Les débuts de la dissidence des bons hommes en Languedoc. Au temps de la dénomination Ariana haeresis
p. 67-85
Texte intégral
1L’opposition exprimée contre l’autorité de l’Église de Rome par des individus qui se nomment « bons hommes » dans le Languedoc de la deuxième moitié du XIIe siècle les conduit à la dissidence. J’entends par ce terme apparu quelques siècles plus tard, au temps des contestations religieuses liées à la Réforme Protestante, l’acte par lequel ces individus « se séparent », « s’éloignent » de l’autorité religieuse représentée alors par l’Église de Rome. Dès les premiers documents attestant de l’apparition de la dissidence des bons hommes, il est permis de constater que la critique et mise en cause qu’ils expriment envers l’autorité religieuse représentée par la Papauté de l’époque apparait intimement liée à la contestation de nature politique et sociale véhiculée par des élites, ecclésiastiques et laïques.
2C’est moins aux mécanismes d’élaboration intellectuelle de cette dissidence1 qu’aux facteurs politiques, sociaux, économiques et religieux permettant d’expliquer son implantation dans les territoires méridionaux à partir du milieu du XIIe siècle que je m’intéresserai. Je propose aussi de revenir sur la dénomination Ariani ou Ariana haeresis donnée aux hérétiques du Midi par les chroniqueurs catholiques du XIIe siècle.
Les sources pour l’étude des bons hommes
3Les documents permettant d’approcher la dissidence des bons hommes du Languedoc sont nombreux. Les plus abondants, bien que plus tardifs, sont les registres de l’Inquisition. Les renseignements portés par les déposants devant l’Inquisition à partir de la deuxième moitié du XIIIe siècle, peuvent remonter jusqu’à la fin du XIIe et les débuts du XIIIe siècle. Cette information peut être croisée avec celle provenant d’autres documents d’origine ecclésiastique (chroniques, législation conciliaire, lettres de consultation, traités de polémique, etc.) et laïque (cartulaires, archives consulaires, enquêtes royales…), mais aussi des documents issus du milieu dissident lui-même. Ces derniers permettent d’approcher la dissidence depuis l’intérieur. Ce vaste ensemble documentaire permet de mesurer l’impact de la dissidence dans la population méridionale, d’éclairer les raisons pouvant expliquer son implantation sur ces territoires puis d’identifier les catégories sociales qui, non seulement ont facilité l’accueil de la dissidence mais ont aussi alimenté les rangs de son clergé.
4Parmi ce vaste ensemble documentaire, nous disposons d’un dossier qui est probablement le plus ancien témoignage attestant de l’existence des adeptes d’une secte qui se nommaient « bons hommes »2. Je fais référence aux actes de Lombers, de 1165, contenant le rapport du premier jugement – tout au moins le premier attesté – contre les « bons hommes » qui vivaient sous la protection des chevaliers du castrum de Lombers (Tarn), dans l’Albigeois. Contrairement à un autre document de l’époque dont l’authenticité a été contestée, encore récemment3, les actes de Lombers n’ont pas fait l’objet d’une étude diplomatique approfondie. Quelques années plus tard, en 1178, deux autres jugements d’hérétiques sont tenus à Toulouse et connus, entre autres, par le rapport de la deuxième mission cistercienne contre l’hérésie conduite par le légat pontifical, Pierre de Pavie, et l’abbé de Clairvaux, Henri de Marcy. Les sources rapportant ces différents procès apportent des informations essentielles sur les débuts de la dissidence des bons hommes dans le Languedoc et sur les mesures prises par l’Église post-grégorienne contre l’hérésie dont elle fait l’affaire par excellence.
Les premiers procès pour hérésie (1165, 1178)
5La tradition manuscrite a transmis, à tort, sous le nom de « concile » deux versions des actes rapportant le déroulement d’une assemblée organisée à l’initiative de la hiérarchie catholique méridionale où l’on voit interrogés et jugés comme hérétiques les adeptes de la secte des « bons hommes » de Lombers, protégés par les chevaliers du castrum4. Assemblées d’Église, les conciles étaient en effet des réunions principalement ou exclusivement d’évêques qui pouvaient, non seulement légiférer (définir le dogme, fixer la discipline), mais aussi parfois juger ceux qui s’écartaient des principes et des règles de vie chrétienne. D’autres clercs (abbés principalement) et des laïcs de haut rang pouvaient aussi y participer5.
6Résumons le contenu des actes de Lombers. Convoquée en 1165 à l’initiative de l’évêque d’Albi, l’assemblée avait en effet réunie les principaux prélats de la région : l’archevêque de Narbonne, les évêques d’Albi, Toulouse, Nîmes, Lodève et Agde, puis les abbés de Castres, de Candeil, de Gaillac et d’Ardourel (diocèse d’Albi), de Saint Pons et de Fontfroide (diocèse de Narbonne) puis de Cendras (diocèse de Nîmes), ainsi que les grands seigneurs laïcs de la région : le vicomte Raimond Trencavel, Constance, épouse du comte de Toulouse et sœur du roi de France, Louis VII, le vicomte Sicard de Lautrec et Isarn de Dourgne6. À la demande de l’évêque d’Albi, l’évêque de Lodève, Gaucelm, ancien abbé d’Aniane7, polémiste antihérétique réputé8, en qualité d’arbitre et assesseur et assisté de quatre autres assesseurs, dont trois sont des abbés de l’Albigeois – l’abbé de Castres, de l’Ardourel, de Candeil –, (le quatrième étant un clerc, Arnaldo Bebeno ou de Hebeno), interroge les « bons hommes » sur six chefs d’accusation concernant leurs croyances. Après les avoir entendus, l’archevêque de Narbonne, l’évêque de Nîmes et les abbés de Cendras et de Fontfroide avancent des autorités du Nouveau Testament, puis Gaucelm de Lodève prononce la sentence. Il juge que ceux qui s’appellent « bons hommes » sont des hérétiques et il condamne la secte d’Olivier et ses adeptes comme hérétiques, ainsi que ceux qui soutiennent la secte de Lombers, où qu’ils se trouvent9.
7Révoltés, les « bons hommes » ripostent en accusant à leur tour l’assesseur catholique d’être lui-même un hérétique, un loup rapace et un hypocrite ennemi de Dieu. L’évêque de Lodève se défend en affirmant que la sentence a été prononcée selon la justice et les menace de prouver leur hérésie devant toutes les cours de justice : celle du pape Alexandre III, du roi de France Louis VII, du comte de Toulouse, Raymond V ou de son épouse, Constance, présente à l’assemblée, ainsi que devant la cour du vicomte Trencavel, Raimond, également présent. Face aux menaces, les « bons hommes » se tournent vers la foule et prononcent une profession de foi tout à fait orthodoxe, après laquelle Gaucelm leur demande de jurer sur la véracité de la foi qu’ils ont prononcée. Ils refusent en argumentant que jurer est contraire au message de l’Évangile et des Épîtres. L’évêque de Lodève, à l’aide des citations scripturaires, rétorque en disant que récuser le serment est une interprétation hérétique des Ecritures. Acculés, les « bons hommes » rappellent qu’ils s’étaient mis d’accord avec l’évêque d’Albi pour qu’il ne les oblige pas à prêter serment. Ce que l’évêque d’Albi nie. Afin de trancher la question, l’évêque d’Albi confirme et approuve la sentence prononcée par Gaucelm. Il demande enfin aux milites de Lombers de ne plus offrir protection aux hérétiques et de respecter ainsi le pacte passé avec lui. Il ne prononce pas d’anathème contre les chevaliers, les autres prélats présents faisant de même. Seul l’évêque d’Agde prononce l’excommunication contre eux et contre tous ceux qui les écoutent ou les protègent et jusqu’à ce qu’ils se soumettent. L’acte du procès s’achève par l’approbation et la signature des assesseurs mandatés par la partie catholique, ainsi que des autres personnalités ecclésiastiques et laïques, les derniers confirmant le jugement mais sans s’engager davantage.
8S’agit-il donc des actes d’un concile ?
9Convoqué par les autorités ecclésiastiques régionales, le procès de Lombers pourrait apparaître comme une assemblée de concile. Néanmoins, la présence des représentants de l’autorité laïque et la procédure appliquée rappellent plutôt un arbitrage, procès de justice où s’affrontaient les membres de la haute aristocratie de l’époque10.
