Le Songe du Vieil Pelerin : l’idée de croisade rêvée et vécue chez Philippe de Mézières
p. 31-42
Texte intégral
1Avant d’esquisser l’idée de croisade chez Philippe de Mézières, à partir de sa grande œuvre Le Songe du Vieil Pelerin, il convient de rappeler les événements principaux de sa biographie1. Philippe de Mézières est né dans une famille de la petite noblesse picarde vers 13272. Après des études à l’école capitulaire d’Amiens, il commença sa vie aventureuse dans l’armée de plusieurs princes d’Occident. Âgé de vingt ans environ, il se joignit à une expédition en Orient. Là, il fut armé chevalier. Peu de temps après, pendant son pèlerinage à Jérusalem, Philippe conçut le rêve d’une croisade pour la délivrance des Lieux saints. Ce rêve a guidé chaque pas de sa vie et ne l’a pas quitté jusqu’à sa mort. Philippe a exercé plusieurs professions. Il a été tout à la fois chevalier, chancelier, diplomate, précepteur et écrivain. Malgré sa grande admiration envers l’ordre des Célestins, celui des Chartreux et d’autres, il resta un laïc. Sa vocation sociale de combattant se manifesta aussi dans sa spiritualité – celle d’un chevalier mystique, un combattant du Christ3.
2En 1389, un an après que son disciple Charles VI eut accédé au trône, Philippe de Mézières rédigea, au couvent des Célestins à Paris, le Songe du Vieil Pelerin4. Il le considérait comme un traité moral et politique, un miroir aux princes, adressé au jeune roi de France. En même temps que le jeune roi, il cherche à moraliser ses contemporains pour améliorer les mœurs du monde dans le cadre de la réforme de toute la Chrétienté, et surtout du royaume de France5. Conformément à ses intentions, cette vaste visio allégorique, ce pèlerinage « en esprit », est divisée en trois livres qui pourraient être intitulés : Le Pèlerinage du Monde, La France et Le Roi6.
3Après matines, Philippe se trouve dans la chapelle de la Vierge Marie au couvent des Célestins de Paris, plongé dans ses prières. Soudainement entre Providence Divine et elle s’adresse à Philippe. D’abord elle lui rappelle sa jeunesse pleine de péchés, puis elle mentionne ses efforts pour la délivrance de la Terre sainte et enfin elle parle de son désir présent : la réforme de la Chrétienté. Philippe, le Vieil Pèlerin, reçoit le nouveau nom d’Ardent Désir et, selon le commandement de Providence Divine, il part « en esprit » à la recherche de la Reine Vérité. Vérité avec ses sœurs Charité et Sapience ont quitté le monde à cause de la fausse alchimie et de la fausse monnaie que les mauvaises gens forgent des biens qu’ils ont reçus de Dieu, selon l’application littérale de la parabole des talents de l’Évangile de saint Matthieu (25, 14-30).
4Dans le premier livre, Philippe, sous l’identité d’Ardent Désir, guide la Reine Vérité, sa noble compagnie, les dames Paix, Miséricorde et Justice, et ses chambrières par toutes les parties du monde, jusqu’au royaume de France. Là commence le second livre où la Reine Vérité entre au palais royal de Paris, tient son parlement général en traitant de l’alchimie, de la fausse et de la bonne monnaie, et surtout des quatre hiérarchies des personnes des trois états du royaume de France. Dans le tiers livre, en la grande salle au Parlement à Paris, Vérité tient à part et en secret un petit « parquet » spirituel au centre duquel elle instruit Charles VI à propos de sa fonction royale et son gouvernement à l’aide de l’échiquier moral. Comme l’exigeait le goût de temps, le Songe devait enraciner dans le cœur du jeune roi les qualités morales principales, afin qu’il devînt un prince qui garantît à son royaume un bon gouvernement. Pour écarter du roi la menace de la tyrannie, Philippe conseille à Charles de garder « la foi morale et catholique », « la vérité en la bouche », enfin de « vivre justement »7. Il met en garde son disciple et les autres chrétiens contre le danger de l’avarice, de la luxure et de l’orgueil. En plus du jeune roi, Philippe tient compte d’autres lecteurs car son projet n’est rien moins que de réformer et unifier l’Europe chrétienne tout entière : cela veut dire mettre fin au Grand Schisme, rétablir l’union de l’Église, conclure une paix solide entre la France et l’Angleterre. Tout cela visait à permettre de concentrer des forces pour la croisade en Terre sainte, qui devait rassembler la noblesse européenne. Ce qui est important, c’est que Charles VI représentait un nouvel espoir pour Philippe. Il regardait son disciple comme un roi élu de Dieu pour mener un passage général contre les Infidèles, tout comme l’annonçaient des prophéties contemporaines.
