Introduction
p. 7-11
Dédicace
À la mémoire d’Albert Jacquard (1925-2013)
Texte intégral
1Cet ouvrage reprend les communications au colloque « La dissidence dans tous ses états. Hérétiques, révoltés, insoumis, indignés… », qui s’est tenu à Mazamet les 15 et 16 septembre 2012 à l’initiative du CIRCAED (Collectif International de Recherche sur le Catharisme Et les Dissidences)1. Dans l’esprit des organisateurs, il s’agissait d’établir une sorte d’état des lieux afin de mettre à l’épreuve la pertinence même du programme intellectuel de l’association : promouvoir des recherches sur le catharisme et les dissidences. Tout le défi est dans ce « et » : articuler le registre historiographique bien balisé des études sur les « hérésies » dans l’espace chrétien, de l’Antiquité à la Réforme, avec une réflexion plus large et plus contemporaine sur des formes particulières d’opposition ou d’objection de conscience qui, bien que relevant de l’espace profane, pouvaient avoir quelques analogies avec les anciennes dissidences religieuses. Cela explique le choix, dans le texte de présentation du colloque, d’une définition large de la notion de dissidence : « action ou état d’une personne ou d’un groupe de personnes qui, en raison de divergences doctrinales ou morales, cesse d’obéir à une autorité établie ou se sépare d’une communauté religieuse, politique, philosophique… » Cette définition est ouverte en ce qu’elle réfère non seulement au domaine du religieux, mais aussi à d’autres registres du discours et des pratiques susceptibles de voir s’opposer des convictions individuelles et l’attente de conformité d’une institution. Elle est en même temps précise dans la mesure où elle spécifie les motifs des désaccords (en sont exclus, par exemple, les simples divergences d’intérêts) ainsi que les modes de protestation : cesser d’obéir, se séparer, ce n’est pas prendre les armes. Pour traiter de la dissidence, il convient donc de se concentrer sur une posture singulière, qui est loin de recouvrir toutes les formes possibles des dissensus sociaux.
2Dans les faits, en dépit de ce souci d’ouverture, les propositions d’interventions concernant des dissidences religieuses ont été, de loin, les plus nombreuses. Cependant, en harmonie du reste avec les tendances actuelles de la recherche, les études présentées dans cette thématique ont en commun d’avoir questionné les catégorisations conduisant au constat de dissensus ainsi que, plus classiquement, les ancrages sociaux des prises de position dissidentes. Ce souci est en particulier manifeste dans les mises au point terminologiques qui ouvrent la plupart des communications : en partant d’une définition de la dissidence pour aller vers son étude de cas, chaque intervenant contribue à mettre à l’épreuve cette catégorie analytique et à mesurer son aptitude à éclairer des situations par rapport auxquelles elle pouvait d’abord sembler inadéquate ou anachronique.
3Un autre trait commun que l’on peut relever est l’attention portée aux seuils et actes de rupture (plus ou moins délibérés) qui font passer d’une situation de pluralisme toléré à la dénonciation d’une déviance considérée comme inacceptable. C’est sans doute sur ce point que les recherches historiques manifestent les évolutions les plus significatives : ce que l’Église désignera comme incompatible avec ses pratiques ou sa théologie n’est pas une réalité déjà constituée et totalement objectivable, par exemple une doctrine en tous points étrangère à sa tradition. Des circonstances singulières doivent être prises en compte dans l’émergence de ce jugement, ainsi que d’autres strates de la réalité que le seul registre du religieux. Une divergence théologique ne suffit pas à faire une hérésie, il faut encore des enjeux d’autorité et surtout un arrière-plan de luttes politiques et socio-économiques. La recherche de l’ancrage de la contestation religieuse dans ces réalités sociales est, depuis longtemps, une constante des travaux historiques sur ces questions et il trouve sa place dans plusieurs communications. Mais cet axe d’élucidation n’exclut pas le souci, tout aussi indispensable, de repérer dans les dogmes de l’Église des lignes de front particulièrement sensibles, soit dans la longue durée, soit dans des conjonctures spécifiques. Les matières le plus aptes à susciter des divergences sont au premier chef les « mystères », c’est-à-dire des éléments de le révélation inaccessibles à la seule raison. Sur le plan des pratiques ou de la liturgie, quelques désaccords irrémédiables se dessinent également : prédication des laïcs, sacerdoce des femmes2…
4Les historiens qui liront ce recueil pourront être surpris par le parti-pris de situer la question de la dissidence dans une perspective chronologique aussi large. Il s’agissait par ce moyen de favoriser, autant que possible, à la fois une approche comparative et une rencontre entre disciplines. En fin de compte, les communications éclairent surtout les nuances de la prise en compte et la répression éventuelle des dissidences au sein de l’Occident chrétien, et les études qui le permettent émanent presque exclusivement d’historiens. Mais, même si l’on ne peut parler à cet égard d’interdisciplinarité, il faut noter que les intervenants relèvent des quatre périodes habituellement retenues pour scander le temps historique – de l’Antiquité au monde contemporain en passant par le Moyen Âge et l’époque moderne. Même si la comparaison entre périodes n’est pas explicite dans les textes, la réunion d’études de cas éloignées dans le temps laisse deviner des logiques de situation distinctes plus ou moins corrélées aux changements globaux. Une dimension plus nettement interdisciplinaire est toutefois présente à travers des contributions émanant de philosophes et d’historiens nourris d’anthropologie et de sociologie des religion.
