Conclusion générale
Mort du projet éducatif soviétique, naissance d’une opinion publique ?
p. 403-414
Texte intégral
La société soviétique serait celle dont le régime organise le consensus, comme si elle était la seule dans ce cas.1
Le dégel est le dégel, ce n’est pas le printemps. Mais la glace fond, se transforme en eau encore froide, et dans l’eau renaît une forme de vie.2
1Le problème posé au seuil de cette recherche tenait en une question : quels sont les acteurs de la genèse, de l’élaboration et de l’application de la réforme de 1958, et en quoi ont-ils pesé sur l’échec de la « refondation » scolaire et universitaire voulue par Nikita Khrouchtchev ? Après l’injonction initiale lancée par celui-ci – « rapprocher l’école et la vie » – le processus de décision a révélé une pluralité d’approches du système d’enseignement soviétique, qui sont rapidement entrées en tension, et ce pendant près d’une décennie. Ce pluralisme relatif, limité à un domaine précis, a facilité l’émergence d’une opposition efficace au projet éducatif soviétique. Le « Dégel » ici a consisté dans son affirmation, sans entraîner pour autant une démocratisation formelle de la vie politique.
2Notre histoire de la loi du 24 décembre 1958 a donc éclairé les aléas de son élaboration puis de sa mise en œuvre, jusqu’à son abandon au milieu des années 1960. D’une part, les mesures voulues par l’équipe dirigeante, aux motivations complexes, n’ont pas produit les résultats escomptés. D’autre part, elles se sont heurtées à une contestation interne forte de la part de scientifiques, d’universitaires et de pédagogues, relayée et appuyée par l’appareil du Parti lui-même. Le projet khrouchtchévien a donc pâti dans ce domaine de la relative libéralisation qu’il avait lui-même suscitée : ainsi se trouve posée à nouveaux frais la question de l’existence d’une opinion publique en URSS après la mort de Staline.
Une démocratisation scolaire et universitaire manquée
3La perestroïka (ou « refondation ») de l’enseignement lancée en 1958 s’inscrit dans la continuité des premières décennies du régime soviétique : elle est davantage une étape qu’un tournant radical. Ses motivations sont complexes, dans la mesure où elle répond à une accumulation de problèmes, dont il n’est pas sûr que les responsables de l’époque aient eu une vision d’ensemble. Prétendant concilier modernité et utopie, le projet khrouchtchévien en matière d’enseignement échoue à démocratiser l’école secondaire et supérieur en URSS.
4Plusieurs objectifs – on est tenté de parler de défis – étaient posés : d’abord, transformer le système d’enseignement dans un sens plus conforme à l’idéologie marxiste, par une « polytechnisation » visant la fusion entre travail manuel et intellectuel, voire la professionnalisation de l’instruction ; ensuite, garantir une main d’œuvre suffisante à certains secteurs de l’économie, face à la massification inéluctable de l’enseignement général et à une conjoncture démographique délicate (les « classes creuses » nées pendant la guerre de 1941-1945), dans un contexte de diminution du travail forcé (les libérations massives du goulag, mais aussi la fin de l’embauche semi-libre des jeunes non diplômés) ; enfin, briser la montée de la contestation née des suites du XXe Congrès (le « Rapport secret » de Khrouchtchev évoquant une partie des crimes de Staline) en milieu étudiant, en raccrochant solidement ce dernier à l’idéal « communiste » officiel. Il faut préciser ici le rôle de l’idéologie : plus qu’une mise en œuvre des grands textes de Marx, Engels ou Lénine, c’est surtout la loyauté au régime qui est visée. Quant à l’implication personnelle du Premier secrétaire du PCUS dans la relance du projet éducatif bolchevique, on peut y voir surtout l’attachement de Khrouchtchev, ancien étudiant de rabfak fier de cet épisode de sa biographie, à systématiser son expérience de « promu », à l’instar de plusieurs de ses collègues – car elle est manifestement un des piliers sur lesquels repose son « moi » communiste, pour reprendre le lexique de la Soviet subjectivity. Le stalinisme comme moment d’ascension sociale continue ainsi de marquer les dirigeants soviétiques, et leurs choix politiques.
