Chapitre 6 : La « discussion générale » de l’automne 1958, manifestation d’un pluralisme au grand jour
p. 253-308
Texte intégral
À première vue, le passage de la loi paraît n’être qu’un nouvel exemple du modèle bien connu de prise de décision soviétique : une résolution élaborée au sommet du Parti et du gouvernement, le ralliement de l’opinion publique dans une discussion autorisée et contrôlée de façon officielle, les Soviets suprêmes sanctionnant le texte après un bref débat de pure forme. Mais ce qui rend ce cas particulier hors du commun, c’est l’expression relativement libre de réelles différences d’opinion entre responsables du Parti, enseignants et parents.1
…ici, bien sûr, il peut y avoir des points de vue différents, et c’est pourquoi il est parfaitement naturel que, dans l’article du cam[arade] Khrouchtchev, il soit précisé que cette question sera soumise à une discussion générale.2
Je voudrais exprimer quelques pensées sur les voies concrètes, les détails de la réalisation de cette idée du lien de l’école avec la vie, qui préoccupe désormais toute notre société. Ce n’est pas là seulement mon opinion personnelle, mais aussi celle du collectif d’enseignants de l’école secondaire où je travaille, ainsi que des parents d’élèves.3
1Le Mémorandum de Nikita Khrouchtchev, publié le 21 septembre 1958, se terminait par un appel à la « discussion générale (vsenarodnoe obsuždenie) » des problèmes de l’enseignement en URSS, et des propositions pour les résoudre. Durant trois mois, jusqu’au vote de la loi le 24 décembre 1958, des réunions se tinrent dans toutes les instances du Parti et du Komsomol, alors que la presse en donnait de larges comptes rendus, et publiait parallèlement une quantité massive d’articles et de tribunes, mais aussi des lettres de simples citoyens, sur les différents sujets concernés. Ce simulacre de débat était en grande partie illusoire, la plupart des arbitrages, on l’a vu, ayant déjà été rendus a priori au Comité central, et les échanges étant soigneusement contrôlés par les instances d’agitation et de propagande du pays : un chercheur russe a pu parler, à son propos, de « rituel de discussion démocratique »4. Pourtant, sur le moment, des observateurs occidentaux soulignèrent le caractère inédit des échanges dans la presse, qui comportaient une part d’interventions très critiques, paraissant révéler des tensions importantes dans l’appareil, et dans la société tout entière5. A fortiori, les réunions qui se déroulent à l’automne 1958 sont révélatrices tant du fonctionnement du système administratif soviétique, que de l’état d’esprit des élites qui y sont représentées : on y voit poindre un pluralisme limité, mais bien réel.
2Dans ce chapitre, nous aborderons deux formes de cette « discussion générale », en limitant volontairement notre spectre d’analyse aux tribunes publiées dans les journaux centraux par des responsables d’administrations ou d’institutions diverses, à partir des directeurs d’écoles secondaires, et aux réunions organisées, principalement à Moscou, dans les instances centrales du pays : soit une part très réduite de la quantité d’interventions orales ou écrites produite lors de ce débat. En croisant les sources, nous pourrons dresser un tableau des positions des différents acteurs, en particulier des représentants de l’élite administrative, pédagogique et scientifique déjà rencontrés pendant la genèse de la réforme.
3Dans un premier temps, l’analyse de la discussion par voie de presse et de son impact permet de reconstituer l’étape finale du mécanisme de décision qui préside à l’adoption de la loi6. Ensuite, nous reviendrons sur le déroulement et le contenu des réunions internes au sommet des appareils du Parti et de l’État, qui sont le lieu de débats plus animés, dans la continuité de ceux des années précédentes. Enfin, à partir du cas spécifique des « savants », nous essaierons, suivant la méthode appliquée par Christophe Charle aux universitaires français sous la IIIe République, de « lier la répartition des opinions… avec les autres données prosopographiques disponibles »7. Se posera alors la question de l’existence des « groupes d’intérêts » mentionnés par les chercheurs soviétologues des années 1960-1970.
I) Le « Dégel » pédagogique s’imprime dans les journaux
4L’appel à la « discussion générale » s’inscrit dans une tradition ancienne dans la pratique du pouvoir soviétique : l’organisation d’un vaste débat public destiné à approuver une décision officiellement en suspens, en fait déjà tranchée pour l’essentiel. Mais en 1958, ce débat déborde en partie le cadre fixé : si les réunions chapeautées par l’Otdel nauki s’achèvent par un compromis modéré vis-à-vis du projet initial, elles révèlent aussi des réticences plus larges contre les principes mêmes de la réforme.
5À partir d’un échantillon réduit, nous voulons montrer l’existence d’un pluralisme relatif sur les questions d’enseignement, prolongeant et amplifiant les débats nés au milieu des années 1950. C’est ici que le « Dégel pédagogique » connaît sa manifestation la plus spectaculaire, en dépit des limites de la liberté d’expression.
A. « Discussion publique » et « opinion » dans la Russie de 1958 : essai de définition dynamique
6Pour bien comprendre et interpréter la procédure mise en œuvre autour de la réforme de l’enseignement, il importe de replacer cette dernière dans l’héritage des pratiques et des dénominations du pouvoir soviétique. En effet, des « discussions publiques » avaient déjà eu lieu dans l’entre-deux-guerres ; leur résurgence au milieu des années 1950, si elle marque une certaine rupture avec le stalinisme tardif, témoigne d’une conception de « l’opinion » très éloignée de celle fondée sur la liberté d’expression. Mais celle-ci est en mouvement dans la période étudiée : elle peut varier suivant les interlocuteurs, les lieux et les dates.
7En septembre 1958, la publication du Mémorandum de Khrouchtchev donne le signal de la discussion : ici fonctionne un schéma courant dans l’après-guerre, y compris pour les vagues de dénonciation publique dans le champ scientifique8. Mais le recours à la presse écrite pour donner l’illusion d’une discussion démocratique est plus ancien encore, puisqu’il correspond aux fonctions d’agitation et de propagande prévues par Lénine9. D’après Sheila Fitzpatrick, il intervient encore au milieu des années 1930 :
La « discussion publique » fut une expérience tentée à deux reprises [sous Staline], les deux fois en 1936. Les thèmes abordés étaient la loi sur l’avortement et la nouvelle Constitution. On peut y voir, avec Arch Getty, une tentative de démocratisation inaboutie, ou simplement une nouvelle façon de recueillir des informations sur l’opinion publique.10
8Par « opinion publique », l’historienne entend ici l’état d’esprit de la population, qu’en l’absence de liberté d’expression les autorités cherchent à mesurer par de nombreux moyens, en particulier les rapports de la police politique – GPU, NKVD, puis KGB à partir de 195411. On est donc loin de la définition par Jürgen Habermas d’un « espace de discussion et d’échanges soustrait à l’emprise de l’État et critique envers lui »12. Comme l’indique Jean-Paul Depretto à propos des réunions avec lecture du « Rapport secret » qui ont suivi le XXe Congrès : « on ne saurait parler d’une ‘opinion publique’, inexistante, mais plutôt d’’humeurs’, comme on dit en russe, ou d’avis sur… »13. L’expression « humeurs (nastroeniâ) de la société » est également employée par l’historien Ûrij Aksûtin – qui travaille, il est vrai, à partir de sondages réalisés à plus de quarante ans de distance14.
9Il faut mentionner toutefois l’existence de deux termes distincts dans le discours des dirigeants et des médias soviétiques : obŝestvo (« société ») et obŝestvennost’. Le premier désigne l’ensemble de la population, alors que le second évoque sa partie la plus active politiquement, celle qui participe directement à la « construction du communisme » : il s’agit des membres du Parti, du Komsomol et des Syndicats, appelés aussi « organisations sociales ». Les deux paraissent interchangeables, chez certains intervenants lors de réunions publiques ou internes15. Plus rare, la notion d’« opinion publique (obŝestvennoe mnenie) », formée sur la même racine que les deux mots précédents, désigne alors l’ensemble des points de vue des « organisations sociales » et de la presse16. L’expression « mobilisation de l’opinion publique » (mobilizaciâ obŝestvennogo mneniâ) apparaît dans la bouche de Khrouchtchev, lors d’une réunion du groupe du Parti au Soviet suprême d’URSS, le 8 février 195517. Dans ce cercle restreint et à huis clos – l’intervention, véritable réquisitoire contre Malenkov, alors encore chef du gouvernement, n’est pas destinée à être publiée –, l’opinion désigne donc une réalité qu’il s’agit de façonner, et non plus seulement de connaître et de surveiller. Près de deux ans plus tard, dans ses remarques adressées au Présidium du CC du PCUS sur la rédaction de la Lettre du 19 décembre 1956 aux instances républicaines, régionales et locales du Parti, le secrétaire Aleksej Kiričenko parle de la nécessité de « créer (sozdavat’) une opinion publique intolérante (neterpimoe) vis-à-vis » des fauteurs de troubles et des idées hostiles au régime18. En décembre 1958, la secrétaire du CC du Komsomol Lûbov’ Balâsnaâ cite ainsi Khrouchtchev : « il faut créer une atmosphère d’intolérance sociale (obŝestvennaâ neterpimost’) à l’égard de ceux qui dédaignent le travail »19.
10Ce glissement dans les discours vient confirmer l’existence d’un important « Dégel » médiatique en URSS20. Les débats par voie de presse sont officiellement encouragés, au lendemain du XXe Congrès : la « monotonie et le manque d’originalité des journaux » sont stigmatisés dans la Pravda et les revues Partijnaâ žizn’ et Kommunist, au printemps 195621. Ainsi, à côté des fonctions traditionnelles de la presse soviétique, définies par les écrits canoniques de Lénine comme « agitation, propagande et organisation », mais aussi du contrôle exercé sur les administrations, par le biais de la « critique » et de l’« autocritique »22, le fait nouveau de la fin des années 1950 est le déploiement de discussions de masse23. La direction du pays prend l’habitude de présenter dans la presse, à l’avance, les décisions importantes, en donnant l’apparence d’une procédure consultative24. Plusieurs exemples illustrent cette tendance. Le 14 juillet 1956, la loi sur les retraites est votée avec plusieurs correctifs tenant compte des nombreuses lettres de citoyens soviétiques reçues par la Commission des projets législatifs du Soviet de l’Union, d’après un rapport interne à cette dernière25. En août 1956, à propos du « renforcement de la lutte contre les éléments antisociaux et parasites et de la mise au travail des Tsiganes nomades », le Présidium du CC du PCUS adopte un décret qui prévoit d’« adopter la proposition du c [amarade] Khrouchtchev sur la publication dans la presse du projet de loi, après son examen préalable au CC du PCUS, et sur l’organisation d’une large discussion (obsuždenie) du projet de loi dans la population »26. Quelques mois plus tard, l’instauration des sovnarhoz donne lieu à une première « discussion générale », avant le vote de la loi du 10 mai 1957 : elle est initiée par la publication d’un rapport (doklad) signé du nom de Khrouchtchev27. Les archives regorgent de détails chiffrés sur la participation des citoyens à ces débats :
Aux réunions de travailleurs et sur les pages des journaux et des revues sont intervenus des ouvriers, des kolkhoziens et des spécialistes de différents domaines de connaissances (specialisty raznyh otraslej znanij). Au total, la discussion de ce projet de loi a entraîné la tenue de plus de 514 000 réunions, auxquelles ont assisté 40 820 000 travailleurs, dont plus de 2 300 000 ont présenté des propositions et des remarques.28
11On plaint les bureaucrates confrontés à cette consultation de masse, à l’ère pré-informatique – mais il n’est pas exclu qu’elle soit, pour une large part, fantomatique. Si la réforme fiscale, mise sur les rails en septembre 1957, ne donne pas lieu à une telle procédure, la suppression des MTS, en mars 1958, suscite à son tour un débat dans la presse et des réunions massives, avant l’adoption d’un décret du CC du PCUS et du CM d’URSS29. Les Commissions du Soviet suprême recommandent d’étendre ces pratiques à tout nouveau projet30. Pour la réforme de l’enseignement de 1958, la durée de la discussion est plus longue : elle s’étend officiellement du 16 novembre au 24 décembre 1958, mais dépasse en fait largement ces bornes. Si la publication du discours de Khrouchtchev au XIIIe Congrès du Komsomol, le 19 avril 1958, n’est pas immédiatement suivie d’une campagne de presse, le Premier secrétaire avait d’ailleurs parlé dès janvier de « sonder l’opinion publique », en donnant la parole aux pédagogues, aux enseignants de VUZ et aux académiciens31.
12Mais dans les conditions nouvelles qu’on a décrites ici, et dans un contexte marqué par l’accumulation antérieure de tensions internes fortes, cette procédure banale s’avère riche en désagréments pour le projet officiel.
B. Les premières critiques ouvertes du projet khrouchtchévien
13Entre juin et septembre se met en place un débat diffus, fait d’interventions éparses dans les journaux et les revues spécialisés, à commencer par l’Učitel’skaâ gazeta, organe officiel des ministères de l’Instruction de toute l’Union, mais aussi dans d’autres titres généralistes32. La diversité des points de vue exprimés est frappante : le « Dégel » pédagogique connaît alors son apogée.
14Lors de la réunion spécialement organisée à l’Académie des sciences pédagogiques en juin 1956 sur la surcharge de travail des écoliers, plusieurs intervenants avaient évoqué le rôle du quotidien Literaturnaâ gazeta (désormais : LG). L’enseignant de physique moscovite Geršman avait dit sa « profonde reconnaissance » envers le journal, et souhaité que l’Učitel’skaâ gazeta imitât son exemple33. Un médecin, Nesterov, s’était dit lui aussi satisfait de voir « sous le feu de l’autocritique » le corps médical et ses instances dirigeantes34. Toutefois, le vice-président de l’APN, Nikolaj Gončarov, avait paru agacé :
Je ne suis pas d’accord avec l’idée que la LG pose toujours avec acuité et correctement les problèmes. Toujours avec beaucoup d’acuité, mais pas toujours correctement.35
15Le 25 juillet 1958, le Présidium de l’APN consacre une séance aux conséquences de la publication d’un article du membre-correspondant Nikolaj Verzilin dans la LG, un mois plus tôt. Pour sa hiérarchie, ce dernier a commis une « erreur » en affirmant que l’introduction d’une part de formation professionnelle abaisse le niveau général d’enseignement ; elle regrette aussi que la rédaction de la LG ait refusé de publier un droit de réponse36. La frilosité des dirigeants pédagogiques est compréhensible : accusés d’avoir peu développé la polytechnisation du secondaire durant les dernières années, ils sont tenus de manifester ostensiblement leur soutien au projet khrouchtchévien.
16De son côté, la LG publie le 3 juillet un article consacré à l’orientation professionnelle des jeunes, évoquant le « grave problème » du manque de places dans les établissements des Réserves de main-d’œuvre, qui prive de nombreux candidats de la possibilité d’acquérir un métier37. L’organe de l’Union des écrivains d’URSS n’est pas le seul à donner la parole aux différents acteurs concernés par la perestroïka en gestation.
17En juin, les Izvestia, organe du Soviet suprême d’URSS, créent une rubrique intitulée : « Discutons les questions de la réorganisation scolaire ». Des représentants du système éducatif s’y font l’écho des doutes et des inquiétudes dans leurs professions. La première, une enseignante de Leningrad, relate les débats en salle des professeurs dans son établissement38. Selon elle, le désaccord principal porte sur l’alternative entre envoyer les élèves suivre une formation professionnelle après huit ans de scolarité, ou combiner études et acquisition d’un métier (special’nost’) pendant onze ans : une majorité penche pour la seconde solution. Fin juin, deux enseignants de Sverdlovsk exposent leur vision des choses : ils estiment que mettre l’accent sur le russe, les mathématiques, la physique et le dessin technique permettrait aux élèves, tout à la fois, de « passer les concours d’entrée en VUZ, et d’apprendre rapidement les techniques de production dans les usines et les centrales »39. Dix jours plus tôt, un docent de l’Institut pédagogique de Iaroslavl a demandé la tenue d’un « congrès pédagogique » pour discuter tous les problèmes, y compris avec des représentants du grand public40. La suggestion est en fait une annonce déguisée : du 31 juillet au 2 août se tient à Moscou une « réunion pour toute la Russie sur les problèmes de la perestroïka de l’école secondaire générale », où Afanasenko et Kairov écartent soigneusement toute discussion sur les principes41.
18Pourtant, des responsables vont jusqu’à remettre en cause les principes de la réforme : début août, un inspecteur scolaire de l’oblast’ de Kujbyšev en RSFSR (aujourd’hui : Samara) décrit de façon peu enthousiaste la situation dans une école pilote de l’arrondissement de Stavropol, où un jour par semaine est consacré au travail au kolkhoze. Il reprend, sans le citer, le jugement du membre-correspondant de l’APN Verzilin :
… pouvons-nous [la] considérer comme un modèle pour nos futures écoles ? Derrière la façade de bien-être, j’ai découvert d’autres choses […] nous avons d’un côté des réalisations dans l’instruction polytechnique, mais de l’autre une formation très déficiente dans les disciplines les plus fondamentales du cursus.42
19L’établissement aurait ainsi sacrifié la formation théorique des élèves, dont 20 % n’ont pas le niveau requis en russe et en mathématiques. L’inspecteur va jusqu’à mettre en cause sa hiérarchie, ce qui laisse penser qu’il bénéficie d’une protection en haut lieu – ou que son texte est de pure commande, voire inventé ?
Nous avons reçu un certain nombre de directives et d’instructions de la part du Minpros RSFSR sur toutes sortes de changements dans les programmes, d’expériences, etc. [...] alors que le ministère montre un certain intérêt pour l’introduction de l’instruction polytechnique, il semble rester indifférent à la qualité des connaissances des élèves…43
20Quelques jours plus tard, c’est au tour du recteur de l’université de Leningrad, Aleksandr Aleksandrov, de prendre le contre-pied de la ligne officielle. Tout en invoquant « le rapport communiste au travail manuel » et le « lien avec la vie », il fixe comme objectif à l’enseignement supérieur « d’apprendre aux étudiants à penser et à appliquer le savoir qu’ils ont acquis »44. La dimension « pratique » des études se réduit chez lui aux stages pédagogiques et au travail de recherche en laboratoire, en fin de cursus. Il souligne aussi les difficultés des étudiants du soir et par correspondance, propose de leur accorder au moins six mois par an « en rupture avec la production », et demande qu’on ne leur donne pas systématiquement la note passable aux examens.
21Ces prises de position, pour isolées qu’elles soient, sont en décalage avec la ligne officielle déployée dans les médias. L’appel au « rapprochement de l’école et de la vie » s’inscrit en effet dans un contexte de mobilisation de la société qui renoue avec les campagnes des années 1920 et 1930. Au début de l’automne 1958, la Komsomolskaâ pravda et la Pravda saluent la « compétition socialiste » entre jeunes travailleurs, sous forme de « brigades de travail communiste » : c’est la relance d’un mouvement de type stakhanoviste d’après G. Sagatelân45. Le slogan « apprendre à vivre et à travailler à la communiste ! », cité par Khrouchtchev dans son discours d’avril au congrès du Komsomol, illustre ce tournant. Les articles de Zelenko, Kairov et Elûtin, publiés entre la fin août et la mi-septembre, annoncent un changement radical dans tout le système d’enseignement46. Surtout, le Mémorandum, publié le 21 septembre, est suivi d’une multitude d’articles louant ses principales dispositions, et dénonçant la rupture de l’école « avec la vie »47.
22Comme le souligne un rapport de l’Otdel nauki du CC du PCUS en octobre, les grands journaux soviétiques donnent ainsi du système éducatif une image plutôt négative, au nom des grands changements attendus dans ce domaine48. Mais l’heure est à l’enthousiasme : le responsable ukrainien Stepan Červonenko proclame fièrement, à la réunion du 25 septembre au Comité central du Parti :
Nous avons dès à présent adopté un décret du CC [ukrainien] à propos de la lettre du camarade Khrouchtchev, publiée [dans la presse]. Nous en avons édité 100 000 brochures, pour les diffuser. Autrefois, dans les entreprises, on ne discutait pas de tels documents.49
23Le Mémorandum cède à son tour la place à une variante plus modérée, celle des Thèses approuvées officiellement par le Plénum du CC du PCUS le 12 novembre. Ce texte appelle en conclusion à prendre en compte les « propositions de larges cercles de la société (obŝestvennost’) soviétique », à partir de la « discussion générale ». Tout se passe comme si un pluralisme inédit s’était engouffré dans une sphère publique jusque là plutôt atone.
C. La mesure du pluralisme dans la presse écrite : méthodologie
24À la suite des analyses des soviétologues occidentaux des années 1960 et 1970, le chercheur britannique Jeremy Smith estime que la « large discussion populaire » de la réforme de 1958 en URSS témoigne de l’existence d’« une société pluraliste, ne serait-ce que dans le sens où nombre de groupes d’intérêts et de régions plus ou moins puissants pouvaient prétendre au partage des ressources économiques et à l’accomplissement de leurs objectifs particuliers »50. Cette affirmation mérite examen. Pour donner un aperçu de la diversité des opinions en présence, nous avons analysé un échantillon d’articles parus dans la presse centrale généraliste d’URSS, de septembre à décembre, portant sur les questions d’organisation de l’enseignement secondaire et supérieur, et sur les conditions du passage du premier au second51. Le pluralisme ainsi dessiné, bien que marginalisé par le flot de prises de position favorables au projet officiel, peut faire l’objet d’une analyse fine, à partir de l’étude des intervenants et de leurs parcours.
25En nous limitant à ces enjeux, nous avons laissé de côté de nombreux volets de la « discussion générale », parmi lesquels : l’enseignement professionnel ; les moyens alloués à l’enseignement supérieur du soir et par correspondance ; la formation et la rémunération des enseignants du primaire et du secondaire ; les méthodes et les moyens de l’apprentissage des langues étrangères ; l’orientation et la coordination des recherches en pédagogie ; la formation et la sélection des enseignants du supérieur ; le développement de la recherche scientifique universitaire ; la décentralisation du réseau des VUZ – on n’ose dire « autonomie » vu la timidité des propositions dans cette direction52. Ces problèmes figuraient dans le texte (en 48 points) des Thèses, alors que le Mémorandum du Premier secrétaire n’en faisait pas toujours explicitement mention53. Mais sont aussi évoqués, en novembre-décembre 1958 : la surcharge et l’archaïsme des programmes (et la nécessité de leur refonte) ; la culture physique des enfants et des adolescents ; leur éducation artistique, et notamment musicale ; l’âge d’entrée en primaire ; la durée de la scolarité dans les républiques autonomes et fédérées (pour les écoles où l’enseignement se fait dans deux langues) ; la différenciation sexuée de l’instruction polytechnique ; l’encadrement du travail des adolescents dans l’agriculture ; l’amélioration de la culture juridique des responsables administratifs ; l’organisation du doctorat (aspirantura) ; le fonctionnement de l’inspection scolaire, etc.
