas de moi, un individu paraissant étranger au pays ; il a fait feu avec un briquet comme s'il voulait allumer une cigarette qu'il tenait à la bouche ; son briquet a produit l'effet d'une petite fusée : j'ai aussitôt senti une odeur de poudre et le bétail s'est instantanément épouvanté, courant de tous les côtés à la fois ; voyant cela, j'ai été moi-même saisi de frayeur et je me suis sauvé...32.
32D'autres témoins ont aussi remarqué une « légère détonation » et ont senti « une forte odeur de poudre » au moment de la panique. L’énigmatique étranger n'a pas été retrouvé par les gendarmes chargés de l'enquête. Une explosion similaire serait à l'origine d'une autre panique pendant une foire à Fleurance en février 1884. Les autorités locales ont réussi à arrêter un vagabond, l'auteur présumé du mouvement de panique ; toutefois, le principal défaut de l'accusé semble avoir été son statut d'étranger sans travail et sans domicile fixe33. Plus curieuse est l’hypothèse avancée par un commissaire de police de l'Ariège lors de son enquête sur une série de paniques en 1903. Il écarte immédiatement la responsabilité des voleurs à la tire, trop soucieux de leur santé, selon lui, pour s'engager dans une action si risquée. Le commissaire penche plutôt pour une explication mettant en cause des compagnies d'assurances alors en train de lancer un nouveau produit sur le marché local, des assurances « Vie et accidents ». Son raisonnement mérite attention :
... Il paraît logique de supposer que cet inconnu devait être l'agent de quelque compagnie, car les paniques ne peuvent en somme que profiter à ce genre de sociétés en ce sens qu'elles ont bien obtenu des paysans qu’ils assurent leurs bestiaux contre la mortalité, mais elles n'ont pu les décider à s'assurer eux-mêmes sur la vie ou contre les accidents. Il m'a paru plausible de penser que par ce temps de réclame forcenée, des compagnies ayant à leur disposition des moyens de provocation tels qu'ils paraissent vraisemblablement devoir assurer l'impunité à leurs auteurs, peuvent n'avoir hésité à recourir à ces pratiques si criminelles soient-elles, pour démontrer aux éleveurs que leurs bestiaux les exposent à des accidents graves contre lesquels il est nécessaire pour eux de se prémunir en s'assurant personnellement contre les dangers34.
33La modernisation de la vie rurale n'est pas étrangère à cette analyse ; la poudre de foie de loup ou le pétard sont remplacés par des boules de verre remplies d'un liquide qui, en s'évaporant, produit une odeur pénétrante qui serait à l’origine des paniques. Le commissaire présente plusieurs témoignages qui vont dans ce sens mais sans jamais pouvoir produire ni agent d'assurances ni même boule de verre. En fait, nous ne sommes pas éloigné des autres explications basées sur la malveillance. L’inconnu y tient une place aussi importante, agissant toujours subrepticement, motivé par le gain. Seulement une nouvelle mythologie scientiste prend le relais des croyances antérieures... non sans points communs entre les deux.
34Certaines explications font appel non plus à des acteurs humains mais à des insectes ou des bruits inhérents aux grandes foires. Dans plusieurs régions de France, le nom commun des paniques est « la mouche » ou « la mouche des bêtes à cornes ». On a parfois accusé l'hypoderma bovis d'être responsable des paniques, son bourdonnement et sa piqûre censés exciter les animaux jusqu'au point de les rendre fous. A la sinistre hypoderma bovis s'ajoutent aussi les taons, les frelons ou autres insectes qui tourmentent d'ordinaire les bêtes pendant les mois d'été. Si la responsabilité des gitans ou d'autres malfaiteurs apparaît fantaisiste, l'hypothèse de la mouche ne semble pas non plus sérieuse dans les paniques du Sud-Ouest. Un simple examen du calendrier des paniques en fournit la preuve. Sur les 24 incidents dont nous avons la trace, seulement trois ont lieu en été. Nous n'avons aucun détail sur deux de ces paniques qui ont eu lieu à Cazères et au Fousseret en 1903 ; la troisième ne concerne qu'une seule bête à Saint-Martory en août 1849 bien qu'elle ait renversé plus de cent personnes dans sa fuite à travers le champ de foire. Toutes les autres paniques ont eu lieu entre les mois de janvier et avril, donc à des époques de l’année où les mouches ne sont pas très actives.
35On a également mis en cause les bruits insolites qui ponctuent la tenue des foires : l'éclat des voix lors des marchandages, les sifflets, les instruments de musique, le tintamarre des saltimbanques, les combats d'animaux. Aux bruits s'ajoutent « la vue d'objets à couleurs éclatantes » qui exciteraient les bovins35. A la suite de paniques en série durant l'hiver 1889 dans le Gers, le vétérinaire départemental a demandé au professeur Mauri de l'Ecole vétérinaire de Toulouse de faire un rapport sur ce problème. Après avoir consulté divers articles parus dans les revues de sa profession, Mauri reprend les thèses de son collègue de Nantes, Abadie. L'opinion scientifique du XIXe siècle cherche surtout à éloigner les thèses « superstitieuses » liées aux sorts, mais, en même temps, face à son impuissance à déceler une cause matérielle, elle est obligée de prendre à son compte des explications populaires qui accusent les gitans et autres étrangers36. Les autorités administratives et policières partagent pleinement cette méfiance vis-à-vis d'un ennemi qui persiste à rester invisible.
36Le préfet du Gers s'est engagé dans une lutte anti-panique en 1884 afin d'éviter ces scènes qui bouleversaient tant les transactions commerciales. Il propose une série de mesures préventives dont les deux premières reflètent la thèse d'actes criminels :
– Faire balayer avec le plus grand soin toutes les parties du champs de foire, mais une heure seulement avant l’arrivée du bétail ;
– Faire surveiller, dès le début, les personnes qui pénètrent sur le champ de foire, avant l'ouverture ou au commencement des transactions, lorsque ces personnes circulent sans conduire du bétail et lorsqu'elles ne sont pas notoirement connues dans le pays37.
37Le balayage a pour but d'enlever toute matière étrangère qui aurait pu être répandue à des fins malveillantes (par exemple, le foie desséché de loup). La croyance dans les odeurs excitantes est telle que le vétérinaire de Riscle propose d'équiper chaque animal d'une muselière en peau fine pour le mettre « à l'abri de l’aspiration des émanations qui par leur légèreté ou leur volatilisation atteignent promptement les naseaux des ruminants »38.
38Il faut dire que les méthodes de prévention réellement adoptées sont plus proches de celles proposées par le préfet du Gers que de celles du vétérinaire de Riscle. Partout on fait appel aux gendarmes, à des brigades entières dans certains cas, pour décourager toute tentative de désordre. Les cantonniers et gardes champêtres sont mobilisés pour diriger la circulation et placer les animaux en bon ordre sur le foirail. On commence systématiquement à séparer les mâles et les femelles, à les mettre en rangs bien espacés et on conseille vivement aux propriétaires d'attacher leurs bêtes. Cette politique semble avoir porté ses fruits dans le Gers où nous ne trouvons plus de trace de panique après la vague de 1889. Toutefois l'Ariège et le sud de la Haute-Garonne ont connu une vague de paniques animales pendant l'hiver et l'été 1903 attribuées, nous l'avons vu, aux agissements des compagnies d'assurances39.
TABLEAU 22. PANIQUES ANIMALES DANS LES FOIRES
Saint-Martory (Haute-Garonne) | 27 août 1849 |
GERS : 8 paniques rapportées | LOT-ET-GARONNE : 3 paniques |
* Nous ne savons pas si les références à Cazères font allusion au même événement, car une source parle d'une panique en hiver tandis qu'une autre la place en été 1903.
Épizooties et épidémies
39Les paniques sont sans conteste très spectaculaires, mais en fin de compte, elles font généralement plus de peur que de mal. Beaucoup moins impressionnantes et certainement beaucoup plus graves pour les éleveurs sont les maladies contagieuses qui sont propagées à l'occasion des foires et marchés. Tout animal infecté que l'on amène à la foire risque de transmettre sa maladie à d'autres bêtes rencontrées sur le chemin, sur le foirail ou dans l’étable de l'éventuel acquéreur.
40A la fin de l'Ancien Régime, la région entre Garonne et Atlantique a connu une terrible épizootie qui a dévasté le cheptel pendant plusieurs années entre 1774 et 1778. Entrée apparemment en France par le port de Bayonne, la maladie s'est propagée rapidement, notamment à partir d'animaux contaminés lors d'une foire à Saint-Justin en juillet 1774. Devant sa diffusion rapide, les autorités régionales ont dû réagir. C'est ainsi que l'intendant d'Auch, Etienne-Louis Journet, publie plusieurs ordonnances qui mettent en place les dispositions contre l'épizootie. Dans l'ordonnance du 25 octobre 1774, il interdit la vente et l'achat d'animaux dans l'ensemble de la généralité d'Auch :
... Défendons pareillement aux habitants desdites villes, des paroisses, de vendre aucuns bœufs, jeunes ou vieux, vaches, génisses et veaux aux bouchers et autres... Faisons pareilles défenses à toutes personnes de mener aucuns lesdits bestiaux aux foires et marchés sous la même peine, et à tous marchands et pourvoyeurs, domiciliés ou étrangers, d'en acheter dans cette généralité pour les conduire dans les provinces voisines...40.
41La Gascogne est mise en quarantaine, on fait tout pour contenir la maladie à l'intérieur de son territoire, c'est-à-dire sur la rive gauche de la Garonne. Avec la coopération des généralités de Montauban et de Montpellier, on établit une ligne défensive sur la Garonne entre Moissac et Valentine (près de Saint-Gaudens). En même temps, on lance un mouvement offensif en terre gasconne afin de repousser la contagion de plus en plus vers l'ouest.
42Cette politique vigoureuse semble porter ses fruits ; dans la région toulousaine, même sur la rive gauche de la Garonne, les communications se rouvrent, les foires se tiennent comme avant. C'est alors qu'un propriétaire de Balma, dans la banlieue est de Toulouse, se rend dans une foire de l'autre côté de la Garonne, vers Samatan, où il fait l'acquisition de brebis infectées : « ... ainsi, tandis qu'on croyait l'épizootie à 15 lieues de la Garonne, elle passa sur la Rive Droite de cette rivière »41. De nouveau la surveillance doit s'organiser, notamment pour empêcher toute propagation de la contagion vers la Montagne Noire et les Cévennes.
43Les dangers entraînés par la maladie sont tels que la monarchie s'en inquiète ; elle fait publier des brochures prophylactiques et des avertissements aux populations concernées. Ainsi les met-elle en garde contre tout contact entre une bête malade et d'autres :
... Une seule bête peut injecter toute une province lorsqu'on la mène dans les foires et marchés ; ceux qui vendent des bêtes malades, ou qui les achètent à vil prix pour les revendre dans les villages sains, mériteroient les peines les plus rigoureuses par le tort qu'ils font à leurs semblables, et par les maux qui peuvent en résulter42.
44La situation ne s amélioré pas très rapidement, des poches de contagion subsistent ici et là en Gascogne pendant deux ou trois ans. Les foires et marchés, considérés comme des centres de rayonnement, sont toujours interdits dans la généralité d'Auch par ordonnance de l'intendant en mars 177643.
45A la suite de cette épizootie qui mériterait une étude approfondie, la législation royale et des lois du XIXe siècle interdisent aux éleveurs la vente d'animaux atteints d'une maladie contagieuse. L’arrêt du Conseil d'Etat du roi du 16 juillet 1784 qui stipule ce principe légal est en réalité assez peu respecté. Son application est rendue plus difficile par l'obligation qui est faite à l’acheteur de prouver que le vendeur connaissait ou soupçonnait l'existence de la maladie. Près de cent ans plus tard, une nouvelle loi du 21 juillet 1881 reprend l'interdiction de mettre dans le commerce des animaux touchés par des maladies contagieuses et en énumère huit. Le propriétaire d’une bête malade est dans l'obligation de la déclarer à la mairie qui avertit le vétérinaire désigné par le service sanitaire du département44.