10Quelques années plus tard, en 1178, deux nouveaux procès pour hérésie seront menés par les responsables de la mission cistercienne qui, avec le soutien des pouvoirs laïcs, relancent la lutte contre l’hérésie dans le Midi. Soutenue par les rois de France et d’Angleterre qui, sans y participer, se présentent comme défenseurs de la foi – après avoir signé la paix en septembre 1177 –, la nouvelle légation était dirigée par le légat et cardinal de Pavie, Pierre de Saint Chrysogone et l’abbé de Clairvaux, Henri de Marcy. Accompagnent la mission des représentants de l’espace Plantagenêt et Français : Guarin, ancien cistercien et archevêque de Bourges et plusieurs prélats de l’espace Plantagenêt, tels l’évêque de Bath, Réginald Fitzjocelin, et l’évêque de Poitiers, Jean Belles-Mains d’origine anglaise11. La précédente légation cistercienne – celle de 1145, dirigée par l’abbé Bernard de Clairvaux – avait déjà parcouru les villes d’Albi et de Toulouse, ainsi que les campagnes toulousaines (Verfeil, Saint Paul Cap de Joux), prêchant contre l’hérésie du moine Henri qu’elle était venue combattre. Si la prédication du moine Henri avait connu un meilleur succès et accueil dans les campagnes de l’Albigeois et du Toulousain, le rapporteur de la mission cistercienne, Geoffroy d’Auxerre, affirme que l’abbé de Cîteaux avait identifié à Toulouse d’autres hérétiques que la population qualifiait d’Ariens – appelés tisserands dans les régions du nord de la France. D’après le rapporteur, les Ariens avaient déjà contaminé la ville et parmi eux se trouvaient les membres les plus importants de la cité12. En 1178, la légation cistercienne ne reçoit pas un accueil très favorable. Agissant d’abord sur Toulouse, après avoir sollicité la collaboration de l’évêque, du clergé et des consuls de la ville, elle parvient à se procurer une liste d’hérétiques parmi les plus notoires de la ville. Elle organise ensuite un procès contre eux, l’interrogatoire des hérétiques commençant par l’un des membres influents du patriciat urbain, Pierre Maurand, qualifié par la population de « prince des hérétiques ». Refusant la convocation des légats, malgré les appels du comte de Toulouse pour qu’il comparaisse, il finit par accepter suivant les conseils de ses amis. Soumis à interrogatoire, conduit probablement par l’abbé de Clairvaux, Henri de Marcy, Pierre Maurand est ainsi interpellé : « Allons Pierre, tes concitoyens t’accusent d’avoir abandonné les principes de la vraie foi et d’être tombé dans la perversité de l’hérésie arienne »13.
11Lorsqu’il lui est demandé de prêter serment pour confirmer la véracité de ses arguments, il refuse en arguant qu’un homme noble et illustre comme lui devait être cru sur simple assertion. Acceptant enfin de jurer et de dire la vérité, il répond à la question sur le sacrement de l’eucharistie, niant que le pain consacré à la messe par le ministère du prêtre soit le corps du Christ. Déclaré hérétique et emprisonné par le comte de Toulouse, il finit par abjurer l’hérésie devant le comte et les principaux seigneurs de la ville. La cérémonie de réconciliation eut lieu dans l’église Saint Sernin et Pierre Maurand n’échappa pas à une dure pénitence. Il fut condamné à partir en pèlerinage à Jérusalem et à y demeurer pendant trois ans au service des pauvres, à restituer les biens qu’il avait pris aux églises, à rendre les usures qu’il avait exigées et de réparer les dommages faits aux pauvres. Il dut aussi raser un castrum (la tour de son hôtel de la rue du Taur) qui avait servi de lieu de réunion aux hérétiques14.
12Après avoir agi à Toulouse, les légats se dirigent vers l’Albigeois, dans les terres du vicomte Trencavel, Roger II. En l’absence de ce dernier, la légation rencontre son épouse, la vicomtesse Adélaïde, fille du comte de Toulouse, Raymond V. Pour avoir emprisonné l’évêque d’Albi, le vicomte est excommunié à Castres en 1178, au nom des légats et des rois de France et d’Angleterre15. Rappelons que, parmi les membres de la mission cistercienne se trouvaient aussi des représentants de la cour angevine, cas de Raymond, vicomte de Turenne, vassal du roi d’Angleterre, ainsi probablement que le chroniqueur anglais Roger de Hoveden16. Avant de quitter l’Albigeois, la légation rencontre deux représentants toulousains de la dissidence des bons hommes, Raymond de Baimiac et Bernard Raymond17. Réfugiés probablement à Lavaur, dans les territoires voisins du vicomte Trencavel, les dissidents échappaient à l’édit d’expulsion contre les hérétiques promulgué par le comte de Toulouse Raymond V. En se présentant devant la légation, ils acceptaient de se soumettre au jugement sur leur foi si les membres de la légation s’engageaient ensuite à les laisser partir. L’évêque de Bath et le vicomte de Turenne acceptèrent la proposition. Ce nouveau procès pour hérésie eu lieu à la cathédrale de Toulouse et fut mené par Henri de Marcy, assisté de l’évêque de Poitiers et d’autres juges, ainsi que du comte de Toulouse, Raymond V. Devant plusieurs centaines de clercs et des laïcs, l’abbé de Clairvaux demanda aux deux dissidents d’avouer leurs croyances. S’exprimant en langue d’oc, ne pouvant pas le faire en latin comme Henri de Marcy le leur demandait, ils finirent par présenter, comme à Lombers, un exposé tout à fait orthodoxe de leur foi (en langue vulgaire). Le comte et d’autres assistants les accusant de mensonge, le prélat leur demanda de prêter serment pour confirmer la véracité de leur exposé. Comme les « bons hommes » de Lombers et Pierre Maurand à Toulouse, les hérétiques refusèrent, argumentant que prêter serment était défendu dans les Écritures. Le légat jugea alors les deux dissidents et leurs complices comme hérétiques et prononça leur excommunication, considérant leur prédication comme fausse et contraire à celle de l’Église catholique. Munis du sauf-conduit, les hérétiques partirent ensuite vers les domaines où ils habitaient sous protection18.
13Ces deux nouveaux procès pour hérésie à Toulouse précédent et anticipent d’une année le IIIe Concile de Latran qui se tiendra en 1179, où de nouvelles mesures contre les hérétiques furent adoptées et appliquées. En témoigne l’organisation par les cisterciens d’une expédition armée contre la ville de Lavaur, en 1181.
Des procès contre l’Ariana haeresis
14Revenons sur la documentation rapportant ces procès pour hérésie et plus précisément sur les deux versions des actes du procès de Lombers. Des différences sont à signaler. L’auteur de la version abrégée, Roger de Hoveden, chroniqueur du roi anglais Henri II, insère dans sa Chronique, rédigée à partir de 1190, une copie résumée du procès de Lombers. Le rapport précède les lettres circulaires envoyées par les légats cisterciens relatant leur action contre l’hérésie dans le Languedoc, en 1178 et 118119. Quelques détails attirent notre attention. Dans l’énoncé du rapport de Lombers – titulum –, le chroniqueur anglais présente l’événement comme suit : « La même année [1176] fut condamné par l’archevêque, évêques et autres religieux et honnêtes souscripteurs, l’Ariana haeresis qui infectait toute la province de Toulouse ».
15Le rapport de Roger de Hoveden s’ensuit et commence ainsi :
Ils se trouvaient dans la province de Toulouse les hérétiques qui se faisaient appeler bons hommes et étaient sous la protection des chevaliers de Lombers. Ils proposaient et instruisaient le peuple contre la foi chrétienne en disant qu’ils ne recevaient pas la Loi de Moïse, ni les Prophètes, ni les Psaumes, ni l’Ancien Testament ; ni les docteurs du Nouveau Testament mais uniquement les Évangiles, les Épîtres de Paul et les sept Épîtres canoniques, ainsi que les Actes des Apôtres et l’Apocalypse…20
16Plaçant en 1176 dans le Toulousain l’affaire de Lombers, le chroniqueur anglais justifiait ainsi l’arrivée de la deuxième légation cistercienne deux ans après, en 1178, soutenue par son monarque ainsi que par le roi de France. Car, comme Roger de Hoveden l’affirme lui-même, la raison de cette nouvelle légation cistercienne dans le Midi était que « l’Ariana haeresis, condamnée précédemment dans la province de Toulouse, est ravivée »21.
17Hormis le titre et les débuts du rapport, abrégés par rapport à la version plus longue (publiée entre autres par G. Mansi), les deux versions des actes de Lombers sont pratiquement identiques. Proche des événements et probablement liée à la légation cistercienne, l’intervention de Roger de Hoveden en Languedoc répond à la mission confiée par le roi anglais, Henri II, de recueillir des informations sur l’expansion de l’hérésie dans le Toulousain. Dans sa lutte contre l’hérésie, le Pape Alexandre III avait fait appel aux services des rois français et anglais, réconciliés comme on sait depuis 1177. Des ecclésiastiques des deux royaumes furent alors envoyés dans le Midi, Roger de Hoveden se trouvant probablement parmi eux pour défendre les intérêts de son monarque. Il reprend dans sa chronique, rédigée à partir des années 1190, les lettres des légats cisterciens – le cardinal Pierre de Saint Chrysogone et l’abbé Henri de Marcy – rapportant leur mission de 117822. Parmi les documents, il introduit le rapport du procès de Lombers, le plaçant à Toulouse et identifiant l’hérésie des « bons hommes » avec l’Ariana haeresis. Rappelons que précédemment, en 1145, le rapport de la visite de Bernard de Clairvaux dans le Midi, dénonçait, outre les adeptes du moine Henri, d’autres hérétiques qualifiés d’« Ariens », qui étaient recrutés parmi les élites de Toulouse. De même, en 1178, lors du procès de Pierre Maurand à Toulouse, la légation cistercienne accusait ce membre du patriciat urbain d’être tombé dans la perversion de l’Ariana haeresis. L’un des deux membres de la dissidence toulousaine, Bernard Raymond, jugé hérétique par la même légation cistercienne en 1178 à Toulouse et ayant abjuré en 1181, devient chanoine de la cathédrale Saint Étienne de Toulouse. Aux dires du chroniqueur toulousain Guillaume de Puylaurens, il était surnommé « l’Arien » encore des années plus tard par les Toulousains23.