5L’idée de la croisade, du saint passage outre-mer, rêvée, prévue et vécue par Philippe, est inscrite dans chacune des trois parties du Songe, et cela de manière aussi bien symbolique qu’explicite. On trouve quelques remarques sur la croisade déjà dans le Prologue. Au début de son discours adressé à Philippe de Mézières, qui se représente sous les traits du Vieil Pèlerin, Providence Divine mentionne ses efforts consacrés à l’amélioration de la situation en Terre sainte :
toutesfoiz pour la bonne voulonté que tu as eu et monstré dés ta jeunesse pour que la sainte cité de Hierusalem et la Terre Sainte fussent delivrées de l’ydolatrie et souilleure de la faulceté de Mahommet et des ennemis de la foy […] par laquelle deliverance tu as assez travaillé ung long temps8.
6Dans même esprit, Philippe précise dans le Prologue quel est l’instrument qu’il veut créer pour la réalisation de ses efforts :
Le Pauvre Pelerin avoit forgié ung besant qui […] par l’espace de quarante ans continuelz, touchant au saint passage d’oultremer, comme il peut apparoir par la Reigle de la Nouvelle Arquemie de la Passion de Jesuscrist qu’il a faicte et escript9.
7Ce nouvel ordre militaire, la Chevalerie de la Passion, devait conjuguer les deux principes – spirituel et pratique – des projets de Philippe : à la fois réformer la société par l’exemple de ses vertus et se consacrer à la conquête et à la défense de la Terre sainte10. Pour son projet d’un nouvel ordre religieux-militaire, la Chevalerie de la Passion, Philippe s’est inspiré de saint Bernard de Clairvaux ; il a aussi emprunté quelques caractéristiques aux projets formés vers 1300, mais non sans une certaine originalité. Les chevaliers de cet ordre unifié devaient partir pour l’Orient avec le passage particulier, pour la protection de l’avant-garde et de l’arrière-garde des armées. En Terre sainte, on établirait « une monarchie militaire », « une Sparte chrétienne » avec une hiérarchie précisément organisée et un mode de vie réglé en fonction de la mission de la défense des Lieux saints11. Les membres de l’ordre se divisent selon leur service en deux sphères : les spirituels et les combattants, ces derniers à leur tour partagés en chevaliers, frères et sergents. Les chevaliers doivent prononcer les vœux d’obéissance, de pauvreté et de chasteté conjugale. Bien que l’on trouve déjà le statut possible de chevalier marié chez les Templiers, l’idée originale de Philippe est d’exposer en détail la vie réglée des femmes, qui n’est pas sans ressemblance avec celle des recluses, et aussi d’exposer précisément quelle devait être la formation des enfants, soumis à une éducation sévère12.
8Les souvenirs de Philippe sur ses efforts passés en faveur de la croisade sous-tendent aussi le pèlerinage allégorique qui constitue la trame du premier livre du Songe :
Mes treshonnourées dames, je suis toujours prest de non partir de vous et d’aler toujours devant, car je sçay tous les chemins et païs et royaumes, et cognoys tous les princes et les barons et les peuples de ce faulx monde.13
9La Reine Vérité et sa noble compagnie, menées par Ardent Désir, visitent les cours royales européennes, en examinant l’état moral de chaque royaume et en déterminant s’il est convenable de s’y installer. Philippe a incorporé dans cette partie du texte une période de sa vie, étroitement liée au royaume de Chypre, où il était chancelier du roi Pierre de Lusignan. Celui-ci nourrissait l’idée de recueillir le pouvoir auquel il avait droit en tant que roi titulaire de Jérusalem. Sous son règne (1359-1369), Chypre fut une base d’attaque contre les musulmans, menaçant le commerce maritime chrétien entre l’Orient et l’Occident dans laquelle il avait pourtant des intérêts14. Ses intérêts politiques et commerciaux ne contredisaient pas son désir brûlant de mener une croisade à la reconquête de Jérusalem, ce qui fit de lui dans la pensée de ses contemporains un héros croisé comparé à Godefroy de Bouillon ou à Saint Louis15. Bientôt devenu l’ami de Pierre de Lusignan, Philippe partagea son enthousiasme pour la reconquête de la Terre sainte ; dans le Songe, il lui a attribué le nom allégorique de « noble et vaillant roi Lion ».