46En dépit de ce dispositif légal, la vente d'animaux malades s'est poursuivie, surtout en l'absence d’un service sanitaire organisé et d'un corps de vétérinaires spécialisés. Aussi longtemps que les champs de foire sont fréquentés par les seuls vendeurs et acheteurs, sans aucun contrôle sanitaire, le commerce d'animaux malades se poursuit librement. Même après la mise en place d’une inspection sérieuse et régulière, ce genre de spéculation persiste, mais désormais de plus en plus hors des marchés. Dans l'élevage traditionnel tout concourt à la propagation de maladies chez les animaux de toute espèce. D'abord, les conditions sanitaires sont le plus souvent déplorables ; les étables sont petites, mal aérées, sales. Les animaux sont mal nourris, surtout en hiver et au printemps avant la poussée de l'herbe dans les pâturages. La tradition de la transhumance joue également un rôle dans la transmission de maladies entre lieux plus ou moins éloignés. En plus, on fait rarement appel aux vétérinaires, trop peu nombreux par ailleurs jusqu’au milieu du XIXe siècle. Comme en médecine, la science vétérinaire reste longtemps impuissante face aux maladies du bétail. Enfin, les assurances sur le bétail viennent assez tardivement et ne protègent qu'incomplètement les éleveurs contre les pertes dues aux maladies contagieuses45.
47Il n'est pas étonnant, alors, d'apprendre que la vente d'animaux malades, à la connaissance ou non du vendeur, est un fait souvent constaté dans les foires de la région. Le vétérinaire-chef de la Haute-Garonne analyse ce phénomène en 1902 en insistant sur l'enjeu financier :
L'éleveur ou le marchand qui, par de lourds sacrifices pécuniaires, un labeur pénible, a préparé son bétail jusqu'au moment de la vente, n'hésitera presque jamais, s'il est contaminé, de l'amener sur le champ de foire, après avoir éliminé ceux des animaux présentant des signes apparents de maladie ; car différer le jour le plus favorable à l'écoulement de la marchandise, ce n'est peut-être pas la ruine, mais une perte qui longtemps pésera sur le modeste exploitant46.
48Chaque vente de ce type risque fort de propager l'infection un peu plus, avec tous les dangers que cela comporte pour les autres éleveurs et, éventuellement, pour les consommateurs. En général c'est le dernier acheteur dans la chaîne qui est obligé d’assumer toute la perte, à moins qu'il ne retrouve le vendeur. Il existe, également, des trafiquants spécialisés dans le commerce d'animaux malades dont les produits sont destinés à la boucherie, donc à la consommation humaine. En 1891, un rapport du vétérinaire départemental de la Haute-Garonne dénonce ce commerce qui « se fait le long de la chaîne des Pyrénées... d'animaux maigres, épuisés, et le plus souvent tuberculeux ». Parmi les personnes impliquées, on cite un fermier de Saint-Marcet (près de Saint-Gaudens) qui « recherche pour les acheter, des bêtes souffreteuses et en mauvais état » qu'il vend dans les foires « aussitôt qu'il trouve à réaliser un bénéfice quelconque ». Un autre individu, « bien connu dans le pays, court les fermes, achetant des bêtes sans valeur » qu'il vend à la boucherie toulousaine47.
49Vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, chaque département organise un service sanitaire chargé de l'inspection des animaux amenés dans les foires et marchés. En même temps, il recueille les déclarations de maladies contagieuses faites par les éleveurs. Ses registres montrent clairement le rôle de la place marchande dans la propagation des maladies épizootiques. Prenons l'exemple de la manifestation de la fièvre aphteuse en 1900 dans le département de la Haute-Garonne. Maintes fois le propriétaire d'un animal atteint signale son achat quelques jours auparavant dans une des foires du pays. En février, le service sanitaire enregistre des déclarations émanant de propriétaires domiciliés dans plusieurs communes. A-t-on vendu ces animaux en sachant qu'ils étaient malades ? C'est difficile à dire d'autant plus que les acheteurs ne se sont aperçus de rien avant un ou plusieurs jours. Il n'est pas sûr que la fraude ait joué un rôle important dans la propagation de ce type d'épizootie dans laquelle les symptômes se déclarent subitement. Il est curieux de constater que les autorités sanitaires adoptent un mode d'explication sur les origines des épizooties qui est très semblable à celui que l'on propose pour expliquer les paniques animales : le danger vient de l’extérieur. La contagion n'est jamais indigène, elle envahit toujours depuis un département voisin. Dans son rapport de 1900 sur la fièvre aphteuse, le chef du service sanitaire de
TABLEAU 23. LES CAS DE FIÈVRE APHTEUSE, 1899-1900
Domicile du propriétaire | Lieu d'achat ou de saisie |
Cintegabelle | Bœufs achetés à la foire d’Auterive |
50Haute-Garonne invoque deux causes : l'infection des foires et marchés par des animaux venus des départements étrangers, notamment l'Ariège, le Gers et quelquefois par des vaches laitières importées de la Gironde ; et le commerce illicite des marchands de bestiaux49. Si l'Ariège est tenue responsable des maux frappant la Haute-Garonne, l'inverse n'en est pas moins vrai. C'est ainsi qu'en 1902 le préfet de l'Ariège écrit à son collègue de la Haute-Garonne pour lui signaler que trois métairies de la commune de Saverdun ont été infectées par des animaux achetés aux foires d'Auterive et de Calmont50.
51Face au danger microbien, comment peut-on se battre ? Il s’agit avant tout d'un renforcement de la police des foires aux bestiaux, le mot police pris dans son sens d'Ancien Régime. En effet, la réglementation sanitaire peut difficilement s'attaquer au problème du manque d'hygiène dans les étables, d'où un réservoir quasi permanent de maladies animales. L'administration peut intervenir plus efficacement et avec plus d'économie sur un des points névralgiques de l'élevage, les foires. La loi de juillet 1881 déjà citée exige dans chaque commune où se tiennent foires et marchés aux chevaux ou aux bestiaux la nomination d'un vétérinaire « pour l'inspection sanitaire des animaux conduits dans ces foires et marchés »51. Des circulaires ministérielles de 1888 et de 1892 insistent sur « la nécessité d'assurer l’inspection sanitaire du bétail dans les foires et marchés »52. Cette inspection se met en place lentement dans les années qui suivent, devenant réellement efficace autour de 1900.
52La surveillance des places marchandes joue un rôle non seulement dans la détection d'animaux malades mais aussi dans l'élimination de leur trafic. La présence régulière de vétérinaires sur les champs de foire porte un coup sévère à ce genre d'industrie, obligeant les trafiquants peu scrupuleux à éviter les ventes publiques. Il faut noter également que la mise en place d'assurances contre la perte du bétail contribue puissamment à augmenter la coopération des éleveurs. Les risques ayant diminué, ils hésitent moins à déclarer les maladies de leurs troupeaux aux autorités plutôt que d'essayer de s'en débarrasser dans une foire voisine.
53Les maladies contagieuses ne s'attaquent pas uniquement aux animaux dans les foires, les maladies humaines peuvent aussi y être transmises. Notre dossier à ce sujet est, avouons-le, bien moins fourni que sur les épizooties. Notre unique témoin direct est le docteur Fugairon, médecin à Ax-les-Thermes. Dans sa Topographie médicale du canton d'Ax-les-Thermes, il associe l'épidémie de choléra de 1854 à la tenue de la grande foire du 14 septembre au chef-lieu du canton :
[Le choléra] fut importé par des marchands venus à la grande foire qui a lieu ce jour-là. Toutes les circonstances favorables à l'éclosion de la maladie s'y trouvaient réunies ; énorme agglomération d'hommes et de bestiaux, fatigue et surmenage, excès de boisson, immondices de toute sorte. En rentrant dans leurs villages respectifs des paysans y transportaient le bacille et l'insalubrité des lieux favorisa sa propagation53.
54Seules deux commîmes du canton n'ont aucun mort à enterrer : Montaillou et L'Hospitalet, les deux communes les plus isolées et les plus élevées en altitude. Le réseau commercial n’est pas la seule voie de transmission des contagions, mais l'idée que les échanges microbiens suivent les relations commerciales n'a rien de nouveau. Toute l'histoire de la peste montre avec quelle efficacité le commerce la propage. De même les relations entre européens et indigènes des Amériques et des îles Pacifiques illustrent à quel point économie et maladie sont liées54.
Le vol
55Foires et marchés rassemblent des hommes, des bêtes, des marchandises et de l'argent. Quoi de plus naturel, alors, qu'ils attirent aussi des voleurs. Décrivant la criminalité languedocienne de 1750 à 1789, Nicole Castan observe qu'un bon dixième des vols se produisent lors des foires et marchés55. Dans ce domaine, on peut avancer, sans trop hésiter, que le XIXe siècle ne voit aucun bouleversement significatif. Les journaux locaux se font l'écho de cette continuité. En 1847, des journaux de Tarbes et de Bagnères-de-Bigorre rendent compte de vols perpétrés dans les foires et marchés du département. Deux ans plus tard, le Journal de Saint-Gaudens dénonce les agissements d'une bande de voleurs qui sévit dans les marchés de Montréjeau. A la fin du siècle, la dénonciation de vols devient presque une rubrique régulière dans plusieurs journaux. En juin 1896, la Dépêche publie un entrefilet envoyé de Montréjeau qui déplore le fait qu'« il n'y a pas de marché où l'on n'ait pas à signaler, depuis quelque temps, la disparition ou enlèvement d'un porte-monnaie ». Un journal rival, Le Télégramme, de tendance conservatrice, fustige l’insécurité régnant au foirail de Saint-Gaudens où, dit-on, les vols de porte-monnaie sont fréquents car la police est impuissante et insuffisante. Dans un registre moins polémique, le journal de Muret, L'Hirondelle, constate en 1898 le lien étroit entre commerce et délinquance :
Les foires de Cazères étant renommées comme les meilleures de la région, vendeurs et acquéreurs s'y rendent en foule. Les pick pockets n'ignorent pas ces rendez-vous, aussi il ne se passe de foire sans qu'on ait à constater quelque vol à la tire56.
56On peut se demander si les voleurs ne lisent pas aussi assidûment les almanachs que les paysans et les marchands.
57On peut ranger les larcins commis sur la place marchande en deux catégories générales : a) les vols de marchandises et b) les vols d’argent. La première catégorie recouvre plusieurs types de marchandises mises en vente par des commerçants ou par des paysans ; dans les archives judiciaires et les articles de presse, on trouve mention de vols de denrées alimentaires, de vêtements et tissus et, plus rarement, d’animaux. S'approprier de quoi manger est un délit de pauvre. Citons, par exemple, cette brassière qui tente de voler quelques mesures de blé aux dépens d'une meunière sous la halle de Saint-Gaudens en 1810, année de crise. Ou ce brassier du Lauragais, plus ambitieux, qui s'empare de tout un sac de blé alors qu'il est payé pour l'amener sous la halle de Castelnaudary en 184457. Les vols alimentaires sont en toute probabilité plus rares sur les marchés que dans les maisons, le volume des grains et les méthodes de vente découragent en effet les voleurs à l'exception des plus désespérés58. Le même problème se pose aux voleurs d'animaux ; sur le foirail, chaque bête est surveillée par son propriétaire qui attend les acheteurs éventuels. Si vol il y a, c'est dans les écuries que cela se fait. Dans les bourgs, les aubergistes et certains particuliers prêtent leurs écuries aux marchands ou aux ruraux qui se rendent au marché. Pendant que le propriétaire s'occupe de ses affaires, les voleurs peuvent espérer déjouer la surveillance et partir avec un cheval ou des vaches59.
58D'après nos recherches, les marchandises le plus souvent volées sont des articles vestimentaires de toute sorte. A la fin du XVIIIe siècle à Carcassonne, on enregistre des vols de voiles de mousseline, de draps, d'étoffes, de rubans, souvent par des femmes qui cherchent à les cacher sous leurs vêtements flottants60. Ce sont des mouchoirs qui ont tenté une femme à la foire de Lagrasse vers 1740 et un berger à la foire de Fronton en 175961. Pendant la Révolution, à Rieux, une femme essaie de subtiliser une pièce de dentelle, mais la marchande a l'œil trop vif. Moins vigilant ou moins chanceux, ce marchand linger de Toulouse qui s'est déplacé à la foire de Fronton en août 1825 : sans qu'il s’en rende compte, on lui a enlevé une pièce de calicot. Comment trouver le coupable si l'on ne l'a pas vu agir ? La misère doit pousser bon nombre de ces petits délinquants à commettre de tels menus larcins. Quand deux pauvres paysannes audoises se permettent de voler deux paires de souliers lors d’une foire à Salles-sur-l'Hers, il est difficile d’imaginer qu'elles agissent uniquement par vice62. Quelle frustration pour elles de voir étaler des marchandises qu'elles ne pourront jamais acheter.