18Plaçons dans le contexte du Midi des années 1140-1180 l’apparition de la dissidence des bons hommes, l’Ariana haeresis comme la qualifient les sources catholiques de l’époque.
L’arrière-plan des procès
19Le Midi de la France est dans les années 1160 le scénario d’un très long conflit, celui de la « grande guerre méridionale » qui, durant presque un siècle, de 1112 à 1198, vit s’affronter les comtes de Toulouse aux comtes de Barcelone, rois d’Aragon depuis 1151. Ce dernier parti fut adopté très tôt par la vicomtesse de Narbonne, le seigneur de Montpellier, et, à un plus haut niveau, le roi d’Angleterre, Henri II Plantagenêt. Marié à Aliénor d’Aquitaine en 1152, Henri II réclamait les droits de sa femme sur Toulouse. En 1130, les vicomtes Trencavel s’allient aux rois d’Aragon et d’Angleterre, et à partir de 1142, entrent aussi en guerre contre les comtes de Toulouse afin d’échapper à leur pouvoir.
20Succédant à Alphonse-Jourdain en 1148, Raymond V de Toulouse qui a épousé Constance, sœur du roi de France, est soutenu contre les Plantagenêt par l’archevêque de Narbonne24, les seigneurs de Castres, les Sabran25, les Baux26 et Louis VII, roi de France27. En 1158, il doit affronter la coalition des Trencavel et des rois anglais et aragonais. Dans ce contexte de guerre méridionale, le pape Alexandre III, alors en conflit contre l’empereur Frédéric Barberousse, s’appuie sur le roi anglais Henri II (1154-1189) pour réunir à Tours, dans les territoires de ce dernier, un concile en mai 1163. C’est alors que le Toulousain est désigné comme principale terre d’hérésie. Un mois plus tard, en juin 1163, la paix est signée entre les ennemis de la région, le comte de Toulouse, Raymond V, et le vicomte Raymond Trencavel, le premier ayant réussi à vaincre le second grâce à l’intervention du roi de France. Dans ce contexte politique de grande tension et profitant du moment de répit apporté par la paix récemment signée entre le comte de Toulouse et le vicomte Trencavel, les deux princes acceptent de participer au procès pour hérésie de Lombers, organisé, en mai ou juin 1165, par la hiérarchie catholique méridionale contre les « bons hommes » protégés par les chevaliers de Lombers. La hiérarchie catholique méridionale a pu profiter du relâchement puis de la fragmentation des pouvoirs laïcs, conséquence de la longue guerre méridionale, pour gagner de plus en plus de terrain. Il n’est pas étonnant que l’évêque catholique d’Albi, Guillaume III28, soit à l’initiative du procès réunissant les principaux représentants ecclésiastiques de la région et les plus hautes instances laïques du Midi. Il visait certainement, outre les « bons hommes », leurs protecteurs, les chevaliers de Lombers, castrum situé dans son diocèse. En effet, les zones rurales de sa juridiction, à dominante castrale, représentaient probablement un frein aux ambitions de l’évêque pour élargir sa propre juridiction temporelle hors du milieu urbain qui lui était favorable. Le procès pour hérésie de Lombers doit ainsi se placer dans le contexte de luttes de pouvoir qu’entretiennent évêques et comtes – episcopatus/comitatus – pour s’affranchir des juridictions urbaines, les premiers prétextant appliquer la réforme grégorienne et donc l’obligation faite aux laïcs de rendre les revenus ecclésiastiques qu’ils avaient collectés jusqu’alors29.
Quelle était l’origine des « bons hommes »
21Jugés et condamnés comme hérétiques, les « bons hommes » de Lombers ont une origine assez obscure. Installés et protégés par les chevaliers de Lombers, les « bons hommes » pouvaient appartenir à une secte dont le nom évoquait la qualité spirituelle de ses membres – rappelons que d’autres religieux de l’époque, cas des Grandmontains, s’appelaient aussi « bons hommes ». Il est possible qu’à l’origine de la secte aient pu se trouver des clercs méridionaux en rupture avec le modèle d’Église et de société chrétienne que la papauté de Rome voulait imposer après la « réforme grégorienne ». Situant le Pape à la tête de l’Église et de la société toute entière, se plaçant au-dessus de tous les pouvoirs, spirituel et temporel, ce modèle théocratique a aussi rencontré de la résistance au sein des pouvoirs méridionaux, autant laïques qu’ecclésiastiques. Au sein des premiers, les luttes internes visant le renforcement de l’autorité princière sur ses domaines ont pu faciliter le développement d’un anticléricalisme romain insufflé par la dissidence elle-même. Geoffroy d’Auxerre dans son rapport de la première légation cistercienne dans le Midi en 1145, affirmait que les adeptes du moine Henri étaient particulièrement bien accueillis dans les castra des campagnes toulousaines et albigeoises nourrissant l’anticléricalisme contre l’Église et le pape de Rome. Les autres hérétiques repérés par Bernard de Clairvaux et qualifiés d’« Ariens » étaient recrutés parmi les élites de Toulouse. Ces premiers documents apportent donc des renseignements sur l’origine sociale des adeptes et sympathisants de la dissidence des bons hommes au début du mouvement. Ce sont les élites villageoises et urbaines de l’Albigeois et du Toulousain qui ont prêté un accueil favorable aux bons hommes, ces derniers étant recrutés parmi ces élites30. Comme à Lombers, la dissidence a en effet pénétré le milieu rural, celui de la petite noblesse des bourgs castraux des territoires des trois principales principautés du Midi : comté de Toulouse, vicomtés de Trencavel et comté de Foix. En accueillant et en protégeant les bons hommes, l’aristocratie rurale a pu manifester son mécontentement envers la situation d’appauvrissement économique et social à laquelle elle se voyait confrontée, crise allant s’aggravant dès le milieu du XIIe siècle. Elle a pu prêter une oreille attentive aux prédications des clercs en rupture avec Rome, surtout que celle-ci, suite aux acquis de la « réforme grégorienne », exigeait à l’aristocratie laïque de lui verser certains revenus ecclésiastiques qu’elle lui avait usurpés, comme la dîme. Celle-ci représentait une des principales ressources économiques pour les familles méridionales qui, à cette époque, en l’absence du droit d’aînesse, étaient obligées de partager une même seigneurie entre un nombre croissant d’ayants droit31. Ainsi, Lombers comptait en 1209 une cinquantaine de coseigneurs, et en 1165 leur nombre devait être déjà assez élevé32.
22On doit le constater, dans le procès pour hérésie contre les « bons hommes » de Lombers, au-delà des « bons hommes », ce sont les chevaliers du castrum de Lombers, puis leur seigneur, le vicomte Raymond Trencavel, qui sont visés pour prêter protection aux adeptes de la secte. Prêter de l’aide et/ou protéger les hérétiques avait été formellement condamné dans le canon quatre du Concile de Tours, tenu deux ans auparavant, en 116333. Des mesures pour respecter la nouvelle législation ecclésiastique ont certainement été adoptées du lendemain du concile, l’organisation du procès contre les « bons hommes » de Lombers en fait sans doute partie. Le procès plaçait géographiquement l’hérésie dans l’Albigeois, domaine des Trencavel, pouvant s’ajouter aux territoires de la Gascogne et de Toulouse où l’hérésie se répandait aux dires du concile de Tours.
23Il faut pourtant attendre le IIIe concile de Latran, en 1179, pour assister à la cristallisation de cette localisation de l’hérésie dans les deux espaces princiers du Midi soumis à l’autorité comtale de Toulouse : « dans la Gascogne, l’Albigeois et le pays Toulousain et dans d’autres lieux, s’est répandue… la perversité des hérétiques qu’on appelle, les uns Cathares, les autres Patarins, d’autres Publicains et d’autres par d’autres noms encore… »34. En 1178, les deux procès pour hérésie qui avaient précédé l’organisation du concile renforcent cette localisation géographique et inspirent les mesures contre l’hérésie adoptées un an après lors du IIIe concile de Latran.