26Un autre critère de notre sélection tient à la qualité des signataires des articles. Afin de pouvoir relier prise de position et parcours socioprofessionnel, nous avons écarté :
les dirigeants du Parti et de l’État de rang élevé n’ayant pas participé directement à l’élaboration de la réforme – en l’occurrence secrétaires de CC et ministres54 ;
les ouvriers, contremaîtres et kolkhoziens sollicités comme « héros du travail socialiste » ou à un autre titre, dont le discours reprend mot pour mot la ligne officielle ;
les enseignants et directeurs d’écoles secondaires, dont les parcours sont impossibles à retracer ;
les écrivains et les journalistes produisant un récit ou un reportage dont l’authenticité est impossible à vérifier.
27Sont donc privilégiés les membres de l’élite administrative, pédagogique et scientifique déjà rencontrés aux étapes précédentes du mécanisme de décision55. Leurs comportements respectifs dans la « discussion générale » tracent quelques tendances générales. Tout d’abord, les hauts dirigeants en général, et les membres de l’appareil du CC du PCUS en particulier, sont absents, Khrouchtchev mis à part. Nikolaj Kaz’min signe dans la Pravda du 9 octobre un bilan de la politique des écoles-internats, évoquant les retards dans leur développement, mais Vladimir Kirillin ne produit aucune intervention écrite, ni d’ailleurs les destinataires des comptes rendus des réunions de septembre, Brejnev et Furceva. Si les ministres ou équivalents que sont Afanasenko, Elûtin, Kairov et Zelenko prennent leur plume, c’est pour soutenir le projet officiel, tout en défendant leurs propres visions. Au niveau des responsables de rang intermédiaire, les échanges sont plus animés. La prédominance des représentants de quelques milieux professionnels directement concernés est ici frappante, au-delà du biais de notre mode de sélection : sur quarante-huit intervenants, les deux tiers (31 personnes) sont soit d’authentiques scientifiques en sciences « exactes » ou « naturelles » (10), soit des chercheurs en pédagogie (11) ou en médecine (4), soit des responsables ou des enseignants du supérieur (22) – beaucoup étant l’un et l’autre à la fois. Le reste (17 personnes) est composé d’« administrateurs » : cinq cadres de l’administration scolaire et du GUTR, cinq secrétaires de CC du Parti (dont Khrouchtchev) et du Komsomol, trois ministres et un responsable syndical, auxquels s’ajoutent trois « spécialistes » (un ingénieur et deux cadres de sovnarhoz)56. Géographiquement, on constate une écrasante domination de la capitale (25 articles rédigés depuis Moscou), suivie de Leningrad (trois) et Novossibirsk (ou plutôt : Akademgorodok, deux). Parmi les autres républiques, l’Ukraine est la mieux représentée, avec Kiev, Kharkov (deux articles chacune) et Odessa. L’intervenant type est donc un pédagogue ou un scientifique moscovite, travaillant dans l’enseignement supérieur et/ou la recherche. Il semble plus facile à des responsables de rang intermédiaire, aux fonctions politiques modestes ou nulles, d’exprimer leurs vues sur tel ou tel aspect de la réforme, comme l’ont montré les débats antérieurs57. Enfin, notre analyse exclut une catégorie impossible à cerner, celle des parents : ce, même si plusieurs intervenants le sont !
28Il serait vain de distinguer les journaux en vertu d’une quelconque ligne éditoriale : la Pravda comme les Izvestia assènent leur soutien aux Thèses, évoquant l’enthousiasme qu’elles rencontrent dans la population, mais sans trancher les questions polémiques. Si les autres titres sont trop peu représentés pour donner une image significative, il est intéressant de constater que la LG et la Komsomol’skaâ pravda, qui ont la réputation d’être plus ouvertes au débat, accueillent dans leurs colonnes certaines des contributions les plus critiques, celles de Sergej Sobolëv et d’Aleksandr Nesmeânov. Inversement, ni ce dernier, ni le mathématicien de renommée internationale qu’est Andrej Kolmogorov, n’ont été publiés dans les organes du CC du PCUS ou du Soviet suprême d’URSS ; or ils formulent des objections frontales au projet khrouchtchévien. Seul Mihail Lavrent’ev, numéro deux de l’Académie des sciences, dit ouvertement, dans la Pravda, sa réprobation des « écoles spéciales » : il est vrai qu’il les présente comme défendues par ses jeunes collègues, les physiciens ÂkovZel’dovič et Andreï Sakharov (à l’époque à peu près inconnu, en URSS comme à l’étranger).
29Justement, les références d’un intervenant à l’autre, par article interposé, sont fréquentes. Souvent, dans ces cas-là, le titre ou le sous-titre précise : « réponse à untel », ou « Untel a tort », voire « Untel a raison »58. Le nom de Khrouchtchev apparaît environ dans un article sur trois : ceux qui le citent sont les ministres, les secrétaires du Parti et du Komsomol, et les rares « spécialistes » présents ici. On ne trouve aucun cas d’opposition directe à son projet, ni au texte des Thèses en son ensemble. En revanche, comme aux réunions de septembre à l’Otdel nauki, Zelenko fait office de bouc émissaire : les propositions du chef des Réserves de main-d’œuvre, exposées dans deux articles publiés à la fin de l’été, sont le plus souvent critiquées. Le directeur d’usine Aleksandr Ârošenko (présent à la réunion du 16 septembre, à l’Otdel nauki) suggère même de supprimer cette administration ; il est, à son tour, critiqué par d’autres représentants du GUTR. La dynamique du débat engendre d’autres articles « en réponse à ». Du côté des pédagogues, les idées de Nikolaj Gončarov et Aleksej Leont’ev sur la « différenciation » du secondaire suscitent « une majorité » de « pour »59. Chez les scientifiques, c’est Mihail Lavrent’ev qui l’emporte, en dénonçant dans la Pravda le projet d’écoles spéciales « pour enfants doués », face à Zel’dovič et à Sakharov60. D’autres polémiques voient le jour entre médecins et pédagogues, et entre responsables de l’enseignement supérieur médical61. Dans certains cas (pour Gončarov et Leont’ev, Lavrent’ev, Zel’dovič et Sakharov notamment), la Pravda livre quelques réactions aux tribunes qu’elle a publiées, sous forme de sélection du courrier des lecteurs62.
30Ce sont là autant de signes d’un relatif pluralisme, concernant certains points délicats des Thèses : l’analyse des contenus argumentatifs confirme cette impression.
D. Le débat sur les « écoles spéciales », une controverse sans issue
31Le seul véritable antagonisme, si on écarte la polémique opposant Zelenko à ses détracteurs, concerne la « différenciation » et surtout les « écoles spéciales », comme l’avait déjà remarqué John Dunstan, à la fin des années 197063.
32L’analyse en termes de « Dégel pédagogique » se justifie d’autant plus qu’il s’agit là de résurgences de discussions antérieures, interrompues à l’époque stalinienne. Ainsi, la « différenciation » avait été condamnée au milieu des années 1930 avec la « pédologie », dont certains théoriciens, comme Pëtr Blonskij, la défendaient. Ce dernier cherchait notamment des méthodes adaptées aux enfants dotés d’une intelligence supérieure à la normale64.
33Dans la discussion de 1958, la « différenciation » apparaît, on l’a vu, comme une alternative à la polytechnisation/professionnalisation des dernières années du secondaire65. Elle est défendue par le vice-président de l’APN, Nikolaj Gončarov, et plusieurs de ses collègues, authentiques « pédagogues » de formation, âgés de 55 à 60 ans et occupant des postes éminents à l’APN66. Dans notre échantillon, la plupart des réactions à l’idée de « différenciation » sont positives, sauf dans un cas : le responsable des syndicats de l’enseignement de Koursk, I. Ivanenko, qui dénonce le risque d’aggravation des inégalités entre la ville et la campagne67. Mais c’est la question de la création d’« écoles pour enfants doués » en sciences qui mobilise le plus lecteurs et intervenants des journaux centraux, toutes catégories confondues : les pédagogues et les scientifiques surtout, mais les responsables du système scolaire et du Parti ne sont pas en reste, relayés, dans la critique de cette proposition, par de simples parents d’élèves ou travailleurs68.
34Même si elles ont pu être instrumentalisées par les rédactions, l’authenticité de ces réactions ne fait pas de doute : en témoigne la présence, dans les archives de la Commission des projets législatifs du Soviet suprême d’URSS, de citations de lettres d’ouvriers et d’enseignants résolument hostiles à de telles écoles, au motif qu’elles risquent de rendre déterminant le facteur « de qui on est le fils ou la fille »69. Les mêmes arguments étaient déjà présents dans les remarques envoyées par les comités républicains et régionaux du Parti à la fin de l’été70. Après les réunions organisées par l’Otdel nauki en septembre 1958, Vladimir Kirillin indique aux secrétaires du CC que la plupart des représentants de l’industrie se sont montrés hostiles à la création de telles écoles, « dans la mesure où, de l’avis des intervenants, il est difficile de choisir les enfants réellement doués pour ces écoles, et dans la pratique ce sont les enfants des gens influents (vliâtel’nye) qui y feront leur scolarité »71. Les ministres lituanien et moldave sont du même avis, le second estimant que ce sera « une issue (lazejka) pour les enfants des responsables et de ceux qui tournent autour d’eux (otvestvennye rabotniki i hodâŝiesâ vokrug otvestvennyh rabotnikov), de la même façon que se déroule actuellement la lutte pour inscrire ces mêmes enfants en VUZ »72. A. Šaripov, ministre du Kazakhstan, reprend ce lexique, alors que son collègue ukrainien, I. Beloded, estime qu’on peut tenter l’expérience, à titre provisoire, auprès des universités73.
35Lors du débat dans la presse, plusieurs scientifiques ont la même réaction de rejet, mais leurs arguments sont plus subtils74. Dans son article, Lavrent’ev met en doute l’efficacité pédagogique de la sélection précoce des jeunes « talents ». Après lui, les chimistes Nikolaj Žavoronkov et Aleksandr Nesmeânov, président de l’Académie des sciences, rejettent eux aussi l’idée de mettre à part les « enfants doués »75. Quelques jours avant, toutefois, le mathématicien Andrej Kolmogorov avait repris les arguments du chimiste Nikolaj Semënov en faveur de telles écoles (à condition de leur assurer un large recrutement), tandis que son collègue Aleksandr Aleksandrov, recteur de LGU, renvoyait dos à dos « différenciation » et « écoles spéciales », sans les condamner totalement76. Les représentants de la science pédagogique qui s’expriment dans la presse sont eux aussi divisés : si le président de l’APN Kairov soutient la proposition, son second Gončarov se prononce contre, par deux fois77. Au total, comme le souligne Dunstan, cet aspect du projet khrouchtchévien est le seul à rencontrer une majorité défavorable parmi les points de vue exprimés dans la presse.
36Dans ces conditions, l’abandon de cette mesure est significatif : d’un côté, elle avait été suggérée par le Premier secrétaire en personne, avec le soutien des principaux dirigeants (Kairov et Zelenko, mais aussi Elûtin) et inscrite dans les Thèses de novembre. Mais, de l’autre, elle était, sur un plan idéologique, difficilement conciliable avec l’égalitarisme censé justifier la perestroïka de l’enseignement, et, à ce titre, elle avait suscité les réticences d’un grand nombre de responsables et d’acteurs. Le législateur en tient compte, consacrant une fois de plus la victoire d’une vision modérée au sein de l’appareil du Parti.
E. Victoire du consensus technocratique : la loi du 24 décembre 1958
37La loi votée le 24 décembre 1958, tout en reprenant les principes exprimés dans les Thèses, se situe en deçà des propositions antérieures. L’influence du débat public, mais surtout de son instrumentalisation par les partisans d’une voie moyenne, y est sensible.
38Les interventions prononcées au Soviet suprême lors de la session consacrée à la réforme de l’enseignement ne font que répéter, presque mot pour mot, les articles laudateurs publiés dans la presse dans les mois précédents78. Pour ce qui est du fonctionnement de cette assemblée désignée lors d’élections non démocratiques (à candidature unique), on peut citer le jugement attribué à l’économiste soviétique d’origine hongroise Eugène Varga (1879-1964), tel qu’il fut diffusé en samizdat en URSS à la fin des années soixante :
Les simples députés sont totalement incapables de changer quoi que ce soit par leur initiative et par leur intelligence. […] Il en va de même pour les députés élus au Soviet suprême et assistant à ses sessions, où ils prononcent des interventions sur des problèmes présentés et résolus à l’avance par les cercles du Parti. Leur rôle consiste toujours soit à « opiner du bonnet » de manière purement verbale, soit à adapter les décisions aux nécessités de leurs domaines territoriaux et professionnels.79
39Plusieurs responsables de l’appareil du CC du PCUS jouent un rôle déterminant dans la rédaction de la loi « sur le rapprochement de l’école avec la vie et sur le développement futur du système d’enseignement dans le pays », qui a comparativement laissé peu de traces dans les archives du Soviet suprême d’URSS80. Il s’agit d’abord des secrétaires Mikhaïl Souslov et Nuritdin Muhitdinov, nouveau promu de l’équipe khrouchtchévienne, chargés de relire le texte final81. Surtout, comme l’indique, le 20 décembre, le président de la Commission des projets législatifs du Soviet de l’Union, Dmitrij Polânskij, également chef du gouvernement de RSFSR, la loi a été préparée « sous la direction du CC du Parti et du Gouvernement, donc c’est un travail collectif »82. En fait, c’est l’œuvre de la « Commission » mise en place par Kirillin, lors de l’élaboration des Thèses : une annotation manuscrite le confirme, qui indique : « Variante discutée à la commission du CC du camarade Kirillin, par les camarades Elûtin, Kairov, Zelenko, Mohov, Afanasenko, Kuzin, Derbinov »83. On retrouve ici les principaux acteurs de la genèse de la réforme, une majorité d’entre eux (Elûtin, Kairov, Afanasenko, Derbinov) s’étant prononcés, en interne, en faveur d’une voie modérée84.
40Le Buro RSFSR se met à l’unisson de cette commission. Son Département de la science et des écoles récolte, pendant un mois, des rapports venus de tous les comités de ville et de région, voire d’arrondissement (kraj) de la république, sur le déroulement des réunions publiques organisées dans le cadre de la « discussion générale »85. Dans une note de synthèse rédigée le 22 décembre, Nikolaj Kaz’min souligne qu’une majorité de travailleurs, en RSFSR, s’est prononcée pour le maintien d’au moins deux modes de scolarisation secondaire, et contre l’établissement d’écoles spéciales pour « enfants doués » en sciences86.
41Le même jour, la Commission du Soviet suprême se contente d’introduire quelques correctifs « de caractère rédactionnel » au texte transmis par Kirillin87. Polânskij semble partager la prudence de ce dernier quant au maintien des standards éducatifs. Lorsque son subordonné émet un doute sur une phrase, il rétorque :
C’est une crainte justifiée. Ces derniers temps, on a vu des présidents de kolkhoze et de comité de village annoncer qu’avec le nouveau système, des locaux allaient se libérer, et qu’ils allaient y installer, à la place des écoles, ceci et cela. Cela peut réellement détériorer l’offre scolaire à la population.88
42L’enjeu est de toute façon limité, puisque ce texte de loi doit orienter ceux qui seront adoptés ensuite par les Soviets suprêmes des républiques. Une remarque manuscrite sur la première variante préconise d’ailleurs de « donner davantage de contenu politique, et de laisser tomber les détails »89. La version finale comprend plusieurs ajouts sur « les idées du communisme », un nouvel article évoquant la nécessité, pour les étudiants, de suivre et d’acquérir en VUZ la « morale communiste »90.
43Quoi qu’il en soit, le fait que les trois rapporteurs, le jour du vote, soient Kairov, Elûtin et Zelenko – déjà chargés de préparer le projet des Thèses en septembre 1958 – témoigne du respect de la procédure suggérée par le Premier secrétaire trois mois plus tôt. Le résultat est un texte modéré, non seulement par rapport au Mémorandum de Khrouchtchev, mais aussi vis-à-vis du projet du Comité central : en particulier, il ne comporte plus une ligne ni sur la nécessité d’augmenter la part des ouvriers et des kolkhoziens dans les VUZ, ni sur les écoles pour « élèves spécialement doués »91. Surtout, est abandonnée la proposition de faire des cours du soir « la voie principale » (osnovnoj put’) de la seconde étape du secondaire : les « écoles de la jeunesse ouvrière et paysanne » en sont une forme possible, à côté de « l’école générale polytechnique du travail », dont les contours sont encore vagues, et des tehnikum (article 4). La variante de Khrouchtchev et Zelenko est donc bel et bien enterrée. De plus, l’initiation au travail productif dans le second type d’école doit se faire « en fonction de la formation spécifique des élèves et des conditions locales » (article 4b), et, durant la période transitoire, les Minpros des républiques sont invités à conserver « à titre provisoire » des écoles de dix ans, pour assurer le recrutement des VUZ (article 7). La compétence professionnelle exigée à l’entrée de ceux-ci, pour certains jeunes, sera fonction de la spécialité choisie, « la priorité » devant être accordée à ceux ayant une expérience de travail dans la production, et des recommandations de la part du Parti, du Komsomol et des syndicats (article 28)92. Enfin, l’entrée dans les universités proprement dites n’est pas subordonnée à un stage pratique dans la production, sauf pour les sciences humaines (économie, philosophie, droit, etc.), et l’organisation de la « pratique » au cours des études doit, elle aussi, varier en fonction des spécialités (article 32).
44D’autres indices confirment la prise en compte de la « discussion générale » lors de la rédaction du texte. Ce sont d’abord, dans les documents préparatoires, des comptes rendus du débat, avec résumés des positions de quelques intervenants dans la presse93, mais aussi des extraits de quelques lettres « de collectifs d’enseignants du secondaire, d’enseignants du supérieur, de savants, de parents et d’autres citoyens », reçues par la Commission du Soviet suprême94. À la fin de son rapport, lu en séance plénière du Soviet suprême le 24 décembre, Kairov rappelle l’existence de quelques objections, notamment sur « le caractère ininterrompu des études », et les « écoles spéciales », lesquelles méritent encore « discussion »95. Ces réserves sont significatives, dans un climat d’enthousiasme général96. Pour autant, le vote du 24 décembre n’est qu’une formalité : aucune voix « contre », aucune abstention, mais une adoption à l’unanimité97.
45Ainsi, l’impact de la « discussion générale » sur la loi du 24 décembre 1958 est limité, mais bien réel. Les controverses publiques constituent l’écho des échanges qui ont lieu à différents niveaux de l’État, du Parti et des « organisations sociales », et que l’appareil du CC du PCUS a pris en compte dans l’élaboration du texte final. Sur les quarante-huit intervenants recensés, de septembre à décembre 1958, quinze, soit près d’un tiers, ont participé ou assisté aux réunions des Otdely nauki en septembre 1958, et le même nombre à au moins une réunion interne au niveau central98. Un panorama de quelques-unes de ces rencontres permet de mettre en évidence l’existence de plusieurs groupes distincts et cohérents.
II) L’affirmation de « groupes d’opinion »
46La « discussion générale » reflète-t-elle dans la sphère publique des contradictions existant au sein de la société et de l’appareil du pouvoir soviétiques ? Ce sont les archives qui peuvent le dire, en particulier les minutes (sténogrammes) des réunions internes.
A. Institutions ou individus ? Ambivalence des situations d’élocution
47Au sommet de la campagne de réunions publiques, auxquelles tous les citoyens soviétiques sont priés d’assister et de participer, sous la tutelle des « organisations sociales », se tiennent à l’automne 1958 plusieurs rencontres exceptionnelles dans les instances centrales du pays, exclusivement consacrées à la perestroïka de l’enseignement. Ici, il est possible de mesurer l’état d’esprit des responsables, et leur degré d’adhésion à ses principales dispositions, tout en comparant avec la perception qu’en donnent les journaux au même moment. Ces débats se réduisent par moments à un échange convenu d’arguments en faveur du projet officiel. Cependant, le pluralisme esquissé lors des discussions par voie de presse y est encore plus sensible. Sans correspondre toujours à des rivalités entre institutions, il oppose des groupes inégalement structurés, par des prises de parole personnelles.
48Quatre sténogrammes ont retenu notre attention. Il s’agit, tout d’abord, de la séance « des savants » organisée à l’Otdel nauki le 19 septembre 1958, avec 31 représentants des milieux scientifique et universitaire, dont 17 prennent la parole. Elle est suivie, trois jours plus tard, par la séance plénière de la réunion des directeurs de VUZ organisée par le MVO SSSR (114 personnes dont 30 orateurs, y compris Elûtin, sur deux jours). Le 25 novembre, l’APN consacre son assemblée générale annuelle à la discussion des Thèses, publiées dix jours plus tôt (une centaine de personnes, dont 25 orateurs, y compris Kairov). Enfin, le 29 novembre, le Minpros RSFSR se livre à un exercice similaire, dans le cadre d’une séance du plénum de son Conseil des méthodes scolaires (Učebno-metodičeskij sovet) (51 personnes, dont 14 orateurs). La séparation des sources ne doit pas masquer les passerelles institutionnelles et professionnelles qui existent entre ces événements : le recteur de l’université de Kiev, Ivan Švec, intervient deux fois, le 19 et le 22 septembre, et son collègue de MGU, Ivan Petrovskij, intervient le 22, mais assiste à la réunion du 1999. Les pédagogues Šackaâ et Šimbirëv interviennent deux fois, les 25 et 29 novembre, et plusieurs de leurs collègues assistent aux deux réunions.
49Le contenu de la séance à l’Otdel nauki a déjà été évoqué au chapitre précédent : il montre des scientifiques presque unanimement inquiets, hostiles à l’interruption des études secondaires, ainsi qu’à l’idée d’obliger tous les jeunes à passer par la production, avant d’entrer en VUZ (à l’exception notable de Švec)100. Par ailleurs, l’organisation des études supérieures préoccupe également les savants, qui rejettent la variante « sans rupture avec la production » pour les premières années. Chez les directeurs de VUZ, on retrouve les mêmes positions, mais elle ne font pas toujours l’unanimité – certains représentants du supérieur technique défendant par exemple un autre système de sélection et de formation pour leurs établissements. Quant aux écoles spéciales « pour enfants doués », elles sont rejetées par les deux auditoires avec une fermeté variable : un petit groupe de savants, comprenant les recteurs des universités de Moscou et Leningrad, n’y est pas fondamentalement hostile. De leur côté, la majeure partie des pédagogues de l’APN et des représentants des enseignants du Minpros rejoint les savants et les universitaires sur la nécessité de maintenir une voie « de jour » de l’instruction secondaire, et le rejet des « écoles spéciales ». En revanche, ils se divisent sur les conditions d’admission en VUZ, mais aussi sur l’introduction d’une certaine « différenciation » dans les dernières années du secondaire. Les partisans purs et durs de la polytechnisation s’opposent ici aux « différentialistes », comme les appelle John Dunstan101. Il apparaît donc que les appartenances institutionnelles ne déterminent pas automatiquement les prises de position. Au contraire, l’écart est souvent considérable entre le discours des hauts responsables, en l’occurrence Elûtin et Kairov, et celui de leurs subordonnés.