59Sans argent, ce n'est pas la peine d'aller à la foire. Les dictons régionaux l'affirment :
Si bas à la hèyro sens argent, Lleus lou naz e tourno-t-en. Si tu vas à la foire sans argent, Lève le nez et retire-toi (Bigorre).
Que bo' lo fieiro sons argent y fo tristo figuro. Qui va à la foire sans argent y fait triste figure (Rouergue)63.
60C'est pourquoi, sans doute, le vol d'argent et la place marchande sont si souvent associés. Les jours de foire, l'argent sort des cachettes ; ceux qui en ont courent évidemment le risque de voir quelque filou aux doigts agiles s'en emparer dans la presse du foirail. Entre de multiples cas, voici celui de Guillaume Lasserre, cultivateur au Fossat à l'époque révolutionnaire. Un jour de foire à Saint-Sulpice-sur-Lèze, il parcourt le foirail avec l'intention d'acheter un cheval ; tout à coup il est bousculé, mais ce n'est que plus tard qu'il se rend compte que sa bourse a disparu. Rapidement il fait le tour du champ de foire à la recherche de celui qui l'a poussé ; il a la chance de le trouver, un aubergiste toulousain qui ne peut fournir d'explication convaincante de l'origine de l'argent que contenait sa bourse64.
61Les pickpockets agissent seuls comme dans le cas précédent ou en équipe, l'un des complices dérobant le porte-monnaie dans la poche de la victime, puis le transmettant à un comparse quelque part dans la foule. Même si la victime réussit à rattraper le voleur, l'objet du vol est déjà parti dans la direction opposée65. Comme nous l’avons vu, on accuse les voleurs à la tire de provoquer des paniques de bestiaux afin de profiter des bousculades inévitables qui s'y produisent. Les sommes volées sont très variables : 5 francs, 35 francs, 160 francs, 200 francs soustraits à des particuliers à la halle au blé de Toulouse en 1853 ; 18 francs perdus par une ménagère à Montréjeau en 1896 ; 80,135, 200, et plus de 300 F volés dans des foires et marchés de Bagnères-de-Bigorre, de Puylaroque, de Rabastens et de Saint-Gaudens à différents moments du XIXe siècle66.
62Le métier de pickpocket exige avant tout une certaine dextérité physique. Il y a pourtant d'autres manières de s'approprier l'argent des autres sans prendre autant de risques. L'escroquerie (pas toujours illégale) relaie le vol. L'escroc vient presque toujours d'ailleurs et en tant qu'étranger inspire a priori moins confiance. Mais une fois son coup réussi, il peut disparaître sans risquer d'être retrouvé. Son éventuel succès dépend avant tout de ses dons verbaux, de sa capacité à inspirer confiance. Nous n’avons pas trouvé de trace d'escrocs dans nos foires avant 1860 environ. A partir de cette date, les sources deviennent plus riches. Est-ce une nouvelle catégorie de délinquants ou le hasard de la recherche ? Quoi qu'il en soit, la multiplication des histoires d'escrocs dans les journaux correspond à la pénétration de la voie ferrée dans le Toulousain. On imagine facilement que l'escroquerie en tant que métier prospère d'autant plus que les transports sont développés.
63Au début de l'année 1896 plusieurs escroqueries sont racontées dans L'Express du Midi dans une rubrique intitulée « Les escrocs sur les champs de foire ». En trois mois, on y trouve cinq récits qui se déroulent dans les foires du Sud-Ouest. Dans deux cas il s'agit de somnambules qui tirent de l'argent de clients trop crédules ; chaque fois le somnambule « révèle » l’existence d'argent caché chez le client. Cette vision lucrative est alors récompensée avant même que le trésor ne soit retrouvé, ce qui n'arrive jamais67.
64Un autre type d'escroquerie connu sous le nom de vol à l'américaine met en scène des hommes qui deviennent les victimes de leur bonne volonté face à des beaux parleurs peu scrupuleux. Un premier récit concerne un paysan lotois qui se rend à la foire de Lacapelle-Marival où il compte acheter une paire de vaches. Sur le champ de foire avant l'ouverture des transactions, il fait la connaissance d'un individu d'un commerce agréable qui lui parle et l'invite à boire une tasse de café en attendant que les cours s'établissent. Au café les deux hommes se mettent à table avec un troisième homme, apparemment étranger aux lieux et qui cherche des renseignements. Il se dit héritier d'une grosse fortune dont une partie doit être affectée à des œuvres charitables. Il demande au paysan de livrer au curé de son village une sacoche contenant 500 francs qui doivent être distribués aux pauvres. Le paysan se laisse persuader et accepte même de mettre son propre portefeuille renfermant une somme de 400 francs dans la sacoche. Au lieu de rester à la foire acheter ses vaches, il s'en va tout de suite, laissant les deux hommes sur le foirail. Ce n'est que 12 km plus tard que l'idée lui vient d'ouvrir la sacoche où, bien sûr, il ne trouve que des débris de vieux journaux et des rouleaux de papier remplis de sable68.
65L'affaire suivante ressemble à la précédente dans ses débuts. Un commingeois aisé, maire de son village, se rend à la foire de Bazas où il a l’intention d’acquérir un taureau de la célèbre race bazadaise. Arrivé sur le foirail, Monsieur Pointis est accosté par une personne qui prétend le connaître, un toulousain, lui aussi venu afin d’acheter du bétail. Parce qu'il allait transporter ses achats à Toulouse dans un wagon de chemin de fer, il propose à M. Pointis d'y transporter gratuitement son taureau. Ils se donnent rendez-vous plus tard au restaurant le Saint-Sauveur. Quand ils se retrouvent, le toulousain raconte qu'il vient d'acheter un cheval pour 450 francs et que le vendeur, un maquignon, va venir se faire payer. Lorsqu'il arrive, les trois hommes vont ensemble à l'écurie pour voir l'animal ; en l'inspectant de plus près, l'acheteur prétend découvrir un défaut et demande un rabais, ce qui est tout à fait normal dans ce genre de marchandage. Jusqu’ici M. Pointis n'est qu'un spectateur dans une affaire où il n'a pas engagé ses propres deniers. C'est alors que le toulousain lui demande de reprendre le marchandage à son compte et lui donne 100 francs avec la promesse de lui rendre le restant une fois le nouveau marché conclu. Sans réfléchir, notre honorable maire se lance dans l'affaire et réussit à faire baisser le prix de 10 francs. Il paie le maquignon (100 francs plus 340 francs de son propre argent) ; ensuite il attend le retour de son compagnon, vainement bien sûr, car l'oiseau s'est envolé. M. Pointis, venu à Bazas acheter un taureau, s'en retourne chez lui propriétaire pas très fier d'un cheval juste bon à mettre aux sangsues69. Il est à remarquer ici que la victime n'a pas de recours dans la mesure où il y a eu échange d'un cheval contre de l’argent. Que la valeur marchande de l'animal soit largement inférieure au prix déboursé ne concerne nullement la justice aussi longtemps qu'il n'est pas atteint d'une maladie contagieuse ou d'un vice rédhibitoire.
66Notre dernier cas constitue le summum dans l'art d'escroquer par sa simplicité et par la crédulité proprement stupéfiante de la victime, un paysan landais. L'action se déroule sur le champ de foire de Barcelonne ; Théodore Lasserre s'y promène en curieux, s'arrêtant pour assister à des pourparlers entre deux bohémiens au sujet d'un cheval. Le marché se conclut au prix de 230 francs, mais au moment de payer, l'acheteur n'a en poche que des billets de 500 francs et l'autre n'a pas de monnaie. On se tourne vers Lasserre pour le prier de prêter, pour quelques instants seulement, la somme requise. A ce moment la mise en scène risque d'échouer car Lasserre n'a que 30 francs sur lui. Malheureusement pour lui, sa bonne volonté ne connaît pas de limite ; il se souvient que son voisin, qui l'a accompagné à la foire, possède l'argent nécessaire. Il se précipite à sa recherche et se fait prêter 200 francs qu'il remet promptement aux bohémiens. Une fois l'argent en poche, ils s'éclipsent, ostensiblement pour chercher la monnaie, laissant Lasserre sans argent et endetté vis-à-vis de son voisin70. On se demande, d'ailleurs ce que ce dernier a dû penser quand on lui a raconté l'histoire. En tout cas nous pouvons être sûrs que Lasserre, tout comme Pointis et le paysan lotois, comprend ce que veut dire l'expression : « ils s'entendent comme des larrons en foire ».
67Le simple fait de se rassembler périodiquement pour des échanges expose donc les participants à certains dangers contre lesquels il est difficile de se prémunir. Les paniques animales sont extrêmement rares quand on considère le nombre de foires tenues sans incident. Toutefois, comme le montre le tableau des paniques, à certains moments, dans quelques lieux, elles posent un problème réel d'ordre public. Les épizooties causent certainement davantage de pertes aux éleveurs, les foires et marchés étant à la fois l'occasion de se débarrasser de quelque bête malade et de voir ses animaux contaminés. L'importance économique de l'élevage et le souci de plus en plus clairement exprimé de protéger les populations urbaines de viandes contaminées se conjuguent dans la mise en place d'une surveillance sanitaire des foires et marchés où sont vendus des bestiaux. Dans les deux cas, l'administration nationale et locale intervient sur les places afin de maintenir l'ordre et la sécurité et faire progresser l'hygiène.
68Contre le vol, la police et la gendarmerie exercent également une surveillance limitée par la densité des foules, le manque d'effectifs et l'astuce des voleurs et escrocs. L'efficacité de la surveillance réside avant tout dans le domaine de la prévention ; la vue de nombreux gendarmes sur la place risque de décourager le voleur à la tire le plus téméraire. La présence physique des forces de l'ordre est aussi employée pour décourager les auteurs présumés de paniques, c'est-à-dire les pickpockets.
LES TRANSACTIONS
« La légende des bons et des méchants » : Dieu fit les bons et les méchants, et les mit chacun à part. Les bons se rendirent à leur foire, mais personne ne voulut acheter parce qu'ils ne savaient pas mentir et cacher les défauts de leurs marchandises. Les méchants allèrent aussi à leur foire, mais aucun ne put rien vendre parce qu'ils étaient si rusés qu'ils ne pouvaient s'attraper les uns et les autres. Ce que voyant, Dieu mêla ensemble les bons et les méchants et l'humanité est encore ainsi composée71.
69Comme le laisse entendre « la légende des bons et des méchants », le rôle du vendeur est de minimiser, voire de cacher les défauts de sa marchandise tandis que celui de l'acheteur est d'être assez rusé pour déjouer tout mensonge ou omission. Un proverbe rouergat le dit d'une autre manière : Dins un marcat, pas d'amour ni de gat (Dans un marché, pas d'amour ni de complaisance)72. Essayons de pénétrer dans les mentalités des acheteurs et des vendeurs afin de mieux comprendre les risques qu’ils courent et les méthodes qu'ils emploient pour les déjouer.
Acheter
70Quatre proverbes régionaux résument en quelques mots les précautions que doit prendre l'acheteur sur le marché :
71Rouergue : Ogacho lou merchand obont lo merchandiso. Regarde le marchand avant la marchandise.
72Gascogne : Marchan courtes, que croumpe à coate e bèn à trés. Marchand courtois qui achète à quatre et vend à trois.
73Gascogne : So d'à boun marcat que se-n tourne ca. Ce qui est bon marché revient cher.
74Gascogne : So d'à boun marcat, qu'é toutèm trop pagat. Ce qui est bon marché est toujours trop payé73.
75Ces expressions populaires évoquent deux vérités que chaque acheteur se doit de garder constamment à l'esprit. Il faut d'abord se méfier du vendeur qui va tout faire pour embobiner son vis-à-vis par un flot de paroles qu'il vaut mieux ignorer. Selon J.-H. Magne, dans Le livre de la ferme et des maisons de campagne (1874), l'acheteur d'un cheval doit avoir les oreilles fermées et les yeux grands ouverts :
Nous ne dirons pas qu'il ne faut jamais les écouter ni surtout les croire, mais nous dirons qu'il ne faut pas discuter avec eux, ni même contester leurs plus grossières exagérations. Ne faites pas attention à leurs paroles, même quand ils vous font connaître un défaut de leur cheval ; ils ne veulent que détourner votre attention d'un défaut grave en vous parlant d'un prétendu défaut sans importance74.
