Hérétique ou martyr ? Le cas de Pomponio d’Algieri, mort en 15561
p. 113-117
Texte intégral
1On doit au pape Paul IV la (ré)introduction de l’Inquisition romaine en 1542. Celui qui, alors, n’était encore que cardinal Gian Pietro Carafa sut convaincre le pape Paul III de l’urgence d’une réforme de l’Église, c’est-à-dire, à ses yeux, d’un nettoyage des maux qui la polluaient – au premier chef les opinions hérétiques, telles que manifestées dans le protestantisme. C’est en tant que remède que l’Inquisition romaine fut établie par la bulle Licet ab initio, qui précise expressément que cette Inquisition n’est pas entendue comme nouvelle, mais rétablie, et vaut non à titre local, mais universel.
2Je voudrais maintenant vous présenter un cas du début du règne de ce pape, qui peut servir comme une loupe pour observer les affrontements violents autour de la discussion sur le visage de l’Église au XVIe siècle en Italie.
3Sur la Piazza Navona, à Rome, le 19 Août 1556, fut brûlé comme hérétique le jeune étudiant Pomponio d’Algieri. Son procès et toute l’affaire menée contre lui font penser déjà à un autre procès, qui aurait lieu environ 50 ans plus tard, celui du Dominicain et philosophe Giordano Bruno, exécuté en 1600. Lui aussi était originaire de la ville de Nola, et comme Pomponio, il avait fait des études à Padoue, avant d’être finalement transféré de l’Inquisition vénitienne à l’Inquisition romaine.
4Pomponio, pour en revenir à lui, étudiant en droit civil à l’Université de Padoue, en Vénétie, avait attiré l’attention pour des idées religieuses largement débattues en son temps dans toute l’Italie, mais qui désormais rencontraient à Rome l’opposition déterminée des radicaux. Déjà son professeur, Matteo Gribaldo Mofa, accusé d’opinions dissidentes avait échappé à l’arrestation en fuyant vers Gênes. En règle générale, les papes se méfiaient de l’Université de Padoue, fréquentée en particulier par des étudiants allemands – qui étaient quasi ‘par nature’ suspects de protestantisme.
5À Padoue, l’étudiant Pomponio, âgé de 25 ans, est arrêté après dénonciation en mars 1555. Il est interrogé par l’Inquisiteur Girolamo Girelli, en présence de plusieurs dignitaires et d’un représentant du Conseil des Dix de Venise. En raison de son exceptionnalisme historique, la juridiction ecclésiastique est en effet soumise à l’approbation des Doges. En novembre 1550, il a été déterminé qu’un représentant du gouvernement doit toujours siéger dans les procès. Cette situation unique confère à l’Inquisition vénitienne une certaine tolérance, bien connue, quoique relative, en matière de foi. La prospérité de la république maritime étant fondée essentiellement sur le commerce international, et le soupçon d’hérésie étant très souvent soulevé contre des étrangers, on comprend la prudence en ce domaine du Conseil des Dix.
6Lors de ces interrogatoires – dont des copies, à la différence du procès romain, sont encore disponibles – les juges à Padoue ont rencontré en Pomponio un homme d’esprit, intelligent et obsédé par sa foi. Lui-même, formé en rhétorique comme en théologie, leur a fourni des argumentations impressionnantes. Décrit comme un homme à l’air ascétique avec une petite barbe blonde, il s’opposait à ses juges en chapeau et manteau de velours noir des étudiants afin de rappeler symboliquement le droit des étudiants à s’exprimer librement.
7Quoi qu’il en soit, les juges ont voulu donner à l’accusé la possibilité de sauver sa vie. En d’autres termes, ils ont tout fait pour l’amener à se rétracter, le retenant ainsi plusieurs mois en prison.
8Le 29 mai, Pomponio déclare que l’Église catholique signifie pour lui la communauté des saints et que le pape n’est qu’un homme, mais nie expressément être un disciple de Martin Luther. Le 17 juillet, il est prêt à parler plus en détail de ses croyances : ainsi, que l’Église Romaine n’est pas l’Église catholique, parce que celle-ci est l’Église universelle, tandis que l’Église Romaine n’est qu’une Église particulière. L’Église Romaine a quitté la vraie foi chrétienne quand elle a commencé de prêcher que l’homme pouvait trouver son salut par des œuvres, alors que seul le sang de Jésus Christ est salvateur. Forcé à témoigner, Pomponio reste fidèle à ses convictions et refuse de fournir toute autre information sur ses coreligionnaires – ce qui, en logique inquisitoriale, vaut preuve évidente de son obstination.
9Il peut tout de même communiquer depuis sa prison. Le 21 juillet, il écrit à ses amis une lettre émouvante, dans laquelle il leur assure qu’il a trouvé tout le miel dans la fosse aux lions, et qu’il envisage son avenir avec sérénité – ignorant que Padoue ne serait pas la dernière étape de sa vie. Car il est au mauvais moment au mauvais endroit. Elu pape en mai 1555, Paul IV Carafa s’intéresse très rapidement au cas Pomponio. Dès août est prise une procédure d’extradition, pour pouvoir prononcer la sentence à Rome. Les autorités vénitiennes hésitent. Enfin, le 14 mars 1556, le Conseil des Dix approuve l’extradition à Rome de Pomponio.