50Le plus souvent, les interventions orales correspondent aux points de vue exprimés dans la presse, à quelques nuances près. C’est le cas pour les scientifiques Nesmeânov, Sobolëv, Semënov et Kolmogorov, et pour les directeurs de VUZ Žavoronkov et Siunov102. Le seul cas d’écart significatif concerne Aleksandrov, le recteur de LGU : son article dans les Izvestia est plus favorable au projet des Thèses que sa longue intervention, très critique, le 22 septembre au MVO103. Ici joue, certainement, le devoir de réserve qui incombe en public au recteur de la deuxième université du pays – son collègue Petrovskij, de MGU, s’abstient d’ailleurs de répéter dans la presse les propos qu’il tient le même jour. De son côté, le jeune recteur de l’université de Kazan, Mihail Nužin, réitère dans l’organe du Buro RSFSR sa proposition de créer des centres de recherche scientifique à partir des grands VUZ du pays104. Quant au pédagogue Šimbirëv, il publie, avec plusieurs collègues de l’Institut pédagogique de l’oblast’ de Moscou (MOPI), une tribune très éloignée des thèmes sur lesquels il est intervenu le 25 novembre105. Inversement, ces rencontres ont peu d’écho dans les journaux : la revue du MVO publie des extraits de quelques interventions de la réunion des 22-23 septembre, notamment celle, assez critique par rapport au projet officiel, de Vasilij Smirnov, directeur de l’institut polytechnique de Leningrad – mais son audience est très limitée106. L’Assemblée générale de l’APN ne donne lieu qu’à un compte rendu rapide dans la Pravda deux jours plus tard, largement tronqué107. Une seule intervention en faveur de la différenciation y est mentionnée, celle de l’historienne Nečkina, sans que les noms de Gončarov et Leont’ev soient cités – ce qui déforme considérablement la perception qu’on peut avoir du débat. L’article évoque également le désaccord entre Suhomlinskij et Šimbirëv, d’un côté, et Arsen’ev et Gončarov, de l’autre, sur le bien-fondé de l’enseignement du soir et par correspondance – donnant le dernier mot à ses défenseurs. Quant au plénum du Conseil des méthodes scolaires du Minpros, il est ignoré par la presse centrale, à l’exception attendue de l’Učitel’skaâ gazeta.
51Le 19 septembre, certains discours suscitent la réprobation des organisateurs, Kirillin et surtout Kaz’min – mais il est probable que certains arguments aient trouvé une oreille attentive chez le premier, un « spécialiste » proche de leurs préoccupations. Le rôle de Kirillin dans le processus de décision aurait ainsi permis que la voix des scientifiques y soit partiellement prise en compte. La réunion du MVO SSSR semble avoir eu un impact équivalent, par le biais d’Elûtin : elle a pu le conforter dans la défense de la diversité des formes d’organisation des études, suivant les spécialités108. Il le laisse entendre, le 27 septembre 1958, en présentant le volet « enseignement supérieur » des Thèses :
Pour [le] préparer, nous avons analysé minutieusement les matériaux envoyés par les républiques, les obkomy du Parti, puis nous avons tenu une réunion des responsables du supérieur. Nous avions invité 120 personnes, les directeurs des plus grands VUZ, des professeurs, puis nous avons pris en compte les matériaux de la réunion ukrainienne…109
52Kirillin est lui aussi présent au MVO, le 22 septembre, et, à deux reprises au moins, prend la parole pour demander à l’orateur de préciser ses vues : preuve que le chef de l’Otdel nauki s’intéresse particulièrement aux problèmes du supérieur110. Pour l’enseignement secondaire, en revanche, les réunions du 25 et du 29 novembre ne semblent pas avoir modifié la donne. La seconde, présidée par un adjoint d’Afanasenko au Minpros, M. Kašin, aboutit à l’adoption d’une résolution de routine, même si le troisième point stipule :
Le Plénum demande à la direction du Minpros RSFSR, lors de l’élaboration des documents et de l’application des mesures concrètes en rapport avec la perestroïka de l’école, de prendre en compte les avis et les remarques critiques des participants de la présente réunion, concernant différents points des Thèses, et d’autres propositions...111
53Les participants décident de joindre à la décision finale le sténogramme, afin de le diffuser à « de nombreux exemplaires » : ce fait inédit témoigne peut-être de leur attachement à la discussion comme moment d’élaboration collective112. Ils ne sont pas les seuls dans ce cas.
54L’idéal soviétique du responsable fondu avec son collectif et, en dernier recours, avec la « ligne du Parti », tend ainsi à s’effacer devant l’expression plus ou moins affirmée de convictions individuelles. Cette tendance est particulièrement sensible dans le cas des échanges qui portent su la « différenciation » du secondaire.
B. Des pédagogues en faveur de la « différenciation »
55L’Assemblée générale de l’APN ne semble pas non plus avoir beaucoup influencé le texte de loi : cela tient probablement aux divisions qui y sont apparues, notamment entre les partisans de la « différenciation » et les autres, Kairov en tête. Cette réunion est en effet marquée par des affrontements inédits dans l’histoire de l’Académie des sciences pédagogiques.
56Sans mise en perspective, les débats pédagogiques autour de la réforme de 1958 sont difficiles à interpréter. De multiples enjeux théoriques et socioprofessionnels sous-tendent les controverses de ce moment particulier : d’où la nécessité de prendre en compte les parcours, en mettant en parallèle les préoccupations des praticiens de l’enseignement et celles des pédagogues. Les deux réunions des 25 et 29 novembre s’éclairent ainsi l’une l’autre.
57Au Minpros, outre les nombreuses questions portant sur l’organisation concrète de l’instruction à la production, s’expriment des intérêts propres à chaque matière. Ainsi, l’historien Aleksej Stražev défend l’utilité de l’enseignement de l’histoire ancienne et médiévale, le cartographe Nikolaj Baranskij plaide en faveur du développement des compétences graphiques des écoliers, alors que Valentina Šackaâ, veuve du pédagogue Stanislas Šackij (1878-1934), s’inquiète de voir reléguer au second plan l’éducation artistique des enfants – qui seule peut leur faire percevoir « la beauté du travail », selon elle113. Devant ces revendications, comme l’exprime un directeur d’école, Cenciper, « nous nous trouvons face à la quadrature du cercle, quand nous discutons les questions de l’instruction à la production, du maintien du niveau d’enseignement en humanités, et que nous parlons en même temps de l’inadmissible surcharge des élèves »114. Plusieurs intervenants proposent donc d’alléger substantiellement les programmes, mais le spécialiste de l’enseignement des sciences et des techniques Vasilij Ûskovič va plus loin : citant les discussions à l’APN, il plaide pour une véritable « différenciation » (differenciaciâ), qu’il distingue des systèmes anglais ou français, qualifiés du terme de furkaciâ115. Une enseignante du secondaire, Nikolaeva, lui emboîte le pas, proposant d’instituer deux types d’écoles suivant leur « profil » (uklon) : en humanités et en sciences116. C’est aussi l’avis d’une enseignante du MGPI, Cetkova. Enfin, le vieux théoricien Pavel Šimbirëv, de l’institut des méthodes d’enseignement de l’APN, estime qu’une approche « différenciée » s’impose, pour l’instruction au travail117.
58Il ne faut pas confondre la « différenciation » avec la « pluralité des canaux » (mnogokanal’nost’) de la seconde étape du secondaire, soutenue par Kairov et tous les responsables qui avaient affronté Zelenko en septembre118. L’ambiguïté de la formulation des Thèses, qui proposent que les écoles du soir et par correspondance soient la « voie principale », suscite un échange animé entre membres de l’APN, lors de l’Assemblée générale du 25 novembre. Kairov y insiste sur la « construction de l’école du communisme », et cite pour toute référence un document de Vasilij Derbinov, second de l’Otdel nauki RSFSR119. En exécutant fidèle des recommandations du Parti, le président de l’APN ajoute que dès lors que les écoles du soir et par correspondance (celles dites « de la jeunesse ouvrière et paysanne ») sont destinées à jouer un rôle de premier plan, il faut « laisser tomber cette froideur et cette méfiance [à leur égard] et réfléchir » à la façon de les améliorer120. Mais tous ne sont pas d’accord. Vasilij Suhomlinskij, présenté encore comme simple « directeur d’école », partisan de longue date de la polytechnisation, met en doute le bien-fondé de la proposition de Kairov :
Voir dans l’enseignement du soir et par correspondance la forme principale de notre système d’instruction, cela veut dire renforcer une situation anormale, qui consiste à travailler à la fois le jour et le soir. Car l’étude est une sorte de travail (trud) sérieux, comme le travail dans la production. L’enseignement du soir et par correspondance n’est acceptable que pour des adultes en pleine force, mais en aucun cas pour des adolescents.121
59Le premier à lui répondre est Aleksandr Arsen’ev. Ce proche de Kairov, exministre adjoint de l’Instruction (de 1949 à 1958), prononce d’abord quelques phrases d’autocritique sur la responsabilité de l’APN et du Minpros, quant au retard pris dans la polytechnisation en Russie122. Puis, tout en critiquant à son tour Zelenko, dont le rôle de bouc émissaire est une fois de plus confirmé, il reproche à Suhomlinskij de ne prendre en compte que les intérêts des élèves du secondaire complet, en oubliant les autres, ceux qui « à quinze ans, n’étudient pas et ne travaillent pas » : d’après Arsen’ev, ils sont nombreux à subir ce « mal social », et la tâche de la « pédagogie soviétique, héritière de la pédagogie russe démocratique », est de s’occuper d’eux123. Cette diatribe ne convainc pas le vieux théoricien Šimbirëv (75 ans), qui réplique :
Arsen’ev n’a pas tout à fait compris l’intervention du camarade Suhomlinskij. C’était une très bonne intervention, et je suis entièrement d’accord avec lui. Il n’a pas dit qu’il ne fallait pas instruire ces enfants – les adolescents et les jeunes qui ne sont plus à l’école ; il a dit qu’il ne fallait pas remplacer l’école de jour par un système du soir […], et il a parfaitement raison.124
60La réaction du vice-président Gončarov, quelques minutes plus tard, est plus nuancée que celle d’Arsen’ev : il répète que le risque de voir organiser le second stade du secondaire entièrement « sans rupture avec la production » n’existe pas, et que dans les Thèses, il est prévu de tout faire pour éviter une baisse de niveau.
61Dans ce contexte tendu, la « différenciation » passe à l’arrière-plan : or, elle représente un moyen de défendre la place des sciences humaines, tout en proposant une alternative crédible à la polytechnisation/professionnalisation. Mais si Gončarov, son plus éminent défenseur dans la presse, n’en dit pas un mot, d’autres orateurs le font à sa place. Leurs profils sont relativement homogènes, beaucoup appartenant à la même génération, née dans les premières années du XXe siècle. Gončarov, formé à l’Académie d’éducation communiste « Krupskaâ », a eu une carrière plutôt administrative, à la différence d’Aleksej Leont’ev, chercheur et ancien disciple du psychologue Lev Vygotskij (1896-1934). L’historienne Milica Nečkina (1901-1985), la psychologue Nataliâ Menčinskaâ et les pédagogues Nikolaj Verzilin et Vasilij Ûskovič incarnent eux aussi la même génération de chercheurs en sciences humaines, formés à la fin des années 1920. David Èpštejn, spécialisé dans les sciences expérimentales, en particulier la chimie, époux de Nečkina, membre-correspondant depuis septembre 1957, est un peu plus âgé (né en 1898). C’est lui qui intervient le premier, lors de l’Assemblée générale : il affirme que face au « changement de caractère du travail (trud) », l’école doit opter pour la « différenciation », car celle-ci permet une polytechnisation conforme aux exigences de l’économie et de la société communiste en construction125. Citant le cas d’un établissement expérimental où existent plusieurs filières distinctes en sciences, Èpštejn conclut avec enthousiasme : « j’estime qu’une telle école est le meilleur moyen pour développer de façon démocratique les talents : là-bas, il n’y a pas d’enfants doués ou non doués… »126.
62Immédiatement après, Verzilin ajoute que la « science pédagogique soviétique s’est suffisamment préparée » pour une école différenciée – sous-entendant que ce n’était pas le cas dans les années vingt, lors des expérimentations dans cette direction127. Nečkina, au nom de la défense de la place des humanités dans les cursus, estime « qu’il n’y a pas d’autre voie possible » que celle de la « différenciation », et souligne au passage la « faute de l’APN », incapable de produire des « matériaux concrets » sur cette question. Un autre historien, Aleksej Efimov, se prononce également pour la « différenciation », plus adéquate à son avis que la création d’écoles « pour enfants doués » : à ce propos, il rappelle l’expérience malheureuse menée par des pédologues en 1935128. Enfin, Menčiskaâ dit s’exprimer au nom de ses collègues de l’institut de pédagogie de l’APN, en affirmant son soutien aux propos de Gončarov et Leont’ev dans la Pravda129. Immédiatement après, c’est un autre représentant de la pédagogie soviétique, Šolom Ganelin, qui se livre à une réhabilitation du terme décrié de « furkaciâ » :
À Leningrad « furkaciâ » est devenue un mot odieux [… alors que] c’est l’autre versant d’un développement harmonieux de la personnalité […] et nous avons trop peu dit qu’il doit y avoir largement plus de types d’écoles.130
63L’enseignant P. Ševčenko va plus loin encore, estimant qu’il faut, « vu que la majorité des orateurs en ont parlé », adopter officiellement l’élargissement des expérimentations dans ce domaine131. Cependant, malgré la supériorité numérique de ses partisans (neuf orateurs sur vingt-cinq, et aucun détracteur déclaré), Kairov refuse d’ajouter, dans la résolution finale, un point explicitement en faveur de la « différenciation », comme le proposent également Nečkina, Verzilin et d’autres. Finalement, Gončarov trouve un compromis pour le moins timide : le Présidium s’engage à « faire la propagande » de cette idée, mais sans modifier la résolution prévue132. On touche ici aux limites du « Dégel » pédagogique : l’autonomie scientifique de l’APN est réduite à néant, dès lors que sa direction bloque toute initiative qui n’aurait pas l’aval du « ministère et des organes dirigeants », comme le dit Kairov.
64De fait, dans un rapport adressé quelques jours plus tard à l’Otdel nauki RSFSR, le président de l’APN parle de « l’existence de points de vue incorrects », citant les propos de Suhomlinskij et Šimbirëv ; mais l’affrontement à fleurets mouchetés sur la « différenciation » est superbement ignoré. La note de Kaz’min et Derbinov à leur hiérarchie, en réaction, suggère de mieux surveiller le travail de l’APN133. Il est donc inexact de dire qu’Afanasenko et Kairov ont, chacun dans leur administration, empêché toute controverse, étouffant les critiques éventuelles134 : celles-ci ont pu s’exprimer, même si les dirigeants ne les ont pas répercutées au sommet, se contentant de dénoncer les « points de vue incorrects ». Ce réflexe ne surprend pas outre mesure, chez des responsables nommés sous Staline.
65L’impression qui ressort des échanges survenus les 25 et 29 novembre au sein de l’élite pédagogique est, somme toute, celle de débats tronqués, privés d’aboutissement. Cela explique peut-être que la science pédagogique et l’APN, qui faisaient l’objet d’un passage des Thèses de novembre (point 24), ne sont plus mentionnées dans le texte de loi. Dans le cas des universitaires, la configuration est quelque peu différente : la discussion tourne à la confrontation, mais de façon plus constructive.
C. Les universitaires divisés, entre réticence et conformisme
66Comme pour la sphère pédagogique, des tensions étaient déjà apparues entre responsables de VUZ, à propos des changements préconisés dans l’organisation des études, depuis quelques années135. Elles s’expriment avec force dans le sténogramme de la réunion des 22-23 septembre 1958. L’accent mis sur ceux que nous avons déjà appelés « non-conformistes intégrés » ne doit néanmoins pas faire illusion : dans leur majorité, les représentants de l’enseignement supérieur sont surtout soucieux de montrer leur loyauté au pouvoir politique, dans une volonté évidente de ne pas faire de vagues.
67L’historien N. Feŝenko, qui avait déjà étudié ces documents à la veille de la Glasnost’ (mais sans avoir pu publier ses travaux), confirme que la perestroïka a bien été imposée par Khrouchtchev aux universitaires, malgré la version officielle selon laquelle elle aurait émané des responsables de VUZ techniques, chargés de la formation des ingénieurs136. Le rapport lu par Elûtin lors de cette réunion avait déjà reçu l’aval du collège du MVO, et donné lieu à la publication début septembre d’une tribune du ministre dans la Pravda137. Dans ces conditions, il est probable que la grande majorité des intervenants était dès le départ résignée à l’issue attendue du processus de discussion engagé. En mai 1958, lors de la présentation d’un avant-projet de réforme, un doyen de l’institut polytechnique d’Oural (de Sverdlovsk) manifestait déjà une certaine amertume :
Avant tout je voudrais dire un mot de l’utilité de cette réunion. Nous sommes très contents d’avoir pu écouter l’intervention du ministre, et reçu ainsi directement des indications pour nous diriger, mais d’un autre côté, […] nous avons l’âme en peine et souhaiterions que nos remarques critiques soient écoutées avec la même attention par les responsables du MVO, vu que sur le terrain il n’a pas été possible de résoudre toute une série de problèmes.138
68Et son collègue de la faculté de physique et de mathématiques de l’université de Kharkov d’ajouter :
J’aimerais souligner l’importance de cette réunion, surtout par rapport au fait qu’à l’évidence, toutes les personnes ici présentes espèrent que son contenu […] sera pris en compte de façon significative par le ministère, dans la suite de son travail.139
69Le ministre adjoint Vsevolod Stoletov avait quant à lui précisé, devant un cercle restreint :
Lors de cette réunion nous ne devons pas dire que [le projet du ministre] est notre solution définitive, mais une version qui est en discussion. Pourvu qu’ils s’expriment librement.140
70La « liberté » de ton est bien sûr relative, mais elle prend des formes inédites les 22-23 septembre, au point que Stoletov fait, au beau milieu de la séance, un aveu inhabituel :
Le nombre de participants désirant prendre la parole dépasse nos possibilités. Je demande aux camarades qui n’auront pas eu la possibilité de prendre la parole au plénum de nous excuser, ils pourront exprimer leurs vœux demain, dans les sections.141
71La teneur des interventions confirme le caractère inhabituel de cette rencontre142. D’une part, on retrouve des clivages anciens : les responsables de VTUZ sont davantage favorables à l’admission de jeunes ayant déjà une expérience de travail et à l’extension du « stage pratique dans la production », à la différence des recteurs d’université et d’autres VUZ plus orientés vers la recherche. Parmi ces derniers, certains sont particulièrement virulents, au point de mettre en cause les principes de la réforme en gestation. C’est le cas, en premier lieu, des recteurs des grandes universités : Ivan Petrovskij, et surtout Aleksandr Aleksandrov, se prononcent contre l’interruption des études secondaires, mais aussi supérieures, et l’extension des cours du soir et par correspondance, comme Elûtin le propose. Ils mettent en garde contre les risques que fait courir la réforme à la qualité de formation des cadres en général, et des scientifiques en particulier. Ils sont rejoints et soutenus explicitement par le recteur de l’université d’Erevan, et par des responsables de VUZ techniques prestigieux : Nikolaj Žavoronkov, directeur de l’institut de technologie chimique de Moscou, mais aussi deux professeurs de l’institut d’ingénierie et de construction de Moscou et du MEI, Anisim Bermant et Valentin Fabrikant, respectivement mathématicien et physicien. Tous soulignent la baisse du niveau à l’entrée en VUZ à cause de la présence croissante des « producteurs », et les risques d’une coupure ou d’un allongement des études. Aleksandrov est le plus incisif, qui répète à plusieurs reprises qu’à la différence d’Elûtin, il ne trouve pas que les « questions générales » soient déjà résolues : il s’oppose à plusieurs principes de la réforme, en indiquant qu’ils ne sont pas « évidents » à ses yeux. Dès lors, ses détracteurs, partisans de la réforme, semblent en difficulté pour répondre.
72Ils contre-attaquent en mobilisant la rivalité inter-établissements : le camp de la contestation correspond en effet, en gros, à l’élite des directeurs de VUZ, à quelques exceptions près comme le recteur de l’université de Kiev. Ainsi, le directeur de l’institut métallurgique de Dniepropetrosk, M. Isaenko, a beau jeu de dénoncer la morgue des recteurs de MGU et LGU : le premier pour avoir moqué le faible niveau des publications scientifiques des VUZ de province, le second pour avoir déclaré qu’il était dommage de ne pas utiliser à plein l’équipe enseignante travaillant dans son université et celle de Moscou143. Peu après, Siunov, directeur de l’institut polytechnique d’Oural, lui donne raison : loyal défenseur du projet officiel, il conteste le passage de l’article d’Elûtin consacré aux « grands VUZ des capitales », censés bénéficier de conditions privilégiées, et former en priorité des chercheurs144. C’est aussi le point de vue d’Ivan Švec, recteur de l’université de Kiev, qui reproche à Petrovskij et Aleksandrov de ne pas envoyer leurs professeurs dans les VUZ de la périphérie145. Surtout, ils sont accusés de critiquer les principes exposés par Elûtin et Khrouchtchev, au lieu de faire des propositions concrètes pour les appliquer : selon Isaenko,
il ne s’agit pas […] d’accueillir [la réforme] « avec enthousiasme », il s’agit de l’appliquer dans la vie avec enthousiasme. Et l’université de Leningrad aurait dû intervenir à cette tribune en proposant des schémas, des plans et des programmes d’études au moins dans quelques disciplines, comme le font certains VUZ.146
73Ainsi, le principal argument contre les recteurs de MGU et LGU est qu’ils n’ont pas joué le jeu normal en de telles circonstances, à la différence des « camarades qui ont avancé des propositions concrètes, même si elles ont un caractère de discussion (diskussionnyj harakter) », dixit Švec147. Pourtant, moins de la moitié des intervenants (11 sur 29) s’accorde avec le principe de faire commencer les études par une ou deux années « sans rupture avec la production » ; ils sont autant à exiger ou à préférer que la première année se passe « en rupture ». Une moitié à peine (13) soutient l’idée de recruter en priorité des jeunes ayant une expérience de travail de deux ans, ou « producteurs »148. La mise en cause des principes exposés par le ministre dans son rapport prend donc des proportions inédites. En faisant porter le débat sur les principes mêmes de la réforme, Petrovskij et Aleksandrov ont bouleversé l’ordre implicite de cette réunion, ouvrant la voie à d’autres critiques radicales après eux. C’est ce qui explique, peut-être, la profusion et la longueur des interventions – la réunion se prolonge le jour suivant. Bermant se livre à une critique radicale du système d’enseignement en général, et dépasse largement son temps de parole149. L’intervention finale d’Elûtin confirme l’impression d’une transgression des modalités d’une telle réunion. Plutôt que de répondre aux arguments des contestataires, il les fait passer pour des privilégiés qui s’estiment au-dessus des obligations communes, à savoir des orientations fixées par le Parti et son chef :
Je comprends l’inquiétude de ceux qui se sont exprimés ici. Mais il nous faut nous restructurer également nous-mêmes, intérieurement. […] Le fait est qu’une partie des camarades ici présents a eu tendance à dire : « tout cela est bien, mais bien pour le voisin, alors que nous, il nous faut conserver notre organisation initiale »150.