76C'est à l'acheteur d'examiner sous tous les angles l'animal tout en évitant d'être distrait par les manèges verbaux ou autres du vendeur. Dans la hiérarchie des vendeurs dont la sagesse populaire se méfie, les maquignons n'ont de rivaux que les gitans. Raymond et Marie Escholier rapportent une croyance ariégeoise qui dit qu'il vaut mieux être deux quand on veut traiter avec eux. Si l'on est seul, on court le risque d'être « aveuglé », c'est-à-dire de prendre une vieille rosse pour une jolie bête. En y allant à deux, un au contact direct avec les gitans, l'autre à l’écart, on peut déjouer la magie qu'ils sont censés employer75.
77La seconde vérité suit logiquement la première : on doit pouvoir juger de la qualité réelle de la marchandise proposée à la vente. C’est simple à dire, plus difficile à réaliser, d'autant plus que le vendeur se permet parfois quelques indélicatesses. Seuls la vigilance et un solide bon sens peuvent protéger l'acheteur. Prenons donc nos précautions et voyons comment les choses se passent sur la place marchande.
78La vente des céréales a été déjà longuement évoquée et l'on sait l'étroite surveillance dont bénéficie ce commerce aussi bien sous l'Ancien Régime qu'au XIXe siècle76. La place laissée à la tricherie ne semble pas très grande, toutefois certains ne peuvent y résister. Tel est le cas d'un trafiquant de grains de Grenade en mai 1773, lors d'une crise de subsistances. Durant le marché plusieurs personnes accusent Joseph Lezat d'avoir mis « de l'eau dans ses greniers pour faire gonfler les bleds » et d'avoir livré aux particuliers des mesures courtes. On est allé chez lui afin de tester la véracité de ces charges. Plusieurs hommes ayant plongé les bras dans la pile de blé, que constate-on ? « Leurs bras et leurs mains [en sont] mouillés et la poussière du bled [s'est] collée à leurs mains »77. Est-ce que Lezat a mouillé son blé de façon à augmenter son volume et, par conséquent son profit ; ou a-t-il été la victime de mauvaises conditions de conservation ? En temps de crise, l'opinion penche facilement pour la cupidité du marchand. D'ailleurs Lezat a aggravé son cas lorsque le 6 mai, jour de foire, il a vendu deux « poignères » à une femme qui a eu la présence d'esprit d'aller faire mesurer le froment sous la halle par des préposés de la ville. Un d'entre eux « versa le bled de son sac dans les mesures de la ville et vit que pour que la mesure fut parfaite il manquoit environ une jointée et demy de bled... » Le vendeur dut compléter la mesure et répondre à la justice consulaire78.
79Aussi longtemps que les grains se sont vendus sous la halle par capacité (sac, setier, etc. sous l'Ancien Régime, hectolitre au XIXe siècle), il était l'usage que l'acheteur exige et vérifie la bonne mesure. Dans les Usages locaux de Revel (1903), L. Thomas note que le blé se vendait en sac contenant un hectolitre. L'acheteur expérimenté se trompait rarement sur sa contenance, se fiant aux dires du vendeur. Toutefois, s’il avait un doute, il pouvait demander que le grain soit mesuré. Selon l'usage le vendeur devait payer les frais du mesurage et compléter le sac si la mesure s’avérait courte ; dans le cas contraire, c'était l'acheteur qui assumait les frais79.
80Les ventes sur échantillon étant assez fréquentes, il y a une période plus ou moins longue entre l'accord et la livraison. L'acheteur peut alors être la victime d'une tentative de substitution de grains d'une moindre qualité que ceux sur lesquels la transaction s'est faite. C'est ce qui arrive à Jean Audoual, blatier de Castelnaudary en août 1844. Après avoir acheté 5 hectolitres de blé au marché, il en attend la livraison dans son magasin. Que voit-il dans les 5 sacs que le vendeur lui présente ? Il y trouve « à la superficie de chaque sac une certaine quantité de blé plus beau que celui qui était au fond... » Il fait venir un commissaire de police pour constater la tromperie que l'agriculteur vendeur finit par avouer80.
81On trouve d'autres cas où le blé vendu sur montre ne correspond nullement à celui qui est livré plus tard, souvent « gâté » ou « vieux ». L'acheteur prévoyant prend la moitié de l'échantillon au moment de l'accord sur la place ; il se protège ainsi contre de mauvaises surprises. L'absence de montre complique les choses car l'acheteur court le risque d'être obligé d'accepter livraison des grains au prix fixé lors de la vente. Dans les usages locaux de la haute vallée de l'Aude au début du XXe siècle, et sans doute de manière générale, une fois l'accord conclu, l'acheteur devient responsable de la plupart des défauts de la marchandise vendue. L'expression occitane exprime clairement cette situation : Blad a mostro, bi a tast (Tu a vu le blé, tu as goûté le vin). Si vous n'êtes pas content maintenant, vous n'avez qu'à vous en prendre à vous-même. L’acheteur peut toutefois demander une réduction du prix s'il fait une réclamation très vite auprès du vendeur si le blé manifeste des signes de moisissure ou de piqûres de charançon81.
82La surveillance de la halle aux grains est caractéristique d'une économie de subsistances qui disparaît petit à petit après les graves crises des années 1845-1847. Avec le lent développement d'un élevage commercial le foirail prend de l'ampleur, les transactions y deviennent plus nombreuses et mettent en jeu davantage d'argent. Pourtant, l'administration pratique une politique beaucoup plus libérale par rapport au commerce des bestiaux et ceci est vrai même à l'époque de Nicolas Delamare et de son Traité de la police du début du XVIIIe siècle. La surveillance du champ de foire se justifie surtout dans un souci d'ordre public (il faut éviter les rixes, les vols et les paniques) et d'hygiène (il faut empêcher les épizooties de se propager et les animaux malades d'être livrés à la consommation humaine). Ainsi, les transactions n'y sont jamais soumises à la même réglementation tatillonne que connaissent les céréales. Dans cet espace relatif de liberté, le foirail devient un lieu où toute l'ingéniosité humaine s'exprime afin de remporter des victoires psychologiques et financières.
83La liberté du champ de foire est avant tout celle de se tromper. En effet, la loi donne peu de possibilités aux acheteurs de revenir sur leurs achats même lorsque la qualité de l'animal est nettement inférieure aux promesses du vendeur. La seule grande exception concerne les vices rédhibitoires, notamment les maladies contagieuses. Déjà Savary des Bruslons explique que des défauts ou vices apparents de chevaux (borgnes ou gâtés de farcin) ne relèvent pas de la notion de vice rédhibitoire ; il faut que le vice soit caché « comme la pousse, la morve, etc., à cause qu'il y a des recettes pour les suspendre pendant quelques temps »82. La législation du XIXe siècle n'a pas profondément modifié cette notion. En principe, la loi du 2 août 1884, modifiée par celle du 23 février 1905, énumère et définit les vices rédhibitoires et doit régler tout conflit entre acheteur et vendeur. Mais la pratique ne suit pas obligatoirement. Seuls quelques vices sont pris en compte par les usages locaux comme permettant à l'acheteur d'exiger la résiliation de vente ou une réduction du prix. En général, c'est la bonne volonté du vendeur qui décide s'il consent ou non à reconnaître le vice. Selon E. Raynaud, auteur des Usages locaux de la haute vallée de l’Aude (1914), la règle qui gouverne les ventes d'animaux est la suivante :
La vente du bétail se faisant en général sur le champ de foire, c'est à dire au grand jour et sous les yeux de nombreux témoins, l'acheteur dispose de tous les moyens utiles d'examen, d'information et d'appréciation ; aussi, présume-t-on que c'est en parfaite connaissance de cause qu'il a réalisé l’achat et payé le prix convenu. A lui de faire preuve de perspicacité s'il ne veut point courir les risques d'une mauvaise affaire ; car son recours contre le vendeur sera quelquefois impossible (le domicile de ce dernier restant inconnu) et le succès de ses réclamations presque toujours aléatoire83.
84La publicité de la vente est censée, comme au marché des grains, servir de protection contre les fraudeurs trop flagrants. En plus des témoins passifs, l'acheteur peut également faire appel à des experts, que ce soit un expert agricole, un vétérinaire, un maréchal-ferrant ou toute autre personne.
85Dans la vente des cochons, par exemple, on fait examiner l'animal par un personnage dont la mission est de déceler la présence éventuelle de la ladrerie. Connu sous diverses appellations – le tombaïre dans l'Aude, le lengaïré à Tarbes, le lenguejaire en Comminges – le langueyeur règne sur le marché des cochons qu'il couche par terre tout en les obligeant à ouvrir la bouche afin de leur en tirer la langue et de voir s'il y a des tumeurs ou des vésicules, signes de la ladrerie. Selon les localités, cet examen est un service « libre » offert par un particulier ayant la confiance des acheteurs et vendeurs ; ailleurs, c'est un service municipal, effectué par un préposé à l'exclusion d'autres personnes. Dans la petite ville commingeoise de Montréjeau pendant la Monarchie de Juillet, la municipalité afferme le langueyage des porcs et rend l'inspection obligatoire lors de chaque vente. Les usages locaux sont partagés sur la question de savoir qui paie le langueyeur ; dans la haute vallée de l'Aude, c'est l'acheteur, sauf si l'animal est reconnu malade. Dans l'Aveyron, c'est pareil quand il s'agit d’un jeune porc tandis que pour un porc gras le vendeur paie l'examen sanitaire et l'acheteur le pesage84.
86C'est avant tout dans les achats de bétail que le jugement de celui qui engage son argent doit être sûr. Toute acquisition représente un investissement considérable du capital familial ; vu le peu d'élasticité du budget paysan, toute perte est immédiatement répercutée sur le train de vie. Une mauvaise affaire peut retarder un mariage ou plonger une famille dans un cycle infernal de dettes. C'est pourquoi l'acheteur ne peut se permettre aucune naïveté.
87Il serait impossible d'énumérer toutes les ruses employées par les vendeurs afin de faire passer des bêtes médiocres pour des championnes ou de tirer quelques francs de plus d'un acheteur réticent. Les revendeurs de chevaux sont particulièrement redoutés car on les croit sans aucun scrupule. Leur trafic donne lieu à des histoires que l'on raconte où leur pouvoir de tromperie est sans limite. Autour de Graulhet, par exemple, où se fait un important commerce de chevaux à la fin du siècle dernier, on dit que les maquignons sont tellement astucieux qu’il leur arrive « d'acheter un cheval, de le peindre d'une autre couleur, de lui arranger la crinière et la queue, de le transformer en un mot de manière à le rendre méconnaissable, et de le revendre plus tard au même propriétaire à un prix plus élevé, sans que celui-ci se doute d'abord de la supercherie »85. Plus prosaïques sans doute, les revendeurs de bœufs de l'Aveyron qui tentent de masquer les défauts des animaux en les présentant à la vente les flancs recouverts d'une épaisse couche de fumier. Ce maquillage rustique peut fonctionner dans la mesure où les cultivateurs le considèrent comme un facteur de bonne santé ou le signe d'une bête « bien culottée »86.
88Il n'est donc pas si facile d'acheter quelque chose au marché : tant de pièges à éviter, tant de ruses, si peu de bonne foi. Il faut employer tous les sens : regarder, palper, sentir, goûter sans se faire berner par un boniment habile. Avec un peu de chance, l'acheteur fera l'acquisition de ce qu'il veut au prix souhaité ; s'il est moins chanceux ou moins astucieux, il se trouvera propriétaire de marchandises médiocres au prix fort.
89Acheter et vendre : rares sont ceux qui se cantonnent dans une seule de ces activités. La grande majorité des ruraux, paysans surtout, passent constamment d'un côté à l'autre selon les saisons, les produits, les besoins. Vendre comporte certainement des risques, mais sont-ils les mêmes que lorsque l'on achète ? Passons donc l'autre côté de la barrière.
