Guillebert de Lannoy, un seigneur bourguignon espion en Terre Sainte
p. 85-94
Texte intégral
1Après le meurtre de Jean sans Peur à Montereau en 1419, son fils Philippe eut des difficultés pour se faire reconnaître dans l’ensemble des territoires dont il héritait. Il dut aussi préciser sa position entre la France et l’Angleterre. Ce n’est qu’après la conclusion du traité de Troyes, en 1420, qui lui laissait, pour un certain temps, les mains libres, qu’il put enfin se consacrer à la politique de croisade1. Philippe trouva très vite quelqu’un capable d’accomplir une mission destinée à préparer le passage outre-mer en la personne de son conseiller Guillebert de Lannoy, un noble bourguignon originaire des Flandres francophones2.
2Né en 1386, Guillebert appartenait à une famille noble qui occupa une place assez notable à la cour des Valois de Bourgogne au xve siècle. Ses premiers voyages datent de sa plus tendre jeunesse. Il participa à deux expéditions en Angleterre, plusieurs campagnes militaires en péninsule Ibérique, dans le cadre de la Reconquista, et se rendit en Terre sainte pour un pèlerinage qui dura deux ans. Dans les années 1412-1414, il entreprit son premier grand voyage à l’Est. En Prusse, il accomplit sa reise et fut fait chevalier. Il visita ensuite le royaume de Danemark, puis les villes et garnisons de Livonie pour arriver enfin à Novgorod où il séjourna plusieurs jours en plein hiver. À l’occasion du voyage de retour, Guillebert traversa les territoires du duc de Lituanie Withold et du roi de Pologne Ladislas avant d’atteindre la ville de Prague au printemps 14143. L’année suivante il participa à la bataille d’Azincourt dont il réussit à s'enfuir « à quatre piez », comme il l’écrit en toutes lettres4. En 1416, il reçut des mains du duc Jean sans Peur l’office de la capitainerie du port de l’Écluse (Sluis) dont il resta titulaire durant trente ans. En même temps, il entra au service de son fils Philippe de Charolais, le futur duc Philippe le Bon. Après le meurtre de Jean sans Peur, Guillebert de Lannoy fut chargé de participer à l’ambassade auprès du roi Henri V qui précéda la conclusion du traité de Troyes. Son activité diplomatique débute à cette époque.
3Pendant les négociations et lors du siège des villes occupées par les Armagnacs (notamment Melun), la décision fut prise d’envoyer Guillebert de Lannoy en Terre sainte. Cet envoi résultait d’un accord passé entre les signataires du traité de Troyes, comme en atteste son propre témoignage : « Ce temps pendant, emprins le voyaige de Jhérusalem par terre, à la requeste du roy d’Angleterre et du roy de France et de monseigneur le duc Phillippe, principal esmouveur »5. Les raisons qui menaient « le principal esmouveur » à projeter une nouvelle croisade sont discutées. Leur origine a donné lieu à de nombreux débats et je me limiterai à évoquer les raisons principales : Philippe le Bon, en tant que membre de la dynastie des Valois, continuait la tradition des croisades menées par ses ancêtres. Son père Jean sans Peur avait participé à la croisade du roi Sigismond avant d’être fait prisonnier lors de la bataille de Nicopolis, en 1396. D’après certains historiens, le désir de laver cet affront aurait pu jouer un rôle dans la politique de croisade de Philippe6. Enfin, il ne faut pas sous-estimer la piété du duc et son souci de défendre l’Europe et la Terre sainte contre les Infidèles7.
4Dans tous les cas, quelles qu’aient été ses motivations, la préparation de la croisade rendait nécessaire le voyage incognito d’un expert en questions militaires.
5Afin de disposer d’un bilan précis de la situation en Terre sainte, le duc Philippe de Bourgogne avait demandé à Guillebert d’élaborer une sorte de description détaillée des endroits visités. Après son retour en Europe en 1423, le voyageur s’employa à satisfaire les attentes de son commanditaire. La rédaction des Rapports du voyage en Terre sainte est évoquée dans une autre œuvre de Guillebert – Voyages et ambassades – en ces termes : « Et mis, de là en avant, toutes mes visitacions par escript dont je fis ung livre qui cy après s’ensieut, duquel, au retour de mon dessusdit voyaige, le roy Henry en ot ung par copie et monseigneur le duc de Bourgogne ung autre »8. Le texte des Rapports n’a été conservé que dans la copie destinée au roi d’Angleterre et dans le texte des Voyages et ambassades. Malheureusement, l’original, qui contenait les précieuses esquisses ou les plans de certaines villes en Orient, est perdu9.