10À Rome, Pomponio reste dans la prison du Saint Office, sur le Campidoglio, jusqu’à sa condamnation à mort. Comme c’est la coutume, la nuit précédant son exécution, il est visité par les représentants de la Confrérie de Saint-Jean-Baptiste, qui veulent le consoler et lui donner les sacrements. Cependant, même à la veille de sa mort, il ne montre aucune « repentance », refuse confession et eucharistie. Le lendemain matin, les frères le conduisent à la Piazza Navona, où il est brûlé vif comme hérétique obstiné et opiniâtre. L’ambassadeur de Venise, qui a assisté à l’exécution, témoigne du courage et de la bravoure de Pomponio lors de son châtiment. Toutefois, il ne mentionne que le fait que Pomponio a été brûlé vif. D’autres auteurs décrivent un supplice plus horrible encore : cuit dans l’huile bouillante et la poix, il resta vivant 15 longues minutes avant de mourir sans crier ni se plaindre. Ces auteurs mentionnent également que lui-même s’est explicitement considéré comme un martyr : « Suscipe Domine Deus meus et famulum martirem tuum », auraient été ses dernières paroles – ce qui suggère déjà une description hagiographique. Les sources primaires, quant à elles, qui ne parlent que de bûcher, témoignent de sa fermeté et de son courage au long de ses deux procès, à Padoue et à Rome. Cela nous amène à la question : quelles étaient les croyances religieuses pour lesquelles Pomponio était prêt à supporter cette cruelle mort avec une telle bravoure ?
11Probablement inspiré par le best-seller du XVIe siècle, « Beneficio di Cristo », publié en 1543, Pomponio a exprimé la foi qu’il n’est d’autre sacrement que le Baptême et l’Eucharistie, que dans l’Eucharistie ne sont présents que du pain et du vin, qu’il n’y a pas de purgatoire, que nul ne peut être sauvé par de bonnes œuvres et que l’Église romaine n’est pas l’Église catholique. Ces propositions semblent, à première vue, certainement protestantes. Et elles sont en conséquence décrites aussi comme protestantes par les historiens du XIXe siècle qui se sont intéressés à Pomponio. Cependant, depuis la fin du XXe siècle, la recherche convient que les frontières ne sont pas si simples ni si claires : impossible de considérer simplement comme catholiques ceux qui font leur salut par les bonnes œuvres et comme protestants ceux qui ne se réclament que du principe de la « sola fide ». En 1914, Pierre de la Tour Imbart a créé le terme d’évangélisme pour désigner d’une part les adeptes d’Érasme et d’autre part divers courants cherchant le salut « sola fide ». Donc, même au sein du catholicisme – mais bien sur le bord gauche – il y avait une place pour ceux qui regardaient la foi seule comme la clef du salut.
12Cependant, le terme « évangélisme » sera toujours un terme ambigu. Mais même s’il n’a pas la clarté terminologique suffisante pour séparer les protestants du côté catholique, cela apparait justement comme son avantage : il indique clairement qu’une telle frontière, dans cette première phase de l’ère confessionnelle, restera toujours floue. En principe à cette époque tous les chrétiens en Europe occidentale étaient à la recherche de la réalisation de l’authentique message du Christ. Ils ont découvert souvent les mêmes questions, ont souvent identifié les mêmes problèmes et ont souvent donné des réponses identiques. La distinction a porté dans la plupart du cas dans l’évaluation d’éléments singuliers – et dans la définition de l’Église.
13Aussi pour Pomponio ce n’est pas la critique de l’institution qui compte, mais le fait que les racines de l’Église sont dans Jésus Christ, seule origine de l’universalité de l’Église – et non la référence à une suprématie locale comme Rome. Mais même si, pour les représentants de l’évangélisme, la réforme structurelle de l’institution n’est pas nécessairement au premier plan, leurs convictions mettent indirectement en cause la structure d’Église. Mettant l’accent sur la responsabilité individuelle dans l’étude des Écritures, ils minimisent d’autant le rôle de l’institution pour le salut de l’individu.
14Il y a une composante presque tragique chez Paul IV, ce pape animé lui-même si vivement par des désirs de réforme qui a persécuté les « réformateurs » les plus ardents et les a mis à mort. Radical lui même, il lui fut impossible de comprendre ni tolérer d’autres radicaux – si bien qu’il est entré dans l’histoire comme un « monstre », et Pomponio comme un « martyr ». Ces jugements de valeur sont intégrés dans le corpus de la lutte interconfessionelle. Parce que même si Pomponio ne peut être considéré avec une certitude absolue comme un « luthérien », l’historiographie protestante – procédant de manière quasi-hagiographique – l’a reconnu comme tel, à commencer par l’instrumentalisation de ses dernières paroles, qui posent explicitement la question du martyre.