Les ventes
90Selon l’abbé Daugé, les Gascons pensent que vendre exige moins d'habileté que d'acheter, d'où l'expression : Qui bén a pas besoun que d'un oelh (Celui qui vend n'a besoin que d'un œil)87. Chacun connaît la valeur réelle de ce qu'il vend ; il est donc plus difficile de se tromper. Tout le jeu du vendeur consiste à convaincre l'acheteur d'accepter un prix « idéal », fixé selon un calcul où entrent à la fois sa connaissance de la marchandise et ses espoirs ou son avidité.
91L'acharnement des vendeurs, leurs exagérations, leurs mensonges ont souvent frappé les observateurs du monde rural. Quand Emile Guillaumin dépeint une scène de marchandage dans son roman Près du sol (1905), nous pouvons faire confiance à son analyse de la mentalité des vendeurs. Vaureil, paysan acharné au travail et avide de gain, amène une vache et son veau à la foire pour les vendre ; il annonce son prix au premier demandeur, 42 pistoles (420 francs). Les acheteurs potentiels passent et repassent, s'efforçant d'amoindrir la vache sous prétexte de ses mauvaises configurations : « Le devant mince, la tête trop allongée, les cornes mal placées, pas assez de pis... Et le veau n'est pas fameux ! » Vaureil contre-attaque, fait valoir ses qualités, il souligne la largeur des épaules, des cuisses, des hanches. « – Je ne lui connaît pas de défauts : elle est douce comme un mouton, tranquille au pacage comme pas une ; au travail forte comme un bœuf, et pour le lait, elle peut contenter les plus difficiles ». Vaureil ne révèle pas, bien sûr, qu'elle est fort mauvaise laitière. Comme écrit Guillaumin, « A la foire, tous arguments servent. Et les acheteurs qui font de la moindre défectuosité apparente un vice capital savent à quoi s'en tenir ».
92Les principales vertus de Vaureil sont la hargne et l'entêtement. Tenant absolument à tirer un bon prix de ses bêtes, il résiste à toute offre qui lui semble trop basse. Enfin, le poisson tant désiré se laisse attirer par l'appât et mord à l'hameçon. Vaureil ne le laisse pas partir, sentant que sa volonté est plus forte. L'affaire se conclut finalement pour une somme de 380 francs ; Vaureil joue le jeu jusqu'à la fin, jurant ses grands dieux qu'il en avait refusé davantage. Quand sa fille lui fait des reproches – que ce n'est pas bien de tromper ainsi les gens du pays – Vaureil trouve la bonne réplique : « ... A la foire chacun fait ce qu'il peut ! »88.
93Guillaumin met en scène le vendeur triomphant, sa ténacité lui faisant gagner des pistoles au prix, il est vrai, de quelques entorses à la vérité. Est-ce toujours le cas ? Les archives judiciaires nous apprennent que parmi les plus graves dangers qui guettent les vendeurs est celui d'être victime de la fausse monnaie. En dépit des peines sévères qu'ils encourent, les faussaires ne sont pas rares. Le problème essentiel pour les faux-monnayeurs, une fois les billets ou les pièces fabriqués, est de les écouler, les échanger contre de bonnes marchandises ou du vrai argent. Les foires et marchés jouent donc un rôle capital dans nos régions où la circulation monétaire et commerciale est si fortement canalisée dans le réseau marchand périodique.
94Pendant la Révolution, la France a fait l'expérience du papier-monnaie, une tentative le plus souvent qualifiée par la suite de malheureuse. Nous savons que les assignats ont eu des conséquences néfastes pour le marché des subsistances et que leur dépréciation a opposé vendeurs et acheteurs, les premiers refusant souvent de les accepter89. Il n’est pas surprenant que des faussaires se soient lancés dans la fabrication de faux assignats dans la mesure où leur reproduction s'avérait relativement facile et peu coûteuse pour qui avait accès à une presse. Et parce que le papier-monnaie constitue une nouveauté pour les populations d'alors, distinguer le vrai du faux n'est pas simple.
95En 1792, par exemple, une entreprise familiale de fabrication et de circulation de faux assignats fonctionne dans une partie de l'Ariège et dans le sud de la Haute-Garonne. Les faussaires, père et fils, s'engagent dans le négoce du bétail, un commerce rendu beaucoup plus profitable par le fait de payer leurs achats considérables avec du papier-monnaie de leur propre fabrication. A un moment où beaucoup de marchands n'aiment pas recevoir des assignats, voici que cette équipe en distribue largement en échange de bœufs, chevaux et cochons. On a l'impression, d'ailleurs, qu'elle en dépense aussi rapidement qu'elle en imprime, d'où cette remarque innocente mais juste d'une victime lorsqu'elle est payée : « Ces assignats sont si neufs qu'il semble que vous les avez faits dans la nuit ».
96Les victimes ne découvrent pas tout de suite que les assignats sont des faux. Une ménagère de Montesquieu-Volvestre accepte sans problème un paiement de 60 francs en papier-monnaie à la foire de sa ville ; ce n'est que plus tard, par le refus de marchands de les recevoir, qu'elle découvre que les billets de 5 francs sont de fabrication artisanale. Il en va de même pour ce forgeron qui a vendu une paire de bœufs aux faussaires à la foire de Cazères pour une somme de 210 livres, payée en assignats. Deux semaines plus tard, lorsqu'il tente d'acheter une truie à la foire des Rois de Rieux, le vendeur déclare son argent faux90.
97Les cas de faux monnayage que nous avons relevés dans les dossiers de la justice concernent évidemment des échecs, des tentatives malheureuses. Pour les déceler, le rôle de la police semble avoir été secondaire ; en revanche, les vendeurs, plus directement concernés, sont le plus souvent les dénonciateurs de ce crime. L'action policière et administrative se borne à la surveillance des points sensibles comme les définit la Sûreté générale en 1878 :
Monsieur le Préfet [de l'Aude], il résulte de l'enquête faite sur la frontière des Pyrénées que l'émission de monnaie fausse fabriquée en Espagne se produit surtout dans votre département. Je vous prie de vouloir bien donner des instructions aux agents placés sous vos ordres ainsi qu'à la gendarmerie afin d'exercer une surveillance spéciale sur les marchés, les foires et les maisons de tolérance (c'est souligné dans le document)91.
98Il est difficile d’imaginer comment ces directives pouvaient être couronnées de succès ; en effet, les émetteurs de fausse monnaie essaient rarement de la faire passer auprès des forces de l'ordre. La véritable surveillance est exercée par la population elle-même.
99Alors que l'acheteur examine attentivement la marchandise qu'il s'apprête à acquérir, le vendeur se doit de juger avec soin la monnaie qu'on lui donne. Est-elle noirâtre ? ou trop brillante ? Immédiatement on la soupçonne. Que peut-on faire pour voir si la pièce est vraiment bonne ? Voici comment une cultivatrice ariégeoise a agi en 1859 :
Le samedi 4 février courant je vendis au marché de Pamiers un cochon moyennant le prix de 72 francs à un homme que je ne connaissais pas. Parmi les écus de 5 francs qu'il me remit, il s’en trouvait un d’une couleur noirâtre et qui ne me paraissait pas bon ; je le fis tinter par terre, et je reconnus que le son n’était pas celui de l’argent. Je dis à cet homme que je ne voulais pas le prendre...92.
100Cette femme a vu (ou entendu) juste, mais que fait-on quand on n'est pas sûr ? On demande l'avis des relations. C’est du moins ce que fait une vendeuse de blé sous la halle de Montréjeau en février 1848. Lorsqu'elle reçoit des pièces de 5 francs qu'elle soupçonne, elle les montre à un autre marchand de grains qui confirme son jugement. Forte de cette confirmation, elle s'en va dénoncer le faux-monnayeur à la police93.
101Il arrive que le comportement des passeurs de fausse monnaie les rende suspects aux yeux des vendeurs. Sur le marché de Mirepoix en 1819, un homme se présente devant une ménagère vendant des dindons et il en achète une paire au prix de 5,25 francs, payé avec un écu et 25 centimes en monnaie de billon. Jusque-là tout est normal, cependant au lieu de partir immédiatement, l'acheteur reste quelques moments auprès d'elle et lui demande deux ou trois fois « si elle était contente ». Elle compte de nouveau l'argent, ne trouvant rien à redire. C’est seulement après son départ qu’elle commence à réfléchir sur son comportement et elle se met à imaginer que l'écu pourrait être de mauvaise qualité. Pour se rassurer, elle cherche conseil autour d'elle :
... Elle le présenta à un homme qui se trouvait à ses côtés et qui l’examina longtemps sans y rien connaître ; que l’enfant qui se trouvait aussi auprès de l’individu lui prit cette pièce des mains et après l’avoir examinée dit à la déposante qu’il croyait cet écu faux et lui ajouta de courir après l’acheteur des dindons pour les lui faire rendre ou changer l’écu qu’il avait donné...94.
102Dans ce cas il s'agit d'un faux-monnayeur inexpérimenté car sa nervosité finit par le trahir. Dans d'autres cas, l'amateurisme des faussaires se révèle autant par leur nervosité que par leur ignorance des usages locaux en matière de vente et d'achat. Quand, en plus, les pièces ont un aspect suspect, leur carrière risque d'être de courte durée. Un tel scénario s'est déroulé à Aurignac en octobre 1814. Plusieurs habitants des environs y ont amené des cochons afin de les vendre au marché. Sur la place, deux hommes proposent de les acheter, mais à la conclusion des marchandages, ils refusent de donner des arrhes et exigent que les vendeurs conduisent les porcs hors de la ville. Une fois au rendez-vous, ils tentent de passer des pièces de 5 francs qui sont très brillantes, trop au goût des vendeurs. Ceux-ci se révoltent, gardent leurs cochons et les pièces douteuses et amènent les deux faussaires chez le maire du bourg. Le fait de refuser de donner des arrhes semble tellement insolite que tous les témoins en parlent. Déjà irrités par ce comportement étrange, ils ne sont guère susceptibles de laisser passer des pièces de monnaie qui leur semblent aussi bizarres que les prétendus marchands de cochons95.
103Malheureusement, tout le monde n'arrive pas à détecter la fausse monnaie à temps. On accepte des pièces sans y prêter attention sur le coup ; on découvre parfois son erreur le lendemain quand on fait ses comptes, ou pire, en essayant de régler des achats avec de la fausse monnaie que le vendeur refuse. C'est ce qui se passe en 1839 à Montréjeau : un meunier vend deux doubles décalitres de blé sur le marché à une femme en échange d'une somme de 12,75 francs, dont 7 pièces d'un franc. Ne se doutant de rien, il se rend à une auberge près du foirail des chevaux avec quelques amis. Au moment de régler l'addition de son repas, le meunier voit son argent refusé par l'aubergiste qui exige paiement avec de bonnes pièces. Le meunier est donc obligé d'assumer la perte d'une partie de ses ventes de la matinée96.
104Quelle que soit la perte subie, les victimes peuvent toujours chercher à retrouver le faux-monnayeur. Parfois celui-ci leur est connu, d'autres fois on s'engage dans une recherche plus aléatoire dans les marchés et foires du pays. Toute recherche est rendue plus facile quand le vendeur peut lier un visage à la fausse monnaie. Cette mémoire est facilitée par le fait que certains marchands n'ont pas un roulement de fonds significatif dans une journée. Quand Bertrand Cazeneuve, marchand linger au marché de Montréjeau, vend un mouchoir d'une valeur de 60 centimes et quand on lui donne un écu en paiement, il s'en souvient. Surtout parce que cette pièce est la seule qu'il ait reçue ce jour-là au marché. Le soir, chez lui, il reconnaît que la pièce est fausse. Il se rappelle la transaction ; mais se souvient-il de la personne responsable ? Parfaitement, c'est une connaissance du marché : « Je connais de vue la femme qui me l'a donnée, elle est de Pointis-de-Rivière ; à différentes fois je lui ai vendu de ma marchandise »97. Encore une fois, il s'agit d'une apprentie faussaire et non pas d'une criminelle aguerrie.