5En témoigne la reprise du mot d’ordre de « rapprochement entre l’école et la vie », c’est-à-dire entre les études et l’usine ou le kolkhoze, dans les conditions de l’URSS post-stalinienne. Il s’agit là d’une réactivation à la fois de la « polytechnisation » de l’instruction – mais cette dernière reste floue, faute de consensus entre les théoriciens de la pédagogie officielle, parmi lesquels le traumatisme des purges staliniennes reste vivace – et surtout de la « prolétarisation » du monde étudiant appliquée avec un certain succès dans les années 1918-1936 en Russie. Celle-ci repose désormais sur une définition de l’identité « de classe » qui n’est plus liée l’« origine » (héritée des parents), mais à la « position sociale », c’est-à-dire à l’expérience professionnelle acquise, donc susceptible de varier au cours de l’existence. De cette conception découle la mesure phare de la réforme de 1958 : obliger tout élève du secondaire à avoir travaillé au moins deux ans « dans la production » pour pouvoir étudier. Elle vise autant à favoriser ouvriers et kolkhoziens qu’à transformer les jeunes citadins aisés en authentiques prolétaires. Ainsi doivent être créées « des conditions égales » pour les études : une « égalité des chances », dirait-on en France.
6Sur la forme, le lancement de cette perestroïka manque singulièrement de préparation : il tient plus à la volonté chez Khrouchtchev d’étendre son ambition réformatrice à un nouveau terrain, qu’à un calendrier réfléchi et cohérent, fondé sur une analyse précise des succès et des lacunes du système existant. Surtout, il reprend en partie la méthode héritée de l’ère stalinienne, celle d’une campagne d’opinion rapide suivie ou précédée d’un changement important dans les structures existantes. Après avoir prononcé sur le sujet plusieurs discours fleuves en public et nombre d’interventions dans les instances centrales du Parti, le Premier secrétaire semble toutefois se désintéresser des modalités d’application de la réforme. Son choix de déléguer à des instances ad hoc la mise en œuvre précise de sa politique est lourd de conséquences : ce sont des responsables de second rang qui prennent en main la finalisation de la réforme. Autant qu’on puisse en juger (faute d’accès aux papiers du secrétariat du Parti toujours fermés, plus de cinquante ans après les faits, au commun des chercheurs), c’est dans l’appareil du Comité central du Parti qu’est décidée la politique éducative sous Khrouchtchev, et non dans les ministères ou à l’Académie des sciences pédagogiques, institution moins influente qu’il a paru parfois aux soviétologues occidentaux.
7Sur le plan pratique, les déclarations ne sont guère suivies d’un effort matériel adéquat de la part de l’État soviétique. La politique annoncée par Khrouchtchev ne se donne pas les moyens de ses ambitions : ce pourrait être là une définition du « volontarisme » reproché au leader soviétique par ses adversaires lors de son éviction de la tête du Parti et du gouvernement en octobre 1964 – un terme dont il vaut mieux, de ce fait, que les historiens évitent l’emploi. Dans un contexte budgétaire serré, la polytechnisation du secondaire se réduit, dans la majorité des établissements, à un apprentissage sommaire des métiers les plus simples, dans des ateliers sous-équipés ou à des postes d’usine ou de ferme de peu d’intérêt dans les processus de fabrication. Les responsables industriels et agricoles, ayant été peu associés à la phase d’élaboration de la loi, s’avèrent peu enclins à contribuer à son application.
