La dissidence catholique aux XIXe et XXe siècles
p. 119-124
Texte intégral
1Tout sujet doit d’abord être cerné au plus près. La « dissidence », religieuse ici, est moins connotée péjorativement qu’« hérésie » ; le mot a d’ailleurs été remis à la mode par les chercheurs médiévistes pour cette raison entre autres1. Il s’agit d’un néologisme, rare avant 1787, qui signale une « opposition », « un désaccord » d’une personne ou d’un groupe qui, en raison de divergences, se sépare d’une communauté religieuse et ne reconnaît plus son autorité comme légitime2. Cela implique qu’il y avait une distance qui est rendue ainsi visible. Nos travaux privilégient ce moment de rupture entre les deux protagonistes, révélatrice de ce qu’est le désaccord, et nous écartons donc toute évolution ultérieure.
2En ce qui concerne la période retenue, entre XIXe et XXe siècle, il s’agit d’un temps d’éloignement des structures religieuses, de sécularisation, c’est-à-dire de remise en cause des valeurs religieuses par une société donnée, et donc davantage des structures religieuses elles-mêmes que de la religion. Le mouvement ne naît pas à ce moment, mais au moins avec la Réforme protestante qui ouvre le temps du choix dans les sociétés occidentales. Il a enfin été décidé de privilégier les mouvements dissidents en France, moins mal connus, mais surtout confrontés à une lente laïcisation des institutions (et donc à une remise en cause qui est aussi politique), et catholiques, en un temps où l’autorité romaine centrale s’affirme de plus en plus.
3Deux questionnements guideront notre étude. Il s’agira d’abord de comprendre ce qu’est la nature de ces dissidences catholiques contemporaines, puis d’observer s’il y a une évolution de leur position sur cette longue période de deux siècles.
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4On peut diviser les dissidences catholiques contemporaines en trois grandes tendances radicalement différentes les unes des autres, les deux premières se positionnant contre le magistère romain, la troisième étant peut-être le résultat d’une désaffection plus globale3.
5La première, chronologiquement, est une réaction de type conservateur, lorsque l’institution est considérée comme reniant la tradition, ou du moins s’en écartant. Dès 1801, les anticoncordataires, sans doute près de 100 000 répartis en quarante groupes, refusent l’accord signé entre les représentants du pape Pie VII et du consul Napoléon Bonaparte, dit « Concordat ». Quelques points sont centraux dans cette opposition : ils refusent la démission imposée aux évêques « légitimes » d’avant 1789, nient toute forme de reconnaissance de l’œuvre de la Révolution française (dont le symbole est la « confiscation » des biens du clergé qui est alors avalisée) et la reconnaissance du pluralisme des cultes puisque les deux cultes protestants bénéficient aussi un tel accord en 1802 (et les juifs en 1808). Au niveau local, ils refusent le remplacement des prêtres récalcitrants, la modification de la carte des paroisses et du calendrier des fêtes, ce qu’ils résument par « on nous change la religion de nos pères »4. On retrouve cette tendance conservatrice à partir des années 1970 avec la dissidence lefebvriste dite des « traditionnalistes ». Il s’agit du moment où Marcel Lefebvre, archevêque titulaire de Synnada en Phrygie (après Dakar et Tulle)5, fédère les mécontents de l’issue du concile Vatican II, achevé en 1965. Il passe en 1974 de la critique à la remise en cause de Rome qu’il qualifie de « néomoderniste et néoprotestante », ce qui lui vaut la suspense car il passe outre l’interdiction qui lui est faite d’ordonner des prêtres. Il est enfin excommunié ipso facto en 1988 après avoir consacré quatre évêques, ainsi que les fidèles qui le suivraient volontairement et exclusivement. La réforme liturgique est dans ce cas le plus visible des refus. Il faut pourtant y ajouter celui de la prise en compte des autres religions et des gages donnés au monde moderne, considérés comme un abaissement dangereux de l’autorité de l’Église.