105Les inconnus posent un problème plus difficile à résoudre. S'ils viennent dans un marché émettre des fausses pièces, puis disparaissent du pays, les victimes n'y peuvent rien, elles doivent subir leur perte financière. Toutefois, si le criminel essaie de s'insérer dans le réseau marchand, profitant de la suite des jours de marché dans différents bourgs, alors une victime peut espérer récupérer son bien. Bertrand Dasque et sa femme ont eu cette expérience en 1836. Ils vendent une vache après de longs marchandages au marché de Montréjeau pour un prix de 61 francs. C'est seulement le lendemain qu'ils se rendent compte que les écus ne valent rien. Le couple se mobilise ; l’épouse Dasque retourne à Montréjeau déposer une plainte et, le samedi suivant, elle se présente au marché de Castelnau-Magnoac dans l’espoir d'y retrouver sa vache ou son acheteur. Elle est récompensée de son entêtement : vache et faussaire se tiennent sur le foirail, proies faciles pour les gendarmes qu'elle a avertis98.
106Il n'est jamais agréable de se trouver possesseur de pièces sans valeur, surtout quand elles remplacent des marchandises et de l'argent. Si l'on n'a pas l'espoir de localiser l'auteur de son malheur, que fait-on ? Certains esprits ne trouvent rien d’autre à faire que remettre les pièces en circulation. Cette méthode a valu à Jean Blandinière, ancien cabaretier du canton de Pamiers, une comparution devant le tribunal correctionnel en 1831. Il faut dire que Blandinière s'est montré particulièrement naïf devant la proposition curieuse d'un colporteur d'échanger un napoléon (20 francs-or) contre 5 pièces de 5 francs. Il accepte l'échange et ce n'est que plus tard, le colporteur s'étant éclipsé, qu'il reconnaît sa bêtise. Au lieu d'avertir les autorités, Blandinière essaie de se débarrasser des pièces au cours de ses dépenses. Cela faillit marcher, il réussit à en passer quatre mais la cinquième lui est fatale. Le 28 mars 1831, lors d’une foire à Saverdun, il emploie le dernier écu dans une auberge. Comme beaucoup de ses collègues, l'aubergiste a l'habitude du maniement de la monnaie, il n'a aucune difficulté à déceler le faux99.
NAÏFS ET RUSÉS
– Lous abintes au marcat, lous pecs à case. Les habiles au marché, les sots à la maison.
– Las habes au marcat, lous pecs à case. Les fèves au marché, les sots à la maison100.
107Le marché est donc un lieu où mille dangers guettent le visiteur. Certains risques sont difficiles à éviter ; comment, en effet, se prémunir contre les êtres fantastiques, les conditions métérologiques ou les paniques ? Il nous semble, pourtant, que le vrai enjeu n'est pas une question de vie et de mort mais d'argent et d'honneur. La place du marché et le foirail constituent en quelque sorte le champ de guerre où ces deux valeurs peuvent être gagnées par ceux qui s'y imposent. La bataille du marché est avant tout un combat d'intelligence et de verbe, d'astuce et de ruse. C'est pourquoi ces deux proverbes gascons insistent sur l'idée qu'il faut laisser les sots chez eux car ils ne peuvent ni protéger ni accroître les intérêts économiques de leur maison, ni défendre son honneur.
108Dans la littérature orale, habileté et sottise sont fréquemment contrastées, souvent dans le cadre de foires et marchés. Il s'agit avant tout de récits où les dimensions métaphorique et symbolique priment sur ce qu'on pourrait qualifier de naturalisme à la Zola. L'examen de deux contes recueillis en terre occitane peut nous permettre de mieux comprendre la relation entre marché, risque, argent et honneur.
« L'homme au porc »
109Il y a quelques années, les ethnologues D. Fabre et J. Lacroix ont enregistré un conte dans la haute vallée de l'Aude, « L'homme au porc », dont le héros, un garçon, est chargé de vendre un beau cochon à la foire de Quillan. Avant de partir, sa mère lui fait la recommandation suivante : « Au moins, je te recommande de ne vendre à aucun curé car ce sont de mauvais payeurs ». A la foire, bien sûr, un seul acheteur se présente, un curé, et le garçon lui vend le porc. Au moment de payer, le curé ne peut ou ne veut pas : « Aujourd'hui, je n'avais pas l'intention d'acheter un porc, je n'ai pas pris d'argent mais je te le payerai, bien sûr, au premier trimestre ». Quand le garçon arrive chez lui, il doit avouer ce qui lui est arrivé au grand désespoir de sa mère qui le traite d'incapable. Résolu à récupérer son argent, le héros se déguise en religieuse et va se présenter chez le curé en lui demandant un lit pour la nuit. Il s'introduit dans la chambre de celui-ci au milieu de la nuit et lui administre une bonne raclée. Tout en le rossant, le garçon crie : « Je ne suis point religieuse, je suis l'homme au porc, je veux qu'on me le paye ! » Meurtri et effrayé, le curé n'hésite pas une seconde à lui donner l'argent réclamé. Plusieurs épisodes similaires se succèdent dans lesquels le curé cède aux exigences financières du héros de telle sorte que l'homme au porc réussit à amasser un joli magot avec lequel il peut se marier et acheter un hôtel101.
« Petiton »
110Le second conte vient de Gascogne, recueilli au XIXe siècle par J.-F. Bladé dans l'Agenais. Le héros, Petiton, doit vendre une belle paire de bœufs à la foire de Layrac, et comme dans le conte précédent, sa mère le met en garde contre les maquignons et lui fait cette recommandation : « Mon ami, tu verras bien quel est leur prix sur le champ de foire. Rends-toi compte du cours. Demande le juste, la raison ». Il s’en suit l'inévitable rencontre avec les maquignons au foirail où Petiton, plein de confiance, demande « le juste, la raison ». Après l'accord, les maquignons lui donnent en paiement deux cornets de papier : dans l'un se trouve le juste, dans l'autre la raison. Petiton rentre chez lui le cœur léger, mais une fois à la maison il découvre que les comets contiennent l'un des poux, l'autre des puces. Sa mère se fâche et l'envoie au lit sans souper, la punition des enfants.
111Seul dans son lit, Petiton médite sur les conséquences de sa confiance sans borne : « Il était si confiant, si confiant, qu'on l'avait dupé plus de cent fois, sans qu'il se fût corrigé. » Mais il n'en peut plus d'être traité d'imbécile par sa mère, alors il décide de changer : « J'ai fini d'être confiant, ceux qui me duperont désormais peuvent se vanter d’être avisés. » Dans son projet de revanche, Petiton réussit à apprivoiser un loup qu'il déguise en superbe bélier. Avec le loup-bélier, il se rend à la foire de Dunes où il retrouve les maquignons prêts à faire affaire avec lui. Petiton se montre véritable paysan, portant aux nues son animal :
Mes amis, j'en demande cher, car il n'a pas son pareil au monde. Chaque nuit, il est en état de couvrir un cent de brebis. Trois mois après, chacune d'elles met bas deux agneaux, pour recommencer trois fois l'an.
112Petiton a appris l'art de l'exagération. Parce qu'ils prennent le garçon pour un niais, les maquignons n'imaginent pas la supercherie ; ils achètent le pseudo-bélier, payant toujours le juste, la raison et s'en vont l'enfermer dans une étable remplie d'une centaine de brebis. La revanche est sanglante et coûteuse.
113Lorsqu'ils retrouvent Petiton chez lui, ils ont l'intention de le punir. La réplique du garçon ? « Que te fai, fai-li » (A qui te le fait, fais-le-lui). Le conte se poursuit dans la même veine, Petiton trouvant toujours les astuces nécessaires pour tromper les maquignons, rusés il est vrai, mais aveuglés par leur désir de revanche et de gain. L'histoire se termine avec leur noyade dans la Garonne après que Petiton les a convaincus que d'énormes troupeaux de cochons se trouvent au fond de l'eau. Il rentre chez lui, riche, et il se marie comme il se doit. Le garçon confiant s'est métamorphosé en homme avisé, capable de vaincre les maquignons à leur propre jeu102.
114Ces deux contes mettent en scène deux garçons, fils de veuves, chacun à la jonction entre l'enfance et la vie d'adulte. Ils doivent montrer qu'ils sont capables de se comporter en hommes dans des circonstances difficiles, face à des adversaires redoutables. Au départ, ça ne marche pas très fort, ils se laissent berner par des hommes plus rusés qu'eux. Ils vont à la foire pour vendre une bête, capital paysan par excellence, ils s'en retournent sans animal et sans argent, humiliés. Sans ce capital, l'avenir de leur maison est en péril, les deux héros risquent de rester d'éternels garçons, voués au célibat par manque de bien. Cette humiliation n'est que temporaire ; de naïfs, ils vont se transformer en personnages avisés, de garçons, ils vont devenir des hommes. Cette transition est clairement marquée dans le conte audois lorsque « L'homme au porc » tape sur le curé. Il annonce « Je ne suis point religieuse, je suis l’homme au porc... » Pour la première fois dans le texte occitan, le mot gojatet (un petit) est remplacé par gojat (un jeune homme). Leur virilité, fraîchement acquise, s'accompagne de la richesse et du mariage.
115Aller au marché, y vendre une bête, le faire sans être la victime de personnes peu scrupuleuses, voilà donc la course d'obstacles que le paysan doit pouvoir vaincre s’il veut occuper pleinement son rôle d'homme. Emile Zola a capté ce lien entre le comportement sur la place et la virilité dans une scène de marchandage décrite dans La Terre. Buteau, personnage chez qui désirs sexuel et monétaire se confondent, se propose pour marchander une vache que veulent acheter ses cousines. Elles sont d'accord « car elles savaient le garçon féroce au marché, têtu, insolent, menteur, voleur, à vendre les choses trois fois leur prix et à se faire donner tout pour rien. » Notons les termes qu'emploie Zola pour caractériser celui qui marchande bien : féroce, têtu, insolent, menteur, voleur. Ce ne sont guère des qualités chrétiennes. Le vendeur de la vache ne pourra pas résister à la volonté implacable de Buteau, pas plus que sa jeune et jolie cousine Françoise, l'enjeu, avec la terre, du roman103.
116A peu près à l’époque où Zola écrit La Terre, un instituteur du Lauragais fait une analyse très similaire du comportement et de la mentalité paysanne vue à travers le marchandage :
S'il s'agit d'une vente ou d'un échange, le même fermier qui tout à l'heure était complètement désintéressé ne fera pas grâce d'un centime. Bien plus, il ne sera pas fâché que vous fassiez une mauvaise affaire. Leur grande gloire consiste à négocier un achat ou une vente, d'une manière heureuse, c'est-à-dire finement, avec ruse, comme ils disent trop heureux si les autres sont assez habiles pour éviter de tomber dans leur piège... Ils ont pour maxime que les imbéciles ne sont pas faits pour les foires ni pour les affaires. Chez eux, un homme rusé, fin, n'a pas besoin d'autres titres pour faire sa réputation ; il jouit d'une grande considération104.
117Nous retrouvons ici la distinction capitale entre les imbéciles d'un côté et les hommes rusés, fins, de l'autre. Bien entendu, ruse et finesse ne sont pas des qualités uniquement paysannes ; dans les milieux financiers et industriels, on imagine très bien leur valorisation par les participants. On pourrait même faire l'analogie entre la place du marché aux bœufs et la place de la Bourse. Sans aller si loin, il semble clair que la société rurale, largement paysanne, que nous étudions, voit dans le marché un révélateur de la personnalité (individuelle et sociale). Savoir bien acheter et bien vendre est évidemment une qualité essentielle pour la bonne marche de la ferme familiale, mais c'est aussi la marque d'un individu, d'un homme qui se distingue, qui assure la prospérité et l'honneur de sa maison105.
*
118Peut-on détecter une évolution dans les risques au cours de la période que nous étudions ? En ce qui concerne le voyage au marché, les loups, les loups-garous et les bandits de grand chemin sont sans doute moins dangereux en 1900 qu'ils ne l'étaient (réellement ou dans l'imaginaire) vers 1800. En revanche, les accidents de la route sont probablement plus nombreux avec la multiplication des véhicules, même avant l'avènement des automobiles et camions. Sur la place du marché ou sur le champ de foire, il semble que les vols de marchandises cèdent lentement la place à de petits vols à la tire ou à des formes plus sophistiquées d'escroquerie. Les progrès de l'élevage et l'intensification des échanges d'animaux ne vont pas sans danger : les paniques animales et la diffusion de maladies épizootiques en sont les témoins. Mais vers 1900 les autorités publiques sont en train d'organiser la riposte par une meilleure répartition des animaux sur les foirails et par un contrôle sanitaire plus sévère et plus efficace.