24Par ailleurs, outre les castra dans le milieu rural, les villes sont aussi des espaces d’accueil et de recrutement de la dissidence. Dans le milieu urbain, oligarchies et bourgeoisie, dont le pouvoir politique et économique ne cessait de s’accroître, freinant l’ascension du pouvoir des grands seigneurs féodaux, ont pu également jouer la carte de l’hérésie pour exprimer leur désaccord. Pour sa part, le comte de Toulouse, Raymond V, confronté à la résistance de l’aristocratie locale, laïque et ecclésiastique, et d’un patriciat urbain de plus en plus puissant, a pu être acculé par la légation pontificale – soutenue par les rois anglais et français –, utilisant à son profit l’accusation d’hérésie pour contrecarrer l’ambition de ses opposants. Le procès pour hérésie contre Pierre Maurand – membre du patriciat urbain et l’un des hérétiques parmi les plus notoires de Toulouse –, pourrait en témoigner35. De là à faire appel aux cisterciens pour lui venir en aide…, aujourd’hui la démarche du comte toulousain est contestée. Comme l’a noté Robert Moore, le chroniqueur anglais Roger de Hoveden – probablement présent dans le Midi lors de la mission cistercienne de 1178 – ne fait aucune mention de la lettre que Raymond V aurait envoyée en 1177 au chapitre de Cîteaux, dans laquelle il aurait appelé les cisterciens à venir combattre « l’hérésie qui se répandait parmi les plus nobles de sa terre »36. Forgerie cistercienne ? La lettre a certes servi à justifier la dite mission menée contre l’hérésie du Midi un an plus tard, ainsi que la répression militaire qui s’ensuit. Les lettres rapportant la mission de 1178 et la version du chroniqueur anglais du procès de Lombers coïncident pour présenter les procès contre l’Ariana haeresis dans le Toulousain, domaines où la dite hérésie s’installait auprès des élites (comme l’affirmait aussi la supposée lettre du comte de Toulouse), nécessitant d’une intervention armée pour la combattre. Outre le Toulousain, les lettres de la mission cistercienne dénonçaient aussi les seigneurs de l’Albigeois, le vicomte Trencavel et ses vassaux, comme protecteurs d’hérétiques. En 1179, le IIIe Concile de Latran, comme l’avait fait le Concile de Tours en 1163, insistait à nouveau pour présenter le soutien porté par les nobles comme cause principale de l’erreur, de l’expansion de l’hérésie dans le Midi. Deux ans plus tard, en 1181, une première expédition militaire est organisée par Henri de Marcy contre Lavaur, cité située dans les territoires toulousains des Trencavel37. Récemment nommé cardinal-évêque d’Albano, et comme le Père Congar l’a noté, « Henri de Marcy est le premier légat pontifical à avoir levé une armée et à avoir mené une expédition guerrière en pays chrétien »38. L’initiative traduit la légitimation du recours à la violence faite par les cisterciens. L’objectif était de faire appliquer les mesures contre l’hérésie adoptées par l’institution ecclésiale lors des conciles39. Devant l’expédition, la vicomtesse Adelaïde, fille du comte de Toulouse et épouse de Roger II de Béziers, ouvre la ville aux assiégés. Punition qui se voulait exemplaire contre les nobles – principaux protecteurs d’hérétiques d’après les conciles –, l’expédition contre Lavaur visait les seigneurs, vassaux du vicomte Trencavel, ce dernier excommunié trois ans auparavant par la légation cistercienne de 1178 pour avoir retenu prisonnier l’évêque d’Albi. Accusé par le nouveau légat de continuer à protéger les hérétiques, le vicomte Roger II Trencavel, sentant le danger, promet d’obéir au légat qui lève son excommunication. Les deux anciens hérétiques toulousains, toujours réfugiés à Lavaur, furent alors soumis à un nouveau procès mené par Henri de Marcy, assisté de l’archevêque d’Auch et des évêques de Cahors et de Toulouse. Les hérétiques finirent par abjurer leur foi et, convertis, furent placés comme chanoines, respectivement à Saint Etienne et à Saint Sernin.
25Pour conclure sur l’arrière-plan de ces procès pour hérésie, il est important de noter que c’est dans le rapport de cette abjuration qu’apparait pour la première fois dénoncée la croyance des dissidents du Midi dans un dualisme des principes. Le rapport de Geoffroy d’Auxerre dit ceci :
Il y en a eu qui avancèrent fermement avoir entendu dire à quelques-uns qu’il y avait deux dieux, l’un bon et l’autre mauvais, que le bon avait fait les choses invisibles et celles qui ne peuvent changer ou se corrompre ; que le mauvais avait créé le ciel, la terre et l’homme, et les autres choses visibles40.
26Plus explicite est le rapport de l’expédition sur Lavaur de Geoffroy, prieur de l’abbaye bénédictine de Vigeois (Corrèze). Il le présente dans sa chronique, rédigée en 1183. C’est lui qui utilise pour la première fois le nom d’Albigeois pour désigner les hérétiques qualifiés d’Ariens jusqu’alors dans le Midi41. Il est possible que l’expédition cistercienne contre Lavaur ait été décisive dans la construction de l’image de l’hérésie des Albigeois que vont véhiculer les cisterciens à partir du siècle suivant. En effet, à partir du lancement de la grande Croisade contre l’ensemble des territoires méridionaux, en 1209, l’appellation Albigeois renvoie de manière générale aux hérétiques du Midi, dès lors identifiés aux anciens manichéens car, comme eux, ils sont accusés d’être les adeptes d’un dualisme des principes.
Enracinement spirituel et religieux de la dissidence des bons hommes
27L’intérêt porté par les chevaliers de Lombers aux opinions des « bons hommes » – et des adeptes de la secte d’Olivier – reflète une tendance générale observée au milieu du XIIe siècle à l’intérieur de la petite noblesse gouvernant les castra de l’Albigeois, du Lauragais Toulousain, du Carcassès, mais aussi du nord Toulousain et du Bas Quercy. L’attraction que la dissidence a pu exercer sur ces élites doit s’expliquer aussi en tenant compte des réponses apportées par les dissidents dans le contexte spirituel et religieux de l’époque42.
28La crise politique, économique et sociale que traverse la noblesse castrale de l’Albigeois et du Toulousain a pu certes la rendre plus réceptive à l’attitude de ceux qui contestaient l’autorité romaine et son pouvoir temporel. Pourtant, c’est plutôt la promesse d’une embellie véhiculée par le message eschatologique et de rejet du monde des bons hommes qui aurait attiré vers la dissidence la petite noblesse menacée de disparition43. Les procès pour hérésie (Lombers et Toulouse) peuvent encore en témoigner, bien qu’ils n’apportent pas trop d’information sur le contenu de la dissidence. Malgré la « résistance passive » – l’expression est de Jean-Pierre Albert44 –, dont les dissidents soumis à jugement font preuve en avouant sous la contrainte un exposé tout à fait orthodoxe de leur foi45, on peut reconnaitre en filigrane la logique inspirant leurs croyances et certaines pratiques sacramentaires recensées plus tard dans leurs propres textes. Ainsi, interrogés par l’évêque de Lodève, Gaucelm, sur la question de savoir s’ils acceptent la Loi de Moïse, c’est-à-dire l’Ancien Testament, ils avouent se référer uniquement aux Évangiles, Épîtres de Paul, aux sept Épîtres canoniques, Actes des Apôtres et à l’Apocalypse, c’est-à-dire, donc, au Nouveau Testament. Les autres questions portent essentiellement sur l’acceptation de certains sacrements romains : baptême des enfants, eucharistie, mariage, pénitence et confession. Les « bons hommes » répondent suivant le contenu des Évangiles et Épîtres sur ces questions et évitent d’apporter de détails sur leurs propres pratiques. Ils avouent aussi leur refus de deux pratiques imposées par l’Église post-grégorienne : restitution des dîmes et prestation de serment46. Le refus du serment, les « bons hommes » de Lombers, comme les deux hérésiarques toulousains de 1178, l’appuient sur la règle de justice de l’Évangile qui interdit de jurer, de mentir, de tuer ou de juger47. En se réclamant de ces préceptes, les bons hommes expriment le profond évangélisme qui les anime48. Pour le refus de jurer, ils se réfèrent à Matthieu (5, 34-37) et à Jacques (5, 12). Contre la pratique du jugement, ils s’appuient sur Luc (6, 32), refusant ainsi toute justice temporelle, fût-elle laïque ou ecclésiastique. Il en résulte que le serment volontaire, comme le mensonge, sont ressentis par les « bons hommes » comme une atteinte, une transgression à leurs préceptes moraux49.