8Parallèlement, la compétition à l’entrée en VUZ s’accentue avec la généralisation de la scolarité décennale. La reproduction sociale reste très forte en Russie, d’après les sources utilisées ici, même si la suppression des frais d’inscription en 1956 a eu un impact sensible sur l’élargissement de l’accès aux études. En fait, elle a surtout accentué les frustrations sociales. Certes, la démocratisation quantitative des années 1959-1979 ne fait pas de doute, si on compare la proportion des diplômés dans la population de la RSFSR à ces deux dates3. En revanche, l’amélioration de la part des catégories sociales les moins aisées (ouvriers, paysans et petits employés) parmi les étudiants n’est pas évidente – surtout dans le cas des établissements les plus prestigieux, qu’on peut qualifier d’universités d’élite, en premier lieu dans les capitales Moscou et Leningrad. De 1957 à 1965, les autorités portent une attention particulière à cette question, qui avait été délaissée depuis 1936. Mais les résultats de la « composition sociale » des étudiants sont faussés par des artifices statistiques, qu’il s’agisse du glissement déjà évoqué dans la définition de l’appartenance de classe, ou de stratégies individuelles de la part des jeunes et de leurs familles. Surtout, il n’existe aucune donnée sur le suivi des candidats après l’entrée en VUZ. Combien de « producteurs », suivant le terme employé alors, ont réussi leurs examens, et finalement reçu leur diplôme ? Les chiffres catastrophiques des taux de réussite dans les cours du soir et par correspondance suggèrent que la part des enfants d’ouvriers et de kolkhoziens qui ont profité jusqu’au bout des avantages créés pour eux est peu significative. Les travaux sur l’orientation des jeunes après le secondaire confirment que les enfants des catégories socioprofessionnelles élevées ont conservé les meilleures chances d’entrer en VUZ dans les années 1960 et au-delà.
9On constate ensuite une forme de désintérêt – et de censure ? – à l’égard de ces questions à l’époque brejnévienne. Le fait est souligné a posteriori par un chercheur isolé, N. Feŝenko, quelques mois après l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev :
… pour des raisons obscures, la question de la composition sociale du corps étudiant est pratiquement évitée par les auteurs des monographies les plus importantes et générales sur l’histoire de l’intelligentsia et de l’enseignement supérieur soviétiques publiées dans les années soixante. Malheureusement, cette « tradition » s’est perpétuée dans les travaux des années soixante-dix.4
10De toute évidence, les dirigeants chargés de la politique scolaire et universitaire – dont la plupart étaient arrivés à de hautes fonctions sous Khrouchtchev – ont préféré laisser de côté l’épineux problème de la démocratisation. Certains ont vu dans cet échec du volet principal de la loi de 1958 la marque d’un refus des élites installées au sommet de la pyramide sociale, la célèbre nomenklatura, de céder leurs privilèges. Le Premier secrétaire s’était lui-même défendu ainsi à l’époque contre les critiques à l’encontre de sa politique. Mais une telle analyse en termes de résistances au changement nous paraît manquer l’essentiel : le fait que d’autres visions de la démocratisation scolaire et universitaire, et finalement de la modernité, sont entrées en concurrence avec celle de Khrouchtchev dès la fin des années 1950.
Une réforme contestée au sommet du Parti-État
11Le pari risqué du khrouchtchévisme – comme mode de gouvernement – tenait à la volonté de laisser s’ouvrir de réels débats dans la presse et les instances concernées, tout en prétendant imposer des changements « par en haut », dans la lignée des campagnes de mobilisation de l’époque stalinienne. Dans cet espace de débats plusieurs acteurs de poids ont fait valoir des conceptions divergentes, parfois opposées au projet initial : c’est ce qui ressort de l’analyse de la « discussion générale » de l’automne 1958 et des autres formes d’échanges internes qui l’ont précédée ou accompagnée. Cette contestation relayée au sommet du Parti-État a eu raison du « rapprochement de l’école avec la vie ».
12Le « pluralisme institutionnel », pour reprendre une formule de la soviétologie des années 1970, ne se manifeste pas, dans le cas de la réforme de l’enseignement de 1958, au Plénum du Comité Central du Parti ni au Soviet suprême d’URSS, ou au gouvernement, mais au sein de l’appareil partisan. Les Départements de la science, des VUZ et des écoles du CC du PCUS, sur la Vieille Place à Moscou, ne se contentent pas d’être les exécutants des décisions : ils les préparent voire, dans le cas de la réforme de 1958, les modifient. Informés par chacune des institutions centrales du pays (Gosplan, administration statistique, ministères, académies, etc.), les Otdely nauki acquièrent une vision d’ensemble et la mettent à profit pour imposer un compromis qui remet en cause le projet initial. Leur chef Vladimir Kirillin est un véritable homme de l’ombre de la prise de décision en matière d’enseignement. A travers lui, c’est une conception technocratique de la réforme qui s’affirme : elle entre en opposition avec la vision du Premier secrétaire.