119Participer à la vie du marché, c'est mettre en mouvement et en jeu des valeurs aussi bien matérielles que symboliques. Le capital matériel de la maison sort et, publiquement exposé, devient la cible de multiples convoitises et de dangers. Il faut pouvoir le protéger et le faire fructifier. Le capital symbolique est aussi en jeu ; on est jugé par la communauté pour ses capacités de ruse et de ténacité, d'honnêteté également, mais c'est moins spectaculaire.
Notes de bas de page
1 A. Chatelain, Les migrations temporaires en France de 1800 à 1914, 2 vol., Lille, Publications de l'Université de Lille, 1976. Pour un exemple régional d'attraction urbaine et de mouvements migratoires, voir J.-P. Poussou, Bordeaux au XVIIIe siècle : croissance économique et attraction urbaine, Paris, Editions de 1'E.H.E.S.S., 1983.
2 A.D. Haute-Garonne, 13 M 79 : arrêté du maire de Gourdan-Polignan, 21 mai 1871.
3 J. Combelles, Le Travet, petite commune dans le Tarn, Toulouse, Imprimerie universitaire, 1954, p. 183. Pour les courses après les foires de Barcelonne-du-Gers, voir J. de Pesquidoux, Le livre de raison, 2e série, Paris, Plon, 15e édition, 1928, p. 65.
4 M. Barthès, Louiset ou soubenço de la fiero que se tenguèt à Saint-Pous (Erau) lou 13 de decembre 1832, Flouretos de montagno, t.1, Montpellier, 1878, pp. 84-127.
5 C.-C. et G. Ragache, Les loups en France. Légendes et réalité, Paris, Aubier, « Floréal », 1981.
6 La Dépêche, 25 avril 1885.
7 J.-M. Andrieu, L'Elevage bovin dans le Nord-Aveyron, 1815-1914, mémoire de maîtrise, Histoire, Toulouse-Le Mirail, 1982, p. 13.
8 La Dépêche, 11 janvier 1903.
9 Ibid., 23 avril 1885. Un cultivateur de Lot-et-Garonne fut assommé et on lui vola environ 25 francs sur le chemin de retour de la foire de Najac.
10 La Dépêche, 13 avril 1896.
11 A.N., F 4007 : rapport de gendarmerie. Le 15 novembre 1869, le Journal de Saint-Gaudens rapporte l’assassinat d'un paysan tandis que le 10 février 1900, L’Hirondelle (de Muret) raconte l'attaque d'un marchand de bestiaux. Pour la peur qu'inspirent ces voyages nocturnes, voir C. Kraft Pourrai, Le colporteur et la mercière, Paris, Denoël, 1982, pp. 115-116. Dans un article récent, Abel Poitrineau souligne l'importance des foires dans ce qu'il appelle « la mort inopinée » : A. Poitrineau, Des accidents aux homicides : la mort inopinée en Auvergne aux XVIIe et XVIIIe siècles, La France d'Ancien Régime. Etudes réunies en l'honneur de Pierre Goubert, Toulouse, Privat, 1984, t. 2, pp. 577-586.
12 J. Vansina, Oral Tradition as History, Madison, University of Wisconsin, 1985.
13 Deux témoignages parmi d’autres suggèrent la large diffusion et la croyance partagée dans ce genre de récit. Le premier provient de l'instituteur de Saint-Lys, bourg commerçant de l'arrondissement de Muret, en 1885 : « Les revenants reviennent, les morts gémissent, le mauvais esprit hante les lieux sombres et le follet parcourt les campagnes pendant les froides et lugubres nuits d'hiver. Pas un paysan qui n'ait à vous raconter une aventure où l'esprit malin lui a joué mainte espièglerie ». A.D. Haute-Garonne, Br 4° 486. Dans sa thèse sur la Haute-Loire, J. Merley cite l'ouvrage de l'abbé Cornut qui recueillait des matériaux ethnographiques au milieu du XIXe siècle dans son pays. L'abbé rapporte l'histoire suivante : « Deux habitants de Dunières, dans la force de l'âge, d'un caractère courageux et ne manquant pas d'instruction revenaient à cheval de Saint-Etienne, après minuit. On distinguait les objets comme en plein jour grâce à un beau clair de lune. Un troisième cavalier qu’ils
14 Abbé Duffard, L'Armagnac noir ou Bas-Armagnac, ses produits, ses anciennes coutumes, Agen, s.d., p. 92.
15 C. Joistens, Etres fantastiques de l'Ariège, Via Domitia, 1962, p.18. savaient fort bien n'être plus de ce monde et qu’ils reconnurent parfaitement se joignit à eux. Ils n'osèrent pas lui adresser la parole. Le fantôme, de son côté, gardait un morne silence. Il les accompagnait depuis 2 heures quand tout à coup il s’évanouit devant les trois croix que l’on rencontre en arrivant à Dunières, presqu'au bas de la côte. Nos deux voyageurs, incapables de faire un conte, n'ont jamais parlé de cette aventure qu'à voix basse et en frémissant encore. Je l'ai apprise de leur propre bouche ». J. Merley, La Haute-Loire de la fin de l'Ancien Régime aux débuts de la Troisième République (1776-1886), Cahiers de la Haute-Loire, Archives départementales, Le Puy, 1974, pp. 470.
16 J.-F. Bladé, Contes mystiques et superstitions, Contes populaires de la Gascogne, t. 2, Paris, Maisonneuve et Larose, 1967, pp. 5-6.
17 Cité dans J.-P. Piniès, Figures de la sorcellerie languedocienne : brèish, endevinaire, armièr, Toulouse, Editions du C.N.R.S., 1983, p. 91.
18 Joistens, Etres fantastiques..., pp. 37-38.
19 Le diable changé en mouton, dans Récits et contes populaires de Gascogne, t. 1, réunis par S. Cezerac-Perbosc dans la Lomagne, Paris, Gallimard, 1979, p. 77.
20 Voir entre autres, Bladé, Contes populaires, t. 2, « La brebis », pp. 366-367 ; « Le chat volé », pp. 368-369. Sur le drac, voir R. Béteille, La vie quotidienne en Rouergue avant 1914, Paris, Hachette, 1973, p. 142. Deux récits rapportés par Charles Gros en 1923 montrent l’interpénétration du réel et du fantastique dans les histoires de drac. Dans le premier récit, une jeune fille revenant de la foire de La Salvetat ramassa un ruban qu'elle mit dans son corsage. Dès lors elle devint comme possédée ; il fallut l'exorciser, le ruban s’envolant au moment de la délivrance. Le second récit met en scène deux bouchers soucieux de tenir leurs concurrents à distance. Ils firent circuler le bruit que les abords du village du Soulié étaient hantés, se livrant eux-mêmes à des apparitions nocturnes. Selon Gros, la foire du Soulié mit du temps avant de retrouver sa prospérité. C. Gros, A travers l'Espinouze – le plateau du Sommail, mœurs et coutumes locales, Bulletin de la Société languedocienne de Géographie, t. 46, 1923, pp. 68-69.
21 Sur l’importance de la route dans les contes, voir : Robert Darnton, Contes paysans : les significations de Ma mère l'oye, Le grand massacre des chats, Paris, R. Laffont, « Pluriel », 1981, pp. 44-47.
22 On trouvera plusieurs exemples de cette croyance dans J.-P. Piniès, Figures de la sorcellerie languedocienne, pp. 35, 41, 79, 82, 83, etc.
23 L. Chaleil, La mémoire du village, Paris, Stock, 1977, p. 266.
24 E. Sol, Le vieux Quercy, t.1, Cahors, 5e édition, 1969, p. 112.
25 R. Escholier, L’herbe d’amour, Paris, Albin Michel, éd. de 1931, p. 53.
26 Journal de Saint-Gaudens, 3 avril 1885.
27 J. Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977, p. 104 et pp. 27-29.
28 A.D. Gers, 8 M 3 : rapport du vétérinaire sanitaire, 16 mars 1889.
29 Lettre de M. Domecq citée dans Le Progrès vétérinaire, 1889, pp.99-100.
30 La Dépêche, éditions Haute-Garonne et Ariège, 13 février 1903. Ce journal participe pleinement à la xénophobie ambiante en applaudissant la sévérité des mesures prises contre les nomades.
31 Sur les gitans et leur image, voir Ragache, Les loups en France..., pp. 97-98 ; et Escholier, L'herbe d'amour, p. 37.
32 A.D. Gers, 8 M 3 : panique à Cologne.
33 Ibid., panique à Fleurance.
34 A.D. Ariège, 13 M 17.
35 B. Abadie, Panique chez les animaux, Revue vétérinaire, 1ère série, t. 2, 1877, pp. 496-515. Son travail répond à la demande du conseil général de la Loire-Inférieure où une série de paniques avaient eu lieu. Le folkloriste berrichon Laisnel de la Salle évoque « la mouche » qui a eu lieu à la foire du Blanc en 1866 dans Le Berry, mœurs et coutumes, Paris, G.-P. Maisonneuve et Larose, s.d., pp. 292-293.
36 A.D. Gers, 8 M 3 : rapport sur les paniques par le vétérinaire du département, chef du service sanitaire, le 27 mars 1889.
37 Ibid., foires et marchés. Mesures de précaution et de surveillance, 20 février 1884.
38 Ibid., lettre du 30 mars 1889 à la suite d'une panique à Barcelonne, le 26 mars.
39 A.D. Ariège, 13 M 17. Les paniques animales ont suscité une assez abondante littérature chez les vétérinaires, aussi bien au siècle dernier que dans celui-ci. Voici quelques titres parmi les plus utiles : M. P. Delorme, Etudes sur les terreurs chez les animaux, Recueil de Médecine vétérinaire, 5e série, t. 8, no 11-12, 1871, pp. 753-768. E. Letard, Le mécanisme des paniques animales, Recueil de Médecine vétérinaire, t. 113, no 10, 1937, pp. 577-585. M. Neveu-Lemaire, Traité d’entomologie médicale et vétérinaire, Paris, Vigot frères, 1938 (on y apprend, par exemple, que la fameuse mouche hypoderma bovis, souvent accusée de provoquer des paniques, « voltige pendant l'été, de la mi-juin au commencement de septembre », un calendrier considérablement différent de celui des paniques). J. J. Barland, Des paniques animales, thèse pour le doctorat vétérinaire, Toulouse, 1963.
40 N. Cadéot, Le XVIIIe siècle à Fleurance : l'épizootie de 1774-1775, Bulletin de la Société archéologique du Gers, 4e trimestre, 1941, p. 59. Voir également B. Traimond, La sociabilité rurale landaise, thèse de 3e cycle, E.H.E.S.S., 1984, pp. 39 et suivantes ; et E. Bourguin, Une disette en Guyenne à la fin de l’Ancien Régime (1777-1778), Revue historique de Bordeaux et du Département de la Gironde, XI (1918), p. 157. Dans son récit, Pain de seigle et vin de grives, G. Laporte-Castède raconte qu'à la foire de Saint-Justin, encore au début du XXe siècle, on obligeait les animaux à traverser une zone recouverte sur plusieurs mètres d'une couche de sciure de bois imbibée de crésyl afin de prévenir tout risque de fièvre aphtheuse. C'est le seul exemple d'un tel traitement préventif aux abords des foirails que nous avons trouvé. G. Laporte-Castède, Pain de seigle et vin de grives, Garein, Editions Ultreïa, 1989, pp. 155-156.
41 A.D. Haute-Garonne, C 839 : mémoire historique de la maladie épizootique.
42 Ibid., avis aux peuples des provinces où la contagion sur le bétail a pénétré et à ceux des provinces voisines, Paris, Imprimerie royale, 1775, p. 7.
43 A.D. Haute-Garonne, C 124 : ordonnance de l'intendant de la généralité d'Auch, 24 mars 1776.
44 A. Gallier, Médecine légale vétérinaire, Paris, Librairie J.-B. Baillière et fils, 1895, pp. 120-121,126-127.
45 Voir B. Traimond, La sociabilité rurale landaise pour une discussion approfondie du problème des mutuelles et des assurances de bétail ; du même auteur, Les assurances de bétail en Gascogne avant la Mutualité (1590-1833), Actes du 104e Congrès des Sociétés savantes, Association pour l'étude de la Sécurité Sociale, Paris, 1980. Sur les dangers de contagion à la suite de la transhumance, A.D. Hautes-Pyrénées, 7 M 51.
