Façons de s’opposer. Quelques hypothèses sur les conditions et les mécanismes de la dissidence
p. 13-27
Texte intégral
1La notion de dissidence a été appliquée à des remises en cause d’autorités religieuses avant de l’être à des formes d’opposition politique. Cette convergence repose-t-elle sur une ressemblance superficielle ou peut-elle nous éclairer sur un type de situation conflictuelle et une posture suffisamment caractéristiques en dépit de différences non moins réelles ? Dans ce qui suit, le cas de la dissidence religieuse sera au cœur de l’analyse parce que cette question entre dans mes compétences supposées d’historien/anthropologue du christianisme, et ce n’est pas sans quelque inquiétude que je me hasarderai à sortir de ce domaine pour évoquer les oppositions politiques qui, depuis la fin du XXe siècle, ont été désignées comme le fait de dissidents – Andrei Sakharov, Vaclav Havel – dans ce qu’on appelait alors le bloc communiste. Pour préciser le registre de la dissidence politique, je m’appuierai sur quelques rudiments de philosophie politiques, souvenirs de ma première formation universitaire, plus que sur des hypothèses anthropologiques ou sociologiques. Ces dernières seront mises en œuvre seulement dans le cas des conflits religieux. Je nourris l’espoir que, en dépit de cet éclectisme dû à la topographie capricieuse de mes compétences et incompétences, quelques-uns des éléments structurels identifiés dans l’un et l’autre domaine, en particulier ce qui touche à l’exigence de légitimation de toute dissidence, permettront aux deux cadres analytiques mis en place de se conforter mutuellement.
Modalités et justifications d’un désaccord
2La dissidence peut être définie, pour reprendre le texte d’appel à ce colloque, comme « l’action ou l’état d’une personne ou d’un groupe de personnes qui, en raison de divergences doctrinales ou morales, cesse d’obéir à une autorité établie ou se sépare d’une communauté religieuse, politique, philosophique. » De fait, cela vise des situations très diverses : prise au sens large, la catégorie de « dissident » peut être appliquée aux hérétiques, insoumis, objecteurs de conscience, révoltés, « indignés »… que leur attitude expose, à des degrés divers, à une répression. Appellera-t-on esprit de dissidence ce qui les rapproche, ce qu’il y a de commun à leurs diverses manières de dire « non » à un pouvoir institué ? Même s’il n’est pas question pour moi d’imposer une définition qui se voudrait la seule convenable, ma démarche visera à préciser un peu les choses, c’est-à-dire à identifier la dissidence comme une posture spécifique, voulue ou non voulue, dans laquelle des opposants se trouvent lorsqu’ils dénoncent d’une certaine manière un certain type de pouvoir. À cette fin, je prendrai comme repère, pour commencer, les usages habituels du terme, qui sont loin de recouvrir l’ensemble des cas d’opposition, politique ou religieuse.
3Il semble en effet, en premier lieu, que l’on ne décrit une opposition en termes de dissidence que dans des contextes où le pouvoir contesté impose une obligation stricte et extensive de conformité, une obéissance ou une obédience totale et inconditionnelle à propos d’opinions politiques ou religieuses. Un contexte d’autorité de ce type caractérise les deux situations historiques auxquelles la notion de dissidence est le plus souvent appliquée : les Églises officielles dans les États d’Ancien régime et le monde du « socialisme réel ». Il s’agit dans les deux cas de pouvoirs qui refusent le pluralisme, la liberté d’opinion. Aussi la dissidence commence avec la simple expression publique d’un désaccord et se confirme souvent dans des formes d’objection de conscience ou de désobéissance qui mettent la personne hors la loi sans pour autant manifester une quelconque violence : un dissident n’est pas un terroriste, même s’il y a des analogies entre les deux situations dès lors que l’un et l’autre sortent du cadre de la légalité.
4La dissidence existe donc dans des circonstances particulières, elle en est le produit : un dissident choisit de s’opposer publiquement à un pouvoir, au sens où il pourrait se cantonner à un conformisme sans danger pour lui, mais il se trouve par là-même pris dans un processus qu’il ne choisit pas et dont il ne peut prévoir que très partiellement le déroulement. Il doit s’attendre à subir une répression, bien sûr, mais sa gravité peut être très variable en fonction des conjonctures. En effet, même si, comme on vient de le dire, il n’y a de dissidence que dans un contexte où une autorité prétend imposer une stricte conformité à une foi ou une idéologie, il existe toujours dans un groupe humain des différences de pratiques et de croyances. Il ne peut en être autrement et, de toute façon, il est impossible de savoir jusqu’à quel point des personnes partagent réellement les mêmes pensées. Mais il est vrai aussi que, dans certaines limites, des désaccords sont jugées acceptables par les défenseurs de l’orthodoxie eux-mêmes. Par exemple, l’Église catholique accepte toujours une certaine pluralité des positions parmi les théologiens – il y eut ainsi pendant des siècles, dans la théologie mariale, des « maculistes » (dont saint Thomas d’Aquin) et des partisans d’une « immaculée conception » de la Vierge Marie qui ne devint dogme qu’en 1854. Et cela, dans la période de coprésence des deux thèses, sans accusations réciproques de déviance ou d’hérésie. Une dissidence est identifiée dès lors que les promoteurs de l’orthodoxie considèrent que les frontières de la divergence « acceptable » sont franchies, et ce jugement est soumis à toute sorte de contingences. Les travaux sur l’identification et la répression des hérésies au Moyen Âge sont à cet égard très significatifs1.