10Le premier livre évoque des expériences des voyages de propagande à travers l’Europe, dans les années 1362-1365 et 1367-1368, pendant lesquels il chercha en tant qu’envoyé du roi de Chypre des appuis pour la croisade. Pendant ces voyages on trouve souvent Philippe aux côtés du roi Pierre ou du légat apostolique Pierre Thomas, qui était son directeur spirituel. On ne peut pas retracer précisément son itinéraire, malgré quelques références données soit par ses œuvres soit par des sources diplomatiques et codicologiques ou des chroniques16. Françoise Autrand constate que Philippe était remarquablement bien informé sur la situation en son temps. Personne ne connaissait mieux que lui les pays musulmans et les affaires d’Orient. Il avait vu tous les types d’États, de l’Empire à la ville italienne, de la monarchie nationale à l’ordre des chevaliers teutoniques, et il avait pu les juger à l’œuvre, au cour de ses missions diplomatiques17. De la même façon, le pèlerinage allégorique de la Reine Vérité nous fait visiter presque tout le monde alors connu : des pays du Nord à l’Éthiopie et de la Chine à l’Angleterre. Le voyage de propagande de Pierre de Lusignan en Europe l’a mené successivement des villes royales ou commerciales de la Prusse et de la Norvège jusqu’à la Sicile et l’Angleterre et jusqu’aux pays de l’Europe centrale. Pendant ce voyage, en plus de trouver des appuis financiers et matériels, des combattants et des chevaux, il fallait aussi résoudre la question de savoir qui allait prendre la tête des croisés.
11Pour le dire simplement, la croisade rêvée par Philippe se fondait sur l’idée du passage particulier précédant le passage général dirigé par les rois de France et d’Angleterre. Dans les années soixante, pendant le tour d’Europe de propagande, on envisagea comme chef des croisés le roi de France Jean II, comme l’exigeait la tradition des projets français de croisade18. Après sa mort en 1364, c’est son fils Charles V qui aurait dû le remplacer, mais son attention était principalement dirigée vers les affaires de son royaume, outre que son tempérament plutôt intellectuel et sa faible constitution physique ne convenaient pas pour cette mission. Le deuxième chef envisagé pour la croisade, qui avait la préférence du pape Urbain V ainsi que de Pierre de Lusignan, était l’empereur Charles IV19.
12Philippe, pour sa part, regardait la France comme le pays élu pour délivrer la Terre sainte et reprendre le flambeau croisé de Godefroi de Bouillon et de Saint Louis. L’empereur aurait certes pu représenter à ses yeux Charlemagne – le protecteur de la Chrétienté et le combattant contre les Infidèles. Philippe, pendant sa visite à Prague en 1364, aurait également pu être touché par la piété envers les reliques de la Passion ainsi que par le projet de bâtir la Nouvelle Ville de Prague comme une Nouvelle Jérusalem, et il aurait pu apprécier la bonne éducation de l’empereur, autant de traits qui correspondaient à l’idéal du prince médiéval. En dépit de sa dévotion proverbiale, Charles IV restait cependant un bon diplomate et un politicien réaliste et pragmatique ; il a profité dans les années soixante de la fièvre de croisade, mais sans jamais penser à participer au passage d’outre-mer20. Peut-être cela est-il la cause de l’image négative de Charles IV dans le Songe : « Empereur, grant clerc, saige, caut, et subtil […] fut si eschars et si avaricieux »21.
13Enfin, tous ces efforts de propagande en Europe ne suscitèrent pas le nombre de recrues que Pierre de Lusignan avait espéré et qu’on lui avait promis. Le refus du Charles V réduisit la guerre sainte à deux expéditions particulières, celles du roi de Chypre et du comte de Savoie. En 1365, Pierre de Lusignan, délégué par le pape, partit à la tête des croisés à la conquête d’Alexandrie, le plus grand port égyptien, choisi comme base pour une offensive ultérieure. Après le pillage de cette ville, rien d’autre n’intéressa les croisés que de rapporter leur butin chez eux, tandis que Pierre et ses proches, dont Philippe, restèrent, abandonnés. François Pétrarque, un ami proche de Philippe, a commenté la victoire des croisés : « La prise d’Alexandrie en Égypte par Pierre, roi de Chypre, était une œuvre grandiose et mémorable, qui aurait pu être une base immense pour la propagation de notre foi, si l’on avait montré d’autant de bravoure pour garder la cité que pour la prendre »22. Les espérances de Philippe, qui n’avaient jamais été si brillantes, d’avancer jusqu’à Jérusalem ainsi que de pouvoir obtenir le tiers de la ville d’Alexandrie pour la création de son nouvel ordre militaire furent anéanties sans retour. Les nouveaux voyages de propagande n’apportèrent que de maigres résultats. En 1369, Pierre de Lusignan fut assassiné. Un an plus tard, un accord de paix fut signé avec les Mamelouks. La prise d’Alexandrie fut la dernière page du chapitre de ces croisades dont l’objectif direct était la Terre sainte23. Et ce fut en même temps pour Philippe de Mézières, apparemment, la dernière expérience militaire24.