13Le point d’orgue de cette contestation interne est la tenue de réunions spéciales destinées à fixer les grandes lignes du projet officiel, en septembre 1958. Lors d’une consultation des acteurs institutionnels et professionnels impliqués dans la réforme, Kirillin et ses alliés orchestrent une importante réécriture du texte destiné à donner le ton et à servir de base à la loi en préparation. Soucieux d’éviter un affrontement direct avec Khrouchtchev, ils trouvent un bouc émissaire idéal en la personne de Genrih Zelenko, chef des Réserves de main-d’œuvre (chargées de former et de recruter des jeunes non diplômés pour l’industrie). Les vives critiques à son égard permettent l’abandon de la mesure la plus radicale du projet initial, à savoir la suppression de l’enseignement secondaire de jour, que Zelenko défendait. Ces réunions au sommet ont aussi révélé le désaccord de nombreux acteurs avec la ligne qui leur était proposée : des scientifiques, des universitaires et des pédagogues ont sévèrement critiqué les fondements du projet khrouchtchévien.
14La contestation de l’automne 1958 est lourde de conséquences : elle ne retombe pas complètement une fois la réforme votée par le Soviet suprême d’URSS, et finit par aboutir, en août 1964, au retrait d’une des dispositions les plus coûteuses de la réforme, à savoir l’ajout d’une dernière année d’études secondaires avec formation professionnelle. Dans l’enseignement supérieur, les cours « sans rupture avec la production » (du soir ou par correspondance) ne remplacent pas les cours de jour, contrairement, là encore, à ce qu’avait prévu la loi. Mais la manifestation la plus éclatante du contournement de la perestroïka scolaire et universitaire est la mise en place de filières d’enseignement rompant avec son esprit. Dans le secondaire, il s’agit de la « différenciation » des études à partir de la 8e classe, autrement dit de l’introduction de filières et, partant, d’une sélection remettant en cause l’égalitarisme scolaire, et surtout de la multiplication des « écoles spéciales » en langues, mais aussi en physique-mathématiques. Soutenues respectivement par des pédagogues qui avaient été marginalisés lors de l’élaboration de la réforme, et par des scientifiques qui en avaient fortement contesté les principes directeurs, ces initiatives remodèlent pour longtemps le paysage scolaire, en particulier en Russie. Au même moment, l’université de Novossibirsk s’impose comme un nouveau lieu emblématique de l’enseignement supérieur soviétique, sur des principes et des pratiques à rebours des injonctions de la loi de 1958 : elle associe formation et recherche par une étroite collaboration entre laboratoires scientifiques et salles de cours, délaissant le « travail dans la production » cher à Khrouchtchev.
15Ce dernier voit, on l’a dit, son autorité entamée au profit de ce qu’on pourrait appeler un courant technocratique incarné par Kirillin et d’autres responsables de haut rang5. Cette remise en cause du leadership du chef du Parti s’inscrit dans le passage à ce que Michel Foucault a appelé « gouvernementalité », un « processus de rationalisation et de technicisation » du pouvoir, qui s’appuie sur tout un ensemble de « dispositifs »6. Pour ce qui concerne la politique scolaire en URSS, le grand absent est le syndicalisme : les représentants des personnels sont complètement muets dans l’élaboration et la discussion de la réforme de 1958, à la différence de ce qui se passe à la même époque dans les pays industriels démocratiques – constat qui n’étonnera pas vu le manque de combattivité des syndicats soviétiques, destinés à servir de relais de l’État Providence, et non à susciter des conflits.