5La figure du dissident est par conséquent le produit d’une co-construction entre l’action d’un opposant et celle du pouvoir qui lui refuse tout droit d’expression. Dans un contexte démocratique, au contraire, il y a des adversaires, des personnes qui usent de leur liberté d’expression ou de conscience, mais il n’y a pas de dissidents. Se réclamer stratégiquement de cette posture, en politique, revient à contester la réalité du jeu démocratique : je me déclare en dissidence parce que je me considère injustement privé des moyens d’entrer véritablement dans l’arène politique.
6Un second point doit être précisé. La dissidence ne peut être une simple transgression motivée par l’intérêt personnel, elle doit être justifiable selon la logique du champ dans lequel le différend s’exprime. Ainsi, sur le plan sociopolitique, n’est pas un dissident celui qui s’exempte d’une obligation statutaire ou d’un devoir civique par commodité, mais celui qui se réclame d’un principe en opposition à la règle qu’il récuse. Par exemple, s’agissant du service militaire, lorsqu’il est une obligation civique, il faut distinguer l’insoumis (qui fuit la conscription par intérêt, par peur des combats, par refus de toute discipline, etc.) de l’objecteur de conscience qui développe une argumentation morale contre « le meurtre légal » de la guerre et qui, lui, peut être considéré comme un dissident. Dans le domaine religieux, le dissident n’est pas celui qui se soustrait à ses obligations cultuelles parce qu’elles lui coûtent (du temps, de l’argent, des plaisirs), mais celui qui dispose d’arguments théologiques pour en contester le bienfondé. Bref, un dissident n’est pas un délinquant, même si les dictatures, pour esquiver le débat politique, essaient bien souvent de faire passer l’opposition politique pour un délit de droit commun. Mais si ce qui le caractérise est l’invocation de principes justificatifs, il faut encore s’interroger sur la nature exacte de ces ressources. Et c’est là que les choses se compliquent.
7Pour aborder cette question, je vais introduire un nouvel élément de définition des situations de dissidence : l’idée qu’elles soulèvent le problème des rapports entre légalité et légitimité ou, plus largement, celui des moyens de justification dont on dispose pour soutenir ou au contraire contester une norme ou une représentation. Ces ressources sont bien entendu différentes selon les domaines considérés et l’on peut supposer qu’elles seront très singulières dans le cas du religieux.
8Comme on l’a vu plus haut, la dissidence existe en relation avec des pouvoirs constitués – Église ou État – qui s’arrogent le droit de dicter ce qui doit être fait et ce qui doit être cru. Il faut ajouter que, de leur point de vue, ils manifestent de la sorte leur autorité afin d’accomplir ce qu’ils considèrent comme leur mission. Très précisément, selon les courants largement dominants de la philosophie politique et de la théologie, ces institutions ont pour mission de promouvoir un bien commun qui est aussi supérieur à tout autre : le salut, pour les Églises, la sécurité et la prospérité pour les États. Et c’est en vue d’atteindre ces objectifs qu’ils peuvent légitimement prendre toutes les mesures nécessaires, y compris des restrictions des libertés et droits individuels.
9Une grande partie des débats de la philosophie politique classique tourne autour des conditions et des limites de l’exercice de ce pouvoir : jusqu’à quel point la raison d’État est-elle légitime ? Jusqu’où faut-il sacrifier la liberté à la sécurité ? Du côté des Églises, la question se pose de leur droit à faire le salut des hommes malgré eux, y compris en recourant au bras séculier. Il y a dans les deux cas une dissymétrie entre la position des défenseurs des institutions, qui tendent à poser comme légitime la plus large part possible de l’ordre légal, et celle des opposants qui, au contraire, se réclament d’un idéal de légitimité contre un ordre légal établi. Les premiers ont pour eux des arguments éprouvés, dont les plus radicaux, mais non les moins puissants, se trouvent en particulier dans la pensée politique de Thomas Hobbes2. Pour lui, par exemple, qui craint toujours le retour à la guerre de chacun contre chacun caractéristique de l’état de nature (la pire des choses qui puisse arriver à l’humanité), une stricte unité et unicité du pouvoir politique est absolument nécessaire. Il opte donc pour la monarchie de préférence au gouvernement par une assemblée. Et comme il est bon que les idées du peuple soient elles aussi homogènes, il récuse la diversité religieuse, potentiellement porteuse de conflits. Dans une telle optique, les dangers que les désaccords font courir à la communauté sont à la mesure des enjeux – ici, en l’occurrence, la mise à mal de l’ordre social tout entier. La même surestimation des menaces existait dans le monde communiste, avec son attitude de forteresse assiégée, qui élevait tout désaccord au rang de trahison. Une autre stratégie étant d’y voir la marque de la folie (de la possession ou l’influence diabolique dans le cas chrétien).
10Je voudrais surtout insister sur l’idée que la philosophie politique classique, à l’exception peut-être du seul Rousseau3, défend une position légaliste : rien ne peut autoriser quelqu’un à s’exempter du respect de la loi, même si celle-ci engendre des injustices. En conséquence, il ne suffit pas d’invoquer des principes de légitimité supérieurs pour se reconnaître le droit de désobéir aux lois de son pays : c’est là le comble de l’illégitimité. Il faut donc se demander à quelles conditions un dissident pourrait, malgré tout, se réclamer de principes de légitimité aptes à remettre en cause l’ordre établi, politique ou religieux.