5Le présent ouvrage reprend, en la réordonnant, la substance des différentes sessions du colloque, avec toutefois une lacune : à notre grand regret, il a été impossible, faute de disposer d’un enregistrement exploitable, de publier la table ronde de clôture qu’avait accepté d’animer l’homme de lettres Jean-Philippe de Tonnac, auteur en 2008 de l’ouvrage Cathares, la contre-enquête en collaboration avec Anne Brenon. Que les intervenants dont les propos n’ont pas trouvé place ici veuillent nous en excuser.
6Après le texte d’ouverture de Jean-Pierre Albert, qui essaie de penser à la fois dissidence religieuse et dissidence politique, une série de neuf communications parcourt chronologiquement quelques expressions de la dissidence religieuse dans l’histoire de l’occident chrétien : celles que l’Église romaine a généralement qualifies d’hérésies ou de schismes. Benoît Jeanjean ouvre ce dossier avec l’examen du processus qui institue la catégorie d’hérésie dans l’Église latine des premiers siècles : celui de l’élaboration d’une doctrine de plus en plus précise, qui rend donc plus sensible aux divergences. Les thèses condamnées touchent au cœur de la théologie chrétienne puisqu’elles concernent la nature du divin, avec la question obligée de la Trinité, la christologie et enfin la conception des l’homme et de son salut.
7Christine Delaplace interroge la présence éventuelle, dans la décoration des églises italiennes (avec en sus un dossier toulousain) de traces d’une iconographie marquée par l’arianisme. Au-dela de cette question de fait controversée, elle en souligne deux enjeux : les ariens auraient-ils une iconographie vraiment spécifique ? si oui, avaient-ils des raisons d’en faire un moyen de prosélitisme ?
8Après un saut de plusieurs siècles, la contribution de Dominique Iogna-Prat se présente comme un bref état de la question de l’hérésie dans l’Église latine au début du Moyen Âge central. Mais son propos déborde ce strict cadre chronologique en situant la logique même du couple orthodoxie-hérésie dans le prolongement des deux caractéristiques marquantes du christianisme : le monothéisme et un régime d’autorité ecclésial. Cela concourant à la mise en place d’une « société de persécution » dans laquelle la déviance religieuse devient une affaire d’État.
9Les deux communications suivantes témoignent du renouveau des études cathares. Pilar Jiménez, à partir de l’étude des premiers procès pour hérésie dans le Midi, revient sur les débuts de la dissidence des bons hommes dans ces territoires, sur les facteurs politiques, sociaux, économiques et religieux permettant d’expliquer son implantation. Elle s’interroge également sur la dénomination d’« Ariens » ou d’« hérésie Arienne » donnée aux hérétiques du Midi par les chroniqueurs catholiques du XIIe siècle. Son hypothèse est que cette dénomination précède celle d’« Albigeois », qui finit par la remplacer. Or l’accusation d’« Ariens » ne présuppose pas la croyance dans un dualisme des principes attribuée aux mêmes hérétiques quelques décennies plus tard. Anne Brenon, quant à elle, propose des « Réflexions sur la dissidence des bons hommes en pays d’oc : de l’intégration sociale à l’ultime répression (XIIIe-XIVe siècles) », et s’interroge sur la tension entre consensus social et dissensus religieux qui semble durablement nourrir « l’hérésie cathare ».
10Deux contributions saisissent ensuite les mécanismes de la dissidence et de sa répression à partir de cas individuels. L’exposé de Michel Granjean sur le parcours de Jean Hus précise les étapes de la qualification par l’Église de ses propositions, l’accusation d’hérésie venant beaucoup plus tard qu’on aurait pu le penser : c’est en fait « l’acte insensé » qu’est son appel au Christ placardé aux portes des églises de Prague qui conduit à sa condamnation. Daniela Muller présente quant à elle la cas moins connu de l’exécution à Rome, en 1556, de Pomponio d’Algieri, suspect d’influences luthériennes : un cas qui en dit long sur le fonctionnement d’une « société de persécution », puisque le condamné semble être la victime d’un renforcement de la lutte contre le protestantisme par le pape Paul IV qui rend ses positions « évangéliques » inacceptables.
11Il faut attendre l’exposé de Jean-Pierre Chantin pour revenir à notre époque avec une typologie des dissidences catholiques des XIXe et XXe siècles. Un premier axe est celui des réactions conservatrices, tels les schismes des « petites églises » insatisfaites des manquements de la politique pontificale à la « tradition ». Viennent ensuite les tentatives réformatrices internes à l’Église, enfin des formes d’innovations religieuses plus ou moins syncrétiques, dont l’héritage actuel est représenté par les nouveaux mouvements religieux (NMR) intégrant la référence chrétienne.