16Ainsi, c’est le Dégel comme phénomène culturel, médiatique, social et politique qui a provoqué l’échec de la réforme de 1958. En rendant impossible sa validation par les acteurs et en débouchant sur un compromis fragile, il a sapé les fondements du projet éducatif soviétique, dans sa variante khrouchtchévienne. Un moyen de mesurer son impact, évoqué par l’écrivain Vladimir Vojnovič à quarante ans de distance7, est d’y voir l’ébauche d’une opinion publique autonome, même cantonnée à un groupe d’acteurs spécifique.
Des scientifiques engagés pour faire l’opinion
17L’expression de points de vue divergents sur l’enseignement continua dans la presse écrite, nous l’avons dit, dans les années 1960. De là à y voir le reflet d’une lutte entre « groupes d’intérêts », il n’y a qu’un pas que certains chercheurs occidentaux franchirent sans hésiter. Pourtant, une analyse fine des prises de position montre que les clivages autour de la réforme scolaire et universitaire ne correspondent pas à des lignes de partage institutionnelles ou professionnelles toujours bien nettes. Nous avons donc préféré l’expression de « groupes d’opinion » pour désigner les protagonistes de ces débats, en particulier le plus visible d’entre eux, composé majoritairement de scientifiques. Il faut encore une fois nous expliquer sur cette appellation qui peut sembler paradoxale pour qualifier des acteurs en régime autoritaire.
18La question de l’existence d’une « opinion publique » ne saurait être définitivement tranchée au terme de cette étude parcellaire de l’espace médiatique et administratif en URSS après Staline. Toutefois, il est possible de l’évoquer et de l’explorer, tout en ayant conscience de son caractère construit par le chercheur : on renverra ici à la réponse épistémologique de Gabriel Galvez-Behar, face aux critiques de l’approche constructiviste portant sur l’usage de l’expression – et d’autres – par les historiens, pour la France du régime de Vichy et de la Ve République8. Travaillant sur l’URSS, Douglas Weiner parle d’« opinion publique scientifique » pour qualifier l’activisme des savants, hérité de la période tsariste, en matière de protection de l’environnement, des années 1920 aux années 1990 ; il reprend ainsi le discours des acteurs eux-mêmes – toutefois le terme correspondant en russe, obŝestvennost’, peut renvoyer aussi à des « organisations sociales » comme le Komsomol, les syndicats et... le Parti ! La prudence reste donc de mise, même si la piste est séduisante.
19Dans notre cas, le pluralisme relatif (au sens où il ne s’exprime que sur certaines questions précises, et ne porte pas sur les fondements de la légitimité du régime) témoigne de l’existence, à partir du milieu des années 1950, d’une possibilité de critique qui n’est pas toujours reconnue dans l’historiographie. Dans un ouvrage qui a suscité de stimulantes discussions sur les conditions de l’effondrement final de l’URSS, l’anthropologue Alexei Yurchak décrit les années qui suivent la mort de Staline comme une période où :
Un système complexe de relations institutionnelles et de pouvoir rendit possible la réplication en tous lieux d’actes rituels et d’énoncés de discours d'autorité.9
20A nos yeux, cette réplication n’est pas encore complète sur les questions scolaires et universitaires, malgré la répétition systématique des slogans officiels et la masse de textes qui se contentent de les amplifier lors de la « discussion générale » de 1958. Une part de contestation s’insinue dans la sphère publique, et plus encore dans les instances de débat semi-publiques investies par les acteurs de la réforme, même si elle n’a pas de traduction politique en termes de démocratisation des institutions.
21La clef de la critique portée par nos acteurs tient à leur capacité de mobiliser ressources et positions sociales et culturelles dans le débat sur l’école. Les universitaires ne constituent pas le groupe moteur qu’on aurait pu attendre : cela s’explique par la mise au pas de l’enseignement supérieur en Russie, entreprise dès les années 1920, et achevée sous Staline lors des phases de terreur et de purges jusqu’à la mort du tyran. D’après l’historien Oleg Lejbovič, sur le plan politique « les travailleurs des VUZ ne formaient pas un groupe corporatif spécifique, avec son propre système de valeurs et de normes [… mais plutôt] un collectif ouvert à l’immixtion permanente de l’extérieur », donc facile à contrôler par les autorités10. Seuls les dirigeants des établissements d’élite – Ivan Petrovskij à Moscou, Aleksandr Aleksandrov à Leningrad, ou encore Mihail Lavrent’ev à Novossibirsk – ont paru à même de négocier un modus vivendi leur évitant d’appliquer certains aspects de la politique générale, et leur permettant de bénéficier d’une certaine marge de manœuvre en termes d’effectifs et de moyens.