6Les Voyages et ambassades permettent de tracer brièvement le parcours de Guillebert en Terre sainte, parcours qui fut particulièrement inhabituel. Le voyage commença au début de mai 1421 à l’Écluse. Guillebert et ses compagnons visitèrent d’abord la Prusse. De là, ils continuèrent vers la cour du roi de Pologne auquel ils demandèrent des sauf-conduits pour aller en Turquie car le roi Ladislas était allié avec le sultan Mehmed Ier. Ce dernier mourut cependant peu avant l’arrivée de Guillebert. Les querelles de succession empêchèrent alors l’ambassade bourguignonne de franchir le Danube pour aller directement à Constantinople. Après un séjour chez Withold, duc de Lituanie, et Alexandre, voïvode de Valachie, Guillebert se dirigea vers la péninsule de Crimée et s’embarqua sur un navire vénitien à Kaffa (qui appartenait aux Génois) pour se rendre à Constantinople. Là il rencontra non seulement l’empereur Manuel II et son fils mais aussi les ambassadeurs du pape chargés de négocier l’union des Églises. À l’issue de son séjour dans la métropole byzantine, Guillebert passa à Rhodes où le caractère de son voyage changea profondément.
7Jusqu’ici on peut caractériser le voyage de Guillebert comme une affaire diplomatique. En lisant les Voyages et ambassades on relève, notamment lors du séjour dans les pays de l’Europe de l’Est, de nombreux récits de prouesses. Leur véracité semble parfois discutable, l’auteur du récit ayant pu recourir, malgré la sobriété de son style, à une certaine licence littéraire10. Pour le reste, le voyageur, en 1421, revendique le caractère pieux de son déplacement. Guillebert souligne plusieurs fois qu’il s’agit d’un « voyaige de Jhérusalem par terre »11, c’est-à-dire un pèlerinage. Le voyage, effectué dans les années 1421-1423, contient donc les trois dimensions qui caractérisent la relation entre la noblesse et les croisades tardives : piété, diplomatie et aventure. Pourtant, en dépit de cette variété de projets, l’enjeu principal du voyage en Terre sainte reste l’espionnage. C’est la raison pour laquelle Guillebert abandonne la plupart de ses compagnons à Rhodes. Il en parle dans les Voyages et ambassades : « Et laissay là toutes mes gens séjournans, qui grant desplaisir en eurent, jusques à mon retour, et m’en alay, seullement moy troisième, c’est à sçavoir le dit Roy d’Arthois, Jehan de la Roe et moy, pour parfaire plus discrétement mes visitacions […] »12. Sans nier la piété de son auteur, on peut constater que les notes prises par Guillebert de Lannoy pour élaborer son récit de pèlerinage servaient à cacher celles, plus techniques, à partir desquelles le voyageur a élaboré ses Rapports13.
8Pour pouvoir reconstituer les objectifs de la croisade envisagée, il faut suivre la succession des villes décrites et identifier les centres d’intérêt de l’espion. Le texte des Rapports commence par une description détaillée du port et de la ville d’Alexandrie. On continue par le bras de Rosette vers Le Caire qui était, à l’époque des mamlûks, la capitale de l’Égypte. Après des observations relatives au système de gouvernement et aux différences entre l’Égypte et la Syrie, Guillebert se concentre sur la description du Nil et de son bras qui mène à Damiette. Son parcours en Égypte prend fin au lac de Manzaleh (nommé dans le texte comme « Lescaignon »). Les Rapports continuent avec la visite de Jaffa, Ramleh et Jérusalem, puis reviennent aux ports du Levant (Acre, Tyr, Sidon, Beyrouth) pour finir à Damas. Le dernier endroit décrit se trouve pourtant en Turquie où Guillebert s’intéresse aux caractéristiques du port de Gallipoli.