La dissidence argumentée
11Dans le cas des dissidences politiques du XXe siècle, c’est l’idée des droits de l’homme, dont le respect est posé comme une exigence absolue, qui a joué le rôle de référence légitime alternative à la logique légaliste. Mais la notion même de « droits de l’homme », quoique de plus en plus acceptée à l’échelle mondiale, n’est pas exempte de critiques. On connaît par exemple l’argumentaire marxiste contre la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, tenue pour l’expression des intérêts de la bourgeoisie triomphante. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, promue dans le cadre de l’ONU, semble à même de résister à ces critiques dans la mesure où elle intègre les principaux droits sociaux (ou droits-créances4) : droit au travail, à l’éducation, à la santé… Le problème est qu’aucun pays du monde ne la respecte dans son intégralité, ce qui affaiblit la distinction entre dictatures et démocraties, pouvoirs légitimes méritant obéissance et illégitimes à combattre au nom du droit et de la justice. À la critique politique d’une conception des droits de l’homme plus soucieuse des droits libertés que des droits sociaux s’est ajouté, au cours des dernières décennies, l’argumentaire du relativisme culturel : la déclaration prétendument « universelle » ne serait que le masque de l’Occident et un moyen retors de son impérialisme.
12On mesure donc à la fois l’intérêt d’une référence normative partagée et la difficulté de s’accorder sur son contenu. Une convergence est-elle au moins probable ? Tout n’est pas désespéré si l’on considère que le registre du droit est traversé par une exigence de rationalité qui permet d’évaluer les systèmes juridiques du point de vue de leur cohérence et de leur aptitude à promouvoir des principes généralement tenus pour conformes à l’idée de justice. Ainsi, il est possible d’argumenter avec quelque vraisemblance qu’une législation reposant sur un principe d’inégalité des droits (par exemple fondée sur une théorie raciste) impliquera un code juridique très difficile à instituer sans arbitraire manifeste, qui multipliera à coup sûr les injustices ressenties. Certes le domaine des valeurs ne se laisse pas soumettre à des principes de rationalité aussi univoques que ceux de la science mais, sans céder à un optimisme naïf, on peut mettre quelque espoir dans la rationalisation du droit évoquée plus haut. Telle semble du moins avoir été et être encore la conviction de tous les défenseurs des droits de l’homme, militants américains pour les droits civils des noirs comme dissidents du bloc de l’Est dans un passé récent, aujourd’hui « indignés », partisans du « Printemps arabe » de 2010 ou d’autres mouvements progressistes. On constate d’ailleurs que les formes d’opposition caractérisées comme des dissidences ont en général pour stratégie la dénonciation des excès des pouvoirs au nom de la justice. Bien entendu, des actions collectives comme la pétition, la manifestation de rue, la grève ou la désobéissance civique peuvent être entreprises en appui aux controverses publiques. Il semble cependant que, dès lors que son arme majeure est la dénonciation de l’injustice ou du déni de droit, un mouvement de dissidence doive être très attentif aux moyens qu’il met en œuvre. La conviction acritique d’être dans le vrai et le bien peut en effet s’avérer dangereuse en nourrissant la justification de n’importe quel moyen de lutte, dont le terrorisme. D’où, rappelons-le ici, la force de l’attitude légaliste, qui vise précisément à disqualifier tout débordement du cadre de la loi, même le mieux intentionné. On connaît la formule de Goethe : « Si j’avais à choisir entre une injustice et le désordre, je préfèrerais l’injustice au désordre ». Une attitude correspondant à ce qui a été nommé dans l’histoire « résistance » admet quant à elle le recours à la violence comme moyen légitime de lutte contre un pouvoir impossible à combattre autrement. Il me semble que la dissidence – dans les exemples que j’en connais – n’a jamais été aussi loin, en proposant tout au plus comme acte militant la résistance passive. Elle a promu un héroïsme du martyre plus qu’un héroïsme de la lutte armée.
13Qu’en est-il dans le cas des dissidences religieuses ? Je me limiterai ici à examiner le domaine des confessions chrétiennes, mais certains éléments au moins de ce que je dirai sont transposables à d’autres contextes. Toute la question est de savoir comment on peut justifier ou au contraire contester une dogmatique religieuse, c’est-à-dire, pour ce qui nous occupe, une conception des moyens de faire son salut impliquant ou non le recours à une institution ecclésiale d’un certain type. Sur ce point, la doctrine qui a prévalu jusqu’à une date récente dans l’Église latine peut être résumée par l’adage bien connu : « Hors de l’Église, point de salut ». Ce qui revient à ériger l’institution, avec ses sacrements, son magistère, etc. en médiateur exclusif et indispensable entre le divin et tout homme soucieux du destin post mortem de son âme. Il ne suffit pas d’être pieux tout seul, il faut appartenir à l’Église pour espérer être sauvé. Et appartenir à l’Église, c’est lui obéir et professer son credo. Inversement, toute divergence doctrinale, tout désaccord sur les obligations rituelles ou autres situe la personne qui les manifeste en dehors de l’Église et tend objectivement à remettre en cause son plan de salut.
14Dans les faits, l’Église romaine s’est en général assez peu souciée du contenu exact des croyances du plus grand nombre. Elle a même inventé, au Moyen Âge, la notion de fides implicita qui a permis, par exemple, de reconnaître dans la pratique du signe de croix un témoignage suffisant d’orthodoxie5. Certes, elle savait que la foi des simples fidèles était imparfaite, mais imperfection ne veut pas dire dissidence. Ainsi les attitudes dites superstitieuses ont toujours été blâmées mais, à ma connaissance, elles n’ont jamais été tenues pour l’antichambre de l’hérésie. En revanche, on sait que l’Église s’est dotée d’instruments précisément destinés à traquer la déviance, le plus connu étant l’Inquisition, qui pouvaient être mobilisés sitôt qu’il y avait suspicion d’hérésie. Lire les minutes des procès inquisitoriaux permet de mesurer les attentes de conformité de l’Église dans un contexte historique donné, et d’avoir une idée de la gamme des écarts constatés : de l’ignorance ou l’erreur involontaire à la divergence revendiquée et argumentée. S’agissant de déviances mineures, et pas toujours reconnues comme telles par leurs porteurs, j’ai montré ailleurs6 que certaines d’entre elles au moins pouvaient s’expliquer par le bricolage individuel des croyances. C’est parce qu’on veut croire que l’on tente de s’expliquer à soi-même ce que l’on croit, cela mobilisant parfois des arguments peu orthodoxes et permettant en contrepoint de repérer ce que, décidément, on n’arrive pas à croire. Sans doute ces dispositions mentales ont-elles été, peu ou prou, le lot de la quasi-totalité des fidèles. Il fallait cette intrusion exceptionnelle dans le for privé qu’étaient une dénonciation à l’inquisition et les interrogatoires qui s’ensuivaient pour qu’apparaisse comme une anomalie coupable ce qui était, très probablement, la règle.