6La deuxième tendance est peut-être plus neuve : il s’agit de la volonté de tenter des réformes au sein même du catholicisme en reprochant à l’Église romaine sa non-adaptation aux réalités du monde moderne. La première manifestation voyante de cette voie réformiste date de 1831, lorsque l’abbé François Chatel, ancien aumônier militaire, fonde l’Église catholique française en réaction à l’attitude conservatrice de l’Église de France sous la Restauration ; il obtient le soutien d’une quarantaine de paroisses dans l’hexagone et une vive curiosité des Parisiens. Chatel se veut proche du peuple, dans la tradition de l’ancienne Église constitutionnelle de la Révolution : il propose une liturgie en Français, l’élection par les paroissiens de leur pasteur, la suppression de la confession auriculaire, la gratuité des fonctions du ministère ou la non immixtion du clergé dans les affaires politiques.
7Autre expérience : en 1905-1906, des catholiques fondent des associations cultuelles que Rome qualifie de schismatiques car ils veulent ainsi faire l’essai loyal de la loi de Séparation des Églises et de l’État, contre l’avis de la papauté. Cette position est cependant assez contenue au fur et à mesure que se dessine un plus fort centralisme romain, de surcroît conservateur. On ne retrouve cette tendance aujourd’hui que dans le « diocèse de Partenia », groupe animé autour de Jacques Gaillot depuis que sa charge d’évêque d’Évreux lui a été retirée (1995) ; les « catholiques du parvis » se sont organisés en réseau depuis cette même éviction (1999). Plus européen, le mouvement « Nous sommes l’Église » a suivi l’évincement du théologien et psychanalyste allemand Eugen Drewermann, suspens en 1991. Certains réclament aujourd’hui la possibilité pour les prêtres de se marier, voire l’ordination des femmes ou le mariage des homosexuels, adaptation qu’ils jugent nécessaire pour une Église qui court sinon à sa perte.
8Le troisième courant peut être qualifié d’innovateur. Ses membres entendent renouveler le catholicisme tout en voulant lui rester fidèle car l’Église catholique a selon eux perdu une légitimité qu’il faut retrouver par d’autres moyens, souvent de manière surnaturelle. Ainsi Eugène Vintras, agent d’affaires en Normandie, est reconnu à Paris en 1839 comme prophète d’une Œuvre de la Miséricorde à la suite des visions de Joseph, de Marie et du Christ. Il attire vite les fidèles et quelques prêtres dans une nouvelle lecture des temps, en constatant l’état désolant de la religion, ce qui l’incite à proclamer qu’il faut un peuple régénéré qui suive un « saint pontife », les hommes étant des anges déchus qui doivent expier afin de jouir de la gloire céleste au moment du règne à venir du Saint-Esprit. Le groupe s’éloigne cependant de plus en plus de l’Église après sa condamnation par Rome en 1843 : Vintras devient « Pontife adorateur et d’amour ». On retrouve des parcours similaires chez d’autres de ces « néo-catholiques », notamment parmi les groupes ésotéro-occultistes qui apparaissent à la fin du XIXe siècle alors que Rome est de plus en plus contestée, et surtout dans le spiritisme : dans quelques-uns des dix centres spirites lyonnais on invoque en 1862 le curé d’Ars. Des cas peuvent être trouvés dans des moments de crise du XXe siècle6 : après 1945 une quinzaine de visionnaires françaises apparaissent (70 cas en Europe), comme celle de Kerizinen (Côtes d’Armor) qui plaide pour le culte de Jésus et Marie co-rédempteurs, puis à nouveau dans les années 1970 (une dizaine) avec un certain succès populaire pour le groupe apocalyptique de Dozulé (Calvados).
9Mais qui est dissident ? Les conservateurs ne se reconnaissent pas comme tels car ils n’ont pas varié ; c’est l’Église catholique romaine qui est pour eux en position d’écart. Les réformistes entendent faire bouger l’Église de l’intérieur ; c’est malgré eux qu’ils sont exclus par le magistère. Seuls les innovateurs cherchent clairement un changement, mais au nom d’une autre source d’autorité qui garantisse la pureté de leur catholicisme. Pour tous, ce n’est donc pas le catholicisme qu’ils rejettent, mais bien Rome, qui fluctue dans sa lecture du monde moderne pendant ces deux siècles.
10En prenant du recul, on s’aperçoit que « l’acte de dissidence » semble prendre en France, au cours de la période considérée, une forme nouvelle.