29Ce serait une erreur d’interpréter ces refus comme l’expression d’une révolte contre l’ordre et les fondements de la société féodale50. C’est contre l’ordre et l’autorité de l’Église de Rome que les dissidents s’insurgent, comme ils en témoignent à la fin de l’interrogatoire de Lombers. C’est alors qu’ils attaquent ouvertement les prélats romains qui, « contre les préceptes du Christ, portant des vêtements blanc fulgurant et des bagues d’or, couvertes de pierres précieuses, aux doigts, contrairement à ce qu’a prescrit Jésus », ne respectent pas la morale et l’exemple de vie apostolique, rendant indignes ainsi qu’inefficaces les sacrements qu’ils confèrent. En mettant en cause la validité de l’ordination romaine, les « bons hommes » soulèvent à nouveau le problème posé un siècle auparavant par les réformateurs grégoriens, celui de la Grâce, c’est-à-dire de la transmission du salut par le Saint Esprit. Celui-ci ne pouvait être véhiculé et assuré que lorsqu’il était conféré des mains d’un prélat digne, c’est-à-dire vivant dans le respect de la règle de Justice et de Vérité évangélique. Cette règle est celle que les bons hommes s’engageaient à observer au moment de leur entrée en vie religieuse, à la réception du consolamentum. Le rituel occitan témoigne de l’importance que les dissidents accordaient à l’observance et au respect de la règle et de ses préceptes. L’ancien, le responsable de la communauté des bons hommes, rappelait ces préceptes au candidat qui s’apprêtait à recevoir le consolamentum :
Sachez qu’il (le Christ) a commandé que l’homme ne commette ni adultère, ni homicide, ni mensonge ; qu’il ne jure aucun serment, qu’il ne prenne ni ne dérobe, qu’il ne fasse pas aux autres ce qu’il ne veut pas qui soit fait à soi-même, et que l’homme pardonne à qui lui fait du mal, et qu’il aime ses ennemis, et qu’il prie pour ses calomniateurs et pour ses accusateurs et les bénisse […]. Il convient également que vous haïssiez ce monde et ses œuvres, ainsi que les choses qui sont de lui (cf. 1 Jo 2, 15-17)51.
30Les procès pour hérésie peuvent certes témoigner du danger que la dissidence des bons hommes a pu représenter pour la construction ecclésiologique catholique. En contestant la hiérarchie catholique et sa doctrine des sacrements, c’est toute la conception catholique du salut et des moyens pour y accéder qui est mise en cause52. Pour autant, ils ne contestent nullement l’ordre sur lequel reposait la société féodale de leurs temps. Plusieurs témoignages confirment que, refusant pour eux-mêmes la justice temporelle, la hiérarchie dissidente a pu jouer, comme la hiérarchie catholique de l’époque, le rôle de médiateur (conciliateur) dans les règlements de conflits (accords ou pactes) où des seigneurs laïcs s’affrontaient, l’accord n’exigeant pas le serment des parties en litige53.
L’implantation d’une Église dissidente dans le Midi
31L’étude attentive des sources montre que, vers la fin du XIIe siècle et les débuts du XIIIe siècle, les bons hommes parviennent à se sédentariser dans les territoires des trois principautés méridionales : comté de Toulouse, vicomté Trencavel et comté de Foix, c’est-à-dire dans la région entre Albi, Carcassonne, Toulouse et Foix. C’est alors que la dissidence s’organise en communautés séparées de bons hommes/bonnes femmes encadrées par une hiérarchie composée d’évêques, diacres et anciens et/ou prieures (responsables des communautés féminines). Au cours de ces deux siècles, six évêchés des bons hommes sont attestés dans le Midi, connaissant une durée plus ou moins éphémère, à savoir, celui d’Albi, de Toulouse, de Carcassonne, d’Aran, d’Agen et du Razès. La dissidence, comme on l’a dit, a pu recruter sa hiérarchie et ses sympathisants parmi les familles de la petite noblesse castrale, ainsi que les élites urbaines.
32À l’époque de sédentarisation (dernier tiers du XIIe siècle), les communautés des bons hommes/bonnes femmes s’installent dans les villes et villages, à l’intérieur de maisons, les domi hereticorum, dont les fonctions étaient diverses. Elles étaient à la fois ateliers artisanaux et lieux d’instruction professionnelle et religieuse des fidèles, certaines étant simplement de maisons conventuelles où l’on vivait religieusement. Ces maisons ont dû jouer un rôle important du point de vue économique à une époque où l’activité artisanale était en pleine expansion, certaines maisons étant de véritables centres de production artisanale, accueillant des jeunes qui, tout en apprenant un métier, assuraient leur survie et celle de leur communauté.
33Du point de vue religieux, ces maisons ont probablement permis de canaliser les attentes des laïcs, de plus en plus soucieux de leur salut. Différents modèles de vie religieuse à domicile sont attestés pour la période précédant la répression de la dissidence dans les témoignages des déposants devant l’Inquisition. Des familles, dont parfois quelques membres (mère et fille/s) ou quelque fois, mais plus rarement, tous les membres (père, mère et enfants) décident de vivre religieusement chez eux, dans leur propre maison. Ayant été ordonnés bons hommes et/ou bonnes femmes, ils demeurent sous le contrôle de la hiérarchie de leur église. Les femmes sont sans doute les plus avantagées par cette nouvelle forme de religiosité. L’attraction que ces maisons religieuses ont pu exercer auprès d’elles peut s’expliquer devant la précarité des monastères féminins en Languedoc. Dès la fin du XIIe siècle, certaines femmes de la noblesse castrale, veuves ou mères ayant atteint un âge avancé, décident de se retirer dans une « maison de bonnes femmes » où elles mènent une vie consacrée. Ce fut le cas de la comtesse de Foix, Philippa, de sa belle-sœur, Esclarmonde de l’Isle-Jourdain et d’autres dames de la noblesse castrale qui se font ordonner bonnes femmes par l’évêque des bons hommes de Toulouse, à Fanjeaux en 120454.
34Par ailleurs, dans le domaine économique, et à propos des pratiques telles que l’usure ou le métier d’usurier, les bons hommes se sont probablement montrés plus ouverts et adaptés aux temps nouveaux que leurs homologues catholiques. À partir du XIIe siècle, l’essor des villes, avec le développement de la production artisanale et du commerce, ouvre une nouvelle ère dans les échanges et pratiques liés à l’argent, dont la bourgeoisie est la principale bénéficiaire. Garante de la morale chrétienne depuis le triomphe de la « réforme grégorienne », s’appuyant sur l’interdiction néotestamentaire, l’Église condamne l’usure depuis le IIe Concile de Latran (1139). Elle oblige ainsi l’usurier à restituer le gain de l’usure, le privant des droits, voire de sépulture chrétienne. L’isolement et l’incrimination sociale des usuriers ne cessent pas de s’aggraver au coup des condamnations conciliaires tout au long des XIIe et XIIIe siècles. En interdisant le pouvoir de tester aux marchands et banquiers concernés par cette pratique, l’Église attaquait la bourgeoisie sur les bases économiques de son existence. Ces attaques de la part de l’institution et la dégradation progressive de leur image ont pu constituer des facteurs ayant déterminé l’adhésion de la bourgeoisie méridionale à la dissidence des bons hommes55.
35En conclusion, c’est dans le contexte de la reconstruction des pouvoirs princiers du Midi au XIIe siècle que se fond la lutte contre l’hérésie menée par la Papauté, souvent masquée par les luttes qu’entretiennent les pouvoirs locaux entre eux et/ou envers les autorités supérieures, monarques ou papauté. Les procès contre les dissidents, à Lombers en 1165, à Toulouse en 1178 ou à Lavaur en 1181, le sont aussi contre les seigneurs des castra ou les élites urbaines qui les protégeaient et parmi lesquelles les dissidents pouvaient recruter leurs adeptes. En effet, c’est au sein d’espaces où l’autorité politique n’est pas trop affirmée, mais aussi de zones frontalières entre deux principautés où les petits seigneurs ont pu pratiquer un jeu de bascule entre les princes, que la dissidence a été le mieux accueillie. Ce fut le cas du nord Toulousain, entre Agenais et Quercy, mais aussi dans le Lauragais, le Minervois, les Corbières et le pays de Foix. Comme on l’a constaté, Raymond V de Toulouse, confronté à la résistance des élites locales, laïque et ecclésiastique, d’un patriciat urbain de plus en plus puissant, et à son principal ennemi, le vicomte Trencavel, peine encore au dernier quart du XIIe siècle à imposer son autorité sur ses domaines. Ces derniers sont, avec la Gascogne et pour la première fois l’Albigeois, les régions visées par le III Concile de Latran (1179) comme les plus infectées par l’hérésie. C’est pour la combattre que la papauté, à l’aide de son bras armé cistercien, lance sa lutte contre l’hérésie dans le Languedoc, tout au long du XIIe siècle. Cette lutte est indissociable, voire intiment liée, au contexte du Midi de l’époque. Elle devient l’affaire par excellence, dans l’affaire d’hérésie convergeant non seulement des questions d’ordre religieux – la contestation de l’Église romaine par les bons hommes –, mais aussi d’ordre politique, économique et social. Les différents procès d’hérésie étudiés en témoignent, le changement de dénomination des hérétiques pourrait aussi le confirmer.