74Pourtant, le ministre emprunte certaines formules aux contestataires : comme Žavoronkov, il évoque désormais la nécessité de faire preuve de « souplesse (gibkost’) » dans l’organisation des études, et « d’éviter un modèle unique (izbežat‘ šablona) »151. Tout en présentant le projet du ministère comme le fruit d’une synthèse entre les propositions du Parti (à différents niveaux) et de certains VUZ (notamment celui de Magnitogorsk), il admet la nécessité de réfléchir encore à la transition vers le nouveau système. De fait, plusieurs orateurs préconisent une véritable confrontation des points de vue, au-delà de l’exposé des cas particuliers. Le recteur de l’université d’Erevan l’affirme avec grandiloquence :
Dans la lettre du camarade Khrouchtchev, il est dit que les problèmes posés exigent une discussion complète (vsestoronnoe) ; or, au stade actuel, il est peut-être simplement indispensable d’avoir des visions différentes (raznye vzglâdy), pour parvenir à la vérité.
75Ce sont les représentants des VUZ les plus prestigieux qui tiennent ce discours, comme le confirme un rapide examen des profils socioprofessionnels. Les mathématiciens Petrovskij et Aleksandrov et le chimiste Žavoronkov, respectivement académicien et membres-correspondants de l’AN SSSR, mais aussi les professeurs Bermant et Fabrikant, chercheurs reconnus dans leurs domaines respectifs, sont les plus virulents contre le projet officiel du MVO. Ils sont aussi tous en poste à Moscou, à l’exception du recteur de LGU. Face à eux, des responsables au profil plus administratif défendent le point de vue exprimé dans la note de Khrouchtchev, et soutiennent qu’il est possible de le mettre en application sans danger : il s’agit des ministres Elûtin et Stoletov, vydvižency de la fin des années 1920, mais aussi des représentants de l’enseignement supérieur technique de province, plus éloignés de la recherche : Isaenko, Anosov, Siunov, Bryzgalov, Doroševič et Ladygin152. Ceux qui ont déjà expérimenté des formes d’enseignement « sans rupture avec la production » ne soutiennent pas forcément les orientations proposées : Vasilij Smirnov, chercheur en métallurgie, directeur de l’institut polytechnique de Leningrad, n’est pas partisan de l’admission prioritaire des « producteurs », même s’il est passé par une rabfak. Georgij Nikolaev, du MVTU « Bauman », dit explicitement ne pas vouloir généraliser son expérience d’étudiant par correspondance.
76Quelques jours plus tard, la direction du MVO prétend avoir rédigé ses « propositions sur la restructuration de l’enseignement supérieur » en tenant compte des remarques des directeurs de VUZ présents du 22 au 24 septembre à Moscou153. De fait, on constate dans le texte des Thèses, adopté lors du Plénum du CC du PCUS en novembre, puis dans celui de la loi du 24 décembre, dont Elûtin est l’un des trois rapporteurs, des aménagements substantiels par rapport aux mesures annoncées par Khrouchtchev quelques mois plus tôt : le ministre joue le rôle d’intermédiaire entre la direction du Parti et les responsables de VUZ récalcitrants, mais aussi, d’une certaine façon, entre les représentants des VUZ centraux et ceux de province. Le jugement de Feŝenko, selon lequel la réunion des 22-23 septembre n’a pas eu d’impact sur la prise de décision finale, mérite donc d’être en partie révisé, comme dans le cas des institutions pédagogiques ; à tout le moins, elle a permis de constater l’appréhension et les réserves d’une partie significative des responsables invités à débattre sur la formation des cadres supérieurs, en particulier des ingénieurs. La question se pose de la cohérence et de la signification de ces groupes.
D. Essai d’interprétation : des « groupes d’opinion » spontanés
77Plusieurs signes laissent penser que ces intervenants ont des réactions de défense de type corporatiste, constituant de véritables « groupes d’intérêts », au sens où la soviétologie les met en évidence, quelques années après la « discussion générale ». Pourtant, la mise en parallèle des prises de position et des parcours socioprofessionnels révèle des correspondances inattendues, écartant toute interprétation trop déterministe. L’existence de connections d’une institution à l’autre suggère que la contestation de la réforme constitue un phénomène complexe, aux motivations multiples.
78Au début des années 1960, des observateurs occidentaux virent dans les débats publics en URSS, la marque de groupes d’influence structurés autour de la défense d’intérêts spécifiques154. Quelques années plus tard naissait la théorie des « groupes d’intérêts (interest groups) » : les premiers travaux dans cette direction, aux États-Unis et au Canada, y voyaient une manifestation de la rivalité entre institutions, mais aussi entre régions aspirant à capter l’attention et les ressources matérielles distribuées par le centre155. Dans l’enseignement, les polémiques autour de la réforme de 1958 étaient censées illustrer l’affrontement entre différents groupes, lequel devait s’exacerber dans les années suivantes : c’est le point de vue défendu par Joel Schwartz et William Keech, dix ans après la « discussion générale »156. Certains antagonismes exprimés dans la presse à l’automne 1958 sont de nature inter-institutionnelle : c’est le cas entre Zelenko et Bordadyn, d’un côté, et les responsables du Minpros et de l’industrie, de l’autre, à propos du maintien d’un cycle secondaire complet de jour. L’analyse vaut aussi, à un niveau intra-institutionnel, pour des groupes de signataires défendant explicitement leurs intérêts propres : ainsi des enseignants du supérieur pédagogique, ou des enseignants par correspondance, qui réclament à la fois moyens et considération pour leurs établissements157.
79Nombreux sont les dirigeants, à tous les niveaux, qui soulignent l’unité de vues de tel ou tel groupe : ils considèrent toute prise de position comme émanant d’un ensemble plus large, dépassant le seul orateur. Les responsables des Otdely nauki, organisateurs des réunions de septembre, adoptent un découpage en catégories professionnelles et administratives qui témoigne d’une vision compartimentée de la réalité institutionnelle et sociale soviétique158. On la retrouve dans les notes de synthèse transmises aux secrétaires du CC du PCUS par Kirillin et Kaz’min, et dans les propos introductifs et conclusifs de ces derniers159. La présentation des orateurs en tant que « représentants » de tel ou tel groupe, l’évaluation de leurs propos comme « prenant en compte » ou non « les intérêts » du système scolaire ou de l’économie, confirment cette impression. Les intervenants eux-mêmes reprennent cette classification, par souci de clarté, mais aussi de légitimité. Starobinskij, professeur à l’institut médical no 1 de Moscou, explique le 23 septembre, au MVO, que lui et ses collègues de l’enseignement supérieur médical se sont réunis la veille pour « exprimer [leur] point de vue collectif », après avoir eu l’occasion de le faire au ministère de la Santé d’URSS. C’est donc « [leur] opinion générale » qu’il communique à l’auditoire160. Les exemples sont nombreux, du professeur Fabrikant, qui prétend parler « en tant que représentant des physiciens travaillant en VUZ », jusqu’à la psychologue Menčinskaâ, au nom de son institut. Suhomlinskij dit également représenter « l’opinion » des enseignants et des parents d’élèves de son école161. Il n’est pas le seul à considérer que ce dernier groupe, par définition invisible, joue un grand rôle dans l’expression de réticences vis-à-vis du projet en cours de discussion. Dès la mi-septembre, un responsable de l’industrie établissait le diagnostic suivant :
Ici, nous sommes confrontés à une résistance (protivodejstvie) de la part des parents. Il faut dire qu’elle vient aussi des enseignants de tous rangs, et de notre intelligentsia162.
80Face à ce qu’ils considèrent comme une véritable contestation, les dirigeants sont enclins à l’interpréter comme des réflexes corporatistes, contraires à l’intérêt général, s’opposant à la marche de la « construction du communisme » au même titre que les « survivances du passé » qui sont dénoncées quotidiennement dans la presse, à propos de tel ou tel comportement social : c’est, on l’a vu, la stratégie rhétorique adoptée par Elûtin, face aux directeurs de VUZ qui s’opposent au projet officiel. Dans les rapports locaux sur la « discussion générale » qui remontent jusqu’à l’appareil central du Parti, on retrouve le même découpage terminologique de la société en catégories bien définies. Cela vaut, par exemple, pour les « représentants de l’industrie », dont beaucoup s’inquiètent des conditions d’embauche de la jeunesse des écoles, censée suivre une formation professionnelle en parallèle à sa scolarité163. Lors de la réunion au MVO, le 22 septembre, le directeur de l’institut de mécanique automobile de Moscou résume ainsi l’état d’esprit dans sa filière :
Il faut dire que les représentants des usines, en particulier ceux de l’usine automobile « ZIL » de Moscou, accueillent favorablement cette perestroïka […] dans la mesure où on ne peut plus former des cadres pour les usines sans usines.164
81Mais il ajoute aussitôt qu’une partie soutient la variante des deux premières années d’études « sans rupture », alors que l’autre les préfèrerait « en rupture avec la production »165. On touche ici aux limites de l’interprétation en termes de groupes professionnels ou institutionnels De fait, les lignes de partage ne correspondent pas à ces appartenances, loin de là.
82Les préoccupations des « savants », pour la plupart également enseignants ou responsables du supérieur, rejoignent, dans certaines de leurs interventions, celles des directeurs de VUZ. Mais ce n’est pas là le seul point de contact entre institutions : les prises de position dans la presse montrent qu’une unité de vues peut exister entre les représentants de ces différentes sphères socioprofessionnelles. Ainsi, la quasi-totalité des pédagogues et des enseignants s’est prononcée contre les « écoles spéciales », tout comme les académiciens Lavrent’ev et Nesmeânov ; lors des réunions, un front majoritaire se dessine chez les savants, mais aussi les pédagogues, théoriciens et praticiens. Les universitaires sont préoccupés par le sort du secondaire, comme le montre le début de l’exposé du ministre adjoint de l’Instruction Aleksej Markuševič, invité ès qualité à la réunion des responsables de VUZ du MVO, le 23 septembre : lorsqu’il déclare son intention de « dire quelques mots sur la perestroïka du secondaire », quelqu’un dans l’assistance s’écrie : « C’est le plus important ! »166. Inversement, les pédagogues chargés de réfléchir à la réforme du secondaire sont sensibles à l’intrusion des scientifiques dans le débat, en particulier à propos des écoles spéciales « pour enfants doués » : Menčinskaâ déclare, lors de l’Assemblée générale de l’APN, qu’elle et ses collègues approuvent l’article de Lavrent’ev publié quelques jours plus tôt dans la Pravda167. Au même moment, les idées de Gončarov et Leont’ev sur la « différenciation » reçoivent le soutien des présidents de l’AN SSSR, Nesmeânov, et de l’AN de Géorgie, le mathématicien Nikolaj Mushelišvili (1891-1976), ainsi que du président de l’Académie des sciences médicales d’URSS, Aleksandr Bakulev (1890-1967)168.
83La situation de l’Académie des sciences pédagogiques est paradoxale. Son président invite depuis plusieurs mois ses collègues à présenter des propositions communes en matière de polytechnisation, afin de restaurer l’autorité d’une institution malmenée sur ce point, on s’en souvient, depuis le début des années 1950. Ivan Kairov avait déclaré, en mars 1957 :
Il faut formuler toutes nos positions à ce sujet, afin que nous puissions intervenir (vystupat’) au nom de l’Académie et dire : voici notre point de vue pour toutes les questions qui concernent la réalisation des décisions du XXe Congrès du Parti pour l’instruction polytechnique.169
84En l’occurrence, c’est surtout son image de dirigeant loyal à la ligne du Parti que l’ancien ministre de l’Instruction veut défendre ici : son comportement lors de l’Assemblée générale du 25 novembre le confirme, donnant tort aux soviétologues de la fin des années 1960, qui présentaient l’APN comme « une institution conservatrice, relativement indépendante »170. Si Kairov y écarte toute velléité d’autonomie de ses confrères, nombre d’entre eux aspirent à des réformes importantes, en termes d’organisation des études et de programmes, pour le secondaire : l’APN n’est donc ni indépendante, ni conservatrice, en 1958. Le thème de la baisse de niveau est aussi un fil important qui relie entre eux certains pédagogues et universitaires, surtout parmi les plus « scientifiques ». Ainsi, Šimbirëv, le 25 puis le 29 novembre, dans deux contextes différents, évoque les difficultés des universités de Moscou et Gorki à recruter des candidats valables, surtout en physique171. Deux mois plus tôt, le chimiste Žavoronkov avait dressé un tableau sombre de la situation à l’entrée en VUZ à Moscou, et les professeurs Bermant et Fabrikant avaient également évoqué une « baisse de niveau »172. Inversement, dans l’appareil du CC du PCUS, au moment des attaques d’Isaenko et d’autres contre les universités de Moscou et Leningrad au MVO, Kairov avait lui aussi critiqué les VUZ de prestige :
Je crois profondément que les quinze mille étudiants de l’université de Moscou sont aussi peu pratiques, pédagogiquement parlant, que [son] bâtiment de 26 étages.173
85Il faut dire un mot, enfin, des francs-tireurs qui écrivent directement à Khrouchtchev, dès la publication du Mémorandum. C’est le cas de deux « ingénieurs » : le premier, Boris Vannikov, a occupé des postes très élevés dans l’appareil du pouvoir comme constructeur aéronautique et haut responsable du secteur de l’armement, y compris du programme nucléaire soviétique174. En octobre 1958, alors qu’il vient de quitter ses fonctions ministérielles, il adresse au Premier secrétaire une longue lettre de « réflexions tirées de son expérience d’étudiant puis d’enseignant en VTUZ, ainsi que de son travail en entreprises et en institutions »175. Elle se distingue des autres contributions au débat : en effet, plutôt que dans le système scolaire, Vannikov voit la cause des maux dénoncés par Khrouchtchev dans le fonctionnement des entreprises et des administrations, où le niveau de formation obtenu, sous la forme d’un « bout de papier » (le diplôme), compte davantage que les compétences réelles. Plus convenue est la lettre adressée par Ârošenko, directeur de l’usine d’aviation de Gorki. Ce dernier utilise sans doute le canal du Comité central du PCUS pour faire publier ses propositions sur la formation professionnelle et le secondaire : prenant le contre-pied de Zelenko, Ârošenko s’appuie sur l’expérience de coopération entre son usine et deux écoles176. Il est significatif que les réflexions iconoclastes de Vannikov, qui évoque en conclusion la « différenciation » du secondaire, ne trouvent pas d’écho direct dans la presse, alors que Ârošenko, fidèle à la ligne officielle du début à la fin, voit son article publié dans la Pravda le 21 novembre. Qui plus est, son nom apparaît avec le titre d’ingénieur, alors qu’il n’a pas le diplôme équivalent.
86Ainsi, les frontières institutionnelles et professionnelles ne recoupent pas les prises de parole individuelles. Les regroupements existent à une échelle plus fine, et ils franchissent les barrières catégorielles. Les solidarités générationnelles et professionnelles, si elles sont perceptibles, ne sont pas non plus déterminantes. Souvent, le parcours socioprofessionnel est en partie lié à la prise de position, de même que le niveau de responsabilité et le lieu de travail, mais pas toujours : un recteur d’université comme Švec se retrouve isolé face à ses confrères, et deux chercheurs en pédagogie de la vieille école, comme Šimbirëv et Mel’nikov, incarnent des positions presque opposées. C’est pourquoi, plutôt que de « groupes d’intérêts » proprement dit, nous parlerons ici de « groupes d’opinions », avec John Dunstan et Philip Stewart :
Le débat de 1958 apporte la preuve de l’hypothèse de Skilling d’une identification possible, à l’intérieur de groupes professionnels (occupational groups), de solides groupes d’opinion, constellations dont les éléments ne seraient fixes en aucune façon.177
Les groupes d’opinion […] existent en Union soviétique comme des constructions d’analyse, non comme des organisations concrètes, […] lorsque deux personnes ou plus au sein d’une ou plusieurs institutions expriment publiquement des opinions semblables.178
87Cette définition minimale permet d’autres lectures, en termes de cercles ou de réseaux relationnels, mais aussi d’analyse des logiques argumentatives : c’est ce que montre l’étude du cas des « savants », tels qu’ils sont désignés à l’époque.
III) Les « savants », acteurs majeurs de la refondation
88La question de l’influence des différentes formes de débat apparues dans le cadre de la « discussion générale » étant résolue, il reste à expliquer l’intensité de certains échanges : les plus animés sont le fait d’une trentaine de scientifiques, parmi les plus en vue du pays. Leurs interventions sont multiples, et leurs argumentations rejoignent en partie celles des pédagogues et des universitaires ; elles aboutissent à une remise en cause radicale des principes du projet officiel de transformation du système scolaire et universitaire, voire à une véritable opposition.
A. Un groupe relativement homogène : aperçu prosopographique
89Au-delà de la diversité des parcours et des spécialisations, des solidarités fortes existent parmi les scientifiques qui s’expriment à propos de la réforme de 1958.
90Le découpage arbitraire des groupes par les responsables de l’époque ne doit pas nous tromper : nombre d’intervenants déjà rencontrés comme « universitaires » s’avèrent aussi, comme nous l’avions remarqué, d’authentiques « savants »179. Les hommes des Otdely nauki avaient ainsi invité, entre autres, les recteurs des universités de Moscou et de Kiev, eux-mêmes présents à la réunion du MVO des 22-23 septembre. On peut leur adjoindre A. Aleksandrov, recteur de Leningrad, mais aussi Žavoronkov, les professeurs Bermant et Fabrikant, et quelques autres180. Le critère de sélection que nous appliquons ici n’est pas seulement l’appartenance à un milieu professionnel bien précis – puisque les passerelles avec d’autres groupes sont nombreuses, y compris celui des « administrateurs » – ou la possession de titres ou de grades témoignant d’une reconnaissance officielle des travaux de recherche – celle-ci, surtout pendant la période stalinienne, a pu être obtenue sur d’autres critères181. C’est la rencontre de l’une de ces caractéristiques avec la présence, dans le discours même de l’intervenant (par écrit ou à l’oral), d’une référence aux enjeux de la formation scientifique, qui justifie à nos yeux l’appellation de « savants », elle-même employée par les organisateurs de la réunion du 19 septembre182. L’échantillon sélectionné comprend vingt-sept noms, parmi lesquels la moitié (13) sont académiciens (y compris le président, Nesmeânov, deux vice-présidents, Bardin et Lavrent’ev), et six sont membres-correspondants de l’AN SSSR. S’ajoutent deux académiciens de l’AN USSR (Gnedenko et Švec), et six simples professeurs de VUZ – 19, soit les deux tiers, ont ce grade au total. L’éventail des disciplines est limité : on compte neuf mathématiciens, huit physiciens, cinq spécialistes en métallurgie et trois chimistes, plus trois spécialistes en aéro- ou thermodynamique – avec parfois des chevauchements. Aucun représentant des sciences humaines n’intervient à leurs côtés, à l’exception des quelques pédagogues que nous avons déjà rencontrés ; mais ils sont absents des réunions des 19 et 22-23 septembre, qui constituent notre source principale ici183.
91Un premier facteur d’homogénéité est l’appartenance, par le titre ou la fonction, à l’Académie des sciences ou à l’une de ses filiales (ukrainienne ou, plus récemment, sibérienne) : elle touche les trois-quarts de nos « savants ». L’étude des parcours socioprofessionnels révèle d’autres traits communs. Ainsi, l’université de Moscou est au cœur d’un ensemble de liens professionnels et scientifiques très forts : plus de la moitié (14) y ont passé tout ou une partie de leurs études, huit y travaillent ou bien y ont travaillé, dont l’ancien et l’actuel recteurs. En termes de solidarités professionnelles et intellectuelles, le cercle scientifique le plus représenté numériquement, dans notre échantillon, est celui des anciens élèves du mathématicien Nikolaj Luzin (1883-1950), chef de file de l’école dite « de Moscou », et surtout point de ralliement d’un groupe de jeunes mathématiciens, la « Luzitania », dans les années 1920184. P. Aleksandrov, Lavrent’ev et Kolmogorov en font partie, et dans une moindre mesure Petrovskij, Bermant et Gnedenko, un des premiers élèves de Kolmogorov185. Parmi les chimistes, Nesmeânov a été formé à MGU par Nikolaj Zelinskij (1861-1953), alors que Žavoronkov est attaché depuis les années 1930 à l’institut de technologie chimique de Moscou. Le premier, en tant qu’ancien recteur de MGU (de 1948 à 1951), et surtout président de l’AN SSSR, a côtoyé les physiciens Sergej Vavilov (1891-1951) et Igor’ Tamm (1895-1971), lesquels ont formé Fabrikant et Sakharov, entre autres. Ces deux derniers, formés à MGU, ont ensuite travaillé, tout comme Novikov, à l’institut énergétique de Moscou (MEI), dont Kirillin a été le directeur adjoint, avant d’entrer dans l’appareil central du Parti186.