14Après la mort de son ancien maître, Philippe quitta Chypre pour Venise où il chercha une consolation dans les milieux dévots de la ville. Il ne cessa pas de penser à la croisade, ce dont atteste son effort pour la célébration de la fête de la Présentation de la Vierge Marie au Temple dans la liturgie latine25. Il continua en ce sens à la cour pontificale à Avignon. En 1373, Charles V l’appela à Paris, pour faire de lui son conseiller et le précepteur du dauphin, le futur Charles VI.
15À la fin de son grand pèlerinage à travers le monde, la Reine Vérité parvient elle aussi à Paris. Ici commence le deuxième livre du Songe, inscrit dans l’allégorie de la nef – l’image de la royauté français. Cette nef, appelé Gracieuse, fait des voyages sur les mers du monde, avec dix-sept autres nefs qui figurent les royaumes de la Chrétienté. Chaque partie de la nef Gracieuse symbolise soit une des institutions du royaume de France, soit un élément de la société contemporaine, soit une des vertus nécessaires pour un voyage sûr, un voyage vers la Jérusalem céleste. Le maître de la nef est bien entendu le roi de France, participant au sort des passagers. Le bâtiment possède trois ponts pour loger les trois états du royaume, les marchands représentent les conseillers du roi, les mariniers symbolisent les douze prélats du royaume, etc.
16On rencontre aussi, dans cette nouvelle allégorie, une référence au pèlerinage, celui de la vie humaine dont le but tant désiré n’était rien d’autre, pour un homme du Moyen Âge, que de parvenir au Paradis26. Voilà pourquoi Philippe choisit Jérusalem comme destination de la nef. Outre la dénonciation des imperfections de l’état présent, Philippe réussit à exprimer son rêve d’une société réformée, se dirigeant vers la Jérusalem céleste. On y perçoit, selon Mireille Demaules, son idéal utopique d’un gouvernement unifiant le maître et les habitants de la nef, aux fonctions strictement distribuées, tendu vers l’idéal mystique de la Rédemption27. Cependant, dans le Songe, le voyage de la nef française vers Jérusalem, sous le commandement d’un maître, le roi Charles VI, peut aussi symboliser la croisade28. En effet, le royaume de Chypre, appelé « l’isle de la Touche », est choisi pour allégorie du Purgatoire. Les passagers peuvent s’y arrêter, à moins de prendre la destination de l’Enfer qui se trouve en Sicile, « l’isle de Vulcan »29. Par ce rapprochement, Philippe fait allusion au rôle ancien de Chypre, qui était alors « le vray mur defensable de la Crestienté d’Orient », « la noble chambre orientale et gracieux retrait des chevaliers de Dieu et des pelerins », « ung gracieux hospital des Crestiens d’Occident »30. Pour les croisés, Chypre avait été une étape obligée sur la route vers Jérusalem et au temps de Philippe, l’île jouait encore un rôle capital de dernier bastion de l’Église romaine encerclée par l’orthodoxie grecque. L’île en même temps résistait face à l’islam, côtes voisines étant aux mains des Turcs. La figure du Purgatoire est donc associée à celle de Chypre en raison de son rôle de dernière étape avant la Terre sainte, la Terre promise, le Paradis. L’auteur désigne aussi ce royaume de Chypre comme un lieu de pénitence – la pénitence des Chypriotes rendue nécessaire par le meurtre du roi Pierre de Lusignan31.