22En comparaison, la prise de parole des scientifiques non directement universitaires est frappante. Une lecture approfondie révèle chez bon nombre d’entre eux, surtout les académiciens, une quête de reconnaissance sociale, et la volonté de peser sur les décisions prises au sommet, formulée ouvertement par des figures d’autorité comme Aleksandr Nesmeânov, président de l’Académie des sciences d’URSS (jusqu’à sa démission imposée en 1961), et Piotr Kapitsa. Véritable incarnation du destin de la « science soviétique », ce dernier a bâti sa carrière sur son rôle d’intermédiaire auprès du pouvoir sous Staline et ses successeurs. Le contexte de l’époque invite ces hommes (et quelques femmes) à se penser en maîtres de l’avenir radieux promis par le régime. Comme dans la France de la fin du XIXe siècle, la « croyance dans la science » a engendré la « croyance dans le savant »11. Recourant simultanément à des arguments d’experts et d’intellectuels, mathématiciens et physiciens principalement font valoir leur propre vision du système d’enseignement et de ses problèmes, y compris de ses inégalités. Une fois le débat de 1958 achevé, ils continuent à intervenir publiquement sur ces questions ; surtout, ils obtiennent les soutiens pour réaliser leur propre expérimentation pédagogique à grande échelle, dans les « écoles spéciales » et à Akademgorodok (Novossibirsk). Ils développent donc un modèle alternatif à la fois pour le secondaire, avec l’idéal d’une méritocratie fondée sur l’excellence académique, et pour le supérieur, au nom de la formation des élites scientifiques : à l’université de Novossibirsk, on l’a vu, c’est le rapprochement entre enseignement et recherche qui fait office de « lien entre l’école et la vie ». La direction khrouchtchévienne, logiquement intéressée par les avancées scientifiques accomplies en URSS durant la période, valide ces initiatives et les intègre à ses propres institutions. Une nouvelle fois dans l’histoire soviétique, comme le suggère Gábor Rittersporn, « les modes d’action, les modèles de conduite, les styles de vie, les solidarités et les opinions ont interagi avec l’État et ont contribué à le modeler »12.
23Allons plus loin dans l’analyse. Pour ces scientifiques qui créent leurs propres écoles élitistes (dans le cas de Lavrent’ev, après en avoir combattu le principe) et s’apprêtent à refondre les programmes en fonction des acquis de la recherche dans leurs disciplines, le progrès qui va libérer l’homme de toute servitude est étroitement associé aux avancées de la science, plus qu’au travail physique vénéré par Khrouchtchev. Ainsi s’exprime une sorte de socialisme des savants, qui a pu contrebalancer, voire influencer les conceptions du maître du Kremlin et de ses pairs. Dans ces conditions, il est difficile de distinguer entre « conservateurs » et « réformateurs » dans ces débats. En simplifiant à l’extrême, on pourrait dire que deux visions de l’avenir sont en présence, toutes deux également réactionnaires, et novatrices. L’une, khrouchtchévienne, prétend forger une nouvelle société grâce au système d’enseignement, suivant un raisonnement classique dans toute idéologie se prétendant révolutionnaire, là où l’autre compte sur l’intelligentsia pour forger le meilleur système d’enseignement possible. Entre ces deux utopies, qu’on s’abstiendra de juger ici, l’affrontement a laissé place au compromis au cours des années 1960 : un modus vivendi s’instaure alors entre des scientifiques forts de leur victoire sur le terrain (le contrôle d’un système de formation parallèle des élites), et des dirigeants politiques soucieux de conserver la maîtrise du discours officiel (l’égalitarisme soviétique). Mais dans d’autres domaines, notons-le, des tensions persistent, parfois sous la forme de véritables controverses : c’est le cas pour les questions environnementales qui commencent à être débattues dans la presse à l’époque, comme le montre la mobilisation de nombreux savants contre la construction d’une usine de cellulose sur le lac Baïkal au début des années 1960 – et son échec13.