36Comme l’a constaté Jean-Louis Biget, c’est à partir de la Croisade de 1209 que le nom d’« Albigeois » resurgit pour faire référence non seulement à la terre mais aussi aux hommes soupçonnés d’hérésie. Sa réapparition est sans doute liée aux premiers événements de la Croisade, Simon de Montfort succède dès 1209 au vicomte d’Albi, le nouveau nom servant probablement la cause de la croisade56. Remplaçant alors la dénomination Ariani (Ariens) et/ou Ariana haeresis (hérésie Arienne) – repérée pour la première fois dans le rapport cistercien de la visite de Bernard de Clairvaux dans le Midi, en 1145 –, « Albigeois » fait dès lors référence non seulement aux domaines visés en premier par les croisés (l’Albigeois), mais aussi aux adeptes (les Albigeois) d’un dualisme des principes semblable à celui professé par les anciens manichéens57. Les cisterciens ont certainement contribué à la construction et diffusion du nom et de l’image des « Albigeois », considérés comme les pires des hérétiques. En témoigne, le titre de Hystoria Albigensis, donné à sa chronique par le moine Pierre de l’abbaye des Vaux de Cernay, près de Paris, qu’il rédige à partir de 121358.
37Après vingt ans de guerre (1209-1229), la fin de la Croisade contre les Albigeois inaugure une nouvelle période de répression contre l’hérésie, la séquence judiciaire, qui s’ouvre avec la création du Tribunal de l’Inquisition par le pape Grégoire IX en 1233. Au bout d’un siècle de répression, armée puis judiciaire, mais aussi de transformations politiques, sociales, économiques et culturelles, se produit une désertion progressive des adeptes de la dissidence des bons hommes et, à terme, la disparition de cette dernière dans le Midi dans les premières décennies du XIVe siècle.
Notes de bas de page
1 Je me permets de renvoyer sur ma thèse, Les Catharismes. Modèles dissidents du christianisme médiéval (XIIe-XIIIe siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.
2 J’indiquerai uniquement entre guillemets le nom des « bons hommes » jugés à Lombers en 1165, le présentant sans guillemets (bons hommes) lorsque je fais référence de manière générale à la secte dissidente dans le Midi.
3 L’Histoire du Catharisme en discussion. Le « concile » de Saint Félix (1167), dir. M. Zerner, Nice, Collection du Centre d’Etudes Médiévales de Nice, 2001.
4 Les deux versions du procès ont été recueillies dans des collections conciliaires. La version la plus longue est celle du manuscrit du Sirmond, édité, entre autres par Hardouin, Concilia conciliorum, t. VI, part. 2, col. 1643 et sq., par P. Labbe, G. Cossart, Sacrosancta Concilia, Paris, 1671, t. X, col. 1470-1479 puis par G. Mansi, « Concilium Lumbariense », dans Sacrorum Conciliorum, t. XXII, Venise, 1778, col., 157-168. Cette version est publiée plus tard dans M. Bouquet, Recueil des historiens de la France, Paris 1877, vol. 14, col. 430. La même version se trouve dans les papiers composant les Archives de l’Inquisition de Carcassonne et copieé dans la collection DOAT, vol. 21, fol. 2r-20r. Une édition électronique dans P. Jiménez, « Sources juridiques pour l’étude du catharisme : Les actes du ‘concile’ de Lombers (1165) », CLIO & Crimen, Revista del Centro de Historia del Crimen de Durango, no 1 (2004), p. 358-372. La deuxième version, plus abrégée, est due au chroniqueur anglais ROGER DE HOVEDEN, Chronica magistri Rogeri de Houedene, éd. W. Stubbs, Rolls Series LI, Londres, 1868-1871, t. II, p. 105-117. Elle a été aussi reprise dans une collection des conciles par S. Binius, Concilium Gallicanum adversus Albigense, dans Concilia Generalia et Provincialia, Colonia, 1604. J’attire l’attention sur le titre donné aux actes du supposé concile par Binius, il le présente comme un concile national contre les Albigeois (Concilium Gallicanum adversus Albigense), tandis que Mansi le classe comme un concile provincial : à Lombers, dans la Gaulle Narbonnaise (Concilium Lumbariense in Gallia Narbonensi adversus haereticos qui Boni homines dicebantur).
5 « Concile », dans Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 321.
6 Nous corrigeons le nom de Sicard de Laurac, cité comme vicomte dans les actes de Lombers, par celui de Sicard de Lautrec. Ce dernier portait, en effet, le titre vicomtal, contrairement au premier dont la vicomté n’est pas attestée par les sources. Sur les Lautrec, ainsi que sur la famille de Laurac, vassaux influents des Trencavel et la famille de Dourgne, voir H. Débax, La féodalité languedocienne XIe-XIIe siècles. Serments, hommages et fiefs dans le Languedoc des Trencavel, Toulouse, P.U.M. (Tempus), 2003. Sur l’implication des Laurac dans la dissidence, voir l’étude de G. Hancke, L’hérésie en héritage. Familles de la noblesse occitane dans l’Histoire, du XIIe au début du XIVe : un destin commun, Cahors, La Louve, 2006, p. 231-260.
7 Gaucelm appartenait à la famille lodévoise des Montpeyroux, particulièrement proche des seigneurs de Montpellier, voir l’étude de Cl. Amado, Genèse des lignages méridionaux. Portraits de familles, Toulouse, Méridiennes, CNRS-Université de Toulouse-Le Mirail, 2007, p. 255-276. Les Guillaume de Montpellier avaient contribué, au XIIe siècle, à la politique antihérétique de la Papauté, cf. M. Zerner, « Question sur la naissance de l’affaire albigeoise », L’écriture de l’Histoire, dir. Cl. Duhamel-Amado et G. Lobrichon, Paris, De Boeck Université, 1996, p. 435 et sq.
8 A. Cazenave, « Langage catholique et discours cathare : Les écoles de Montpellier », dans L’Art des confins, Mélanges offerts à M. de Gandillac, Paris 1985, p. 137-152, un bon nombre de théologiens et polémistes réputés des premiers temps de la lutte contre l’hérésie appartiennent au milieu monastique montpelliérain dont Gaucelm en est issu. Ses qualités d’exégète redoutable font de Gaucelm une référence comme conseiller ecclésiastique dans la dénonciation de l’interprétation dissidente des Écritures pratiquée par certains. En témoigne la correspondance doctrinale que lui adresse le moine du monastère rouergat cistercien de Sylvanès, Hugues Francigène, voir l’étude et l’édition des lettres par B.-M. Kienzle, « The Works of Hugo Francigena : Tractatus de conversione Pontii de Laracio et exordii Salvaniensis monasteri vera narratio ; epistolae », Sacris Erudiri, vol. XXXIV (1994), p. 273-311 ; Id., « Cistercians and Heresy : Doctrinal consultation in some twelfth-century correspondence from southern France », Cîteaux, commentarii cistercienses, t. 41, 1990, p. 159-161. L’étude du contenu de la consultation d’Hugues à Gaucelm dans P. Jiménez, Les Catharismes, op. cit., p. 291-294.
9 G. Mansi, « Concilium Lumbariense », op. cit., col., 160 : Ego Gaucelinus Lodovensis episcopus ex praecepto Albiensis episcopi adsessorum eius judico istos, qui vocant se bonos homines, haereticos esse, et damno sectam Oliverii, sociorumque eius, qui tenent sectam haereticorum de Lumbers, ubicumque sint.
10 Parmi les voies utilisées par l’aristocratie régionale pour réguler la violence, d’après H. Débax, La féodalité languedocienne, op. cit., p. 239 et sq, les accords bilatéraux et les médiations et arbitrages occupaient une place centrale. Les premiers correspondent à des compromis négociés entre les partis, les derniers étant de véritables jugements. Voir aussi, P. J. Geary, « Vivre en conflit dans une France sans État : typologie des mécanismes de règlement des conflits (1050-1200) », Annales E.S.C., t. 41, 1986, p. 1107-1133. P. Jiménez, « Lombers (1165) : une procédure d’arbitrage ? », dans Les sociétés méridionales à l’âge féodal, dir. H. Débax, Toulouse, Méridiennes, CNRS-Université Toulouse-Le Mirail, 1999, p. 311-317.
11 Mission restituée dans son contexte historique par J.-L. Biget, « ’Les Albigeois’ : remarques sur une dénomination », dans Inventer l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l’Inquisition, dir. M. Zerner, Nice, col. Centre d’Etudes Médiévales de Nice, 1999, p. 219-255, ici, p. 240 et sq.
12 Les renseignements sur la mission de Bernard de Clairvaux sont rapportés par GEOFFROY D’AUXERRE, Epistola, Patrologie Latine, 185, col. 414 : « Paucos quidem habebat civitas illa qui haeretico faverent, de textoribus, quos Arianos ipsi nominant, nonnullos, ex his vero qui favebant haeresi illi plurimi erant et maximi civitatis illius ». ID., Vita Bernardi, III, 6, Patrologie Latine, 185, col. 312. Voir également l’étude de J.-L. Biget, « Les Albigeois… », op. cit., p. 230 et sq.