17Sur cette embarcation en route vers Jérusalem, le maître du bord joue un rôle déterminant. Voilà la conception de l’auteur : il ne suffit pas de purger les états des vices et de réformer la société dans son ensemble, il faut aussi former un souverain parfait, entre autre capable de promouvoir l’idéal de croisade et de réaliser l’idéal du rex bellator menant le passage général pour la délivrance de la Terre sainte. Le jeune Charles VI avait des dispositions pour s’approcher du modèle de perfection que lui proposait son précepteur. Selon Nicolas Jorga, ce prince jeune et aventureux était le roi idéal, qui rêvait, tout en réorganisant son royaume, de conquêtes lointaines et de guerres brillantes contre les Infidèles. Il était infiniment plus puissant qu’auparavant le roi de Chypre, et tout aussi brave que lui32. Son père Charles V, malgré son refus de diriger la croisade dans les années soixante, avait aussi rêvé de délivrer la Ville sainte, ce qui aurait comblé ses pieuses espérances. Il s’intéressait aux affaires d’Orient et dans sa bibliothèque se trouvaient des ouvrages relatifs à la croisade33. En dépit d’une éducation plutôt conforme goût des clercs, selon F. Autrand, Charles VI n’incarnait pas, comme son père, un modèle de roi des avocats et des intellectuels. Il a incarné celui des chevaliers : il était beau et preux, et possédait bien d’autres vertus, ressemblant aux héros des romans de chevalerie qui remplissaient les bibliothèques des princes et des seigneurs de son temps34.
18« Tu doyes garder de toy […] des livres et des romans qui sont rempliz de bourdes et qui attrayent le lysant souvent a impossibilité, a folie, vanité et pechié, comme les livres des bourdes de Lancelot et semblables »35. Si Philippe, dans le Songe, interdit à Charles VI de lire des romans, il lui offre d’autres héros à suivre : « Tu doys lire souvent la belle et vraye hystoire de la vaillance du tresvaillant duc Godefroy de Buillon »36. Quelle impression dut même laisser au dauphin, âgé de dix ans, l’entremets sur la conquête de Jérusalem par Godefroi de Bouillon ! Cette pièce dramatique, évoquant le temps des premières croisades, fut jouée sous les yeux de la noblesse assemblée au banquet offert en l’honneur de l’empereur Charles IV à Paris, en 137837. Elle fut attribuée à Philippe de Mézières38.
19Dans le troisième livre du Songe du Vieil Pelerin, Philippe, par la bouche de la Reine Vérité, entreprend l’éducation du « jeune Moïse » – Charles VI. Inspirée par le jeu d’échecs, Vérité associe aux soixante-quatre cases de l’échiquier diverses réflexions morales et politiques dans l’intention de présenter aux yeux des lecteurs un miroir du prince idéal39. À la fin du quatrième quartier, qui traite du bien commun, elle aborde la question de la préparation du saint passage d’outre-mer : « Pour la preparacion doncques du dit saint passage, Beau Filz, entre les autres je toucheray brefment […] environ trente choses qui sont expédientes à la préparation du saint passage d’outremer »40. Par cette parole Vérité commence une énumération de conseils, touchant les sphères de la diplomatie, de la politique intérieure et du financement jusqu’aux questions pratiques d’approvisionnement, etc.
20Quant à la préparation politique de la croisade, on trouve chez Philippe quelques préoccupations omniprésentes, comme la fin de la guerre entre la France et l’Angleterre (« La première si est, que tu ayes bonne paix, ou si longues trieves […] a ton frere d’Angleterre »41) ou encore la fin du Grand Schisme qui ne peut être guéri que par « le conseil, aide et faveur des roys et princes des Crestiens et […] un equipolent concile general »42. Pour les affaires intérieures on convoquera un « grant conseil general », qui collaborera étroitement avec le roi. Les projets d’ordonnances, soumis à l’approbation du roi, devront annuler « toutes grans festes, joustes et vaines assemblées et noces trop sumptueuses »43 sous peine d’une amende dont le produit servira aux dépenses de la croisade en préparation. Ensuite, il faut interdire tout ce qui est contre la tempérance dans la nourriture, les vêtements ou les jeux, pour « vivre et estre bien ordonné ou service et a la bataille de Dieu »44. Au dit conseil, le roi sera tenu informé des bénéfices de l’impôt pour la croisade que les gens incapables de participer à l’expédition payeront selon leurs possibilités. Pendant le séjour du roi en Orient, le conseil élira un lieutenant, qui gouvernera et défendra le royaume selon les commandements du roi et qui fournira les croisés en Orient en chevaliers, en argent… etc.