11Dans la première moitié du XIXe siècle, la dissidence catholique est paroissiale. Chez les anticoncordataires, ce sont 400 curés qui mènent l’opposition locale, de manière d’ailleurs assez autonome par rapport aux évêques exilés à Londres et dans la droite ligne de leur conduite contre-révolutionnaire. Ils contrôlent chacun une petite région de 3 à 4.000 fidèles. Le déclin de cette opposition a lieu lorsque ces prêtres disparaissent dans les années 1830. Le même phénomène se retrouve avec les prêtres de Chatel, dont l’initiative est à l’inverse centralisée. Il offre avec le clergé qui le suit de venir desservir toutes les paroisses qui les réclameraient, et quelques desservants adhèrent aussi avec leurs paroissiens. C’est cette proposition qui inquiète les autorités, qui voient une implantation certes éparpillée mais qui touche une trentaine de départements.
12Une évolution se dessine déjà avec l’Église catholique française de Chatel. On ne trouve pas de groupes urbains, à l’exception de Paris où est le siège principal et où l’initiative attire beaucoup de curieux détachés de l’Église catholique, et de Nantes, grâce à une propagande active dans les milieux ouvriers. Les motivations sont dans ces deux cas plutôt individuelles : la recherche d’un culte moins exigeant, compréhensible et accessible à tous, et qui reste surtout catholique. La rupture est davantage marquée avec Vintras (1839-1843) : le ralliement à son mouvement est, au mieux, familial, mais là encore plutôt individuel. Les adeptes viennent participer aux réunions de la trentaine de groupes (dits « septaines ») : ils sont autant d’« anges » qui reçoivent chacun un nom, comme des élus séduits un à un et qui entrent dans ce qu’on pourrait qualifier de « réseau ».
13L’explication peut se trouver dans la sécularisation de la société et le passage progressif de la confession religieuse à l’opinion. Quatre facteurs ont pu jouer. La Révolution française a d’abord libéré du carcan social religieux et ouvert le champ des possibles pour les mécontents. D’autre part, en 1801-1802, les cultes reconnus sont sous le contrôle de l’État et le clergé devient de plus en plus un prestataire de service que l’on peut contester, et de moins en moins un intermédiaire du sacré. C’est aussi la société qui s’urbanise, les urbains passant de 12 à 38 % au cours du XIXe siècle, et à plus de 50 % en 1945, en un exode rural qui distend les liens sociaux traditionnels et met en valeur l’individu7. L’Église catholique enfin est contestée à partir de la fin du XIXe siècle par l’État lui-même qui développe des institutions laïques concurrentes, comme l’École, et ne reconnaît plus l’utilité sociale de la religion.
14Quelles peuvent être, dès lors, les formes de dissidence après la loi de 1905 qui met un terme aux relations de l’État avec les Églises ? L’Église catholique utilise toujours, on l’a vu, les mêmes armes de l’excommunication ou de la suspense des prêtres. Mais le dominicain Yves Congar précise en 1952 pour son article « dissident » qu’il s’agit d’un état « hors de la communion visible de l’Église »8, une voie adoucie confirmée peu après par Vatican II et appliquée jusqu’à aujourd’hui, par exemple dans la recherche d’accords avec les traditionnalistes. C’est que les temps ont changé : à la sécularisation s’est ajouté « l’effondrement des structures de crédibilité »9, dont l’Église catholique, et la pluralité accentuée du choix spirituel : oriental (Gilbert Bourdin et son Mandarom orné d’une statue du « Christ cosmique »), scientifique (Raël et sa négation du surnaturel par les extra-terrestres et leurs envoyés, dont Jésus), ésotéro-occultiste enfin qui réapparaît10.
15Cependant, si la condamnation n’est plus redoutée de la part de Rome, elle s’est renforcée dans la société. Le danger des « sectes », en tant que lecture de la menace d’un groupe pour la société, est apparu en France dans cette configuration avec l’aventure du Christ de Montfavet, dans les années 1950, qui, avec ses « témoins du Christ », mêlait avec un certain succès christianisme et ésotéro-occultisme jusqu’à ce que trois jeunes enfants meurent par manque de soin en 1953-1954. L’apogée de la lutte sociale contre les « sectes » est atteint avec la publication en 1995 du controversé et critiquable rapport de la commission parlementaire11. Parmi les 174 groupes réunis sur une liste, on notera que sont identifiés sans justification des « groupes pseudo-catholiques » (sic), « éloignés de la théologie de l’Église », ce qui est surprenant en régime de laïcité !