15Il en va différemment dans le cas des prises de distance élaborées, qui le plus souvent se rattachent à des courants de contestation déjà connus de l’Église, et dont la recherche oriente le programme des interrogatoires lors des procès d’inquisition. Si l’on parle, dans ce genre de cas, de dissidence (ou, dans l’idiome indigène, d’hérésie), il faut reconnaître que cette notion désigne une des formes que prend l’innovation religieuse dans un contexte, tel celui de l’Occident médiéval, où l’Église prétend non sans quelque succès au monopole de la définition des vérités salvatrices et de la distribution des biens de salut. Dans les faits, un tel monopole n’est jamais total sur le plan des pratiques : étant revendiqué par et pour une institution, il ne peut que laisser des vides – des recours religieux que les cultes officiels ne prennent pas ou prennent mal en charge. Sur le plan dogmatique, la rencontre d’une prétention à la vérité associée à une position de pouvoir institue un espace des arguments d’autorité qui prête doublement à la critique : soit le désaccord avec le dogme induit une défiance à l’égard de l’institution qui le promeut ; soit un conflit quelconque avec des représentants de l’Église fragilise la confiance que l’on peut avoir en son discours. Il faut rappeler en outre ce qui a été dit plus haut : que l’Église a toujours connu des divergences doctrinales tenues pour acceptables. Le problème n’est donc pas tant celui du contenu des représentations que la façon dont une option théologique minoritaire peut, ou non, servir de ressource à une contestation de l’autorité. Un même écart dogmatique peut ainsi, selon les circonstances (sensibilité de l’institution à un désaccord affirmé et intention de ses promoteurs d’en faire un enjeu de pouvoir), rester cantonné dans l’arène théologique sans sortir des limites de l’acceptable ou, au contraire, devenir le prétexte d’une dénonciation qui rejette les novateurs hors des frontières de l’Église. Certes, le contenu des propositions n’est pas indifférent, et l’on pourrait dresser une liste de celles qui ont les plus grandes chances d’être déclarées irrecevables : prédication des laïcs ou des femmes, refus du pédobaptisme, iconophobie...7 Mais il est aussi des énoncés théologiques dont il est difficile de dire, a priori, dans quelles catégorie ils seront classés, ou dont la qualification a beaucoup changé dans l’histoire8. Ce qui va nous occuper à présent est l’inventaire des registres argumentatifs dans lesquels un désaccord peut être justifié : tel est en effet, si le cadre que j’ai posé est correct, un élément crucial de la définition d’une dissidence. Celle-ci, quelles que soient ses expressions sur le plan socio-politique, est centralement enracinée dans une prétention au vrai et au juste, un argumentaire, par conséquent, dont les grands types de ressources dans le domaine religieux vont à présent être explorés.
Quatre façons d’être un dissident religieux compétent
16J’ai proposé il y a une dizaine d’années une représentation synthétique du « champ religieux chrétien », en m’inspirant à la fois de Max Weber et de Pierre Bourdieu. Ce schéma permet d’identifier et de situer les uns par rapport aux autres des profils de spécialistes (ou virtuoses) religieux, des styles de pratique, et, surtout, des formes de légitimité dont l’inventaire doit beaucoup à la typologie des formes de domination proposée par Weber. Bien que cette tentative de synthèse ait beaucoup stimulé ma réflexion et été présentée dans nombre de séminaires ou colloques, je ne l’ai jamais publiée. Je profite donc de l’opportunité qui m’est offerte aujourd’hui pour la soumettre à mes lecteurs9. Pour éviter une publication partielle qui devrait ensuite être rectifiée, le schéma est donné dans sa version complète et, par conséquent, il comporte des éléments (ceux qui sont notés en italique et en petites capitales) qui ne sont pas utiles à mon propos et que je ne commenterai pas ici.
17On reconnaît dans ce schéma, comme polarité principale, celle plusieurs fois étudiée par Weber du sacerdoce et du prophétisme, qu’il a d’abord identifiée dans le judaïsme antique et dont les expressions chrétiennes sont à chercher, concernant le prophétisme, du côté des figures de saints vivants – quand on reste à l’intérieur des frontières de l’accepté – et d’hérésiarques lorsque ces frontières sont franchies10. En vérité, le pôle prophétique apparaît comme un espace majeur de la production d’une dissidence robuste parce qu’il a pour ressource la forme la plus haute (et aussi la plus typique) de la légitimité religieuse : l’invocation d’une révélation faite à un personnage marqué par un charisme personnel, qui situe les « vérités » salvatrices ainsi mises à la disposition des hommes au-delà de toute forme humaine (et seulement humaine) de débat. On ne discute pas la parole de Dieu, fût-elle incompréhensible. À charge toutefois pour l’inspiré de donner des gages suffisants de l’authenticité et du caractère divin de ses révélations. Aussi la frontière est-elle ténue entre celui qui sera tenu pour un saint, non parfois sans quelque hésitation, et celui qui sera rejeté du côté de la divergence coupable. Il est en effet cohérent avec la figure de l’inspiré qu’il apporte un minimum d’innovation, par exemple une dévotion nouvelle, une rigueur morale ou une spiritualité plus accomplie, une connaissance plus large de l’au-delà, etc. Sans cela, son message se confondrait avec celui de l’institution et, surtout, il n’aurait aucune raison de prendre des risques pour le promouvoir. Or cette nouveauté est précieuse pour l’Église elle-même, car elle lui permet d’évoluer et de s’adapter parfois à son temps avec, en quelque sorte, la caution du divin. Mais cela n’est possible que s’il y a suffisamment de cohérence entre l’ancien et le nouveau ou, pour le dire autrement, si rien dans les propositions du prophète ne contredit trop explicitement les vérités communément reçues : l’évaluation de la compatibilité étant, rappelons-le, soumise à bien des contingences.