92Sans surprise, l’université de Saint-Pétersbourg / Petrograd / Leningrad constitue le deuxième pôle important. Kapica et Semënov y ont étudié, pendant la Première guerre mondiale, avec pour maître le physicien Abram Ioffe (1880-1960). L’autodidacte Âkov Zel’dovič a travaillé à l’institut de physique chimique dans l’équipe de Semënov, à partir de 1931. Quelques années auparavant, les mathématiciens Sobolëv et A. Aleksandrov ont étudié ensemble à LGU, sous la direction de Boris Delone (1890-1980). Enfin, trois savants ont pour lieu de travail, au moins sur le papier, le tout récent Département sibérien de l’Académie des sciences (SO AN SSSR), dont les instituts sont encore en construction : il s’agit du vice-président Lavrent’ev et des académiciens Hristianovič et Sobolëv, co-fondateurs (surtout les deux premiers) de ce nouveau pôle scientifique décentré. Ces deux derniers ont pu aussi se rencontrer à l’institut de mathématiques « Steklov » de Moscou, dont Kolmogorov est le directeur (de 1938 à 1960), et Bermant le directeur adjoint, en 1958. Ainsi, les principaux intervenants de la « discussion générale » sont liés entre eux par des affinités scientifiques et professionnelles puissantes – et parfois des amitiés solides (P. Aleksandrov et Kolmogorov, Kapica et Semënov, entre autres)187. On y trouve deux types de profils marqués : les chercheurs qu’on peut appeler fondamentaux, à commencer par les mathématiciens issus de la « Luzitania » et les représentants de la chimie organique ou de la « physique de tableau noir », suivant l’appellation courante en Occident, mais aussi des spécialistes de la recherche appliquée, au profil d’ingénieurs – parmi lesquels les représentants du MEI, mais aussi des instituts polytechniques, côtoient des professeurs comme Bermant et Fabrikant. Il semble que les liens entre ces deux groupes se sont tissés d’abord pendant la guerre, puis, surtout, dans le cadre du projet atomique soviétique.
93Sur le plan générationnel, on peut distinguer trois sous-ensembles, en écartant les extrêmes : le vétéran Bardin (75 ans), et le benjamin Sakharov (37 ans). Quelques anciens, nés entre 1894 et 1899, incarnent la tradition universitaire et scientifique prérévolutionnaire transmise par leurs maîtres, et occupent des places éminentes depuis le début des années 1930 : Kapica, Semënov, P. Aleksandrov et Nesmeânov. Immédiatement après, un groupe intermédiaire est formé par les mathématiciens Kolmogorov, Lavrent’ev, Petrovskij et Bermant, mais aussi par Samarin et Leontovič, nés entre 1900 et 1903. Ils ont traversé intégralement l’enseignement secondaire prérévolutionnaire, à la différence des plus jeunes, âgés de 42 à 52 ans, qui sont aussi les plus nombreux à intervenir dans la « discussion générale » : Fabrikant, Žavoronkov, Sobolëv, Hristianovič, A. Aleksandrov, Gnedenko, Kirillin, Zel’dovič, Smirnov et Novikov. Au total, le facteur générationnel n’influe pas le contenu des prises de position : si Zel’dovič et Sakharov soutiennent les écoles « pour enfants doués », au grand dam de Nesmeânov et de Lavrent’ev, ils sont partiellement rejoints par Semënov, Kolmogorov, A. Aleksandrov et Petrovskij. Sur l’organisation des études, l’unanimité très forte constatée aux réunions des 19 et 22 septembre témoigne de la défense d’une vision commune de ce que doit être l’enseignement supérieur, au-delà de la diversité des expériences et des parcours personnels. Un critère qui pourrait expliquer la supériorité numérique des quadragénaires est peut-être leur situation de parents d’élèves du secondaire : Hristianovič le souligne, dès les premières minutes de la réunion du 19 septembre : « tous [ici] ont des enfants d’âge scolaire, et savent de quels défauts souffre l’école »188. Chef de l’Otdel nauki RSFSR, Kaz’min s’empare de cette idée dans sa conclusion : selon lui, la discussion a été animée parce que « chacun ici a des enfants ». L’argument vise sans doute à discréditer la position de principe des savants contre la perestroïka projetée. De fait, les aînés pouvaient se sentir moins concernés, à l’instar de Kapica, dont les deux fils Sergej et Andrej ont alors déjà entamé une carrière scientifique et universitaire, respectivement en physique et en géomorphologie189.
94Le groupe est très homogène par ses origines sociales : la majorité de nos « savants » est issue de la petite bourgeoisie des fonctionnaires et des professions libérales de l’Empire russe, voire pour certains (Semënov, A. Aleksandrov), de la petite noblesse : on est loin de l’idéal bolchevique d’une intelligentsia « prolétarienne », à quelques exceptions près (Bardin, Žavoronkov et Smirnov, passé par une rabfak). Les physiciens Sakharov, Leontovič et Fabrikant sont des héritiers au sens bourdieusien du terme : leurs pères (et grand-père, pour Leontovič) étaient déjà des universitaires, respectivement en physique, en physiologie et en agronomie. Kapica est né sur la base militaire de Kronstadt, où son père travaillait comme ingénieur militaire, et a épousé la fille d’un académicien pétersbourgeois. Kolmogorov a grandi dans la famille d’un agronome de Tambov, et Kirillin dans celle d’un médecin moscovite. Certains d’entre eux ont subi, directement ou dans leur entourage, les répressions staliniennes contre l’intelligentsia : le père de Fabrikant a été arrêté et déporté comme membre du prétendu « parti du travail paysan », en 1930, puis une deuxième fois en 1948 ; Semënov a échappé de peu à un tel destin en 1936, à cause d’un épisode de sa biographie (il avait passé quelques semaines sous l’uniforme blanc au début de la Guerre civile) ; quant à Gnedenko, il a fait quelques mois de prison en 1937-1938, pour avoir tenu des propos hostiles au régime190. Par ailleurs, un tiers environ des 27 scientifiques sont des membres du Parti d’après nos sources, même si la plupart y sont entrés tardivement, après la guerre (en 1947 et 1952 pour Semënov et Lavrent’ev). C’est là une formalité nécessaire pour l’accès aux postes de direction – mais il n’y a pas là de règle absolue : le recteur de MGU, Petrovskij, n’a jamais pris sa carte.
95Leur renommée publique est grande. Semënov a, le premier pour l’URSS, reçu le prix Nobel de chimie, deux ans plus tôt ; avec lui, Kapica et Kolmogorov connaissent une gloire mondiale depuis deux décennies au moins. Nesmeânov et Lavrent’ev sont également des figures de premier plan, tout comme les recteurs des trois premières universités du pays : A. Aleksandrov, Petrovskij et, dans une moindre mesure, Švec. P. Aleksandrov dirige depuis 1932 la Société des mathématiciens de Moscou, dont Bermant est un responsable actif. Bardin et Kolmogorov sont co-rédacteurs en chef, avec d’autres, de la Grande encyclopédie soviétique qui vient d’achever la publication de son dernier tome, en avril 1958 – dans lequel Žavoronkov a fait son entrée. À titre d’exemple, Celikov a déjà reçu trois prix Staline, Kapica, Bardin et Lavrent’ev, deux chacun, Fabrikant et Kolmogorov, au moins un191. Bardin, Nesmeânov, Semënov et Lavrent’ev (ces deux derniers depuis 1958) sont députés au Soviet Suprême d’URSS. Cette renommée s’explique par l’ampleur de leurs travaux, aux applications civiles et militaires multiples. Smirnov et Hristianovič ont, malgré leur jeune âge, contribué de façon décisive au succès de la production en masse des lance-roquettes « Katioucha » et des avions à réaction soviétiques, pendant la guerre. Bardin, Semënov, Kapica et Celikov ont eux aussi joué un rôle important dans la mise au point de nombreux armements et munitions. Enfin, plus d’un quart des « savants » présents ici, sept au total, ont pris part au « projet atomique » soviétique, à des degrés divers : les physiciens Sakharov, Zel’dovič, Leontovič, Novikov et Kapica, le chimiste Semënov et le mathématicien Sobolëv ont ainsi aidé à la mise au point des bombes A et H, en 1949 et en 1953, sous l’égide d’Igor’ Kurčatov (1903-1960)192. De fait, on retrouve ici nombre de figures de premier rang de la « communauté des physiciens » soviétiques décrite et analysée par Vladimir Vizgin et Aleksandr Kessenih193.
96Ce n’est pas un hasard s’ils sont en première ligne lors du débat sur la réforme de 1958 : sollicités par le pouvoir en raison de l’importance stratégique de leurs travaux, ils sont, plus que d’autres, tentés de s’exprimer sur des thèmes qui débordent leur domaine disciplinaire propre. Le contexte de la fin des années 1950 éclaire cette aspiration.
B. L’autorité scientifique à son apogée
97Comment expliquer la surreprésentation des « savants » dans le débat par voie de presse ? L’hypothèse d’un réflexe corporatiste doit être examinée en tenant compte des ressorts institutionnels et professionnels de leur prise de parole. Mais au-delà des solidarités internes à ce groupe, d’autres facteurs d’homogénéité sont à rechercher dans le climat politique, social et culturel du « Dégel » : depuis quelques années, le culte de la science a renforcé la légitimité des « savants », l’étendant à d’autres domaines que leur sphère de compétence.
98Se pose donc la question du passage de la légitimité à l’autorité, déjà formulée, pour les statisticiens des années 1930, par Alain Blum et Martine Mespoulet :
Par légitimité nous entendons la reconnaissance par les autres d’un ensemble de prérogatives qui donne aux personnes ou aux institutions, du fait de leur position dans le processus de décision ou de leurs compétences dans un champ particulier, une voix prépondérante dans les décisions à prendre. L’autorité découle de la reconnaissance de cette légitimité par l’ensemble des personnes ou des institutions auxquelles s’adressent ces décisions.194
99L’activité interne de l’Académie des sciences d’URSS n’est pas directement touchée par le débat sur l’enseignement secondaire et supérieur : on n’en trouve aucune mention en assemblée générale, et aucune répercussion sensible aux séances du Présidium, entre janvier 1958 et décembre 1959195. C’est la réforme des statuts, en discussion dans les cercles dirigeants depuis la mort de Staline, qui occupe alors l’esprit des responsables, à commencer par le président Nesmeânov196. Toutefois, outre ce dernier, de nombreux membres du Présidium de l’AN SSSR – les vice-présidents Bardin et Lavrent’ev, l’académicien-secrétaire Semënov – mais aussi Kapica et Hristianovič, qui y siègent fréquemment, participent à la « discussion générale » des Thèses sur l’enseignement. Cet engagement s’explique en partie par la position de force qu’ils occupent, à la fois dans leurs rapports avec l’appareil du Parti-État, et dans la sphère publique et médiatique en URSS.
100Un an après le lancement de la première fusée intercontinentale et du premier satellite artificiel dans l’espace, le prestige de la « science soviétisque », comme l’appelle le discours officiel, est à un niveau inédit197. Dans un régime qui, depuis sa fondation, prétend être édifié sur des bases scientifiques, celles du « marxisme-léninisme », il est logique que les « savants » aspirent à jouer un rôle qui dépasse leurs seuls travaux de recherche, surtout ceux qui ont déjà atteint une reconnaissance nationale, voire internationale. De ce point de vue, les physiciens « atomistes » sont à la pointe – ayant été habitués, dès l’époque stalinienne, à vivre sur « un îlot d’autonomie intellectuelle dans une société totalitaire », suivant la formule de David Holloway198. D’après Vizgin et Kessenih, le milieu des années 1950 voit la mise en place d’un véritable « culte de l’atome », qui d’une certaine façon compense l’abandon du « culte de la personnalité », et débouche sur un véritable « culte de la physique »199. En outre, depuis l’ère stalinienne, les physiciens ont eu l’occasion de s’affirmer comme une « communauté scientifique » particulièrement solidaire : en témoignent les interventions (par lettres adressées à Staline et à ses adjoints) de Kapica pour obtenir la libération de ses collègues Vladimir Fok et Lev Landau, arrêtés en 1937-1938200. A la fin des années 1940 et au début des années 1950, ils ont à plusieurs reprises résisté aux tentatives de soumission de leur discipline à un contrôle idéologique obscurantiste, au nom de la lutte contre les influences « bourgeoises » de l’Occident201. Leur ascendant s’étend sur leurs collègues des autres sciences, comme en témoignent plusieurs événements de cette décennie. Il est probable, que le travail des « atomistes » sur des projets secrets, hautement privilégiés en termes de ressources, leur ait conféré une expérience unique de négociation avec les autorités, dont ne jouissaient pas leurs collègues des autres branches. Vizgin et Kessenih parlent d’une « élite morale » constituée par certains d’entre eux : Kapiсa, Tamm et Leontovič en font partie202. Les deux derniers ont d’ailleurs, avec Lev Arcimovič, menacé de démissionner de MGU quelques mois plus tôt pour défendre un étudiant exclu pour des raisons disciplinaires203.
101En 1955, les physiciens sont nombreux à ajouter leurs noms (parmi lesquels Tamm, Kapica, Landau et Sakharov) à la lettre dite des « 300 biologistes », demandant, avec succès, le départ de Lyssenko de la tête de la VASHNIL204. L’appareil central du Parti prend note du comportement revendicatif de certains d’entre eux : en juin 1958, lors des élections à l’AN SSSR, un rapport de l’Otdel nauki signale la présence de personnes « inadéquates » (neugodnye) parmi les physiciens, dont Zel’dovič et Leontovič, signalés pour leur « indépendance de vues »205. Le texte de la note rédigée par un responsable de l’Otdel nauki à ce sujet est éloquent :
Au département de physique et de mathématiques de l’AN SSSR s’est instaurée une situation incorrecte, puisqu’une série de savants non-membres du Parti (becpartijnye), au premier rang desquels les académiciens Arcimovič LA, [...] Landau LD, Leontovič MA et Tamm IE, ignorent l’opinion des organisations du Parti et tentent d’opposer à l’influence (vliânie) du Parti leur autorité (avtoritet) scientifique élevée, en particulier pour la résolution des questions de cadres, qui ont toujours été et sont de la prérogative exclusive du Parti.206
102Dans ces conditions, on comprend mieux la remarque du pédagogue Šimbirëv, à l’assemblée générale de l’APN, pour dénoncer les risques de la perestroïka du secondaire :
Nous lisons souvent dans la Pravda, en ce moment, des physiciens qui s’expriment pour saluer la réforme, mais disent que pour leur science, une instruction ininterrompue est nécessaire, qu’il est indispensable d’entrer en VUZ directement depuis les bancs de l’école. Chaque représentant de la science s’exprime ainsi, et pour résumer, on peut dire qu’ils saluent la réforme comme le roi dans Hamlet : un œil pleure et l’autre sourit.207
103L’emploi du terme « physiciens », pour désigner la communauté scientifique en général, alors que les mathématiciens sont plus nombreux à intervenir dans la presse, est significatif. L’argument fait mouche, puisque Kaz’min s’empresse de rapporter la phrase de Šimbirëv à ses supérieurs208. La légitimité des scientifiques est alors établie dans toutes les strates de la population soviétique, si on en croit Pëtr Vajl’ et Aleksandr Genis, critiques littéraires émigrés, revenant, à la fin de la Perestroïka, sur la décennie des « soixantards ». Ils en font de véritables « mages », garants d’une certaine intégrité morale :
Aux yeux de la société, les savants possédaient une vertu décisive : l’honnêteté. On pourrait dire aussi : la sincérité, la rigueur, la recherche de la vérité (pravdolûbie). […] Les connaissances exactes semblaient l’équivalent de la vérité morale. Entre honnêteté et mathématiques, on mit le signe « égal ».
Après qu’il devint clair que les mots étaient mensongers, on fit davantage confiance aux formules scientifiques. Les savants vivaient à côté, ils étaient de simples gens soviétiques. Mais ils étaient différents.209
104On peut s’interroger sur l’ampleur de ce phénomène, qui paraît toucher essentiellement les couches urbaines ; il n’en reste pas moins que les savants les plus en vue du régime pouvaient se sentir fondés à donner leur avis sur différents problèmes, dont l’orientation future du système d’enseignement. Du reste, le thème de la « formation des savants » était couramment abordé, y compris à l’époque stalinienne, dans les publications universitaires et académiques210. Néanmoins il s’agissait de revues spécialisées, où les savants s’exprimaient sur leur propre discipline, parfois pour la défendre211. En 1958, ils sortent de ce cadre, et c’est une autre tradition qui est réactualisée : celle qui amenait les scientifiques, à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, à se prononcer sur des questions sociales et politiques parfois fort éloignées de leur domaine212. On retrouve ici une image européenne – en particulier, allemande et française – du savant « représentant de la science et d’une autre façon d’aborder les problèmes politiques et sociaux en fonction des méthodes spécifiques de leur spécialité »213. Quelques années auparavant, certains des intervenants du débat de 1958 s’expriment sur le thème de la protection de l’environnement, jusque-là très peu présent dans la presse en URSS214. En janvier 1958, Nesmeânov écrit personnellement à Frol Kozlov, chef du gouvernement de RSFSR, pour demander la création d’un comité d’État de protection de la nature dans sa république, après l’échec d’un tel comité au niveau de toute l’Union215. L’année précédente, un événement clef de la stratégie de « coexistence pacifique » mise en œuvre à Moscou a encore renforcé leur autorité : au Canada, la première conférence du mouvement Pugwash a rassemblé des scientifiques de tous les pays, dans le but de discuter en commun les grandes questions mondiales, au nom du maintien de la paix216. L’image du chercheur s’impliquant pour des causes dépassant le cadre de ses propres travaux est donc très présente en cette fin des années 1950.
105Ainsi, les scientifiques et en particulier les physiciens – mais le terme, à l’époque, peut avoir une portée plus large que le strict champ disciplinaire qu’il recouvre – ont acquis une autorité particulière au moment où le pouvoir met officiellement fin au « culte de la personnalité », c’est-à-dire de Staline, dans les esprits. Leur faculté de prendre position hors de leur domaine de compétence semble donc établie, lorsque débute la discussion sur la réforme de l’enseignement. L’étude détaillée de leur argumentation permet de mieux cerner leurs motivations, et la conception qu’ils ont de leur propre rôle.
C. Entre experts et intellectuels
106Un examen des différents types d’arguments mobilisés par les scientifiques révèle la coexistence de plusieurs stratégies discursives, qui renvoient à autant de conceptions du rôle public du savant. Si la figure de l’expert tend à s’imposer, pour justifier la prétention des scientifiques à contrôler les modes de formation de leurs successeurs, certains empruntent aussi aux rhétoriques des « intellectuels », au sens français du terme217.
107La plupart s’appuient sur leur compétence scientifique pour étendre leurs jugements du particulier au général. Le premier qui, peut-être, montre la voie dans cette direction, en 1958, est Semënov : son article, publié dans l’organe du Komsomol de Moscou au début du mois de septembre, insiste sur l’importance de la continuité des études pour la formation des jeunes savants218. Sobolëv lui emboîte le pas quelques jours plus tard219. C’est à ce moment, on l’a vu, qu’intervient la « réunion des savants » à l’Otdel nauki, au cours de laquelle d’autres scientifiques éminents joignent leurs voix à celles de Semënov et Sobolëv. Ce dernier souligne que « les Américains commencent à instruire leurs jeunes très tard, essaient d’abord de leur donner une expérience de la vie », et obtiennent ainsi des résultats moins bons qu’en URSS220. La solidarité des intervenants sur ce point est remarquable, comme le souligne P. Aleksandrov :
C’est en toute conscience que je commencerai par répéter ce qui a déjà été dit, parce que je crois extrêmement important de faire la démonstration d’une unité de vues (prodemonstrirovat’ edinstvo toček zreniâ) sur quelques questions fondamentales.221
108Un caractère prosopographique éclaire cette quasi-unanimité des savants contre la coupure et l’allongement des études, prévus dans le projet officiel : la plupart d’entre eux ont franchi avec une rapidité extrême les étapes de la carrière scientifique, obtenant avant trente-cinq ans le grade de professeur, voire le titre d’académicien222. Mais l’analyse des discours montre que c’est à la fois au nom de leurs compétences et de la défense de principes supérieurs que les « savants » s’insurgent contre le projet de réforme, se positionnant tantôt en experts, tantôt en intellectuels : la défense d’une certaine idée de la formation scientifique n’est pas leur seul argument.
109Beaucoup font référence à leur expérience personnelle : Nesmeânov met en avant ses nombreuses années de travail à MGU, Semënov son travail en institut auprès des futurs scientifiques, alors qu’A. Aleksandrov cite l’avis des enseignants qu’il a rencontrés en tant que recteur. Même Bardin raconte son parcours chaotique d’étudiant, pour en conclure qu’il n’est pas indispensable au futur chercheur ou ingénieur de faire l’expérience du travail physique. Certains justifient la nécessité d’accomplir des études le plus tôt possible par des critères scientifiques, en l’occurrence les différences de capacités à chaque âge de la vie. A. Aleksandrov donne les exemples des poètes Lermontov, Dobrolioubov et Pisarev, morts entre 26 et 28 ans, pour illustrer l’idée que la création, y compris en littérature, survient souvent dans les jeunes années. Nesmeânov invoque les lois de la physiologie du cerveau humain – sans en être un spécialiste223.
110Un autre argument est que l’évolution du progrès technique ôte tout son sens à l’instruction au travail physique. Semënov est, sur ce thème, le plus virulent : il reproche au projet de commettre une erreur « de principe », « politique », en considérant qu’il faut « susciter l’amour du travail physique », alors que « la science existe justement pour [le] liquider ». Un mois plus tard, dans la Pravda, il prédit que l’usine du futur emploiera autant de chercheurs et d’ingénieurs que d’ouvriers préposés à la maintenance des chaînes de production automatiques, et reprend l’idée que « le jeune âge et la continuité sont des conditions très importantes pour le développement de la créativité scientifique »224. Auparavant, Sobolëv avait affirmé : « demain, l’ouvrier sera presque un ingénieur. Le travail physique a fait son temps (otživaet) ». Il est suivi sur cette voie, quelques minutes plus tard, par Hristianovič225. À leur tour, Žavoronkov, Bermant, Fabrikant et Davtân estiment que le meilleur moyen de rapprocher l’enseignement supérieur « de la vie » est de familiariser les étudiants avec les découvertes récentes de la science. Ce leitmotiv n’est pas l’apanage des seuls « savants » : le membre-correspondant de l’APN Èpštejn, chargé d’élaborer les méthodes et les manuels du secondaire en sciences, rappelle, lors de l’Assemblée générale de son institution, l’avènement de « l’automatisation » dans l’économie soviétique, en s’appuyant sur les chiffres déjà publiés pour 1959-1965, et sur des citations de Khrouchtchev226. Ce discours reprend habilement un des thèmes de prédilection du Premier secrétaire : l’exaltation du progrès scientifique et technique, qu’on retrouve alors dans les programmes scolaires soviétiques227. Mais il correspond aussi, chez les scientifiques, à une mise en garde contre le risque d’un retour à l’obscurantisme des années antérieures, lorsque tout résultat scientifique était mesuré à l’aune du « lien avec la production ». Le mathématicien Bermant rappelle d’ailleurs, le 22 septembre, qu’à deux reprises au moins, dans un passé proche, les travaux sur l’atome puis sur la cybernétique ont pâti d’une telle vision de la recherche228.