9Ses centres d’intérêt se laissent diviser en plusieurs domaines. Premièrement, ce sont des villes avec leurs systèmes de défense. Guillebert donne des renseignements précis sur la hauteur des murs, la profondeur des fossées, le nombre des tours. La description la plus détaillée concerne les villes d’Alexandrie et du Caire. Ce ne sont pas exclusivement les fortifications qui intéressent l’observateur mais aussi, dans certains lieux, le système de guet qui attestait de la crainte des Sarrasins d’une éventuelle invasion des croisés. Nous pouvons citer à titre d’illustration le système des guets observé par Guillebert à Beyrouth :
Item, au dessoubz dudit chastel, plus près de la ville de Baruth, bas sur la mer, en lieu plat, y a une autre petite tour quarrée, assez bonne, laquelle est emparée et gardée ; et font les Mores, de nuyt, en deux lieux, le guait, espécialement pour la garde du port et de la ville, l’un en icelle tour et l’autre sur une tour dudit chastel, atout gros tambours ; quant l’un sonne, l’autre lui respond, et font trois guetz la nuyt, ceux du premier guait sonnent ung cop, ceulz du second guet sonnent deux cops et ceulz du tiers sonnent trois cops.14
10Les précautions prises par les Sarrasins visaient à interdire aux chrétiens d’entrer dans le nouveau port d’Alexandrie. Ainsi l’embouchure de Rosette doit-elle rester inconnue des chrétiens parce que « d’Alexandrie ne de ailleurs, ne voeulent souffrir que nul Cristien y voist, comme ceulz qui tousjours doubtent la concqueste »15. Pour prévenir l’invasion des croisés à Damiette il y a « toutes les nuys six hommes de cheval qui ont le guait dessoubz ung appentis de quatre pilliers de pierre, pour les fustes d’armes qui y peuvent arriver »16. Les souvenirs de la croisade de Saint Louis ou de l’attaque plus récente d’Alexandrie par Pierre de Lusignan étaient encore vivants chez les Sarrasins.
11Outre les systèmes de défense des villes, Guillebert fixait son attention sur la facilité d’accès, notamment des ports. Pour chacun d’eux, les Rapports donnent des renseignements sur sa disposition, son étendue, sa profondeur ou sur l’existence de chenaux par lesquels on peut naviguer sans s’échouer. Guillebert recommande à partir de là un type de navire adapté pour chacun des ports. Ses descriptions ne concernent pas seulement les ports maritimes mais aussi le système des canaux, les bras du Nil et le lac de Manzaleh. Un chapitre particulier est consacré au Nil même et décrit les variations annuelles de son cours, la façon de le mesurer, le système d’avertissement ainsi que son influence sur le système d’irrigation17. Ce type de renseignements était indispensable pour l’invasion des croisés, surtout pour l’emploi des bateaux et le minutage de l’action en général. L’un des objectifs les plus importants était, par exemple, la prise du Caire qui ne pouvait se faire autrement que par l’invasion et le ravitaillement par le Nil. D’un autre côté, il est surprenant que Guillebert ne parle quasiment pas de l’état ni de la qualité des routes (sauf deux mentions pour la Syrie).
12Du point de vue métrologique les Rapports nous offrent une grande variété d’estimations. Guillebert a soigneusement noté les distances entre tous les lieux visités en milles marins, ou parfois en lieues françaises. Les distances les plus courtes, notamment à l’intérieur des villes, sont marquées par les portées des arcs, des arbalètes ou même des canons. Mais pour pouvoir décrire la largeur de la rivière près de Damiette, Guillebert constate qu’elle est étroite comme le « gect d’une pierre d’un bon bras »18. L’utilisation des mesures ne concerne pas seulement la longueur mais aussi le tonnage des bateaux. Ces données étaient aussi particulièrement importantes pour le choix du type des navires destinés à l’assaut d’une ville littorale. Guillebert ne pouvait pas négliger la question du ravitaillement. La ressource naturelle essentielle était, dans cette perspective, l’eau potable. Dans des régions aussi sèches que l’Égypte ou la Palestine, l’accès et le contrôle de cette denrée rare était indispensable pour la survie mais aussi pour la stratégie militaire. On peut bien le voir dans le cas d’Alexandrie où les Rapports décrivent le système des conduites d’eau potable vers la ville. S’ils n’existaient pas, les habitants « mourroient de fain et de soif, car il n’y pleut point, et n’y a ne puis ne fontaines naturelles, fors seullement quatre grandes cisternes pour eaue, se mestier estoit »19. Dans cette catégorie des connaissances on peut classer aussi celles qui concernent le domaine climatique, mais aussi les données sur la profondeur des eaux, la direction des vents et la fréquence des pluies.