Le schéma visualise des polarités selon les axes vertical/horizontal et les diagonales. Les termes situés entre deux indications de rôle (ex : ritualisme et reproduction) les concernent également (dans l’ex. : le prêtre et le magicien sont ritualistes et n’innovent pas).
18Un second pôle important de dissidence potentielle est la ressource de justification que représentent, dans le monde chrétien, la théologie et l’exégèse de l’Écriture sainte : soit, de façon générale, le registre de l’argumentation rationnelle, c’est-à-dire ouverte à des débats dans lesquels on se refuse à en appeler à des sources de connaissance surhumaines – de nature inspirée, en particulier, comme dans le cas précédent. Cela renvoie, dans l’Église catholique, à une tradition d’érudition, cultivée en particulier dans les monastères, qui sert les attentes de l’institution en matière d’argumentation apologétique, métaphysique ou scripturaire. Mais cette compétence technique peut aussi bien se retourner contre l’institution : typiquement, le théologien devient alors un réformateur dont, comme le note Max Weber, la légitimité ne se fonde sur aucun charisme personnel revendiqué, mais d’abord sur un savoir, une expertise. C’est ainsi que les leaders de la Grande Réforme ont promu un débat sur l’authenticité des textes sacrés, la qualité des traductions, la pertinence des interprétations accréditées par la « tradition », en se réclamant de moyens purement humains de juger de la vérité.
19Comme on l’a dit, on peut trouver dans l’Église latine, à toutes les époques, des figures de théologiens dont la pensée peut, ou non, être tenue pour dissidente. De fait, toute théologie, dans le christianisme, repose sur des décisions exégétiques et des inférences qui se laissent difficilement ramener à des arguments purement rationnels. Aussi les grands théologiens, ceux qui ont réellement construit la dogmatique du catholicisme ont-ils en général été reconnus comme des saints. Une touche d’inspiration prend ainsi le relais de la seule raison pour fonder l’autorité d’une lecture11.
20Le troisième espace de contestation, largement représenté dans l’histoire de l’Église, est celui qui invoque l’argument de la légalité. Qu’il s’agisse de l’ecclésiologie ou du droit canon, l’Église catholique a développé une représentation normative d’elle-même : des arguments relatifs à sa légitimité d’institution et aux modalités légales de son gouvernement.
21Pourquoi l’évêque de Rome a-t-il la préséance qu’on lui connaît ? Quelle est l’étendue de sa compétence en matière de dogme et de pouvoir sur l’appareil ecclésial ? Il y a là matière à bien des controverses, et ce d’autant plus que l’Église n’est pas seulement une puissance spirituelle, mais aussi une puissance temporelle engagée dans des jeux de pouvoir. La question de ses rapports aux entités politiques – royaumes ou Empire – a suscité de longue date bien des conflits, suivis de compromis plus ou moins acceptables aux yeux de certains fidèles. Qu’il s’agisse donc de la justification de la hiérarchie de l’Église, en interne, ou de sa façon de préserver ses prérogatives dans ses rapports avec les États, il y a place pour des débats mobilisant des ressources de type juridique. Et les désaccords inconciliables qui se produisent à ce niveau correspondent à la notion de schisme.
22Il faut noter que le schisme, dans ses versions historiques les plus connues – Grand schisme d’Orient au XIe siècle, Grand schisme d’Occident au XIVe –, se situe à une échelle autre que celle de la dissidence telle que nous l’avons définie jusqu’ici. Considérer l’Église d’Orient comme « dissidente » par rapport à Rome relèverait plus d’un jugement de valeur « catholico-centrique » que de la description d’un fait historique dans lequel les différends théologiques et ecclésiologiques ont eu leur place, mais qui s’inscrit surtout dans une géopolitique. En outre, l’importance similaire des deux parties et leur égale intrication dans des politiques d’État traduit assez mal la situation minoritaire et en général inconfortable d’un groupe dissident. Mais on trouve aussi dans l’histoire du christianisme des schismes de moindre ampleur, dans lesquels une infime minorité de fidèles se mesure à l’énorme appareil d’une Église installée en remettant en cause sa légitimité d’institution. L’argument typique est l’accusation de forfaiture : la papauté a accepté l’inacceptable et, en conséquence, elle a perdu toute légitimité. Ainsi le rejet du concordat de 1805, considéré comme une abdication intolérable des prérogatives de Rome, s’est-il traduit par la naissance de la « Petite Église », un cas presque idéal du type de dissidence ici en question12. En effet, ses dirigeants n’ont aucune divergence dogmatique avec le catholicisme, ils se veulent même plus catholiques que le pape. Transposé dans le domaine du politique étatique, le différend serait purement constitutionnel : la papauté avait-elle le droit de s’engager comme elle l’a fait en signant le Concordat ? Si elle a outrepassé ses prérogatives, elle s’est du même coup délégitimée et elle ne mérite plus l’obédience des fidèles. Une expression radicale, très juridique en son principe, d’un tel constat d’illégitimité, est ce qui se désigne comme « sédévacantisme » : il y a bien, physiquement, un pape à Rome sur le siège de saint Pierre. Mais, du point de vue du droit de l’Église elle-même, ce siège est vide, puisque celui qui l’occupe s’est disqualifié par des prises de position hérétiques, ou excédent la compétence de la papauté. Dans l’actualité, les sédévacantistes considèrent pour la plupart que le dernier pape légitime est Pie XII, et que le Concile Vatican II a fait définitivement sombrer l’Église dans l’hérésie moderniste et la trahison de son identité. Un site web de cette mouvance13, intitulé Sedevacantisme, a pour sous-titre (ou exergue ?) : « Contre la secte apostate conciliaire »…