24D’autres interprétations étaient possibles ici : la sociologie pragmatique, dont les travaux se sont déployés autour des pistes lancées par Laurent Thévenot au début des années 1990, aurait pu nous mettre sur la voie d’une analyse en termes de « régimes d’engagement » où les « grandeurs » ou « lieux communs » (références partagées par les acteurs, mais suivant des modalités variables) seraient facilement identifiables chez les acteurs de la réforme de 1958 : la « construction du communisme », la démocratisation scolaire, la formation d’une élite scientifique, le progrès technique, ou encore la mission de intelligentsia russe14. Justement, il y a dans la capacité des scientifiques à occuper la sphère publique et à influencer les politiques d’enseignement un élément fondamental de la relation complexe entretenue par le régime soviétique avec ses élites et, plus largement, avec cette frange de la population qui se désigne comme « intelligentsia », et qui jouera un rôle marquant en Russie dans les années de la Perestroïka gorbatchévienne, voire au-delà. Quarante ans après les faits, le mathématicien Vladimir Tihomirov estime que son maître Kolmogorov avait investi davantage que son intérêt intellectuel dans la refonte des programmes de 1966 :
Souvenez-vous : à douze ans Andrej Kolmogorov avait réfléchi à la constitution d’un État idéal – où, comme on pouvait le supposer, devraient régner la Raison, le Travail (Trud), la Conscience et la Justice. Ma conviction est qu’en réfléchissant à la réforme de l’enseignement, [il] avait en vue cet État idéal, peuplé de gens aux qualités morales élevées, profonds, cherchant la vérité, magnanimes et créatifs. […] Mais nous vivions dans un autre État. Et la réalité se trouvait souvent en flagrante contradiction avec les idéaux de Kolmogorov.15
25Un tel discours illustre la permanence de l’image (ou lieu commun) de l’engagement public du savant russe au début du XXIe siècle. Pour Andreï Sakharov, la prise de position sur la réforme de l’enseignement aurait été une étape essentielle vers une opposition globale au régime et à sa politique – tel est en tout cas l’avis de son biographe Charles Rhéaume :
Les premiers pas de ce dernier vers la dissidence découlent donc de son travail scientifique même. La démarche s’articule d’abord autour de trois problèmes qui pourraient être qualifiés de ‘techniques’ : les essais nucléaires, les difficultés de la génétique soviétique et l’éducation scientifique.16
26Ce jugement mérite examen : si la critique de la politique scolaire est un moment important de la confrontation entre scientifiques et dirigeants, il n’est pas avéré que la dissidence en soit mécaniquement l’issue. Parmi les acteurs les plus impliqués dans les débats des années 1950 et 1960 sur l’enseignement, aucun, si on excepte Sakharov, ne rompt véritablement avec le régime. La contestation du projet éducatif khrouchtchévien n’est pas une dissidence17. Ni rejet absolu, ni adhésion complète au projet officiel : la position des savants en URSS, tout comme celle d’autres acteurs rencontrés au cours de cette recherche, mériterait d’autres études pour être appréhendée dans toute sa complexité18. Aussi notre travail aura-t-il pu contribuer à explorer les tensions et les contradictions du Dégel, mais aussi ses possibles ; et à dépasser « cette frontière entre dirigeants et dirigés » dénoncée par Marc Ferro comme étant souvent « un leurre » dans notre compréhension de l’histoire russe et soviétique19.
Notes de bas de page
1 Marc FERRO, « Y a-t-il ‘trop de démocratie’ en URSS ? », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, no 4, 1985, p. 811-827 ; p. 813.
2 Vladimir VOJNOVIČ, Antisovetskij sovetskij soûz. Dokumental’naâ fantasmagoriâ v 4-h častâh, Moscou, Materik, 2002, p. 186.