21En ce qui concerne la diplomatie, le roi doit faire connaître ses intentions de croisade en dehors du royaume de France. Les premiers qui devraient être convoqués sont le roi d’Angleterre et celui d’Écosse, et après eux « tous les roys, princes et seigneurs de la Crestianté »45. Le conseil fixera la date précise du départ du roi de France et de son armée, afin qu’il soit prêt à partir même sans les rois d’Angleterre et d’Écosse. Les armées des autres princes chrétiens seront divisées, afin qu’elles partent en Orient en différents groupes. « Le roy de Hongrie et de Behaigne et l’Empereur, s’il y sera, et la puissance des Alemans »46 partiront par un chemin direct vers Constantinople. Ils essaieront de rétablir en Bulgarie et dans l’Empire byzantin la foi catholique et l’obédience envers la papauté. En même temps, avec l’aide de l’armée de Prusse et de Lithuanie, ils arrêteront les Turcs, les repoussant au-delà du Bosphore. Les forces de la péninsule Ibérique prendront Grenade et traverseront les régions d’Afrique du Nord. Enfin, le roi de France, avec l’armée d’Angleterre et des autres royaumes européens, passera en Égypte et en Syrie, tout en organisant une expédition vers l’Arménie et la Turquie.
22Venise et Gênes, savantes en navigation, donneront des aides et conseils nécessaires et fourniront des vaisseaux à l’expédition. Vérité recommande se fournir un nombre suffisant de vaisseaux appelés « paverres », « tafforesses », « barges » et « lins ». Comme ils ne sont pas très connus, elle donne un long commentaire sur la question. Vérité se souvient comment la « taforesse » fit valoir ses qualités lors de la prise d’Alexandrie en 1365, et que Pierre de Lusignan en avait six dans sa flotte. La « taforesse » a permis aux combattants de monter à cheval à bord et, après avoir accosté, de lancer l’attaque tout de suite ou de fournir un refuge contre les ennemis. Vérité conseille enfin au roi d’emmener avec lui la reine, son épouse. Les autres princes, barons et chevaliers, devront également voyager avec leurs femmes pour se garder du danger de la luxure, qui, selon Philippe, offensait Dieu et enlevait la victoire aux croisés. Le nombre des femmes et leurs robes seront réglementés, car, précise Philippe, « les dames doivent aler [à la croisade] non pas pour moustrer leurs estaz ne leur joliveté, mais pour servir leurs seigneurs et la chevalerie de Dieu »47.
23La rédaction du Songe n’est pas tout à fait le dernier acte de l’action de Philippe de Mézières en faveur de la croisade. Il incita à la paix entre la France et l’Angleterre et se réjouit du mariage franco-anglais de 1396. Malgré le désastre de Nicopolis, il ne désespérait toujours pas de voir se réaliser la croisade organisée selon ses vœux, quand il mourut en 1405.
24Pour conclure cette étude, nous voudrions souligner l’originalité du projet de croisade de Philippe de Mézières, tel qu’il ressort du Songe du Vieil Pelerin. À la fois ouvrage utopique et œuvre d’un grand connaisseur de l’Orient et de l’Europe de son temps, le Songe, en dépit de son style allégorique, est rempli de références extrêmement concrètes et pratiques à la réalité de son temps. Il nous informe donc tout autant sur les conditions réelles de la croisade que sur les idéaux qui animent ses propagateurs. La personnalité de son auteur en fait un texte exceptionnel ; Philippe de Mézières apparaît en effet dès son époque comme une personnalité de premier plan. Laissons le dernier mot à son contemporain Geoffroi Chaucer48 :
Un Chevalier il y avait, et c’était un homme digne,
Que depuis le temps où, pour la première fois, il commença
A monter à cheval, il aima la chevalerie,
La vérité et l’honneur, la liberté et la courtoisie.
Pleinement digne il était dans la guerre de son Seigneur,
Et à cela personne n’est parvennu plus loin
Aussi bien en Chrétienté qu’au pays des Infidèles. […]
À Alexandrie il était quand elle fut prise. […]
C’était un gentil très parfait chevalier.49
Notes de bas de page
1 Cf. Nicolas JORGA, Philippe de Mézières (1327-1405) et la croisade au xive siècle, Paris, 1896 (réimpr. Londres, 1973 et Genève–Paris, 1976).
2 Les recherches récentes de Philippe Contamine placent la date de naissance de Philippe de Mézières en 1325. Cf. sa communication dans ce même volume et, plus largement son introduction à l’édition, avec Jacques Paviot et Céline Van Hoorebeeck, de l’« Epistre lamentable et consolatoire » adressée en 1397 à Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, sur la défaite de Nicopolis (1396), Paris, 2008.