111Les « savants » font d’autres emprunts – conscients ou non – à la rhétorique déployée par le Premier secrétaire depuis le lancement de la réforme. À plusieurs reprises, ils ont recours comme lui au registre de l’indignation, à propos des inégalités en matière d’enseignement. Certes, sur la question des écoles spéciales « pour enfants doués », les avis sont partagés. Semënov, tout comme son élève Zel’dovič (avec Sakharov, dans la presse), mais aussi Kolmogorov, Petrovskij, P. et A. Aleksandrov, admettent la création d’écoles ou de classes d’élite, à condition que la sélection soit organisée sur des critères scientifiques229. Petrovskij estime qu’il serait « incorrect, injuste et contreproductif » de ne pas les ouvrir à un large public. En revanche, Lavrent’ev (dans la presse), Nesmeânov et Hristianovič dénoncent résolument l’idée de telles écoles, le dernier avec des termes très forts : « C’est une chose horrible. Jusqu’où allons-nous revenir ? ». Pourtant, à y regarder de plus près, la question des inégalités scolaires rassemble les savants, peut-être autant qu’elle les divise. Le 19 septembre, ils sont nombreux à dénoncer, à l’instar de Nesmeânov et Kolmogorov, l’existence d’une « intelligentsia héritée », voire d’une « caste » ayant mis la main sur la reproduction des élites, notamment scientifiques. Les scientifiques retrouvent ici les accents du discours khrouchtchévien sur la nécessité de démocratiser l’enseignement supérieur. Toutefois, leur grille d’analyse diffère sensiblement.
112Ils rejettent les remèdes proposés par le Premier secrétaire pour augmenter la part des « travailleurs » : lorsque le vice-ministre de l’Enseignement supérieur, Stoletov, demande dans la revue du CC du PCUS la suppression des avantages octroyés aux élèves « médaillistes », au motif qu’il s’agit là de « privilèges », Kolmogorov rétorque que la véritable inégalité réside dans la différence entre les écoles des grandes villes, et les autres230. Le 19 septembre, il avait déjà soulevé, au cours de la discussion, une question peu abordée par ailleurs : celle des modalités concrètes de la sélection à l’entrée en VUZ. Comme Nesmeânov, le mathématicien dénonce la « loterie » des concours, qui privilégie les élèves des écoles de Moscou et Leningrad, au détriment des enfants de la « périphérie », autrement dit de province. P. Aleksandrov ironise sur les « jeunes filles moscovites », qui ne savent pas grand-chose et réussissent mieux les examens que les candidats capables, mais moins bien préparés, venus des campagnes. En conséquence, Kolmogorov, Semënov, Petrovskij et Žavoronkov proposent de simplifier les concours, en introduisant des entretiens individuels dans la spécialité choisie. Ces suggestions font écho, en l’amplifiant, à celle de Khrouchtchev lui-même, lors de la réunion préliminaire du 4 septembre à l’Otdel nauki, parlant de la nécessité de « revoir la répartition géographique des VSSUZ », dans la mesure où « la jeunesse de la capitale (stoličnaâ molodež’) a plus de possibilité » de faire des études et, une fois diplômée, « ne veut pas partir travailler en périphérie »231. Mais elles ne sont pas prises en compte dans la loi du 24 décembre, qui évoque pourtant la mise en place de commissions d’admission composées de représentants des « organisations sociales », c'est-à-dire du Komsomol et des syndicats.
113Si les savants ne parviennent pas à imposer leurs vues sur l’ensemble de la réforme éducative, leur fronde illustre l’émergence d’une opinion autonome, revendiquée ouvertement par certains d’entre eux.
D. La naissance d’une opinion élitaire
114Au-delà des divergences et des différents types d’argumentation déployés, les scientifiques affirment ici leur légitimité à se prononcer sur des problèmes extérieurs à la science : il ne s’agit pas tant d’influencer directement la prise de décision, que de voir leur avis considéré avec l’attention nécessaire. Cette revendication d’une « opinion » libre, mais limitée à une élite auto-désignée, est indissociable de l’affirmation des intérêts propres des « savants », concernant la réforme de l’enseignement.
115De façon significative, nombreux sont les orateurs à réclamer la prise en compte de leur position commune. Après P. Aleksandrov, déjà cité, le président de l’AN SSSR Nesmeânov regrette que la réunion du 19 septembre ne se déroule pas devant les membres du Secrétariat, voire du Présidium du CC du PCUS :
La question que nous discutons aujourd’hui est hautement préoccupante. Pour beaucoup de ceux qui sont assis dans cette salle, c’est la question de toute une vie, parce que beaucoup d’entre nous avons donné toute notre vie à l’enseignement supérieur, et de ce point de vue je regrette que la direction n’entende pas directement les interventions qui seront prononcées ici.
KAZ’MIN : [Elle les aura] par le sténogramme.
NESMEÂNOV : Un sténogramme – chacun ici le sait d’expérience – transmet souvent un discours vivant d’une façon extrêmement imparfaite.232
116Il rejoint indirectement la position de Kapica, qui assiste en silence à la réunion du 19 septembre : ce dernier, qui jouit d’une grande autorité parmi les physiciens soviétiques, entretient depuis deux décennies une correspondance régulière avec les principaux dirigeants du pays. Au milieu des années 1950, il défend la nécessité d’une « opinion publique », comprise dans un sens restreint, regroupant les principaux savants233. Le 21 octobre 1958, alors que la discussion publique sur l’enseignement est encore balbutiante, Kapica demande à Khrouchtchev d’autoriser la création d’une revue destinée à débattre des questions d’organisation de la science en général :
… on oublie souvent chez nous que pour que […] soit véritablement atteint un lien étroit entre la science et les demandes de la vie et de l’économie nationale, il est indispensable que ce plan soit soutenu par l’opinion publique (obŝestvennoe mnenie) de tous les savants. […] Outre le développement planifié de la science, une science audacieuse et en pointe ne peut exister dans notre pays que si elle est fondée sur l’opinion publique. On ne peut découvrir et éradiquer les fainéants (bezdel’niki), les bavards (boltuny) et les faux savants (lžeučenye) qu’en s’appuyant sur l’opinion publique.234
117Même s’il se place dans la perspective de la lutte contre la « fausse science », non sans ambiguïté en ces temps de résistance à Lyssenko, protégé de Khrouchtchev, Kapica formule ici, de façon plus générale, l’idée que les « savants » doivent jouir d’une autorité particulière, parmi les autres représentants de la société soviétique. De cette façon la science, par le biais de ses représentants, influencerait directement les décisions importantes pour l’avenir du pays. Cette conception explique peut-être la ténacité des critiques de plusieurs scientifiques, y compris à propos des « écoles spéciales », qui auraient pu constituer une garantie suffisante pour assurer la formation de leurs successeurs. Au début de la réunion du 19 septembre, le bras droit de Kirillin, Kuzin, avait d’ailleurs indiqué :
Il doit y avoir peu d’écoles de ce type, mais elles sont indispensables pour donner à une partie de la jeunesse la possibilité de recevoir une formation supérieure, dans un délai plus court que les autres […].235
118Mais, comme on l’a vu, loin de l’accepter, une partie des intervenants dénonce le risque d’abus que recèle, à ses yeux, une telle institution. Beaucoup préfèrent continuer à s’opposer aux principes de la réforme que sont l’interruption des études et leur combinaison avec une expérience de travail, alors qu’à partir des Thèses il est justement prévu des exceptions pour les sciences, dans les universités. De ce point de vue, l’article de Nesmeânov paru dans la LG le 20 décembre, quatre jours avant le vote de la loi, est étonnant : on peut se demander si le président de l’APN ne le signe pas surtout pour rendre public son argument physiologique, déjà exposé le 19 septembre.
119Quelle réception ces tribunes ont-elles pu avoir dans la population ? Les traces écrites en sont très rares, et difficiles à interpréter. On trouve une réaction à l’article de Nesmeânov dans les archives de l’Académie des sciences, celle d’une enseignante du secondaire :
C’est avec une grande satisfaction que j’ai lu votre article dans la LG du 20 décembre 1958. C’est tellement bien que vous défendiez la bonne direction dans la réorganisation de l’école. Une chose m’a rendue un peu perplexe. C’est votre attitude envers les excellents élèves. Je dois avouer que je n’attendais pas une chose pareille de votre part. Mais, après réflexion, je me suis dit : « cet homme n’a jamais enseigné à l’école secondaire, voilà pourquoi il ne sait pas que c’est un vrai plaisir d’écouter leurs réponses profondément riches ».236
120La tribune de Lavrent’ev dans la Pravda a également suscité de nombreuses réactions des lecteurs, la plupart positives237. Avec l’intervention de Šimbirëv déjà citée, en pleine Assemblée générale de l’APN, ce sont là les principaux échos externes de la contestation des « savants ».
121Mais le plus important est ailleurs : la reprise par Kairov lui-même, six jours après leur réunion à l’Otdel nauki, des arguments de Nesmeânov et ses collègues. Le président de l’APN parle sous le contrôle des responsables du Parti, lorsqu’il déclare :
Beaucoup parlent de la nécessité de conserver la continuité dans les études, dans la mesure où cela est pertinent sur un plan psychologique et pédagogique […] parce que les jeunes gens qui n’ont pas encore de famille sont plus libres, et physiologiquement, comme nous l’ont récemment démontré les savants, à partir des lois de la physiologie du cerveau, il leur est plus facile d’étudier sans interruption, et à un âge plus précoce.238
122L’autorité de l’avis du président de l’AN s’est donc imposée aux auteurs du projet de Thèses, dont nous avons vu le rôle déterminant dans le mécanisme de décision. On retrouve d’ailleurs dans leur texte, à la différence de celui du Mémorandum de Manifestation d’un pluralisme au grand jour 305 Khrouchtchev, une partie des thèmes chers aux savants, comme celui de l’évolution technique de la production :
L’accélération du développement de la mécanisation, de l’automatisation et de la chimisation de la production, l’utilisation élargie de l’électronique, d’équipements de calcul, l’essor continu de l’électrification et d’autres méthodes de haute productivité modifient de façon radicale le caractère du travail (trud). Le travail des ouvriers et des kolkhoziens s’approche de plus en plus, par sa nature, de celui des ingénieurs, des techniciens, des agronomes et des autres spécialistes de l’agriculture.
123Dès lors, le silence de Lavrent’ev, de Kapica, mais aussi de Kirillin, lors de la réunion du 19 septembre, peut s’expliquer par la réserve qu’imposent leurs hautes fonctions dans l’appareil de la science et du Parti, mais aussi par le choix d’une stratégie d’affrontement feutré, indirect avec le sommet du pouvoir. Dans leur compte rendu adressé à Brejnev, Kirillin et Kaz’min critiquent l’attitude de leurs collègues :
À notre avis, de nombreux intervenants n’ont pas encore analysé de façon suffisamment sérieuse les défauts existant dans notre système d’enseignement, ni les moyens de les supprimer. Bien que tous les intervenants aient reconnu la nécessité de renforcer le lien entre l’école et la vie, et formulé plusieurs propositions intéressantes, de nombreuses interventions ont été faites sans prendre en considération les intérêts du développement futur de l’économie nationale du pays en général, et de l’élévation culturelle du peuple tout entier.239
124Pendant la séance, le chef de l’Otdel nauki RSFSR avait pointé l’écart existant entre l’avis des scientifiques et celui du Parti – suivant un schéma présent dans les discours de Khrouchtchev depuis 1956, opposant l’avis du « peuple » et l’attitude de « certaines familles » :
…le fait est que ce système suscite maintenant de très sérieux reproches (narekaniâ) de la part des travailleurs, il ne satisfait pas la majorité des citoyens d’Union soviétique. Avant la présente discussion, nous avons beaucoup conversé avec le peuple, y compris à Novossibirsk, et à Irkoutsk. Et tous, nous sommes arrivés à la conclusion que l’école de dix ans actuelle ne convient pas (ne ustraivaet).240
125Et de citer à son tour le Premier secrétaire, pour dire qu’il n’est pas question de faire baisser le niveau général d’instruction, « comme certains ont essayé de le présenter »241. Pourtant le discours des scientifiques n’est pas sans effet : en témoignent les dérogations accordées pour certaines filières dans le texte de loi. Il est possible aussi que des coups de téléphone et des entretiens informels aient permis aux savants de faire prendre en compte leur avis.
126Au final, loin de rechercher un compromis, beaucoup ont utilisé les tribunes qui leur étaient offertes pour dénigrer la conception de l’enseignement mise en avant par Khrouchtchev et ses relais, au nom de leur idée de la science et de l’enseignement242. Profitant d’un contexte favorable à leur propre vision de la « construction du socialisme », où science et technologie rendront caduc le culte du travail manuel, et s’appuyant sur des solidarités fortes, des réseaux solides y compris au sein de l’appareil du Parti, les savants ont ainsi porté la contestation à un degré inédit, dans le huis clos des réunions officielles et dans la presse. Ce faisant, ils ont pu faire reconnaître leur légitimité à se prononcer sur des questions sortant de leur compétence. On retrouve ici un phénomène propre à d’autres sphères de la politique intérieure et extérieure soviétique : le poids croissant des « spécialistes », qui font entendre leurs vues lors de véritables « conflits d’autorités », profitant de l’orientation réformatrice et modernisatrice adoptée par la direction du pays – et suscitant, ainsi, à une échelle réduite, l’émergence d’une véritable opinion243.
127Pierre Bourdieu rappelle qu’« on a d’autant plus d’opinions sur un problème que l’on est plus intéressé par ce problème, c’est-à-dire que l’on a plus intérêt à ce problème »244. Même s’il renvoie aux démocraties libérales, son propos semble rejoindre le paradigme interprétatif de la théorie des « groupes d’intérêts », appliquée à l’URSS des années 1950 et 1960 :
On parle communément de « prises de position » ; il y a des positions qui sont déjà prévues et on les prend. Mais on ne les prend pas au hasard. On prend les positions que l’on est prédisposé à prendre en fonction de la position que l’on occupe dans un certain champ. Une analyse vigoureuse vise à expliciter les relations entre la structure des positions à prendre et la structure du champ des positions objectivement occupées. […] Dans les situations réelles, les opinions sont des forces et les rapports d’opinion sont des conflits de force entre des groupes.245
128Mais dans le cas des savants impliqués dans l’opposition à la réforme de 1958, ce schéma explicatif vaut dans une certaine mesure seulement. Si la proximité des parcours et des positions académiques explique en partie celle des prises de position, l’aspiration à peser comme un groupe autonome l’emporte sur les autres considérations. Les intervenants ne veulent pas seulement défendre leur « champ » scientifique, ils veulent faire valoir leurs propres critères intellectuels et leur position, leur « autorité (avtoritet) » d’experts en général, face aux dirigeants suprêmes du pays. L’autorité du Parti est contestée, dans la mesure où sa hiérarchie habituelle (citations des auteurs du marxisme-léninisme, voix du Premier secrétaire, avis des instances centrales), est rejetée au profit d’une autre, fondée sur les titres et les grades, mais aussi sur des réseaux scientifiques et intellectuels.
129Les savants soviétiques sont donc sortis de leur champ pour s’exprimer, et donner tort à la parole du Parti, en tentant de lui substituer une autre source d’autorité, très différente. En ce sens, ils constituent le groupe d’acteurs le moins conforme du débat sur la réforme scolaire de 1958, mais aussi sans doute le plus influent. L’historien Douglas Weiner a parlé d’une « opinion publique scientifique » à propos des efforts entrepris par une partie des biologistes, des géologues et des géographes soviétiques pour défendre les acquis de la « protection de la nature » en URSS pendant la période stalinienne et au-delà : le terme paraît aussi convenir pour désigner l’engagement mesuré mais déterminé des « savants » dans le processus de discussion de 1958246.
Conclusion : du pluralisme au « polymorphisme institutionnel »
130Au total, la « discussion générale » n’est pas tant une véritable consultation destinée à résoudre les contradictions inhérentes au projet proposé, qu’un moyen pour différents groupes d’opinion (et non simplement institutionnels) d’exprimer et d’affirmer leurs vues sur la politique d’enseignement. Si la campagne publique est dominée par un enthousiasme de façade, l’ampleur des critiques sur certains points du projet officiel, et des tensions apparues entre plusieurs groupes informels, témoigne d’un vrai Dégel dans ce domaine. Ainsi, la volonté khrouchtchévienne de fabriquer « l’opinion » soviétique rend possible, dans les conditions de relative liberté de ton de la fin des années 1950, l’expression d’un véritable pluralisme – sans qu’on puisse parler pour autant d’opinion publique, au sens d’Habermas à propos des démocraties libérales.
131Les « savants » sont ceux qui vont le plus loin dans la controverse : lors des débats internes, ils mettent en avant leur propre autorité à propos de l’enseignement secondaire, comme du supérieur. Dans leur cas, dans celui des universitaires, et dans une moindre mesure des pédagogues de l’APN, le schéma habituel des réunions soviétiques en est transgressé. Jusque-là, dans les instances concernées, chacun était tenu d’apporter propositions et remarques en fonction de la situation locale, précise, de son institut ou établissement. Or, des recteurs d’universités et des scientifiques remettent en cause ce dispositif : ils donnent leur avis personnel (ou collectif) sur les orientations générales de la réforme en cours, et proposent d’autres voies pour réaliser les buts envisagés. Voilà qui confirme le caractère non monolithique des institutions auxquels ils appartiennent, beaucoup d’entre eux – le masculin est de mise ici car, dans une sphère encore très peu gagnée par l’égalité entre les sexes, il s’agit surtout d’hommes – étant liés à plusieurs d’entre elles à la fois : le Parti, mais aussi les Académies et les universités ou instituts, voire d’autres administrations. Cette variété des situations et des parcours corrobore la thèse du « polymorphisme institutionnel » popularisée en France par Marc Ferro au milieu des années 1980. D’après cette théorie, la variété des points de vue dans les instances soviétiques relève plus de l’existence de solidarités interinstitutionnelles que de corporatismes ou de lobbies définitivement constitués247.
132Ainsi, Kirillin, Elûtin, mais aussi Kairov et Afanasenko, et plusieurs de leurs adjoints et subordonnés, sont confrontés à une critique sans précédent des projets officiels, et on peut supposer, faute de preuve documentaire définitive à ce sujet, qu’ils en tiennent compte lors de la rédaction de la loi de 1958 et de ses différents décrets d’application ultérieurs. L’impact des discussions sur ces textes, même s’il est impossible à évaluer précisément, est donc décisif. Surtout, il ne se limite pas aux grandes décisions de 1958 mais se prolonge pendant les années d’application de la refondation scolaire et universitaire.
Notes de bas de page
1 Yaroslav BILINSKY, « The Soviet Education Laws of 1958-9 and Soviet Nationality Policy », Soviet Studies, Vol. 14, no 2, octobre 1962, p. 138-157 ; p. 138. Je remercie Juliette Cadiot de m’avoir indiqué cette référence.
2 Extrait de l’intervention de Nikolaj Žavoronkov, directeur de l’institut de l’institut de chimie et de technologie « Mendeleïev » de Moscou, à la réunion des directeurs de VUZ au MVO SSSR, le 22 septembre 1958 : GARF, R-9396/1/870, p. 90.
3 Extrait de l’intervention de Vasilij Suhomlinskij à l’Assemblée générale de l’APN, le 25 novembre 1958 : GARF, R-10049 (APN RSFSR)/1 (Présidium)/2441, p. 37.
4 E. N. GOLDŠTEIN, « K ocenke škol’noj reformy 1958 g. (Istoriko-sociologičeskij aspekt) » in Gumanističeskie idei, social’no-pedagogičeskie eksperimenty, bjurokratičeskie izvraščenija v razvitii otečestvennoj školy, Saint-Pétersbourg, Obrazovanie, 1993, p. 123-140 ; p. 132.
5 Outre l’article de Yaroslav Bilinsky cité en épigraphe, mentionnons George BEREDAY, The Changing Soviet School, New York, 1960, George BEREDAY, Jaan PENNAR (dir.), The Politics of Soviet Education, New York, 1960, Sergei V. UTECHIN, « Khrushchev’s Educational Reform », Soviet Survey, no 28, avril-juin 1959, p. 66-72, et François FEJTÖ, « Réforme scolaire et stratification sociale en URSS », dans L’URSS. Droit, Economie, Sociologie, Politique, Culture, tome I, Paris, Sirey, 1962, p. 319-328, qui utilise les références précédentes.
6 Nous n'avons pas pu, malheureusement, exploiter d’autres sources en particulier audiovisuelles : films documentaires et actualités cinématographiques, et surtout émissions radiophoniques, qui ont dû être nombreuses sur le sujet de la perestroïka de l’enseignement soviétique.
7 Christophe CHARLE, La République des universitaires, Paris, Seuil, 1994, p. 293.
8 Ainsi, les articles de Staline parus en mai 1950 et novembre 1951, respectivement sur la question linguistique (contre Marr) et la politique économique (avant d’être regroupés et édités sous formes de brochures), ont été le point de départ de « campagnes » qui se sont soldées par la condamnation de plusieurs courants scientifiques, comme le rappelle A. N. EREMEEVA, Rossijskie učenye v usloviâh social’no-političeskih transformacij XX veka. Kurs lekcij, Saint-Pétersbourg, Nestor, 2006, p. 128.
9 Sur la définition léniniste du rôle de la presse, voir Antony BUZEK, How the communist press works, Londres, Pall Mall Press, 1964.
10 Sheila FITZPATRICK, Le stalinisme au quotidien. La Russie soviétique dans les années 30, Paris, Flammarion, 2002, p. 270 ; voir aussi J. Arch GETTY, « State and Society under Stalin : Constitutions and Elections in the 1930s », Slavic Review, 50, 1, 1991, p. 18-35.
11 Pour un exemple de cette mesure de l’opinion pendant la période khrouchtchévienne et au-delà, on peut se reporter au recueil de documents consacré aux « contestations » de toutes natures : V. A. KOZLOV, O. V. ÈDEL’MAN, È. Û. ZAVADSKAÂ (éds.), Kramola. Inakomyslie v SSSR pri Hruŝeve i Brežneve 1953-1982. Rassekrečennye dokumenty Verhovnogo suda i Prokuratury SSSR, Moscou, Materik, 2005.
12 Jürgen HABERMAS, L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1997 (première édition allemande : 1962). Cité par Roger CHARTIER, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Point Seuil, 2000 (1ère édition : 1991), p. 37. Habermas s’inspire lui-même du concept de « Lumières » (Aufklärung) chez Kant.