16Un dernier chiffre est intéressant : 10 % des « catholiques » admettraient la réincarnation12. N’est-on pas passé à une dissidence personnelle généralisée dans un monde occidental, où chacun se constitue son propre fond de croyance en puisant dans le « supermarché » qui lui est ouvert, et où l’Église catholique ne serait plus que l’un des rayons ?
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17Comme toujours, la dissidence révèle à la fois les insatisfactions ou le malaise, et donc la position vis-à-vis du centre, de l’autorité. Cette donnée se vérifie encore dans la période contemporaine alors que l’autorité justement est de plus en plus remise en cause. Le processus est habituel, mais renouvelé ; il se décline en trois étapes. Une distance s’installe d’abord, liée à un mécontentement. La « dissidence » peut s’arrêter à ce stade et être intériorisée. C’est ce que l’on peut retrouver dans la déclaration de Sainte-Beuve qui fait allusion en 1868 au « grand diocèse des esprits émancipés d’une autorité absolue », ce que nous proposons de nommer « marge intérieure »13. La rupture elle-même vient des plus audacieux ou des plus exposés, une minorité qui ose l’action voyante, ou ceux qui sont exclus malgré eux. Il s’agit en ce cas d’une marge extérieure clairement identifiable mais minoritaire14. Mais quid de la rupture silencieuse, position de ce que le jésuite François Rostang a nommé en 1966 celle du « troisième homme », qui passe de l’abandon au désintérêt, par lui-même, seul ? La dernière étape, la gestion de la rupture, n’a pas été évoquée ici. Il s’agit d’un plus long terme, différent selon que la rupture est subie ou volontaire.
18En fait, c’est le processus d’individuation qui change la donne. Une constante subsiste cependant : celle de vouloir « s’assoir à l’écart », sens premier de « dissidence », mais pas nécessairement hors de la pièce.
Notes de bas de page
1 « Hérétiques ou dissidents ? Réflexions sur l’identité de l’hérésie au Moyen Âge », Heresis, no 36-37, 2002, 312 p.
2 Trésor de la langue française informatisé, « dissidence », http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=384389550.
3 Nous avons développé cette typologie dans « Les sectes, marges et dissidence », Vingtième siècle, revue d’histoire, no 66, 04-06/2000, p. 67-78.
4 Sur eux : Camille Latreille, L’opposition religieuse au Concordat de 1792 à 1803, Paris, Hachette, 1910, 290 p.
5 Luc Perrin, « Marcel Lefebvre », in J.-P. Chantin dir., Les Marges du christianisme. « sectes », dissidences, ésotérisme, Paris, Beauchesne, coll. Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, no 10, 2001, p. 160-161.
6 Jean-Pierre Chantin, Des « sectes » dans la France contemporaine. 1905-2000. Contestations ou innovations religieuses ?, Toulouse, Privat, coll. Hommes et Communautés, 2004, voir p. 49-57.
7 Yves Lambert, Dieu change en Bretagne. La religion à Limerzel de 1900 à nos jours, Paris, Cerf, 1985, 415 p.
8 In Catholicisme, hier, aujourd’hui, demain, Letouzey et Ané, t. III, col. 895. C’est nous qui soulignons.
9 Expression de Jean Bauberot, Histoire de la laïcité française, Paris, P.U.F., coll. Que sais-je ?, no 3571, 2000, 127 p.
10 J.-P. Chantin, Des « sectes »…, op. cit.
11 Massimo Introvigne et J. Gordon Melton dir., Pour en finir avec les sectes. Le débat sur le rapport de la commission parlementaire, Turin et Paris, Cesnur-Di Giovanni, 1996, 355 p.
12 Enquête publiée par La Vie en 1986.
13 Sur ce concept de « marges », voir l’introduction des Marges du christianisme…, op. cit.
14 Pour comparaison, les dissidents du diocèse de Lyon (anticoncordataire et port-royalistes), qui ont rompu avec la hiérarchie catholique, ne représentent que 10 % de l’ensemble du groupe des insatisfaits (J.-P. Chantin, Les Amis de l’Œuvre de la Vérité. Jansénisme, miracles et fin du monde, Lyon, PUL, 1998, 186 p.)
Auteur
Chercheur associé RESEA du LARHRA, Université Lyon III.
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