12On a rencontré jusqu’ici des formes de dissidence religieuse dans lesquelles l’opposition à l’institution dominante est elle-même religieuse : innovation théologique, souci de réformer l’Église… La seconde partie de l’ouvrage présente, toujours à travers l’histoire européenne, des cas des prises de distance moins directement liées au registre du religieux. Ainsi, la communication de nos collègues catalans Carles Gascon Chopo et Lluis Obiols Perearnau souligne que l’espace frontalier pyrénéen, du XIIe au XVIe siècle, a été particulièrement propice à des rébellions contre les autorités féodales ou royale, celles-ci recoupant parfois, mais sans que cela en soit le principal motif, la question de la diversité religieuse. Avec l’examen des prises de position des « libertins » de l’époque moderne, à peu près sans précédent dans le monde chrétien, la communication de Didier Foucault nous met en présence d’un phénomène qui, au-delà de l’affirmation d’une différence religieuse caractéristique des « hérésies », va plus loin encore dans la contestation : c’est de toute religion que l’on entend se détacher. Enfin, plus près de nous, le positionnement politique et religieux atypique de la philosophe Simone Weil pourrait être érigé en emblème d’une dissidence toute personnelle, fondée sur des convictions à la fois politiques, éthiques et religieuses. Tel est du moins le point de vue de Florence de Lussy qui reconnaît en elle un goût pour l’hérésie…
13L’ouvrage se clôt sur le bref épilogue confié à Françoise Valon qui, se faisant l’écho des réflexions sur la notion même de dissidence qui reviennent dans la plupart des communications, propose une réflexion sur ce qui sépare – et aussi rapproche – dissidence et résistance. Elle nous invite aussi – et tel était bien également le but de cet ouvrage – à faire vivre au présent l’esprit de tous les rebelles, révoltés, indignés que furent en d’autres temps ceux que l’on disait hérétiques.
14Nos derniers mots seront de tristesse. Le professeur Albert Jacquard, exemple de probité intellectuelle et meilleur représentant qui soit de la dissidence humaniste que peut porter toute science, avait accepté très chaleureusement d’introduire ces journées par des « réflexions sur la dissidence dans l’histoire des sociétés occidentales ». Sa santé ne lui a pas permis de faire le déplacement à Mazamet. Et nous savons tous que, depuis lors, il nous a quittés. Ce volume, bien modestement, lui est dédié.
Notes de bas de page
1 Ce collectif a été fondé à l’initiative d’Anne Brenon et de Pilar Jiménez en 2012. Ex-directrices scientifiques du Centre d’Etudes Cathares de Carcassonne, fondé en 1981 à l’initiative de René Nelli, le CEC fermait ses portes en janvier 2011. Vingt ans après sa création, l’annonce de la fermeture du CEC suscite l’émotion car le CEC avait contribué très activement a rendre au « phénomène cathare » sa place parmi d’autres dissidences d’époque médiévale. Les recherches et les études sur le Catharisme n’avaient pas cessé de soulever des débats et de controverses depuis le XIXe siècle, autour des questions telles que les origines historiques de la dissidence ou la nature doctrinale du dualisme cathare. Dans les dernières années du XXe siècle, l’existence même de cette « hérésie » a été mise en cause par certains historiens qui l’envisageaient comme le produit du discours des théologiens et polémistes catholiques de l’époque. Ces controverses, souvent aigües, se sont avérées très bénéfiques et ont largement contribué à faire avancer la recherche sur le Catharisme. La création du CIRCAED répond donc à la volonté de poursuivre les recherches sur la dissidence cathare et propose de les élargir non seulement à l’ensemble des dissidences religieuses d’époque médiévale, mais aussi à d’autres types de dissidence : politique, sociale, philosophique, etc., et à d’autres périodes historiques. L’objectif est de promouvoir une réflexion pluridisciplinaire où historiens, historiens des religions, anthropologues, sociologues, politologues, philosophes puissent ensemble s’interroger sur la condition du dissident et sur les points d’équilibre et/ou de fracture entre Norme et Transgression. La recherche sur le Catharisme elle-même, ne pourra que gagner en lisibilité à s’inscrire dans ce contexte qu’en retour son modèle contribuera à éclairer (www.circaed.com).
2 La bibliographie sur ces questions est très abondante. De manière générale sur la question de la prédication, et étudiant des cas précis de prédication dissidente : R. M. Dessi et M. Lauwers, La parole du prédicateur Ve-XVe siècle, Nice, col. Centre d’Etudes Médiévales de Nice, 1997 (sutout les études de S. Forde, « La prédication, les lollards et les laïcs », p. 457-478) ; B. Gari (éd.), Redes femeninas de promocion espiritual en los Reinos Peninsulares (s. XIII-XVI), Roma, Viella, Universitat de Barcelona, 2013. Concernant le Catharisme : G. Hancke, « La prédication féminine chez les Cathares », dans M. Aurell (dir.), Les Cathares devant l’Histoire. Mélanges offerts à Jean Duvernoy, Cahors, 2005, p. 289-310.
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