13Guillebert de Lannoy prête aussi attention aux nombreuses nations et peuples dans la région. Il ne le fait pas par intérêt ethnologique mais plutôt d'un point de vue stratégique. Ses observations dans ce domaine se limitent à la question des dispositions guerrières des différentes nations. Les plus courageux sont, d’après lui, les Turcomans qui vivent en Syrie. Ils sont « sans comparoison meillieurs et plus vaillans aux champs que les Arrabes, ne que les Sarrasins du païs, ne encores que les esclaves, et sont grandement et trop plus doubtez »20. Les Arabes mentionnés dans les Rapports sont plutôt les berbères nomades ; ceux-ci, d’après Guillebert, se révèlent plus vaillants que les Sarrasins et plus indépendants du sultan d’Égypte et de Syrie. Guillebert compte aussi, bien sûr, les mamlûks parmi les ennemis redoutables. Ils sont désignés dans le texte comme « les esclaves ». Il estime leur nombre à dix mille hommes qui, entretenus par le sultan, font la guerre quand il en a besoin. Guillebert parle aussi de leurs origines diverses et de leurs possibilités de carrière à la cour du sultan. En plus, ils dominent les Sarrasins natifs du pays « sans ce que autre justice en soit faitte comme se c’estoient leurs mesmes esclaves, et sont tous comme seigneurs du païs »21. La nation la plus faible est donc celle des Sarrasins d’Égypte qui « bien peu se meslent des grans gouvernemens des bonnes villes »22.
14Le système du gouvernement de l’Égypte des mamlûks semble fasciner le voyageur. En 1421, donc l’année de son arrivée, les querelles entre les prétendants au pouvoir atteignirent leur point culminant. L’impossibilité d’imposer le principe héréditaire dans ce système est décrit dans les Rapports :
Item, non obstant ce, depuis que ledit soudan aura régné et dominé grant temps, non obstant ce qu’il ait des enffans et qu’il ordonne en son vivant que ung de sesditz enffans soit seigneur et soudan après lui, et que les grans admiraulz l’ayent tous accordez, sy advient il trop peu souvent que icelui filz puist, après le soudan, venir à la seignourie, ainchois est prins et mis en prison perpétuelle ou estrenglé couvertement ou empoisonné par aucun d’iceulz admiraulz. Et est icelle seignourie très périlleuse et très muable. – Item, et autant de temps que je fus en Surie, il y eut cincq soudans.23
15Pour compléter le tableau ethnologique dressé dans les Rapports de Guillebert, il reste à se pencher sur le cas des chrétiens vivants en Terre sainte. L’espion ne leur consacre que peu de mots, ce qui n’est guère étonnant. Si les chrétiens d’Orient (surtout les Arméniens) jouaient un rôle important dans certains projets de croisade encore au début du xive siècle – je pense à la Fleur des histoires de la terre d’Orient du prince arménien Haython ou à Guillaume de Boldensele qui comptait dans son projet sur l’aide des maronites libanais –, cette possibilité semble ensuite abandonnée et Philippe de Mézières, par exemple, n’envisageait plus la collaboration avec ces peuples. Guillebert de Lannoy se place donc dans la même tendance quand il écrit à leur sujet : « Item, est à sçavoir qu’en tout le païs d’Égipte, en bonnes villes ou aux champs, il y a grant quantité de Cristiens desquels fay peu de mencion pour ce que peu de prouffit pourroient faire aux Cristiens servans à la matière »24. Le mot « matière » désigne ici, bien entendu, la croisade.