13 Jean-Paul DEPRETTO, « La réception du XXe Congrès dans la région de Gorki », Cahiers de Framespa, no 1, 2006. Le mot russe correspondant est nastroeniâ.
14 Ûrij V. AKSÛTIN, Hruŝevskaâ « ottepel’ » i obŝestvennye nastroeniâ v SSSR v 1953-1964 gg., Moscou, ROSSPÈN, 2004.
15 Un médecin qui prend la parole lors de la réunion consacrée à la « surcharge » des élèves du secondaire, en mai 1956, se classe lui-même dans l’obŝestvennost’, puis, quelques instants plus tard, demande au ministre adjoint de prévenir son supérieur de « ce qui inquiète la société (obŝestvo) » : GARF, R-10049/1/2084, p. 34.
16 Certains politologues anglo-saxons de la fin des années 1960 traduisent aussi le terme obŝestvennost’ par « public informé (the informed public) », y voyant la part de la société qui « participe à la vie publique et représente l’opinion publique » en URSS : voir H. Gordon SKILLING, « Group Conflict in Soviet Politics. Some Conclusions », dans H. G. SKILLING, F. GRIFFITHS (dir.), Interest Groups in Soviet Politics, Princeton UP, 1971, p. 379-416 ; p. 380.
17 AP RF (Archives présidentielles de la Fédération de Russie), 52/1/285, p. 1-34. Ce sténogramme, dont la majeure partie est occupée par le discours de Khrouchtchev, est reproduit intégralement dans le numéro spécial d’Istočnik, no 6 (66), 2003, p. 29-37 ; p. 29 pour notre citation.
18 A. A. FURSENKO (éd.), Prezidium CK KPSS 1954-1964. Černovye protokol’nye zapisi zasedanij. Stenogrammy. Postanovleniâ / T. 2. Postanovleniâ, Moscou, Rosspèn, 2006, p. 508. Il faut noter toutefois que cette formulation, employée à deux reprises par Kiričenko, n’apparaît pas dans la version finale du document.
19 « Le Komsomol et la perestroïka de l’école », Pravda, 2 décembre.
20 Voir supra, chapitre 4.
21 Voir Chroniques étrangères. URSS, Paris, La Documentation française, no 167, 30 août 1956.
22 Le plus souvent, comme à la fin de l’époque stalinienne, la fonction de « critique » de la presse servait à préparer le remplacement d’un responsable, ou un changement de politique. Voir notre étude de quelques cas à partir d’une revue paraissant en France : « Un militant anarchiste lit la presse soviétique : La Réalité Russe, 1950-1958 », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, no 9, 1999.
23 Pour un exposé précis, bien que daté, des fonctions de la presse soviétique, voir Alex INKELES, L’opinion publique en Russie soviétique. Une étude sur la persuasion des masses, Paris, Les Iles d’Or, 1956, p. 146-205.
24 Le phénomène concerne même certaines questions internationales : voir G. Š. SAGATELÂN, V. S. SAEČNIKOV, « Sovetskoe obŝestvo : političeskie kampanii 50-h godov », dans V. S. PEL’ČUK, G. Š. SAGATELÂN (dir.), Sovetskoe obŝestvo : budni holodnoj vojny : Materialy « kruglogo stola », Moscou, 2000.
25 GARF, R-7523 (Soviet Suprême d’URSS)/45 (Commission des projets de lois du Soviet de l’Union)/20, p. 37. Rapport sur l’activité des Commissions des projets législatifs du Soviet de l’Union et du Soviet des nationalités pour les années 1954-1957, s.d. Les Commissions auraient examiné plus de 12 000 lettres.
26 A. A. FURSENKO (éd.), Prezidium CK KPSS / T. 2., op. cit., p. 411.
27 Ibid., p. 612 ; et William TAUBMAN, Khrushchev : The Man and His Era, New York, W. W. Norton & Company, 2003, p. 304.
28 GARF, R-7523/45/20, p. 41. Le même document parle de la « large discussion par la société (obŝestvennost’) soviétique » comme d’une pratique répandue, y compris au niveau des républiques fédérées : Ibid., p. 42.
29 Ibidem. Il y aurait eu 50 millions de participants, et 3 millions d’intervenants, à propos de la suppression des MTS. Voir aussi A. A. FURSENKO, Prezidium CK KPSS / T. 2., op. cit., note 3, p. 1009.
30 GARF, R-7523/45/20, p. 68. Cette énième note sur le travail des Commissions, datant de juin 1958, a probablement été transmise au Présidium du Soviet suprême.
31 A. A. FURSENKO (éd.), Prezidium CK KPSS / T. 3…, op. cit., p. 816.
32 Nous nous focaliserons particulièrement sur ces derniers, vu leur audience plus grande dans le pays ; de plus, le débat sur les pages de l’Učitel’skaâ gazeta est quasiment permanent, sur les questions d’organisation de l’enseignement du secondaire, depuis 1956. Voir supra, chapitre 4.
33 GARF, R-10049/1/2084, p. 33.
34 Ibid., p. 79.
35 Ibid., p. 88.
36 GARF, R-10049/1/2443, p. 134-135. L’article, intitulé « Pensées sur la réorganisation de l’école », est paru le 26 juin 1958. Voir le texte 20, en annexe. Cet épisode témoigne de l’autonomie relative dont peut jouir le quotidien, sur une question qui met pourtant en jeu la légitimité de la ligne du Parti.
37 V. ELISEEVA, « Podrostki », Literaturnaâ Gazeta, 3 juillet 1958. L’auteur présente son article comme le résultat d’une rencontre imprévue avec des jeunes étudiant dans les écoles du GUTR qui auraient fait irruption dans les locaux du journal.
38 Izvestia, 7 juin 1958.
39 Izvestia, 28 juin 1958.
40 Izvestia, 18 juin 1958.
41 E. N. GOLDŠTEIN, « K ocenke… », article cité, p. 133.
42 Izvestia, 3 août 1958.
43 Izvestia, 3 août 1958.
44 Izvestia, 9 août 1958.
45 G. Š. SAGATELÂN, Opyt i uroki organizacii sorevnovaniâ promyšlennyh rabočih v usloviâh èkstensivnogo razvitiâ sovetskoj èkonomiki (1960-1970e gg.), Moscou, Institut rossijskoj istorii RAN, 1998, p. 85.
46 Voir supra, chapitre 5.
47 S. V. UTECHIN, « Khrushchev’s Educational Reform », article cité.
48 RGANI, 5 (appareil du CC du PCUS)/35 (Département de la science, des VUZ et des écoles)/88, p. 31. Voir le texte intégral de cette note en annexe (texte 29).
49 RGANI, 5/35/94, p. 136.
50 Voir Jeremy SMITH, « Popular Opinion under Khrushchev : a Case Study of Estonian Reactions to Khrushchev’s School Reform, 1958-59 », dans Timo VIHAVAINEN (dir.), Sovetskaâ vlast’– narodnaâ vlast’ ?, Saint-Pétersbourg, Evropeyskiy Dom, 2003, p. 318-337 ; p. 318-319.
51 Cet échantillon comprend des articles publiés entre le 1er septembre et le 24 décembre 1958, signés et figurant en bonne place dans les pages des journaux centraux – pour limiter le corpus, nous avons écarté l’Učitel’skaâ gazeta, où les tribunes, exclusivement sur l’enseignement secondaire, doublent souvent celles qui paraissent dans la presse généraliste. Deux instruments ont facilité le dépouillement : la revue américaine The Current Digest of Soviet Press, et l’ouvrage édité en décembre 1958, qui couvre une partie de la « discussion générale » (du 17 novembre au 15 décembre) dans la Pravda, destiné aux responsables soviétiques, si on en juge par son tirage très restreint (2000 exemplaires) : Vsenarodnoe obsuždenie voprosa ob ukreplenii svâzi školy s žizn’û i o dal’nejšem razvitii sistemy narodnogo obrazovaniâ v strane. Materialy, opublikovannye v gazette “Pravda”, Moscou, « Pravda », 1958, 288 p.
52 Voir supra, chapitre 4, II.
53 On peut interpréter cette inflation (le texte des Thèses est presque trois fois plus volumineux que celui du Mémorandum) comme un moyen de modérer le projet initial de Khrouchtchev : voir supra, chapitre 5.
54 Une exception est faite pour Červonenko, qui a pris une part active à la réunion du 25 septembre à l’Otdel nauki. En revanche, nous avons conservé quelques interventions de responsables du Komsomol, et des responsables régionaux du Parti. Par ailleurs, il faut souligner qu’après le Mémorandum de Khrouchtchev, aucun haut dirigeant – membre du Présidium ou autre –, à part les ministres directement concernés, n’intervient publiquement dans la « discussion générale ».
55 Voir le tableau 5, en annexe.
56 Pour la définition et l’usage des catégories « administrateur » et « spécialiste », voir supra, chapitre 2, ainsi que les notices biographiques de certains acteurs de la discussion.
57 Voir supra, chapitre 4.
58 Par exemple : I. Mejrane, « La camarade O. Tûrenkova a tort », Pravda, 21 novembre (sur la différenciation sexuée de l’instruction polytechnique, et la fermeture de certains métiers aux femmes) ; A. Ovezov, « Contre la sous-estimation des Réserves de main-d’œuvre. (Réponse au camarade Ârošenko) », Pravda, 27 novembre ; V. Ivanov, « Le camarade Donskoj a tort », Izvestia, 28 novembre (sur l’organisation des études par correspondance) ; S Černenko, « Mon objection au camarade I. Trâkšin », Pravda, 30 novembre (sur le transfert des écoles des chemins de fer au Minpros) ; M. Ivanov et V. Vinogradov, « Où nous ne sommes pas d’accord avec le camarade Bordadyn », Izvestia, 4 décembre (sur ; P. Šadrin, « Des classes préparatoires ne sont pas nécessaires. Réponse au camarade Badmacyrenov », Pravda, 5 décembre (sur la spécificité linguistique des écoles des républiques autonomes) ; I. Ivanenko, « Des écoles à plusieurs voies ne sont pas nécessaires. Objections aux camarades N. Gončarov et A. Leont’ev », Pravda, 8 décembre.
59 Voir le résumé du débat dans John DUNSTAN, Paths to Excellence and the Soviet School, Windsor, Humanities Press, 1978, p. 151-152, et l’entrefilet paru dans la Pravda du 10 décembre, retranscrit en annexe (texte 21).
60 Gončarov et Leont’ev citent Zel’dovič et Sakharov, dont l’article, intitulé « Des écoles en sciences et en mathématiques sont nécessaires », est paru deux jours avant. Ce dernier suscite aussi des répliques dans d’autres journaux : un certain V. Pugačev, de l’oblast’ d’Irkoutsk, repose la question « Des écoles pour les enfants doués sont-elles indispensables ? » dans les Izvestia, le 21 novembre ; l’éditorial de l’Učitel’skaâ gazeta du 5 décembre a un titre équivalent ; dans le journal satirique Krokodil paraît une série de caricatures du dessinateur Nikolaj Nosov, contre l’idée de sélectionner les jeunes « talents ». De son côté, Aleksandr Aleksandrov cite à la fois Gončarov et Leont’ev, Zel’dovič et Sakharov, et le professeur N. Aržanikov (« Le chemin de l’enseignement supérieur », Izvestia, 10 décembre), faisant le point sur les propositions déjà exprimées quant aux conditions du passage en VUZ.
61 Les médecins-enseignants Bol’šakova et Grombah critiquent les pédagogues Antropova et Salnikova (« Protéger la santé des enfants et des adolescents », Izvestia 11 décembre), et Starikov, directeur de l’institut médical de Smolensk, contredit celui de Moscou, Kovanov (« Ce n’est qu’une demi-mesure », Izvestia, 14 décembre).
62 « Soutien aux propositions de Gončarov et Leont’ev », 10 décembre ; « Des écoles pour les ‘ spécialement doués’ ne sont pas nécessaires. L’académicien Lavrent’ev a raison », 13 décembre – voir des extraits en annexe (texte 21). La seule Pravda aurait reçu, entre le 16 novembre et le 15 décembre, « 7000 articles et lettres » concernant la réforme, d’après Vsenarodnoe obsuždenie voprosa, op. cit., p. 2.
63 John DUNSTAN, Paths to Excellence..., op. cit., p. 116-122 et 151-153. Son analyse précise du débat n’a pas vieilli, et permet d’embrasser toutes les nuances, mais aussi les contradictions, des différents acteurs en présence.
64 Ibid., p. 22-25. Blonskij est l’auteur de l’article « Education des enfants doués (odarennyh) » de l’Encyclopédie pédagogique éditée à Moscou en 1928.
65 Voir supra, chapitre 4, I, C.
66 Il s’agit notamment d’Aleksej Leont’ev, disciple de Vygotskij, et de David Epštein : voir les notices biographiques en annexe, et le chapitre 4 sur la genèse de cette revendication, au milieu des années 1950.
67 I. Ivanenko, « Des écoles à plusieurs voies ne sont pas nécessaires. Objections aux camarades N. Gončarov et A. Leont’ev », Pravda, 8 décembre.
68 Sur les interventions publiées à ce sujet dans l’organe central des syndicats d’URSS, Trud, voir John DUNSTAN, Paths to Excellence..., op. cit., p. 119, et la note 26, p. 141.
69 Formule d’un ouvrier métallurgiste, I. Sevkevič, de l’oblat’ de Tcheliabinsk, retranscrite dans une note interne de la Commission des projets législatifs du Soviet suprême d’URSS : GARF, R-7523/45/212, p. 41.
70 RGANI, 5/35/91, passim. En revanche, les CC lituanien et biélorusse étaient d’accord sur le principe.
71 RGANI, 5/35/93, p. 3. C’est l’opinion du directeur de l’usine automobile de Minsk, Kišin, qui craint « que cela ne se transforme en système de sélection des enfants des familles de responsables qui occupent une position élevée ».
72 Ibid., p. 24.
73 RGANI, 5/35/95, p. 10. Les deux derniers tiennent le même discours dans la presse : A. ŠARIPOV, « La principale chose est de préparer la jeunesse au travail dans la production », Sovetskaâ pedagogika, décembre 1958, et I. BELODED, « Un soutien chaleureux de la société », Učitel’skaâ gazeta, 13 novembre 1958.
74 Voir infra, III, pour une analyse plus fine des discours des scientifiques sur les « écoles spéciales ».
75 N. ŽAVORONKOV, « Améliorer la formation des ingénieurs en chimie », Pravda, 15 décembre et A. Nesmeânov, Literaturnaâ gazeta, 20 décembre.
76 A. KOLMOGOROV, « L’école et la formation des cadres scientifiques », Trud, 10 décembre ; N. Semënov, « Regards vers le futur. Notes sur certains problèmes de la perestroïka de l’enseignement secondaire et supérieur », Pravda, 17 octobre ; A. ALEKSANDROV, « Les chemins de l’enseignement supérieur », Izvestia, 10 décembre. Cette position était proche de celle, plus confuse, de Boris GNEDENKO : « L’enseignement des mathématiques », Izvestia, 21 novembre.
77 Voir le tableau 5, en annexe.
78 Les interventions des députés des républiques fédérées et autonomes sont les plus intéressantes, qui soulèvent une nouvelle fois la question linguistique et nationale – mais celle-ci est en dehors de notre champ de recherche.
79 Citation traduite en français tirée de Le testament de Varga, Paris, Éditions Bernard Grasset, 1970, p. 75-76. Ce document, publié pour la première fois dans la revue samizdat Phoenix, en URSS, en 1968, a une origine douteuse mais nous informe, en tout cas, sur l’opinion du milieu intellectuel des « soixantards » soviétiques.
80 Ce vide relatif tranche avec la masse de documents préparatoires (correspondance, projets, sténogrammes, etc.) disponibles pour les autres lois votées en 1958 : GARF, R-7523/45/34, 35, 37 et 38, passim.
81 Souslov est secrétaire du CC du PCUS depuis 1947, alors que Muhitdinov vient de le devenir, en décembre 1957.
82 GARF, R-7523/45/36, p. 101. La veille, le président de séance avait indiqué qu’il venait de recevoir les matériaux relatifs à la loi sur l’enseignement : Ibid., p. 92. Dmitrij Polânskij est aussi un jeune « administrateur », qui vient de faire une ascension fulgurante après la chute du « groupe anti-Parti ». Voir les notices biographiques en annexe.
83 GARF, R-7523/45/211, p. 141.
84 Voir supra, chapitres 2, 3 et 5. Mohov est alors chef de secteur à l’Otdel nauki.
85 RGANI, 5/37(Département de la science, des écoles et de la culture pour la RSFSR)/45, passim.
86 RGANI, 5/37/38, p. 78-82.
87 On trouve également la liste d’une « sous-commission du Soviet suprême » chargée de préparer cette loi, mais, à part son président Mihail Kiričenko – à ne pas confondre avec son homonyme, Aleksej, secrétaire du CC du PCUS – elle ne semble pas jouer un rôle décisif ici, même si elle comprend quelques personnalités comme le pédagogue Arsen’ev : GARF, R-7523/45/212, p. 28.
88 GARF, R-7523/45/36, p. 106. Un autre moment de tension concerne la question de l’allongement de la scolarité pour les écoles des républiques fédérées et autonomes : Ibid., p. 108-109.
89 GARF, R-7523/45/211, p. 97 (verso). Voilà qui confirme l’importance, aux yeux des dirigeants du Parti, de l’enjeu idéologique – donc « politique » – que revêt la réforme.
90 GARF, R-7523/45/212, p. 91-97, pour la liste des modifications, et p. 29-37, pour la version quasi-définitive, imprimée (cet exemplaire est destiné « à N. Khrouchtchev »). Il s’agit de l’article 36.
91 Voir le texte 30, en annexe, p. 573-583 (traduction parue dans Notes et études documentaires, no 2681, Paris, La Documentation Française, 1960).
92 Cet article 28 (dans la version finale) a fait l’objet de plusieurs reformulations au cours de la relecture par les trois secrétaires du CC du PCUS, et par Khrouchtchev lui-même : GARF, R-7523/45/211, p. 35, 95.
93 GARF, R-7523/45/211, p. 44-57 La position d’Aleksandr Aleksandrov dans les Izvestia du 10 décembre, mais aussi de quatre autres simples citoyens (dont deux ouvriers, un enseignant, et V. Pugačev), est ainsi réumée : « Il ne convient pas de créer des écoles pour les enfants particulièrement doués » (p. 44).
94 Ibid., p. 39-43 et 58-61. Les deux rapports ont été rédigés par A. Šmakov, qui travaille par ailleurs à l’Otdel nauki du CC du PCUS.
95 Cité dans Izvestia, 24 décembre 1958.
96 Les interventions prononcées lors de la séance sont contrôlées à l’avance : ainsi, on demande au député chargé de présenter solennellement le texte à ses collègues, Mihail Efremov, alors premier secrétaire de l’obkom du Parti de Kujbyšev (actuellement : Samara), de souligner « que la Loi prend en compte tous les points du Mémorandum de Khrouchtchev et des Thèses… » : GARF, R-7523/45/212, p. 112.
97 D’après Bûlleten no 5. Soviet Soûza, 1958, p. 37 : conservé dans GARF, R-7523/45/212, p. 141.
98 Voir le tableau 5, en annexe. En tout, vingt-huit intervenants sont concernés.
99 D’après les sténogrammes, le chef de l’Otdel nauki Vladimir Kirillin assiste également, sans prendre la parole, aux réunions des 19 et 22 septembre.
100 Voir des extraits du sténogramme, en annexe (texte 16). Une analyse plus fine des positions individuelles sera développée infra, III.
101 John DUNSTAN, Paths to Excellence, op. cit., p. 204. Les « différentialistes » sont opposés aux « égalitaires ».
102 I. Siunov, « Sur la formation des ingénieurs », Pravda, 3 décembre, et N. Žavoronkov, « Améliorer la formation des ingénieurs en chimie », Pravda, 15 décembre. Le professeur P. Silin a moins de chance : son projet de « système d’enseignement coopératif », longuement exposé à ses collègues lors de la réunion du MVO, n’a droit qu’à une dizaine de lignes dans le courrier des lecteurs de la Pravda, à qui il l’avait probablement adressé.
103 Aleksandrov avait déjà publié, le 9 août, un article assez décalé par rapport à la ligne officielle : voir supra, I) B.
104 Sovetskaâ Rossiâ, 23 novembre 1958.
105 « Comment devrait-on former les enseignants ? », Izvestia, 19 décembre 1958.
106 Vestnik Vysšej Školy, no 11, 1958.
107 « Eduquer d’actifs bâtisseurs du communisme », Pravda, 27 novembre 1958.
108 Mais Elûtin est depuis longtemps le partisan d’une approche différenciée : voir supra, chapitres 4 et 5.
109 RGANI, 5/35/95, p. 69. Les archives de Moscou ne contiennent aucun document sur la « réunion ukrainienne ».
110 GARF, R-9396/1/870, p. 41 et p. 47. En l’occurrence, Kirillin s’intéresse aux conséquences pour les entreprises qui accueillent des étudiants effectuant leur « pratique » à la production : voir ses interventions dans les extraits du sténogramme, en annexe (texte 22). Ce jour-là (le 22 septembre) il n’y a justement pas de réunion à l’Otdel nauki.
111 GARF, A-2306 (Minpros RSFSR)/75 (Inspection auprès du ministre)/1370, p. 8.
112 Pourtant le directeur d’école Cenciper regarde avec lucidité la portée de cette réunion : voir des extraits du sténogramme, en annexe (texte 23).
113 GARF, A-2306/75/1370, p. 1-9 ; p. 43-44 ; p. 45 ; p. 90-91. Nés respectivement en 1888, 1881 et 1882, ces trois personnalités incarnent la vieille génération des sciences humaines, formée avant la Révolution.
114 Ibid., p. 58-59. La référence à l’école tsariste est souvent sollicitée dans son exposé.
115 Ibid., p. 59. Il faut supposer que, par furkaciâ, l’orateur entend une orientation précoce des enfants en filières très distinctes, déterminant la possibilité de faire des études et donc d’atteindre tel ou tel statut social : c’est en quelque sorte la « segmentation » décrite par Fritz Ringer dans les cas français et allemand, et dont on a vu pourtant, à partir des travaux de Larry Holmes, qu’elle pouvait être transposée à la situation de l’école secondaire soviétique : voir supra, chapitre 2.
116 Ibid.
117 Ibid.
118 RGANI, 5/35/94, p. 114.
119 GARF, R-10049/1/2441, p. 7 ; p. 13. Nous n’avons pas retrouvé le document en question, mais Derbinov fait partie, comme Kairov, de la commission chargée de rédiger le texte de la loi : voir supra, I) E.