15L’intérêt des protestants pour Pomponio vient du fait que son sort a fait de façon spectaculaire le tour de l’Italie et bientôt du reste de l’Europe, à cause de son héroïsme. Un rôle important a été joué par les italiens de l’exil. À cause de la répression de plus en plus sévère de l’Inquisition romaine, de nombreux partisans de l’évangélisme ont été forcés de fuir à l’étranger pour sauver leur vie. Rome était devenue un piège extrêmement dangereux. Les annales de la Confrérie Saint-Jean-Baptiste, qui prenait soin des condamnés à mort avant l’exécution, témoignent ainsi de l’exécution à Rome d’un certain nombre d’étrangers, en particulier des protestants et les juifs. Naturellement, les refuges privilégiés pour les fugitifs étaient les pays sous gouvernement protestant.
16Comme nous l’avons décrit en détail ailleurs2, pour les premiers protestants la question théologique face à la persécution des hérétiques était vitale. Il s’agit de leur propre identité comme vrais disciples du Christ et comme Église véritable. Dans ce processus de création d’une identité, l’histoire aussi est « réinterprétée » : ceux qui ont été persécutés par l’Église catholique étaient en fait des martyrs, morts pour la vraie foi chrétienne. Et les hérétiques, c’étaient les représentants de l’église catholique en tant que des persécuteurs des vrais chrétiens.
17En Suisse, Bâle était devenu l’un des hauts lieux de la communauté italienne en exil. Ainsi le réformateur anglais John Foxe, réfugié à Bâle durant le règne de la catholique Mary Tudor et rentré en Angleterre sous Elisabeth I, put-il achever un « Livre des Martyrs » où Pomponius est mentionné comme l’un des martyrs chrétiens. Le « martyr » Pomponio sera réellement découvert lorsque l’intérêt pour Giordano Bruno aura grandi, au point que, en 1889, malgré l’opposition véhémente du pape Léon XIII, un monument à la mémoire de Bruno fut érigé à l’emplacement de son exécution, le Campo di Fiore. Les parallèles avec Pomponio font réfléchir : Giordano connaissait-il le sort de Pomponio, qui était comme lui un fils de Nola ? Peut-être même le verdict prononcé contre Pomponio a-t-il influencé la procédure romaine contre Bruno, originaire du même « nid hérétique » ?
18Ainsi, demeure un arrière-goût amer d’exploitation par les deux côtés. L’intensification de l’hérésie apparaissait particulièrement menaçante à Paul IV, parce qu’il reconnaissait, jusque dans la Curie, une tendance vers un accord possible avec les protestants – ce qui était parfaitement impensable pour un homme comme lui. Son programme a été tout entier tourné vers la confrontation, ultime et absolue. Il n’est pas surprenant que sous son règne la pratique inquisitoriale ait connu une certaine connotation « démocratique » : les prisons n’étaient pas seulement remplies d’étrangers et de laïcs, mais surtout de cardinaux et de hauts ministres de la curie. Sous sa direction, l’Inquisition romaine fonctionnait comme un moyen d’influencer et de contrôler la Curie. Avec Pomponio, il a voulu ériger un exemple au regard des tendances « libérales » qui caractérisaient la République de Venise – et en même temps montrer aux Romains sa main de fer vis à vis de toutes les sortes d’hérétiques. Et les Romains ont bien compris… La réaction du peuple de Rome à la mort du Pape, en 1559, fut une énorme émeute au cours de laquelle furent démolis les bâtiments de l’Inquisition – d’ailleurs construits aux frais du pape – et furent détruites les archives de l’inquisition, fait regrettable pour l’historien, parce qu’ainsi ont disparu, entre autres, les protocoles du procès romain de Pomponio. De l’autre côté, les protestants ont monopolisé Pomponio sans hésitation pour leur propre point de vue historique – même si on peut se demander si Pomponio fit vraiment partie du protestantisme explicite. De cette façon, les jugements sont répartis en toute clarté : le monstre, c’est le pape, le martyr, c’est la victime. Mais la réalité n’est pas si simple…
Notes de bas de page
1 Un article détaillé vient d’être publié en février : D. Müller, « Pomponio DÁlgieri und Paul IV. : Der Glaube des Einzelnen und das Räderwerk der Römischen Inquisition », dans : P. van Geest et R. Regoli (éd.), Suavis Laborum Memoriae. Chiesa, Papato e Curia Romana tra storia e teologia, Scritti in onore di Marcel Chappin SJ per il suo 70e compleanno (Collectanea Archivi Vaticani 88), Città del Vaticano, Archivio Segrato Vaticano, 2013, p. 85-107, avec des références de sources.
2 Voir D. Müeller, « Ohne Ketzer gibt es keine Geschichte ». Geschiedenis van ketters is geschiedenis van de kerk, Inauguralrede vom 01.02.2001 aan de Katholieke Universiteit te Utrecht, afdeeling publicatie, 2001.
Auteur
Professeur Université de Nijmengen (Pays Bas).
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