3 Rappelons qu’en RSFSR, pour 1000 habitants, on compte 337 diplômés du secondaire et 19 du supérieur, en 1959, contre respectivement 574 et 71, en 1979. Voir Collectif, Naselenie Rossii v XX veke : Istoričeskie očerki. V 3-h t. T. 3. Kn. 1. 1960-1979 gg., Moscou, ROSSPÈN, 2005, p. 211 et 227.
4 N.I. FEŜENKO, « Iz istorii sovetskoj vysšej školy. (Istoriografiâ voprosa ob izmenenii social’nogo sostava sovetskogo studenčestva v 60-70 gody) », Gorki, 1986, p. 6. Manuscrit non publié, déposé à la bibliothèque de l’INION RAN à Moscou.
5 On peut citer ici le nom d’Alexeï Kossyguine, le protecteur de Kirillin, même s’il manque dans nos sources la trace d’une intervention directe de sa part.
6 Sur la définition de la « gouvernementalité », voir Pierre LASCOUMES, « La Gouvernementalité : de la critique de l’État aux technologies du pouvoir », Le Portique. Revue de philosophie et de sciences humaines, no 13-14, 2004. Pour une étude comparée du leadership au XXe siècle, voir Yves COHEN, Le Siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890-1940), Paris, Éditions Amsterdam, 2013.
7 Voir la citation en épigraphe.
8 Gabriel GALVEZ-BEHAR, « Le constructivisme de l’historien. Retour sur un texte de Brigitte Gaïti », Le Mouvement Social no 229, no 4, 2009, p. 103-113, p. 113.
9 Alexei YURCHAK, Everything Was Forever, Until it Was no More. The Last Soviet Generation, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2006, p. 27.
10 O.L. LEJBOVIČ, Universitetskie istorii. Molotovskij gosudarstvennyj universitet v 1950-e gg., Perm’, ZUUNC, 1997, p. 4.
11 Christophe CHARLE, Naissance des « intellectuels » : 1880-1900, Paris, Les éditions de Minuit, 1990, p. 28-29.
12 Gábor T. RITTERSPORN, « Reflexes, Folkways, Networks : Public Spaces in Soviet Society », intervention au colloque « Solidarities and Loyalties in Russian Society, History and Culture », University College London, School of Slavonic and East-European Studies, Londres, mai 2007. (Ma traduction. Je remercie l’auteur pour son aimable autorisation.)
13 Pour une synthèse en français à ce sujet, voir Marie-Hélène MANDRILLON, « Les voies du politique en URSS. L’exemple de l’écologie », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, no 6, 1991, p. 1375-1388.
14 On renverra, outre à ses nombreux travaux, à l’article récapitulatif de Laurent THÉVENOT, « Voicing concern and difference from public spaces to common places », European Journal of Culturaland Political Sociology, vol. 1, no 1 2014, p. 7-34.
15 V.M. TIHOMIROV, Andrej Nikolaevič Kolmogorov, 1903-1987 : žizn‘, preispolnennaâ sčast’â, Moscou, Nauka, 2006, p. 154.
16 Charles RHÉAUME, Sakharov. Science, morale et politique, Saint-Nicolas (Québec), Les presses de l’université Laval, 2004, p. 80.
17 Cécile Vaissié a proposé une définition de la dissidence comme interpellation des autorités pour faire respecter des droits : Cécile VAISSIÉ, Pour votre liberté et pour la nôtre, Le combat des dissidents de Russie, Paris, Robert Lafont, 1999 ; sur la dissidence dite « académique » (scientifique), voir A.B. BEZBORODOV, Fenomen akademičeskogo dissidentstva, Moscou, RGGU, 1998.
18 Sur les responsables de l’appareil du Comité central du PCUS, signalons l’article de Nikolai MITROHIN, « Apparat CK KPSS v 1953-1985 godah kak primer 'zakrytogo' obŝestva », Novoe literaturnoe obozrenie, no 100, 2009 [en ligne] http://magazines.russ.ru/nlo/2009/100/mi44.html.
19 Marc FERRO, « Y a-t-il ‘trop de démocratie’ en URSS ? », article cité. Voir aussi la citation en épigraphe.
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