3 Sur sa spiritualité, cf. la notice d’Olivier Caudron, dans A. Rayez, A. Derville et A. Solignac (dir.), Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique. Doctrine et histoire, t. 12-1, Paris, 1984, pp. 1309–1316 ; Idem, « La spiritualité d’un chrétien du xive siècle : Philippe de Mézières (1327 ?-1415) », thèse inédite résumée dans Positions des thèses de l’École nationale des Chartes, Paris, 1983, pp. 35–45.
4 Éd. George W. Coopland, 2 vol., Cambridge, 1969.
5 Dora M. Bell, L’Idéal éthique de la royauté en France au Moyen Âge d’après quelques moralistes de ce temps, Paris, 1962, pp. 75–103 ; Jeaninne Quillet, « Songe et songeries dans l’art de la politique au xive siècle », Études philosophiques, 3 (1975), pp. 327–349.
6 Voir les titres des livres proposés par G. W. Coopland dans l’édition du Songe, t. I, pp. 33–60.
7 Songe, t. I, p. 87.
8 Ibid., p. 90.
9 Ibid., p. 88.
10 Dans une atmosphère politique favorable, en suivant son désir qui ne l’a pas quitté depuis sa première visite à Jérusalem, Philippe s’est repris à trois fois pour écrire la règle de sa Chevalerie. Voir Auguste Molinier, « Description de deux manuscrits contenant la règle de la Militia Passionis Jhesu Christi de Philippe de Mézières », Archives de l’Orient latin, i (1881), pp. 335–364 ; Abdel H. Hamdy, « Philippe de Mézières and the New Order of the Passion », Bulletin of the Faculty of Arts, Alexandrie, 18 (1964), pp. 1–105.
11 Voir N. Jorga, Philippe de Mézières…, pp. 455 et 458.
12 Sur le fonctionnement de la Chevalerie de la Passion, cf. A. Molinier, « Description des deux manuscrits… » ; N. Jorga, Philippe de Mézières…, pp. 453–459 ; Philippe Contamine, Pages d’histoire militaire médiévale ( xive-xve siècle), Paris, 2005, pp. 287–289 ; Alain Demurger, Chevaliers du Christ. Les ordres religieux-militaires au Moyen Âge ( xie-xvie siècle), Paris, 2002, p. 297.
13 Songe, t. I, p. 220.
14 Peter W. Edbury, The Kingdom of Cyprus and the Crusades, 1191-1374, Cambridge, 1991, pp. 148–179.
15 Cf. les vers élogieux de Guillaume de Machaut, La Prise d’Alexandrie ou Chronique du roi Pierre Ier de Lusignan, éd. L. de Mas-Latrie, Genève, 1877 (réimpr. Osnabrück, 1968), vv. 43-66 et 1115-1121, pp. 2–3 et 34–35.
16 Sur ses itinéraires européens, cf. N. Jorga, Philippe de Mézières…, pp. 203–272.
17 Françoise Autrand, Charles VI, la folie du roi, Paris, 1986, p. 26.
18 Norman Housley, The Later Crusades 1274-1580. From Lyons to Alcazar, Oxford, 1992, pp. 40–41 ; Steven Runciman, Histoire des croisades, Paris, 1998, pp. 1011–1021.
19 N. Jorga, Philippe de Mézières…, p. 196, n. 3 ; F. Autrand, Charles V le Sage, Paris, 1994, pp. 490–491.
20 Sur Charles IV et l’idée de croisade, cf. Věra Hrochová et Miroslav Hroch, « Karel IV. a otázka obrany Balkánu proti Osmanům v polovině 14. století », dans V. Vaněček (éd.), Karolus Quartus, Prague, 1984, pp. 205–214 ; Pavel Soukup, « Karel IV. jako obránce víry. Souvislosti neuskutečněného španělského tažení z roku 1340 », dans L. Březina, J. Konvičná et J. Zdichynec (éd.), Ve znamení zemí Koruny české. Sborník k šedesátým narozeninám prof. PhDr. Lenky Bobkové, CSc., Prague, 2006, pp. 198–209.
21 Songe, t. ii, p. 239. Sur les rapports et la critique envers Charles IV, cf. N. Jorga, Philippe de Mézières…, p. 192 ; Martin Nejedlý, Středověký mýtus o Meluzíně a rodová pověst Lucemburků, Prague, 2007, pp. 329–334.
22 « Siquidem Petrus, Cypri rex, Alexandriam cepit in Aegypto, magnum opus et memorabile, nostraeque religionis in immensum amplificandae fundamentum ingens, si quantum ad capiendam, tantum ad servandam urbem animi fuisset », dans ses Epistolae seniles, viii-8, adressée à Boccace, le 20 juillet 1367, citée dans N. Jorga, Philippe de Mézières…, p. 306. Cette lettre n’est pas comprise dans l’édition récente des Epistolae seniles : Francesco Petrarca, Opera omnia, éd. de P. Stoppelli, Rome, 1997.