23La forme de dissidence qui pose le plus de problèmes dans le schéma que je propose est celle qui devrait être située du côté de la magie (ou de la sorcellerie) et dont le principe de justification serait la seule tradition. Conformément aux définitions usuelles de ces pratiques, ce type de vécu religieux (au sens large) se trouve dans mon schéma du côté de l’efficacité directe et des attestations empiriques : il s’agit en effet de formes d’activation de puissances surnaturelles à des fins thérapeutiques, apotropaïques ou divinatoires qui accompagnent la plupart des religions et revêtent dans ces différents contextes des formes assez analogues. Une partie au moins des « recettes » mises en œuvre, celles qui sont transmises de bouche à oreille et de génération en génération, doit son autorité à une « tradition » plus ou moins identifiée comme telle, mais active comme représentation de l’ancienneté supposée des usages. Ces coutumes, croyances et recettes, ont fait les beaux jours des folkloristes, qui en ont recueilli des milliers au XIXe siècle. Une bonne part d’entre elles comporte des références directes au catholicisme, qu’il s’agisse d’emplois illicites des sacramentaux ou d’invocations hétérodoxes des saints, de prières liturgiques « farcies14 », etc. Il semble toutefois que les pratiques de cet ordre ont été identifiées par l’Église comme relevant de la superstition ou de l’abus irrévérencieux – et condamnées à l’un ou l’autre de ces titres – mais jamais de la dissidence. Et en effet, il y a lieu de penser que les usagers de ces recettes n’avaient ni de conscience bien nette de la frontière entre le licite et l’illicite, ni d’intention de contester l’autorité de l’institution.
24Pourrait-il malgré tout y avoir là les prémices d’une dissidence assumée ? D’une certaine manière, c’est peut-être ce qu’a voulu croire l’Église romaine lorsque, au XIVe siècle, elle a pris la décision de considérer la sorcellerie comme une hérésie (avec, comme moment fondateur, la bulle « Super illius specula » de Jean XXII en 1326) : elle n’est dès lors posée ni comme une croyance tout autre (comme l’était le paganisme), ni comme l’effet d’une simple ignorance de ce que doit être la « vraie religion ». La sorcellerie ainsi conçue apparaît bien comme un choix religieux déviant. Mais cette hypothèse, rapportée au cadre théorique qui est ici le mien, soulève au moins deux difficultés : d’une part c’est l’enseignement du démon qui est invoqué comme sa source, et non celui la tradition ; d’autre part et surtout, les faits associés à la sorcellerie telle qu’elle est décrite par les démonologues n’ont, pour l’essentiel, aucune existence effective. La très redoutée « hérésie des sorciers » n’est rien d’autre que le produit d’une imagination inquiète15, qui ne recouvre que très partiellement les pratiques magiques effectives des populations européennes du début des Temps Modernes.
25Il faut peut-être attendre la sortie du Moyen Âge, et surtout la fin du XVIIIe siècle, pour trouver dans le champ religieux chrétien une dissidence réelle qui s’autorise d’un principe de tradition explicite et autonome. Je songe ici aux différents ésotérismes qui ont vu le jour tout au long du XIXe siècle, en particulier, et dont certaines branches au moins conservent un lien avec le christianisme. La notion de tradition, telle qu’elle est en général développée par ces mouvements, réfère à un corpus de vérités primordiales de nature religieuse, cosmologique ou philosophique. Le scénario le plus habituel est en gros le suivant : la Tradition est cette source primitive que l’on retrouve, plus ou moins altérée, dans toutes les grandes religions du monde, et à laquelle tous les fondateurs les plus célèbres (Moïse, Le Bouddha, Zoroastre ou Jésus) ont été initiés. Mais elle a été ensuite perdue, voire écartée délibérément par les religions instituées, et l’on ne peut en retrouver la trace que chez les dissidents de toutes les époques, qui ont su en préserver quelque chose, bien souvent au risque de leur vie. C’est d’une version conservée ou redécouverte de cette Tradition que s’autorisent les nouveaux Mages qui prétendent la faire revivre dans l’actualité. Avec des nuances et une distance plus ou moins marquée au christianisme, cette posture est commune à tous les grands « papes » de l’ésotérisme de la fin du XIXe siècle et du début de XXe16 : Joseph Péladan, Alphonse Constant (dit Eliphas Levei-Zahed), Gérard Encausse (dit Papus), et tant d’autres.
En guise de conclusion : comment faire pour essayer de s’entendre ?
26Voilà donc quatre figures de la dissidence qui, en vérité, sont déjà très bien identifiées dans le savoir de soi de l’Église catholique (et aussi celui d’autres Églises) : hérésie, réforme, schisme, magisme plus ou moins ésotérique. On notera que les principes de légitimité auxquels se rapportent dans chaque cas aussi bien les dissidents que les tenants de l’orthodoxie sont inégalement spécifiques du religieux : certains, comme la légalité et l’argumentation rationnelle, pouvant également être invoqués dans les débats éthiques ou politiques. On notera aussi qu’en dépit de leurs différences (voire des oppositions profondes qui les séparent), ils ont en commun une impuissance à résoudre les différends pour lesquels ils sont invoqués, c’est-à-dire à fonder en raison, dans les domaines concernés, l’accord sur des principes axiologiques et des données factuelles ou théoriques. Cela est évident dans le cas des ressources de l’inspiration, mais vaut aussi dans celui qui, a priori, s’en éloigne le plus, l’argumentation rationnelle, même si, en réalité, ce n’est pas elle qui est en cause, mais son application à des objets dont elle ne peut jusqu’au bout rendre compte.