13 HENRI DE MARCY, Epistola audite coeli, Patrologie Latine, 204, col. 236-239 : « Eia, nunc petre, tui te concives accusant quod, sane fidei regulis confutatis, in Arriana haeresis deveneris pravitatem ».
14 J. Mundy, « Noblesse et hérésie. Une famille cathare : les Maurand », Annales ESC, 1974, p. 1211-1233 ; Id., The repression of catharism at Toulouse. The Royal Diploma of 1279, Toronto, 1985 ; Id., “L’usurier, un hérétique ? La décrétale Ex gravi (1311/12) et les mutations de la société citadine aux XIIe et XIIIe siècles”, dans Pouvoir, justice et société, Cahiers de l’Institut d’Anthropologie juridique, no 4 (1999), p. 399-447.
15 HENRI DE MARCY, Epistola, op. cit., col. 239-40.
16 J. Gillingham, « The Travels of Roger of Hoveden and his Views of the Irish, Scots and Welsh », Anglo-Norman Studies, 20 (1998), p. 151-169, cf. R. Moore, « Les Albigeois d’après les chroniques angevines », dans La Croisade albigeoise, Carcassonne, 2004, p. 81-90, ici p. 84.
17 Bernard Raymond (Bernardus Raimundum) est élu et ordonné évêque de l’Église des bons hommes de Toulouse à Saint Félix, d’après la charte de Niquinta. Le même acte cite Raymond de Baimiac (Raimund. de Beruniaco) parmi les témoins de la communauté des bons hommes de Toulouse participant au partage des diocèses de Toulouse et de Carcassonne. Une édition de la charte : P. Jiménez, « Relire la charte de Niquinta. 2) Etude et portée de la charte », Heresis, 23 (1994), p. 1-28.
18 PIERRE DE SAINT CHRYSOGONE, Epistola, Patrologie Latine 199, col. 1121-1123.
19 Les lettres circulaires des délégations cisterciennes, éd. ROGER DE HOVEDEN, Chronica, op. cit., p. 150-160 et l’édition de la Patrologie Latine de Migne, 199, col. 1120-1124 et 204, col. 235-242.
20 ROGER DE HOVEDEN, Chronica, op. cit., p. 105-106 : Titulum : Eodem anno damnata est Ariana haeresis quae fere totam provinciam Tolosanam faedeverat, coram archiepiscopis et episcopis et aliis viris religiosis et honestis subscriptis. Erant itaque in provincia Tolosana quidam haeretici, qui se appellari faciebant Bonos Homines, quos manutenebant milites de Lumbercio, proponentes, et docentes populum contra fidem Chrisitianam ; dicentes etiam quod non recipiebant legem Moysi, neque Prophetas, neque Psalmos, neque Vetus Testamentum, neque doctores Novi Testamenti, nisi solummodo Evangelia, et Epistolas Pauli, et septem canonicas Epistolas et Actus Apostolorum et Apocalypsim…
21 ROGER DE HOVEDEN, Chronique, op. cit., p. 150 : Interim Ariana haeresis, quae, ac supra dictum est, damnata erat in provincia Tolosana, jam revivixerat ; quod cum ad aures regis Franciae et regis Angliae perveniret, zelo Christianae fidei accensi statuerunt, quod illuc irent in propriis personis, ut praedictos haereticos prorsus a finibus illis eliminarent.
22 Une bonne analyse des chroniques angevines et de leurs références aux campagnes contre l’hérésie dans le Midi, voir R. Moore, op. cit., p. 82, il souscrit à l’hypothèse selon laquelle Roger de Hoveden serait l’auteur de la première partie de la Gesta Regis Henrici secundi attribué à Benoit de Peterborough (éd. W. Stubbs, London 1867, I, p. 198-206) et qu’il reprendrait sous forme de chronique dans les années 1190 (éd. W. Stubbs, London 1869, II, p. 150-166).
23 GUILLAUME DE PUYLAURENS, Chronique 1145-1275, éd. et trad. J. Duvernoy, Toulouse, Le Pérégrinateur éditeur, 1996, p. 34.
24 Les évêques des cités tenues par les Trencavel, à l’exception de Carcassonne, soutiennent aussi le parti toulousain.
25 Seigneurs dans le Nîmois.
26 En Provence.
27 Cl. Duhamel-Amado, « L’État toulousain sur ses marges : les choix politiques des Trencavels entre les maisons comtales de Toulouse et de Barcelone (1070-1209) », dans Les Troubadours et l’État toulousain avant la Croisade (1209), Annales de Littérature occitane, no 1 (1995), p. 117-138.
28 Il s’agit de Guillelmus III (1157-1185) et non de Giraldus, nom que Labbe, op. cit., supra, n. 3, a déduit à tort de l’initiale G des actes. C’est ce second prénom qu’a conservé Mansi dans son édition. Sur Guillelm d’Albi voir J. Dufour, Les évêques d’Albi, de Cahors et de Rodez des origines à la fin du XIIe siècle, Paris, CTHS, 1989, p. 338-39.
29 Témoignant de cette lutte entre évêques et comtes, l’évêque de Toulouse, Geoffroy de Lautrec, comptait sur la légation cistercienne de Bernard de Clairvaux pour récupérer la mense épiscopale.
30 Ce constat a conduit certains historiens à affirmer que le rattachement à la dissidence des « bons hommes » devient « affaire de famille » dans le Midi. Certes, ce sont principalement les familles de l’aristocratie locale qui alimentent les files du clergé « hérétique », comme en témoignent certaines figures réputées de la hiérarchie des « bons hommes ». C’est le cas de Guilhabert de Castres, évêque de l’église de Toulouse au XIIIe siècle, issu probablement d’une famille noble de Castres, mais aussi de Benoît de Termes, devenu évêque de l’église du Razès, en 1226. Il fut probablement frère de Bernard de Termes, important seigneur des Corbières et oncle d’Olivier de Termes. Olivier fut dépossédé de ses terres (faydit) après la Croisade albigeoise, mais il devient ensuite croisé en Terre Sainte après avoir participé à la conquête de Majorque auprès de Jacques I d’Aragon. Voir G. Langlois, Olivier de Termes, le cathare et le croisé, Toulouse, Privat, 2002.
31 H. Débax, Structures féodales dans le Languedoc des Trencavel (XIe-XIIe siècle), op. cit., Id., La Seigneurie collective. Pairs, pariers, paratge les coseigneurs du XIe au XIIIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012.
32 J.-L. Biget, « Notes sur le système féodal en Languedoc et son ouverture à l’hérésie », Heresis 11 (1988), p. 7-16 ; id., « Hérésie, politique et société en Languedoc (v. 1120-v. 1320) », op. cit., p. 23.
33 Héfele-Leclerq, Histoire des conciles, t. V, 2ème partie, p. 963, canon 4 : In partibus Tolosae damnanda haeresis dudum emersit quae paulatim modo cancri ad vicina loca se diffundens per Guasconiam et alias provincias quamplurimos jam infecit... Unde contra eos, episcopos et omnes Domini sacerdotes in illis partibus commorantes vigilare praecipipus et sub interminatione anathematis prohibere ut ibi cogniti fuerin illius haeresis sectatores ne receptaculum quisquam eis in terra sua praebere aut praesidium impertire praesumat. Le canon 18 du concile de Reims (1148), éd. Héfele-Leclerq, op. cit., t. V, 2, p. 913, dénonçait déjà la responsabilité des protecteurs d’hérétiques, bien qu’il ne les condamnât pas.
34 Mansi, op. cit., vol. XXII, col. 231-233, c. 27 : « quia in Gasconia, Albigesio et partibus Tolosanis et aliis locis, ita haereticorum quos alii Catharos, alii Patarinos, alii Publicanos, alii aliis nominibus vocant invaluit damnata perversitas… ».
35 J. H. Mundy, Society and Government at Toulouse in the Age of the Cathars, Toronto, Studies and Texts 129, 1997 ; J. Oberste, « L’usurier, un hérétique ?... », op. cit., p. 440 et sq. Id., « La fin d’un coupable. Raymond VI, comte de Toulouse, aux mains de l’Église au temps de la Croisade albigeoise », C.I.A.J., no 6, PULIM, 2001, p. 455-480.
36 La lettre est recueillie à la fin des années 1180 par un autre chroniqueur anglais GERVAIS DE CANTERBURY, Chronicon, éd. W. Stubbs, Londres, 1879, p. 270-271. R. Moore, « Les Albigeois d’après les chroniques angevines », op. cit., p. 82-87, l’auteur a raison de soulever le doute sur l’authenticité de la lettre car elle est ignorée de Roger de Hoveden.
37 Sur la place importante que le concile consacre aux routiers, troupes des mercenaires recrutés par des princes et condamnés pour semer des troubles, s’attaquant et pillant les biens des églises et mettant en péril la paix de l’Église, et l’association que le concile fait entre routiers et hérétiques, voir M. Zerner, « Le déclenchement de la Croisade albigeoise : retour sur l’affaire de paix et de foi », dans La Croisade Albigeoise, op. cit., p. 127-142.