16Il est très probable que Guillebert ne comptait que sur les forces de l’Occident. Il ne place même pas sa confiance dans le Prêtre Jean bien qu’il ait appris son existence « par vraye enqueste ». D’après l’auteur des Rapports, ce souverain mythique pouvait changer le cours du Nil et faisait souvent la guerre contre le sultan25. Pourquoi Guillebert n’a-t-il donc pas intégré le Prêtre Jean dans son projet ? Malgré son style sobre et parfois rocailleux, l’espion envoyé par la cour bourguignonne écrit ses Rapports les yeux ouverts. Il n’a confiance que dans les choses qu’il a personnellement vues et mesurées et non dans les informations indirectes, acquises par ouï-dire, qu’il ne pouvait pas vérifier. C’est justement cette caractéristique qui rend son récit appréciable. S’agissait-il d’un véritable projet ? Oui et non. Guillebert ne parle jamais explicitement de l’invasion ou de la croisade. Bien qu’il se contente de décrire les villes et les ports l’un après l’autre, on peut voir dans l’ordre de mention des lieux, que l’on vient d’évoquer, un indice du plan de la croisade. À cette époque, il fallait commencer la croisade par le port d’Alexandrie. Après s'en être emparé les troupes devaient continuer par le Nil jusqu’au Caire qui concentrait tout le pouvoir des ennemis. Cette conquête aurait pu être suivie par la prise des ports du Levant et des villes à l’intérieur de la Terre sainte avec Jérusalem comme principal objectif. On a vu que le projet repose exclusivement sur le transport maritime ou fluvial, surtout dans le cas de l’Égypte. Les observations de Guillebert ne concernaient pas seulement les questions purement militaires (comme la fortification) mais aussi les facteurs plus généraux : le ravitaillement des troupes, leurs déplacements, les conditions climatiques, l’état de préparation des ennemis et le système de leur gouvernement. En comparaison avec d’autres récits ou projets de croisade on peut constater que Guillebert de Lannoy voyait la préparation de la croisade dans toute sa complexité.
17Pour conclure il me faut répondre à la question suivante : Pourquoi un projet si précis de croisade ne fut-il pas suivi par une véritable campagne militaire ? Les raisons sont diverses. Quand Guillebert revint en Bourgogne en 1423, la situation politique avait profondément changé. Le roi Henri V, l’un des « esmouveurs », était mort et son successeur avait à peine six mois. Une situation semblable régnait en France : après la mort de Charles VI, le dauphin essayait de disputer le trône au duc de Bedford, régent des deux royaumes. Dans ces conditions, personne n’envisageait plus une nouvelle croisade, pas même son partisan le plus acharné, Philippe le Bon. Le duc commençait, en outre, à être pris par des affaires « plus locales » comme la question de l’héritage de Hollande.
18Les choses changeaient aussi en Orient. Après la mort du sultan Mehmed Ier en 1421, qui était connu pour ses relations assez pacifiques avec les empereurs byzantins, les Turcs commençaient de nouveau à menacer l’Europe. Ils incarnaient depuis longtemps un danger beaucoup plus grave, plus proche et plus pressant que les mamlûks d’Égypte. La situation s’était renversée – l’Europe ne pouvait plus conquérir la Terre sainte, elle devait se défendre. C’est pourquoi le projet de Guillebert avait perdu toute actualité. Dans les Rapports, il n’y a aucune mention du danger ottoman avec cette seule exception : la description du port de Gallipoli. Guillebert lui reconnaît une importance stratégique quand il écrit : « […] qui auroit ledit chastel et port, les Turcs n’auroient nul scëur passaige plus de l’un à l’autre et seroit leur pays qu’ilz ont en Grèce comme perdu et deffect […] »26. Voilà chez Guillebert la seule allusion au changement d’ennemi qui ne suffit pourtant pas à déclencher une nouvelle croisade.
19C’est pourquoi Philippe le Bon envoya un autre voyageur, Bertrandon de la Broquière, dix ans après Guillebert. Ce noble d’origine gasconne a parcouru sous un déguisement toute l’Anatolie, interdite à l’époque aux Occidentaux. Ce parcours était dans un sens plus aventureux mais, d’un autre côté, les informations acquises n’avaient probablement pas pour le duc de Bourgogne la même valeur que celles de Guillebert27. Ce dernier voyagea en Terre sainte comme pèlerin, une dernière fois, en 1446, soit deux années après la bataille perdue de Varna. Les intentions de Guillebert dans ce voyage restent un sujet de débat dans lequel on oppose l’enjeu politique et l’enjeu purement religieux28. En tout cas, il est peu probable que Guillebert ait préparé une nouvelle croisade comme en 1421. Son rôle d’espion est étroitement lié aux Rapports qui représentent une source originale et précieuse pour la recherche dans le domaine des croisades tardives.
Notes de bas de page
1 Cette période entre le meurtre de Jean sans Peur et la conclusion du traité de Troyes est bien décrite dans l’œuvre de Paul Bonenfant, Du meurtre de Montereau au traité de Troyes, Bruxelles, 1958.