23 Sur la prise d’Alexandrie, cf. N. Jorga, Philippe de Mézières…, pp. 284–307 ; N. Housley, The Later Crusades…, pp. 40–42 ; St. Runciman, Histoire des croisades…, pp. 1021–1025.
24 Ph. Contamine, Pages d’histoire militaire…, p. 286.
25 Cf. William E. Coleman, Philippe de Mézières’ Campaign for the Feast of Mary’s Presentation, Toronto, 1981.
26 On trouve l’influence des ouvrages de Guillaume de Deguilleville, Le Pèlerinage de l’âme et Le Pèlerinage de la vie humaine ; cf. à ce sujet D. M. Bell, L’Idéal éthique…, p. 83.
27 Mireille Demaules, « L’Utopie rêvée. L’exemple du Songe du Vieil Pelerin de Philippe de Mézières », dans C. Thomasset et D. James-Raoul (éd.), En quête d’Utopies, Paris, 2005, p. 83.
28 Sur un croisement entre le phénomène du pèlerinage et de la croisade, cf. Alphonse Dupront, Du Sacré, Paris, 1987.
29 Songe, t. I, p. 547.
30 Ibid., p. 295.
31 Cf. Catherine Gaullier-Bougassas, « Images littéraires de Chypre et évolution de l’esprit de croisade au xive siècle », dans E. Baumgartner et L. Harf-Lancner (éd.), Progrès, réaction et décadence dans l’Occident médiéval, Genève, 2003, pp. 123–135 ; Jeannine Quillet, « L’Histoire comme lieu de l’allégorie. Le témoignage de Philippe de Mézières », dans D. Buschinger (éd.), Histoire et littérature au Moyen Âge. Actes du colloque du Centre d’études médiévales de l’université de Picardie, Göpingen, 1991, pp. 403–409.
32 N. Jorga, Philippe de Mézières…, p. 466.
33 Ibid., p. 417.
34 F. Autrand, Charles VI…, pp. 32–33, 178.
35 Songe, t. II, p. 221.
36 Ibid., p. 222.
37 Les Grandes Chroniques de France. De Jean II et de Charles V, t. ii, éd. de R. Delachenal, Paris, 1916, pp. 236–242 ; František šMahel, Cesta Karla IV. do Francie, Prague, 2006.
38 N. Housley, The Later Crusades…, p. 393 ; F. Autrand, Charles V…, pp. 797–798. Sur le rôle de Godefroi de Bouillon dans la propagande de la croisade au xive siècle, cf. aussi Joan B. Williamson, « Philippe de Mézières et l’influence du cycle de la croisade au 14e siècle », dans K. H. Bender (éd.), Les Épopées de la croisade, Stuttgart, 1987, pp. 161–169.
39 La Reine Vérité attache au roi comme pectoral (Ex. 28, 16-22) l’échiquier moral, qu’elle utilise comme instrument de son enseigment. Sur l’influence de De moribus hominum et officiis nobilium super ludo scacchorum de Jacques de Cessoles et d’autres traités moraux cf. D. M. Bell, L’idéal éthique…, pp. 79–83 et 91–100.
40 Songe, t. II, p. 431.
41 Ibid.
42 Ibid., p. 439.
43 Ibid., p. 432.
44 Ibid.
45 Ibid., p. 434.
46 Ibid.
47 Ibid., p. 439.
48 Philippe de Mézières fut en effet un des modèles de Chaucer pour le personnage du Chevalier dans ses Contes de Cantorbéry ; cf. à ce sujet Thomas J. Hatton, « Chaucer’s Crusading Knight. A Slanted Ideal », The Chaucer Review, 3-2 (1968), pp. 77–94.
49 « A Knight ther was, and that a worthy man, / That fro the tyme that he first bigan / To ryden out, he loved chivalerye, / Trouthe and honour, fredom and curteisye. / Ful worthy was he in his lordes werre, / And therto hadde he riden, no man farre, / As wel in Cristendom as in hethenesse, […] / At Alisandre he was whan it was wonne, […] / He was a verray parfit gentil knight », Geoffrey Chaucer, The Canterbury Tales, éd. W. W. Skeat, Londres, 1965, vv. 43-72, p. 2.
Auteur
Université Charles de Prague
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