38 Y.-M. Congar, « Henri de Marcy, abbé de Cîteaux, cardinal-évêque d’Albano et légat pontifical », Studia Anselmiana, no 43, Rome, 1958, p. 1-90, ici p. 35.
39 Comme l’a noté M. Zerner, La Croisade Albigeoise, Paris, Gallimard, col. Archives, 1979, p. 51-52, l’essor du droit canon au milieu du XIIe siècle, dont Bologne est le principal foyer, permettent à l’Église de renouer avec la tradition héritée de l’Empire romaine qui prévoyait des peines contre les hérétiques et leurs complices. Le pape Alexandre III, ancien maître en droit canon à Bologne, est le premier à renouer avec cette tradition au concile de Tours en 1163.
40 GEOFFROY D’AUXERRE, « Commentaire sur l’Apocalypse », éd. J. Leclercq, Studia Anselmiana, 31 (1953), p. 196 ; Id., Epistola, op. cit., col. 411 ; GEOFFROY DE VIGEOIS, Chronique, éd. Bouquet, Recueil des historiens de la France, Paris, 1781, vol. 12, p. 421-451.
41 La chronique de G. DE VIGEOIS, op. cit., nous renseigne plus précisément sur ses événements. En accord avec Ch. Thouzellier, « Albigeois », Hérésies et hérétiques, Storia et Letteratura 116 (1969), Rome, p. 223-262, J.-L. Biget (« ‘Les Albigeois’ », op. cit., p. 244) affirme que la première mention d’Albigeois dans la documentation serait celle de la chronique de Geoffroy de Vigeois. Le terme « Albigeois » qui apparait dans l’intitulé des lettres de Pierre de Saint Chrysogone et d’Henri de Marcy serait dû à l’éditeur. Cette hypothèse est aussi confirmée par l’édition des actes de Lombers de S. Binius, op. cit. qui reprenant la version du rapport de Lombers de Roger de Hoveden publiait les actes du procès sous le nom de Concilium Gallicanum adversus Albigense, voir supra n. 6, ajoutant la dénomination d’Albigeois pour nommer les « bons hommes » de Lombers.
42 P. Jiménez, Les Catharismes. op. cit., p. 268, n. 29.
43 C’est l’opinion défendue par J.-L. Biget, « Cathares des pays de l’Agout (1200-1300) », dans Europe et Occitanie. Les Pays cathares, col. Heresis 5 (1995), p. 276-279. Il défend l’idée selon laquelle le message eschatologique et le rejet du monde exprimé par les « bons hommes » aurait attiré la petite noblesse castrale appauvrie dans les rangs des dissidents.
44 Je renvoie à la communication d’ouverture de ce colloque de J.-P. Albert, « Façons de s’opposer. Quelques hypothèses sur les conditions et les mécanismes de la dissidence », supra, p. 13-27.
45 Lors du procès de Lombers, les « bons hommes » présentent un faux exposé après avoir été jugés hérétiques par l’évêque de Lodève et les avoir menacés de les conduire devant d’autres cours de justice, ecclésiastique et laïque. En 1178, les dissidents toulousains présentent au début de leur interrogatoire un faux exposé, tout à fait orthodoxe et en langue vulgaire, qu’ils avaient préparé auparavant et noté dans un parchemin : Patrologie Latine Migne, 199, col. 1121.
46 J.-L. Biget, « Cathares des pays de l’Agout (1200-1300) », op. cit., p. 276-279.
47 Préceptes recueillis plus tard dans les Rituels (occitan de Lyon, p. XVIII et rituel latin, p. 248-250).
48 A. Vauchez, « Le refus du serment chez les hérétiques médiévaux », dans Le Serment, vol. II : Théories et devenir, Paris, CNRS, 1991, p. 257-263. Parmi les antécédents de l’attitude du refus du serment, refus justifié par les Écritures, l’exemple de Halinard, évêque de Lyon qui, en 1046, refuse de prêter serment de fidélité à l’empereur Henri III, roi de Bourgogne, de qui il recevait le siège en fief. Il le refusa en argumentant ainsi : « l’Évangile et la règle de saint Benoît m’interdisent de prêter serment. Si je ne les respecte pas, comment peut-on s’attendre à ce que je respecte le serment par lequel l’empereur entend me lier ? Dans ce cas il est préférable que je renonce à l’épiscopat ! » : cf. P. Amargier, Une Église du renouveau. Réformes et réformateurs, de Charlemagne à Jean Huss 750-1415, Paris, Cerf, 1998, p. 64-65.
49 J. Duvernoy, Le Catharisme. La Religion des cathares, Toulouse, Privat, 1989, vol. 1, p. 188 et sq.
50 J.-L. Biget, « Réflexions sur l’hérésie dans le Midi de la France au Moyen Âge », dans Hérétiques ou Dissidents ? Réflexions sur l’identité de l’hérésie au Moyen Âge, Heresis 36-37 (2002), p. 64, il défend l’hypothèse de la menace que les dissidents ont pu porter à l’ordre féodal.
51 Rituel cathare en occitan, éd. L. Clédat, p. XIX ; rééd. R. Nelli, Ecritures cathares, éd. Rocher, 1995, p. 225 et sq.
52 P. Jiménez, « Y-a-t-il eu un dualisme chez les Albigeois ? Commentaires sur l’étude d’Uwe Brunn à propos du ‘dualisme hérétique’ d’après les Otia Imperialia de Gervais de Tilbury », dans Les nouveaux horizons de l’ecclésiologie : du discours clérical à la science du social, dir. F. Gabriel, D. Iogna-Prat, A. Rauwel, Bulletin du Centre d’Études Médiévales d’Auxerre, BUCEMA [En ligne] Hors-série no 7, 2013. http ://cem.revues.org/12893.
53 Voir exemples : J. Duvernoy, La Religion des cathares, op. cit., p. 195.
54 Les villages ayant compté de nombreuses « maisons hérétiques », cas de Mirepoix où sont attestés 50 maisons, ou 70 à Villemur, ont probablement connu ces différentes formules de vie religieuse à domicile, cf. A. Brenon, « L’Hérésie et les femmes en Languedoc au début du XIIIe siècle : un espace religieux privé ? », dans Le choix hérétique. Dissidence chrétienne dans l’Europe médiévale, Cahors, La Louve éditions, 2006, p. 142-143.
55 Pierre Maurand est condamné, entre autres, à restituer l’argent de l’usure, voir supra. Sur l’usure, voir l’étude de J. Oberste, « L’usurier, un hérétique ? », op. cit. ; Id., « La fin d’un coupable. Raymond VI, comte de Toulouse, aux mains de l’Église au temps de la Croisade albigeoise », C.I.A.J., no 6, PULIM, 2001, p. 455-480.
56 J.-L. Biget, « ‘Les Albigeois’ », op. cit., p. 252.
57 Deux études remontant aux années 1950 ont abordé la question : R. Manselli, « Une designazione dell’eresia catara : ‘Arriana heresis’ », Bolletino dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo e Archivio Muratoriano, no 68 (1956), p. 233-246 ; Y.M. Congar, « Arriana haeresis comme désignation du néo manichéisme au XIIe siècle », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, t. XLIII, no 3 (1959), p. 449-461. Les deux auteurs voyaient dans les hérétiques du XIe et du XIIe siècle de néo manichéens, c’est-à-dire de dualistes cathares. Pour eux, le qualificatif d’Ariens, utilisé au XIIe siècle pour nommer les adeptes du néo manichéisme, faisait implicitement référence à la doctrine trinitaire et christologique des hérétiques. Je ne partage pas l’opinion de R. Manselli et d’Y. M. Congar. Je pense que l’accusation de néo-manichéen fait irruption à la fin du XIIe siècle et elle sera assimilée au nom Albigeois qui a remplacé celui d’Ariens pour qualifier les dissidents du Midi. Je suis d’accord avec eux pour penser que l’appellation « Arien » ait fait référence aux opinions des dissidents sur la Trinité ou sur la nature du Fils (d’après eux uniquement divine et humaine en apparence). Au sujet du dualisme des Albigeois, je me permets de renvoyer sur mon étude P. Jiménez, « Y-a-t-il eu un dualisme chez les Albigeois ?... », op. cit.
58 PIERRE DES VAUX DE CERNAY, Hystoria Albigensis, éd. P. Guébin et E. Lyon, Paris, Honoré Champion, 1926. Le nom d’Albigeois donné aux hérétiques contre lesquels s’est tenu un concile dans la Gaule, d’après l’édition des actes de Lombers par S. Binius (Concilium Gallicanum adversus Albigense), op. cit. supra, note 4, est sans doute tardif et ajouté probablement par l’éditeur des actes.
Auteur
Chercheur associé FRAMESPA, CNRS-UMR 5136, Université Toulouse-Jean Jaurès, CIRCAED.
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