2 Il nous manque, pour le moment, une monographie entièrement consacrée à ce personnage. On peut cependant tirer des informations sur ce diplomate et voyageur des éditions : Charles Potvin (éd.), Œuvres de Ghillebert de Lannoy, voyageur, diplomate et moraliste, Louvain, 1878 (Œuvres ci-après), Joachim Lelewel (éd.), Guillebert de Lannoy et ses voyages en 1413, 1414 et 1421, Bruxelles-Poznań, 1844, et de plusieurs publications : Georges Doutrepont, La littérature française à la cour des ducs de Bourgogne, Genève, 1909 ; Nicole Chareyron, Les Globetrotters du Moyen Âge, Paris, 2004 ; Jacques Paviot, « Ghillebert de Lannoy », dans R. de Smedt (éd.), Les Chevaliers de l’Ordre de la Toison d’Or au xve siècle (Kieler Werkstücke, Reihe D 3), Francfort sur Main, 2000, pp. 26–29.
3 Concernant ce voyage à l’Est voir les articles d’Anne Bertrand, « Guillebert de Lannoy (1386-1462). Ses Voyages et ambassades en Europe de l’Est », Publications du Centre européen d’études bourguignonnes, 31 (1991), pp. 79–92 ; Idem, « Un seigneur bourguignon en Europe de l’Est : Guillebert de Lannoy (1386-1462) », Le Moyen Âge, Revue d’histoire et de philologie, 95 (1989), pp. 293–309 ; Hain Rebas, « Die Reise des Ghillebert de Lannoy in den Ostseeraum », Hansische Geschichtsblätter, 101 (1983), pp. 29–42.
4 Œuvres, p. 50.
5 Ibid., p. 51.
6 Aziz Suryal Atiya, The Crusade in the later Middle Ages, New York, 1965, p. 189 ; Silvia Maria Cappellini, The Voyage d’oultremer by Bertrandon de la Broquière (1432-1433) : an enlightened journey in the world of the Levant, Baltimore, 1999, pp. 28 et s.
7 J. Paviot, Les ducs de Bourgogne, la croisade et l’Orient, Paris, 2003, p. 62. Les motifs du duc Philippe sont également traités chez Norman Housley, The Later Crusades, 1274-1580. From Lyons to Alcazar, Oxford, 1992, p. 92 ou chez Heribert Müller, Kreuzzugspläne und Kreuzzugspolitik des Herzogs Philipp des Gutes von Burgund, Göttingen, 1993, passim.
8 Œuvres, p. 68.
9 Le texte des Rapports fut édité par sir John Webb, « A Survey of Egypt and Syriae », dans Archaeologica Britannica, Londres, 1821, pp. 281–444. L’état des manuscrits concernant l’œuvre de Guillebert de Lannoy est décrit par Ch. Potvin, Œuvres, pp. 3–4.
10 Le style littéraire et la manière de narration du voyage en 1421 sont parfaitement analysés dans l’article de Maria Holban, « Du caractère de l’ambassade de Ghillebert de Lannoy dans le nord et le sud-est de l’Europe en 1421, et de quelques incidents de voyage », Revue des études sud-est européennes, 5 (1967), pp. 419–434.
11 Œuvres, p. 64.
12 Ibid., p. 67.
13 Ibid., note 1, p. 73.
14 Ibid., p. 157.
15 Ibid., p. 111.
16 Ibid., p. 133.
17 Ibid., pp. 123–130.
18 Ibid., p. 131.
19 Ibid., p. 106.
20 Ibid., p. 122.
21 Ibid., p. 119.
22 Ibid.
23 Ibid., pp. 117–118.
24 Ibid., p. 121.
25 Ibid., pp. 129–130.
26 Ibid., p. 161.
27 Sur le voyage de Bertandon de la Broquière voir l’édition de Charles Schefer (éd.), Le Voyage d’Outremer de Bertrandon de la Broquière, Paris, 1892 et de S. M. Cappellini, The Voyage d’oultremer…
28 Œuvres, pp. 217 et s. ; S. M. Cappellini, The Voyage d’oultremer …, pp. 34–35 ; Rachel Arié, « Un seigneur bourguignon en terre musulmane au xve siècle : Ghillebert de Lannoy », Le Moyen Âge (2/83), 1977, pp. 283–302 ; H. Müller, Kruzzugspläne…, p. 28 ; A. Bertrand, Un seigneur bourguignon…, p. 308.
Auteur
Université Charles de Prague
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