27De fait, la dissidence telle qu’elle a été définie ici n’existe que dans la relation entre des opposants et des pouvoirs organisés d’une manière très singulière : ceux qui font valoir une prétention exclusive à posséder la vérité et à fonder sur elle leur action. C’est sans doute pourquoi, dans le domaine du religieux, la notion d’hérésie, qui illustre exactement par sa connotation dévalorisante ce que la dissidence a d’insupportable pour des pouvoirs de ce genre, a vu son usage régresser à partir de la Grande Réforme du XVIe siècle, en même temps que régressait la capacité de l’Église romaine à affirmer dans toute l’Europe son monopole de la diffusion légitime des biens de salut. Dès lors en effet, comme l’a souligné Alphonse Dupront : « Une première donné brute, aussi évidente que capitale pour l’esprit moderne, c’est la promotion progressive de l’hérésie en confession et de la confession en Église17. » Plus près de nous – et en décalage total avec les conceptions démocratiques de la légitimité politique – le soi-disant « socialisme scientifique » des États totalitaires de l’Europe de l’Est pouvait lui aussi renvoyer du côté de la trahison délibérée ou de la folie tous ceux qui, hérétiques à leur manière, n’étaient pas saisis de l’évidence de vérité des politiques dotées d’une référence aussi légitime – la Science en personne !
28En dépit de la différence bien réelle des contextes, le point commun qui reste peut-être, en arrière-plan, le plus significatif entre l’Église catholique et le totalitarisme soviétique est leur non-respect du principe de séparation entre les faits et les valeurs. « Aucun énoncé de norme et aucun énoncé de décision, écrit Karl Popper, ne découle nécessairement de l’énoncé d’un fait. » Se réclamer de vérités salvatrices porteuses en sus de vertus morales est une entorse directe à ce principe, autant que la prétention de fonder scientifiquement chaque prise de position politique. Admettre que l’argumentation, dans les registres de l’axiologie et de la décision politique est à coup sûr possible, mais moins péremptoire que dans les questions scientifiques, serait peut-être une première application d’un principe de modestie éminemment souhaitable pour une solution pacifique des désaccords idéologiques.
29Il faut ajouter à cela la prise en compte des modalités de l’articulation entre le savoir et le pouvoir. En dépit de mon irrépressible sympathie pour toute dissidence face à un pouvoir oppressif, tout ce que j’ai écrit jusqu’ici sur la légitimation des normes et énoncés religieux (et cela est en partie transposable au politique) me conduit à renvoyer dos à dos orthodoxie et dissidence, vérité officielle et inspiration. Or, par-delà la commune conviction de leurs promoteurs d’être dans le vrai, probablement sincère dans un grand nombre de cas, il faut distinguer entre leurs moyens respectifs de faire valoir leur version de la vérité. Je crois raisonnable de poser comme argument de suspicion à l’encontre de toute vérité officielle – et contre toute articulation de ce genre entre savoir et pouvoir – son recours à la contrainte pour se faire admettre. Les dissidents n’ont pas toujours raison, c’est sûr, mais leur cause reste supérieure à celle de leurs opposants sur le plan moral autant qu’épistémique aussi longtemps qu’ils n’usent d’aucune contrainte pour la faire valoir. C’est là, à mon sens, la racine morale de la supériorité du dissident sur l’inquisiteur, c’est là aussi (parfois, pas toujours : jouer inspiration contre inspiration n’est pas un modèle de débat rationnel) sa supériorité sur le plan de la connaissance : il n’a pas besoin des béquilles d’une institution pour affirmer sa prétention à dire le vrai, même si, à nos yeux, son propre argumentaire ne vaut pas mieux d’un point de vue épistémologique.
30Il n’y a peut-être pas là des lignes de choix taillées au cordeau pour un franc rationaliste, mais je pense pouvoir poser sans grand risque d’erreur ou de faute morale que mettre la violence au service de conceptions, quelles qu’elles soient, est toujours inacceptable. La vérité n’a, pour s’imposer, besoin d’aucun bras séculier à enrôler dans son combat contre l’erreur, pour les mêmes raisons qu’elle survivra aux répressions les plus infondées. C’est ce qu’avait compris Galilée en abjurant ses convictions devant l’inquisition : selon lui, la marche de la vérité scientifique n’a pas besoin de martyrs, les faits suffiront à la conforter.
31Un autre principe qui peut permettre de sortir d’affrontements inconciliables est un scepticisme méthodologique/épistémologique : admettre à la fois le pluralisme des convictions et la possibilité d’argumenter à leur propos. Soit : refuser le « tout ou rien » entre des certitudes et incertitudes également absolues. Même si l’on admet, sur le plan éthique en particulier, qu’il y a des thèses tout à fait insoutenables et d’autres tout aussi fermement assurées (cela se mesurant entre autres choses aux situations historiques qu’elles ont engendrées), il reste encore l’essentiel et le plus difficile, c’est-à-dire tous les cas ordinaires de la vie du citoyen ou du simple particulier dans lesquels on est bien loin de ces extrêmes. La morale est une affaire quotidienne. Et, de fait, prendre des décisions, proférer des jugements de valeur, agir d’une façon ou d’une autre, c’est presque toujours reconnaître des préférables plus que des impératifs absolus, se voir contraint à des choix sans prononcer d’exclusions, sans refuser de peser équitablement les raisons des uns et des autres.