46 Conseil général de la Haute-Garonne, 1903, rapport sur le service sanitaire en 1902, p. 582.
47 Conseil général de la Haute-Garonne, 1891, services des épizooties en 1891, pp. 429-430 et 456.
48 A.D. Haute-Garonne, M 409 : relevés des cas de fièvre aphteuse constatés en 1899-1900.
49 Conseil général de la Haute-Garonne, 1901, rapport sur le service sanitaire en 1900, p. 503.
50 A.D. Haute-Garonne, M 416 : 3 juillet 1902.
51 E. Pion et P. Godbille, Vente et achat du bétail vivant. Lois, règlements et usages au marché de La Villette et en province, Paris, A. Colin, 1893, p. 137.
52 A.D. Tam-et-Garonne, 134 M 2.
53 Docteur Fugairon, Topographie médicale du canton d'Ax-les-Thermes, Paris, Asselin et Houzeau, 1888, p. 223.
54 A ce sujet voir J.-N. Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, t. 2, Les hommes face à la peste, Paris, Mouton, 1976, p. 167 (en 1628, la ville de Cordes subit ce fléau ; tandis que l’on interdit aux habitants de la ville la retraite à la campagne, les paysans, de leur côté refusèrent de fréquenter le marché et d'y apporter des vivres). En Amérique du Nord et du Sud, les contacts commerciaux et microbiens font partie de l'histoire de la conquête euro-américaine des indiens. F. Haines, The Plains Indians, New York, 1976, montre les conséquences dévastatrices de deux épidémies de variole en 1780-1781 et en 1838. Dans les deux cas, la transmission de la maladie est liée au commerce entre blancs et indiens. En 1780, l'épidémie est diffusée à partir de San Antonio lors de la grande foire annuelle qui attirait des indiens des Grandes Plaines.
55 N. Castan, Crime et justice en Languedoc, 1750-1790, t. 2, Le crime, thèse, Lettres, Univ. de Toulouse-Le Mirail, 1978, p. 867.
56 Journal de Saint-Gaudens, 17 septembre 1849 ; A.D. Haute-Garonne, M 6 : coupure de presse du Télégramme, 17mars 1896 ; L'Hirondelle (de Muret), 15 octobre 1898.
57 A.D. Haute-Garonne, wU 2781 : tribunal correctionnel de Saint-Gaudens, 1810 ; A.D. Aude, 3 U 2 213 : tribunal correctionnel de Castelnaudary, 1844.
58 Sur les vols de denrées alimentaires dans les maisons, voir M. Barrau et A.-M. Lagarde, Mentalités et genres de vie dans l'arrondissement de Saint-Gaudens au XIXe siècle d’après les procédures criminelles, mémoire de maîtrise, Toulouse, 1976, pp. 89-103. Quelques exemples : A.D. Haute-Garonne, wU 1480 (1852), 1494 (1853), 1498 (1854), 1502 (1851), 1506, etc.
59 Journal de Saint-Gaudens, 14 novembre 1870 : deux vaches volées au marché de Saint-Gaudens.
60 A. Bergua, Etude des mentalités et des comportements dans le ressort de la Sénéchaussée de Carcassonne d'après les procès criminels (1746-1751), mémoire de maîtrise, Toulouse, 1971, p. 87.
61 Lagrasse : A.D. Aude, B 1478 ; Fronton : A.D. Haute-Garonne, 101 B.
62 Rieux : A.D. Haute-Garonne, 265 U 26 III, 11 thermidor an III. Fronton : A.N., F7 4006. Salles-sur-l'Hers : A.D. Aude, 3 U 2 213, 20 avril 1844.
63 N. Rosapelly, Contribution au folklore du pays de Bigorre, Revue des Hautes-Pyrénées, t. 22, 1927, p. 149 ; et J. Duval, Proverbes patois, Mémoires de la Société des Lettres, Sciences et Arts de l'Aveyron, t. 5, 1844-1845, p. 620.
64 A.D. Haute-Garonne, 265 U 27,16 pluviôse an III.
65 Pour un exemple, voir La Dépêche, 8 février 1885. On y rapporte le vol d'un porte-monnaie au milieu de la foire de Villemoustoussou. Si le premier voleur est arrêté, la main dans la poche d'une femme, ses complices étaient déjà partis avec l'argent.
66 A.D. Gers, 8 M 3 : rapport de la gendarmerie, 5 février 1884. Un homme déclare avoir perdu 45 francs pendant la panique à Fleurance sans pouvoir dire précisément à quel moment le vol aurait eu lieu. Toulouse : Gazette du Languedoc, 18 novembre, 23, 25 décembre 1853. Montréjeau : La Dépêche, 17 juin 1896. Bagnères-de-Bigorre et Rabastens : L'Echo des vallées, 28 janvier 1847 (coupure de presse se trouvant aux A.D. Hautes-Pyrénées, 6 M 232). Puylaroque : A.N., F7 4209 (Tarn-et-Garonne, rapports de gendarmerie). Saint-Gaudens : Journal de Saint-Gaudens, 20 décembre 1870.
67 Sur les somnambules de foire, L'Express du Midi, 31 mars et 4 avril 18 %.
68 L'Express du Midi, 14 mars 18 %. Aussi A.D. Haute-Garonne, wU 628 (vol à l'américaine à Montgiscard, mars 1862).
69 Ibid., 6 janvier 1896.
70 Ibid., 13 janvier 1896.
71 G. Jordanne, Contribution au folklore de l'Aude, Paris, G.-P. Maisonneuve et Larose, 2e édition, 1975, p. 121.
72 J. Duval, Proverbes patois, p. 620.
73 Ibid. ; Abbé C. Daugé, Le mariage et la famille en Gascogne d'après les proverbes et les chansons, t. 1, Bayonne, 1982 (reprint de l'édition de Bordeaux, 1916), p. 406.
74 J.-H. Magne, Choix du cheval, dans P. Joigneaux, Le livre de la ferme et des maisons de campagne, Paris, 1874, p. 586.
75 R. Escholier, L'herbe d'amour, pp. 36-37.
76 Sur la réglementation du marché des grains, voir J. Thomas, L’âge d’or des foires et des marchés. Commerce, politique et sociabilité dans le Midi toulousain, vers 1750 – vers 1914, thèse, Histoire, Toulouse-Le Mirail, 1989, troisième partie, « L'économie politique des marchés », pp. 308-679.
77 A.D. Haute-Garonne, 2 E 501, Archives communales de Grenade : police de Grenade, 1773.
78 Ibid.
79 L. Thomas, Recueil des usages locaux du canton de Revel (H/-G.), Revel, Imprimerie Lapeyre, 1903, p. 56.
80 A.D. Aude, 3 U 2 213, tribunal correctionnel de Castelnaudary, audience du 17 août 1844.
81 Voir par exemple : A.D. Haute-Garonne, 2 E 263, Archives communales de Verfeil, jugement de police, 7 juillet 1793 ; A.D. Aude, 3 E FF 16, Archives communales de Castelnaudary : moyenne justice, 16 novembre 1787. Aussi E.-L. Raynaud, Les usages locaux dans la Haute Vallée de l'Aude (arr. de Limoux), Toulouse, V. Rivière, 1914, pp. 307,316-317.
82 Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce, édition de 1748, t. 3, col. 1082-1083.
83 Raynaud, Les usages locaux dans la Haute Vallée de l’Aude, p. 318.
84 Montréjeau, A.D. Haute-Garonne, 2 O 959 : affermage des marchés, 1828 ; dans l'Aude, Raynaud, Usages locaux..., pp. 312, 319 ; dans l'Aveyron, Recueil des usages locaux de l’Aveyron, Rodez, 1860, pp. 194-195.
85 M. Bastié, Monographie de la commune de Graulhet, Albi, 1890, p. 174.
86 A. Roche, Guide pratique du cultivateur aveyronnais sur l ' hygiène et le traitement des maladies du bétail , Rodez, Carrière aîné, 1850, p. 11.
87 Daugé, Le mariage et la famille en Gascogne..., p. 405.
88 E. Guillaumin, Près du sol, édition revue et corrigée, Plein chant, 1979, pp. 162-167.
89 Sur les problèmes soulevés par l'introduction du papier-monnaie sous la Révolution, voir J. Thomas, L'âge d'or des foires et des marchés..., pp. 404-408.
90 A.D. Haute-Garonne, 265 U 27 : décembre 1792.
91 A.D. Aude, 14 M 75 : lettre du 22 août 1878.
92 A.D. Ariège, 7 U 667 : tribunal correctionnel de Pamiers, 4 février 1859.
93 A.D. Haute-Garonne, wU 1447 : cour d'assises, 28 février 1848.
94 A.D. Ariège, 3 U 40 : cour d'assises, 20 décembre 1819. On ne peut passer sous silence le rôle des enfants qui n'hésitent pas à donner leur avis sur la qualité d'une pièce. Cet enfant avisé de l’Ariège a son pendant en Comminges sous la forme d'un garçon et de sa sœur qui sont capables de distinguer des pièces d'or des contrefaçons que l'on essaie de passer dans le canton d'Aspet en 1856. Nicolas Rumèbe, âgé de 16 ans, avertit son père en ces termes : « Gardez-vous bien de prendre contre des écus ces deux petites pièces qui ne valent en tout que 3 centimes ». Sa sœur, Jeanne-Marie, a refusé des pièces pareilles. Ces deux jeunes ont pu faire l'apprentissage de la monnaie lors de leurs activités professionnelles assez précoces – Nicolas en tant que colporteur, Jeanne-Marie en tant que servante dans le bourg voisin. Comme dit Nicolas, « J’ai l’occasion de voir de l’or quand je suis à la campagne » (expression locale pour parler du voyage annuel qu'entreprennent les colporteurs). Sa sœur lui fait écho : « J'ai vu, touché et même reçu en paiement de petites pièces d'or et j’affirme que celle que voulait me faire prendre le prévenu ne l’était pas ». A.D. Haute-Garonne, wU 1532. Voir aussi les articles très suggestifs de Guy Thuillier, Pour une histoire monétaire de la France au XIXe siècle. Le rôle des monnaies de cuivre et de billon, Annales E.S.C., 14e année (janv.-mars 1959, pp. 65-90 ; et Note sur la monnaie métallique en France vers 1900, Revue d'Histoire économique et sociale, vol. 54, no 2, 1976, pp. 238-251. Dans ce dernier article, Thuillier remarque : « La défiance monétaire demeure grande ; les pièces étrangères représentent plus du tiers de la circulation, on habitue les enfants à examiner quand ils échangent une pièce, non seulement 'si le compte y est', mais encore si les pièces sont bonnes » (p. 248, n. 28).
95 A.D. Haute-Garonne, wU 1382 : cour d'assises, 25 octobre 1814.
96 A.D. Haute-Garonne, wU 1425 : cour d'assises, 22 août 1839.
97 A.D. Haute-Garonne, wU 1415 : cour d'assises, 10 mars 1835.
98 A.D. Haute-Garonne, wU 1419 : cour d'assises, 31 décembre 1836.
99 A.D. Ariège, 7 U 705 : tribunal correctionnel de Pamiers, 28 mars 1831.
100 Daugé, Le mariage et la famille en Gascogne..., p. 405.
101 D. Fabre et J. Lacroix, La tradition orale du conte occitan, t. 2, “L'homme au porc”, Paris, 1974, pp. 289-297.
102 Bladé, Contes populaires de la Gascogne, t. 3, “Petiton”, pp. 104-119.
103 E. Zola, La terre, Livre de poche, p. 166.
104 A.D. Haute-Garonne, Br 4° 185 : monographie communale d'instituteur de Vendine, 1885.
105 Sur le thème de la ruse, mon analyse rejoint assez celle de R. Damton, Contes populaires, pp, 67-81. Ce thème a été traité très récemment par H. Heurtebise, Le commerce du bétail et les marchands de bestiaux : approche ethnologique et sociologique, thèse, Sociologie, Université de Toulouse-Le Mirail, 1988. Si la ruse est une qualité absolument nécessaire pour les marchands d'animaux, jusqu'à l’exagération, nous pensons avoir démontré qu'elle fait partie des qualités requises de tout paysan qui s’aventure sur un champ de foire.
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