32Etant donné la généralité de ce propos, il vaut aussi bien dans le domaine des religions que dans celui de la politique. Il semble toutefois que l’esprit démocratique qui prévaut sous nos climats s’accommode plus facilement de son application aux affaires religieuses : nous avons de longue date, en ces matières, admis un principe de « tolérance » qui repose tout simplement sur la conviction kantienne que le champ du religieux ne permet aucune certitude de l’ordre de la science et que, par conséquent, faute de toute discrimination rationnelle en matière de dogmatique, il n’y a d’autre issue que d’admettre dans la Cité un pluralisme tant théologique que confessionnel. La chose est peut-être plus difficile à accepter dans le domaine de la politique, dans la mesure où, à ce sujet, le scepticisme affiché relève plus d’une orientation idéologique que d’une réelle neutralité. À défaut d’engagements positifs en ces matières, il reste au moins des certitudes minimales qui peuvent faire office de garde-fous : par exemple, choisir de jouer le jeu de la démocratie, c’est-à-dire de ne jamais opposer à des convictions qui s’affirment pacifiquement dans le respect du jeu démocratique la répression et la violence. Mais il faut aussi reconnaître que l’acceptation du pluralisme est inversement proportionnelle à l’importance des enjeux en question : vite admis en matière de religion, il semble plus polémique dans les domaines sur lesquels se décident les options politiques.
33Je suis bien conscient, en même temps, que ce que je viens d’écrire est bien loin de correspondre à la situation la plus fréquente à l’échelle du monde. Les conflits religieux continuent de faire rage, tout autant que la répression des oppositions politiques. Par rapport à la violence trop habituelle de ces affrontements, la présence de dissidents réussissant à exister dans la durée en dépit des brimades dont ils sont les victimes pourrait presque apparaître comme un moindre mal, comme l’ébauche d’une cohabitation tolérée. Mais on ne peut que souhaiter à tous les porteurs d’idéal de lutter dans des contextes où ils seront des opposants, et non des dissidents.
Notes de bas de page
1 Voir par exemple M. Zerner (éd), Inventer l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l’Inquisition, Nice, Centre d’études médiévales, 1998.
2 Hobbes expose ces idées dans son Léviathan (trad. française : F. Tricaud, Paris, Editions Sirey, 1971).
3 Rousseau écrit en effet dans Du Contrat Social (Livre I, ch. 3) « qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. »
4 J’emprunte cette notion à L. Ferry et A. Renaut, Philosophie politique, 3, Des droits de l’homme à l’idée républicaine, Paris, PUF, 1985. Les auteurs exposent de façon très intéressante les débats autour de ce type de droits dans les décisions législatives de la France au XIXe siècle et dans les conflits sociaux.
5 Voir à ce sujet J.-C. Schmitt, « La croyance au Moyen Âge » et « Du bon usage du Credo », dans Le Corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001, p. 77-96 et 97-126.
6 J.-P. Albert, « Hérétiques, déviants, bricoleurs. Peut-on être un bon croyant ? », L’Homme, 173 (janvier-mars 2005), p. 75-95.
7 Les déviances imputées aux « Pétrobrusiens » recoupent une partie de ces matières à hérésie et en ajoutent d’autres (rejet des lieux consacrés, du culte de la croix, de la liturgie funéraire) dont on trouve également des exemples ailleurs. Voir D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam, 1000-1150, Paris, Aubier, 2000, p. 114.
8 Voir par exemple la relecture de l’Elucidarium d’Honorius Augustodunensis par Nicolas Eymerich, qui découvre dans ce qui fut longtemps une sorte de catéchisme nombre de propositions « téméraires », ou franchement hérétiques (Yves Lefèvre, L’Elucidarium et les Lucidaires, Paris, E. de Boccard, 1954).
9 Je remercie Christian Douillet qui, lors de sa révision du manuscrit de ce livre, a considérablement amélioré la lisibilité de mon schéma.
10 La transposition au cas chrétien est esquissée par P. Bourdieu dans son article « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, 1971. Voir aussi J.-P. Albert, Le sang et le Ciel. Les saintes mystiques dans le monde chrétien. Paris, Aubier, 1997.
11 J’ai étudié ces processus dans l’article « Erudition et mystique dans le monachisme chrétien », Archives de Sciences Sociales des Religions, 154 (avril-juin 2011), p. 45-60.
12 Sur la « Petite Église » au sens strict et d’autres institutions analogues, lire dans l’Introduction au Dictionnaire du Monde religieux dans la France contemporaine, t. 10 Les marges du christianisme, sectes, dissidences, ésotérisme, ss. la dir. de J.-P. Chantin, la section écrite par B. Vignot, p. XVI-XXI.
13 Sedevacantisme.wordpress.com, consulté le 7 avril 2013.
14 On désigne ainsi les invocations, très fréquemment recueillies par les folkloristes, dans lesquelles une prière formulaire est interpolée par des formules le plus souvent en relation avec la fonction (thérapeutique, etc.) qui lui est attribuée.
15 Voir à ce propos l’ouvrage classique de Jean Delumeau La peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècle), Paris, Fayard, 1978.
16 Voir ici également le dictionnaire Les marges du christianisme déjà cité, qui présente plusieurs dizaines d’entrées sur les courants ésotériques de la période et leurs promoteurs.
17 A. Dupront, « Réflexions sur l’hérésie moderne », dans J. Le Goff éd., Hérésies et sociétés dans l’Europe préindustrielle, XIe-XVIIIe siècle, Paris-La Haye, Mouton 1968, p. 291.
Auteur
Directeur d’Études à l’EHESS, LISST, Toulouse.
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