120 Ibid., p. 13
121 Ibid., p. 37-40. La différence de ton avec l’article publié par le même Suhomlinskij dans Partijnaâ Žizn’, en mars 1956, contre Derbinov, est frappante : les positions sont désormais presque inversées. Voir supra, chapitre 2.
122 Ibid., p. 79-82. Arsen’ev répète à plusieurs reprises « je ne veux montrer personne du doigt ».
123 Ibid., p. 86-87. Arsen’ev reproche également à Suhomlinskij de laisser entendre que les Thèses préconisent la généralisation de l’enseignement du soir et par correspondance, alors que « même Zelenko y a renoncé ».
124 Ibid., p. 132. La virulence de la réaction de Šimbirëv est d’autant plus remarquable qu’il n’est en aucune façon lié à Suhomlinskij, de 35 ans son cadet ; en revanche, il a peut-être une revanche personnelle à prendre sur Arsen’ev, qui lui a succédé neuf ans plus tôt à la tête de la Direction des instituts pédagogiques du Minpros RSFSR.
125 GARF, R-10049/1/2441, p. 27-29.
126 Ibid., p. 30.
127 Ibid., p. 32. L’orateur présente le tournant de 1932 comme salutaire, en ce qu’il a permis la restauration de méthodes d’enseignement rigoureuses.
128 Ibid., p. 76-77. Cette référence à un moment controversé de l’histoire de la pédagogie soviétique confirme à la fois l’existence d’une liberté de ton relative, qui permet d’évoquer un passé jusque-là tabou, mais aussi la prévention de nombreux pédagogues et responsables contre toute innovation qui remettrait en cause l’égalitarisme du système. Efimov a fait une carrière d’universitaire et de chercheur dans une discipline idéologiquement très encadrée.
129 GARF, R-10049/1/2441, p. 159.
130 Ibid., p. 167-168. Ganelin cite également la discussion qui eut lieu à ce propos au parlement, en France, en 1904 ( ?), « mais pour une raison quelconque nos psychologues n’en parlent pas » : p. 169.
131 Ibid., p. 188. Pour Ševčenko, l’argument de poids est que la « différenciation » permet d’éviter la création d’écoles spéciales pour « enfants doués ».
132 Ibid., p. 199-204. Voir des extraits du sténogramme, en annexe (texte 24).
133 RGANI, 5/37/36, p. 48-51. La note du Département est datée du 4 décembre 1958.
134 C’est notamment la thèse d’E. N. GOLDŠTEIN, « K ocenke… », article cité, p. 123-124.
135 Voir supra, chapitre 4.
136 Le texte de ce chercheur n’a pas été publié, mais déposé à la bibliothèque de l’Institut d’information scientifique en sciences sociales (INION) de l’Académie des sciences, à Moscou : N. I. FEŜENKO, Soveŝanie rabotnikov vysšej školy v Moskve 22-24 sentâbrâ 1958 goda i ego rol’v podgotovke « zakona o škole » (1958 g.), Gorki, 1986.
137 GARF, R-9396/1/860, p. 244 ; cité par N. I. FEŜENKO, Soveŝanie rabotnikov..., op. cit., p. 3.
138 GARF, R-9396/16 (Direction des méthodes)/186, p. 19. Voir aussi les propos du directeur du MEI cités en épigraphe du chapitre 4, supra.
139 GARF, R-9396/16/190, p. 8.
140 GARF, R-9396/16/189, p. 40 (nos italiques).
141 GARF, R-9396/1/870, p. 223-224. Une telle interruption est rarissime, à notre connaisance, au MVO : les sténogrammes des réunions précédentes n’en rapportent pas. La dernière allusion renvoie aux séances prévues les jours suivants – 23 et 24 septembre – « par sections » : pour les universités, pour les VUZ industriels et pour les VUZ agricoles (le découpage habituel au MVO). Malheureusement, nous n’avons pas pu consulter les sténogrammes de ces réunions plus réduites, donc moins importantes que celle du 22, « en plénum ».
142 Voir les tableaux 3 et 4, en annexe.
143 GARF, R-9396/1/870, p. 59-60. Auparavant, le directeur adjoint de l’institut d’aviation de Moscou, Bovin avait déjà fait « une remarque » à Petrovskij, concernant sa remarque blessante sur les publications scientifiques des VUZ : Ibid., p. 42.
144 Ibid., p. 114-116. Siunov reprend les mêmes arguments, dans son article de la Pravda du 3 décembre 1958.
145 Ce faisant, Švec reste sur la ligne qu’il avait déjà observée lors de la « réunion des savants » à l’Otdel nauki, trois jours plus tôt.
146 Ibid., p. 61. Voir des extraits du sténogramme, en annexe (texte 22).
147 Ibid., p. 119.
148 Voir le tableau 4, en annexe. Seul Valentin Fabrikant s’exprime ouvertement contre l’admission prioritaire des « producteurs », mais on peu supposer que les recteurs de MGU et LGU, et de quelques autres VUZ d’excellence, sont également rétifs à cette disposition, même s’ils n’osent pas le dire ici.
149 GARF, R-9396/1/870, p. 160-170. Voir des extraits du sténogramme, en annexe (texte 22). Bermant propose toutefois une issue acceptable par toutes les parties en présence : distinguer entre la formation des ingénieurs praticiens, et celle des théoriciens. Mais Fabrikant, quelques instants plus tard, rejette cette division comme simpliste et inapplicable.
150 Ibid., p. 281-283. Voir des extraits de son intervention, en annexe (texte 22).
151 Ibid., p. 279. Aleksandr Aleksandrov parle également de « souplesse » dans son article du 10 décembre.
152 Il s’agit de responsables et d’enseignants d’instituts industriels et agricoles : voir le tableau 3 en annexe. Ivan Švec, recteur de l’université de Kiev, constitue une exception notable ; mais l’absence de données biographiques précises dans nos sources laisse penser que son activité scientifique est limitée.
153 GARF, R-9396/1/847, p. 343. Protocole de la séance du collège du MVO SSSR du 26 septembre.
154 Voir par exemple S. I. PLOSS, Conflict and decision making in Soviet Russia. A case study of agricultural policy, 1953-63, Princeton UP, 1963.
155 Sur le modèle des lobbies qui existaient justement dans les pays accueillant cette théorie : voir l’ouvrage fondamental de H. G. SKILLING, F. GRIFFITHS (dir.), Interest Groups in Soviet Politics, Princeton UP, 1971, 419 p. L’idée fondamentale est que le principe de coercition exercé par le pouvoir sur la population rencontre des tendances opposées, à mesure que se développe une société industrielle complexe. Ainsi, les personnels ministériels, soutenus par une partie de leur administration, peuvent peser sur les choix politiques et même constituer des réseaux d’influence qui enserrent les hauts dirigeants eux-mêmes.
156 Joel J. SCHWARTZ, William R. KEECH, « Group influence and the policy process in the Soviet Union », The American Political Science Review, vol. 62, no 3, septembre 1968, p. 840-851.
157 Voir les articles collectifs « Comment on devrait former les enseignants », Izvestia, 19 décembre, et « Renforcer l’enseignement supérieur par correspondance par tous les moyens possibles », Pravda, 2 décembre (texte 21, en annexe). Les auteurs de ce dernier, parmi lesquels une majorité d’enseignants d’économie, défendent l’existence d’établissements par correspondance autonomes, séparés des VUZ de jour.
158 La même vision du social se rencontre, par exemple, à la Commission des projets législatifs du Soviet de l’Union, dont un document interne parle de l’avis des « représentants de la science (predstaviteli nauki) » et de « larges cercles de la société », début 1958 : GARF, R-7523/45/20, p. 67.
159 Voir supra, chapitre 5, et les extraits des documents correspondants, en annexe (textes 13 à 20).
160 GARF, R-9396/1/870, p. 139.
161 Voir la citation en épigraphe.
162 RGANI, 5/35/93, p. 135. Propos de Starikovič consigné dans le sténogramme de la réunion du 17 septembre 1958 au CC du PCUS.
163 C’est le cas, par exemple, dans la région de Moscou : RGANI, 5/37/45, p. 128.
164 GARF, R-9396/1/870, p. 73.
165 C’était aussi la position des ingénieurs et chefs d’entreprise réunis le 16 septembre à l’Otdel nauki : voir supra, chapitre 5.
166 GARF, R-9396/1/870, p. 146. L’exemple de Markuševič est également intéressant, parce qu’il tient un discours très réservé sur la possibilité d’envoyer travailler les étudiants de première année des instituts pédagogiques : il se trouve ainsi en porte-à-faux par rapport à son propre ministère. Ce mathématicien jouera un rôle important dans les mutations du secondaire au début des années 1960 : voir infra, chapitre 8.
167 GARF, R-10049/1/2441, p. 158.
168 Voir l’article d’A. Bakulev, paru dans le Vestnik vysšej školy, no 12, 1958.
169 GARF, R-10049/1/2247, p. 6.
170 Citation de D. Richard LITTLE, « The Academy of Pedagogical Sciences – Its Political Role », Soviet Studies no 3, vol. 19, janvier 1968, p. 387-397 ; p. 393.
171 Voir par exemple GARF, R-10049/1/2441, p. 131-132. L’orateur cite des articles parus dans la Komsomol’skaâ pravda et l’Učitel’skaâ gazeta sur l’organisation de concours d’entrée supplémentaires, vu le niveau insuffisant des sessions précédentes. Mais nous n’en avons pas trouvé trace dans les archives centrales du Parti et du MVO SSSR.
172 GARF, R-9396/1/870, p. 91-92, p. 165-166 et p. 210-211 – voir les extraits de ces interventions, en annexe (texte 22).
173 RGANI, 5/35/95, p. 122.
174 Vannikov a été narkom sous Staline, puis premier adjoint du ministère de la construction de machines légères après 1953 : voir sa notice biographique en annexe.
175 RGANI, 5/35/90, p. 91. L’envoi est daté du 23 octobre 1958. Voir des extraits de cette lettre en annexe (texte 25).
176 Cette expérience avait déjà été saluée par l’obkom du Parti local : GOPANO, 3/2/904 (Propositions sur la réforme du système d’enseignement), p. 120-128. Document daté du 22 septembre 1958. Ârošenko avait joint à son projet un grand tableau (format A2) représentant le schéma idéal de l’organisation de l’enseignement secondaire et technique : Ibid., p. 139.
177 John DUNSTAN, Paths to Excellence..., op. cit., p. 121. Souligné par moi.
178 Philip D. STEWART, « Soviet interest groups and the policy process. The Repeal of Production Education », World Politics, A quarterly Journal of International Relations, Center of International Studies, Princeton University, vol. 22, no 1, octobre 1969, p. 29-50 ; p. 44. Souligné par moi.
179 Nous avons exclu les représentants du monde médical, car ils sont très peu nombreux et insistent sur des problèmes spécifiques à leur système de formation. Citons toutefois le cas de Nikolaj Gračenkov, neurologue et membre-correspondant de l’AN SSSR, qui se prononce, lors de la réunion du 19 septembre, avec les savants, pour le maintien de l’école décennale de jour, et l’accès direct aux VUZ, ensuite « pour certains éléments capables, les gens doués ».
180 Le terme de « savants » est d’ailleurs employé pour désigner les enseignants de plusieurs VUZ, dont l’université de Leningrad, dans les rapports internes au Parti : voir par exemple RGANI, 5/37/45, p. 163-164.
181 La présence de Vladimir Kirillin, chef de l’Otdel nauki et membre-correspondant de l’AN SSSR, s’explique précisément par le fait qu’il mène alors de front son travail d’« administrateur » dans l’appareil central du Parti, et une activité de recherche initiée en 1954 avec la création, sous sa direction, de la chaire d’ingénierie et de physique thermique au MEI – même s’il y délègue l’essentiel de ses tâches à ses collaborateurs. D’autres savants ont aussi occupé des fonctions administratives, dans d’autres organes : Aleksandr Samarin a été ministre adjoint d l’Enseignement supérieur de 1946 à 1951, et on peut considérer Nesmeânov, Lavrent’ev, A. Aleksandrov et Petrovskij comme des « administrateurs » à temps partiel, de même que les autres directeurs de VUZ, dans une moindre mesure.
182 Il s’agit du calque du terme russe « učënyj ».
183 L’absence ici de certains noms, notamment parmi les physiciens, peut surprendre : Igor’ Tamm (1895-1971), Vladimir Fok (1898-1974) et Igor’ Kurčatov (1903-1960) se sont illustrés dans la défense de leur discipline contre les attaques idéologiques de type lyssenkiste, mais aussi en faveur des généticiens, à la fin des années 1940. Ils ne semblent pas avoir été conviés à la réunion du 19 septembre à l’Otdel nauki, ni d’ailleurs Abram Ioffe (1880-1960) et Lev Landau (1908-1968), connu pour ses jugements sans concession sur le régime en privé, et emprisonné quelques mois en 1938 : les responsables du Parti se sont peut-être méfiés de ces personnalités trop indépendantes. Une autre explication serait leur désintérêt pour ces questions, dont ils laisseraient le soin à leurs disciples et collègues. Ici, les sources sont défaillantes : les éditions de mémoires et de correspondance épistolaire des savants privilégient les aspects scientifiques ou éminemment politiques de leur biographie. De plus un tel sujet n’a probablement été abordé entre eux que de façon très informelle, lors de conversations orales.
184 L’activité de Luzin, professeur à MGU depuis 1917, constitutionnel-démocrate affirmé, fut compromise au début des années 1930, lorsqu’il fut accusé d’être « un savant ennemi sous un masque soviétique », suite à la publication de ses poèmes en Occident, et du fait de ses convictions de constitutionnel-démocrate. Il perdit la plupart de ses attributions et de ses fonctions universitaires, même si ses élèves continuèrent dans les directions qu’il avait fixées. Voir A. N. EREMEEVA, Rossijskie učenye, op. cit., p. 81-82.
185 Justement, dans son article critiquant l’idée de créer des « écoles spéciales », Lavrent’ev cite Luzin comme exemple d’un savant n’ayant pas manifesté de « don » précoce pour sa matière : Pravda, 25 novembre. Pour une représentation de l’influence de Luzin sur les écoles mathématiques russes et soviétiques au XXe siècle, et des liens de maître à élève structurant cette communauté scientifique, voir l’arborescence proposée sur le site amateur Math. Ru [En ligne]. http://www.math.ru/history/tree/ (page consultée le 1er septembre 2007).
186 D’autres VUZ de la capitale sont des lieux de rencontre et d’échanges entre nos savants, par exemple l’institut physico-technique de Moscou (MFTI), fondé en 1951, à la demande, entre autres, de Hristianovič, Kapica, Lavrent’ev, Petrovskij, Sobolëv et Semënov. Il venait s’ajouter à l’institut d’ingénierie physique de Moscou (MIFI), créé à l’initiative de Boris Vannikov, en 1946, pour former les chercheurs du projet atomique soviétique.
187 Les spécialistes des « sciences techniques » forment un autre sous-groupe à part, mais beaucoup moins uni : le chef de file des « métallurgistes », Bardin, en est la figure principale, qui connaît bien lui aussi les autres membres de l’AN SSSR, de même que Samarin, qui a dirigé l’institut d’histoire des sciences de 1953 à 1955 ; de leur côté, Aržanikov et Hristianovič ont pu se rencontrer à l’institut central d’aéro- et hydrodynamique, et Smirnov et Siunov, à l’institut polytechnique de l’Oural, pendant la guerre. Avec Švec, ces responsables de VUZ de province sont plus isolés les uns des autres, dans des disciplines où le recrutement est souvent local, surtout près des centres industriels.
188 RGANI, 5/35/93, p. 153. Hristianovič nie que les élèves du secondaire soient surchargés de travail, se fondant sur l’expérience des enfants de ses collègues, au grand dam d’une représentante de l’Institut médical de Moscou. Voir des extraits des interventions prononcées lors de cette réunion dans le texte 16, en annexe.
189 Voir leurs notices biographiques, à la suite de celle de leur père, en annexe.
190 Voir E. I. POGREBYSSKAÂ, « Valentin Aleksandrovič Fabrikant : social’no-političeskie aspekty biografii fizika », dans V. P. VIZGIN, A. V. KESSENIH (dir.), Naučnoe soobŝestvo fizikov SSSR. 1950-1960-e gody. Dokumenty, vospominaniâ, issledovaniâ. Vypusk 1, Saint-Pétersbourg, Izdatel’stvo Russkoj Hristianskoj gumanitarnoj akademii, 2005, p. 484-502 ; p. 486 ; p. 493. D’après l’auteure, c’est Sergej Vavilov, son professeur à MGU, qui a aidé Fabrikant à continuer sa carrière dans les années 1930, l’installant à sa place au MEI à la fin des années 1930. Plus tard, c’est Valeria Alekseevna Golubcova (1901-1987), l’épouse de Malenkov, qui a fait sortir A.O. Fabrikant de prison en 1949, pour le transférer dans un hôpital militaire, puis en 1952 dans un hôpital normal. Mais son fils, exclu de la « science académique » en 1930, n’y sera jamais revenu.
191 Le prix Staline, rebaptisé dans les années 1960 « prix d’État », est la plus haute décoration du pays, décernée dans différents domaines, dont la science. Les scientifiques reçoivent d’autres titres honorifiques, comme celui de « Héros du travail socialiste », attribué à Sakharov (pour la 2ème fois) et à Zel’dovič (pour la 3ème) en 1956.
192 Parmi les acteurs directs du projet atomique soviétique, il faudrait également citer l’ingénieur Boris Vannikov, chargé de 1945 à 1953 de la direction administrative de l’entreprise ; mais, outre son profil d’« administrateur », nous l’avons exclu dans la mesure où la lettre qu’il a adressée à Khrouchtchev le 23 octobre n’a pas trouvé d’écho dans la « discussion générale » sur la réforme : voir supra, II, D.
193 Voir en particulier l’organigramme détaillé de leurs « écoles scientifiques » dans V. P. VIZGIN, A. V. KESSENIH, « Fizičeskoe soobŝestvo SSSR 1950-1960-h gg. : kadrovyj potencial i naučnye školy », dans V. P VIZGIN., A. V. KESSENIH (dir.), Naučnoe soobŝestvo fizikov SSSR. 1950-1960-e i drugie gody. Dokumenty, vospominaniâ, issledovaniâ. Vypusk 2, Saint-Pétersbourg, Izdatel’stvo Russkoj Hristianskoj gumanitarnoj akademii, 2007, p. 15-82 ; p. 32. On retrouve ici les grands maîtres Ioffe et Tamm, mais aussi Fok, Kapica, Semënov, Arcmiovič, Zel’dovič et Leontovič – tous des chefs d ‘ école dans la physique soviétique des années 1950 et 1960. Ajoutons Aleksandr Minc qui, comme Kapica, assiste en silence à la réunion du 19 septembre 1958.
194 Alain BLUM, Martine MESPOULET, L’anarchie bureaucratique. Statistique et pouvoir sous Staline, Paris, La Découverte, 2003, p. 352-353.
195 D’après un sondage systématique effectué dans les archives de cette instance : ARHIV RAN (Archives de l’Académie des sciences, Moscou), 2 (Présidium)/3 (sténogrammes des séances)/217 à 254.
196 Voir K. V. IVANOV, « Nauka posle Stalina : Reforma Akademii 1954-1961 gg. », Naukovedenie 2000, 1. Cet article éclaire les stratégies des principaux intervenants de la réforme de l’institution.
197 Un indicateur parmi d’autres est la place accordée à la section « Science et institutions scientifiques » dans le 50ème et avant-dernier tome de la Grande encyclopédie soviétique, imprimé en août 1957, uniquement consacré à l’URSS : 136 pages, contre 99 pour la description de l’économie soviétique et de ses réalisations.
198 Cité par A. N. EREMEEVA, Rossijskie učenye, op. cit., p. 143.
199 V. P. VIZGIN, A. V. KESSENIH, « Fizičeskoe soobŝestvo SSSR 1950-1960-h godov », dans V. P. VIZGIN., A. V. KESSENIH (dir.), Naučnoe soobŝestvo…, op. cit., p. 30.
200 Voir A. N. EREMEEVA, Rossijskie učenye…, op. cit., p. 90-91.
201 Ainsi, fin 1952, un groupe de physiciens écrit à Lavrentij Beria, chef du projet atomique, pour obtenir la publication d’un article de Fok contre Maksimov, contempteur de la physique relativiste et quantique, dite « bourgeoise ». Parmi les signataires, on trouve notamment Sakharov et Leontovič, ce dernier prenant aussi la parole à ce sujet, en février 1953, lors d’une séance du conseil scientifique de l’institut de physique de l’AN SSSR. Voir V. P. VIZGIN, A. V. KESSENIH (dir.), Naučnoe soobŝestvo…, op. cit., p. 112-113 ; p. 117.
202 V. P. VIZGIN, A. V. KESSENIH, « Fizičeskoe soobŝestvo… », article cité, p. 20. Les auteurs soulignent également qu’à l’époque, les effectifs de diplômés des facultés de physique du pays étaient très élevés, assurant un recrutement plus que satisfaisant aux instituts et centres de recherche dans ce domaine.
203 Voir supra, chapitre 4, II, A.
204 A., Rossijskie učenye…, op. cit., p. 140.
205 V. P. VIZGIN, A. V. KESSENIH (dir.), Naučnoe soobŝestvo…, op. cit., p. 147. Malgré cela, Zel’dovič est élu académicien cette année-là.
206 RGANI, 5/35/68, p. 80. Cité par S. S. ILIZAROV, « Partapparat protiv Tamma », dans A. V. BÂLKO, N. V. USPENSKAÂ (dir.), Kapica. Tamm. Semenov. V očerkah i pis'mah, Moscou, Vagrius/Priroda, 1998, p. 339-350, p. 346 (nos italiques).
207 GARF, R-10049/1/2441, p. 132. Voir d’autres citations de cette intervention, supra, II) B.
208 RGANI, 5/37/36, p. 48-51. La note, cosignée par Derbinov, est datée du 4 décembre 1958.
209 Petr VAJL´, Aleksandr GENIS, 60-e. Mir sovetskogo čeloveka, Moscou, Novoe literaturnoe obozrenie, 2001 (3ème édition. 1ère édition à New York, 1988), p. 100.
210 Voir par exemple les articles et discours de Ioffe, publiés de 1918 à 1955, reproduits dans Naucnoorganizacionnaâ deâtel’nost’ akademika A. F. Ioffe. Sbornik dokumentov, Leningrad, Nauka, 1980, p. 267-302. Voir aussi l’article de Sergej Vavilov, alors président de l’AN SSSR, dans le Vestnik vysšej školy, en 1949 (no 1) : il y défend l’idée d’une formation généraliste des physiciens, alors qu’un autre contributeur, dont la tribune est publiée « à titre de discussion » par la rédaction de la revue du MVO, préconise une « perestroïka » de l’enseignement de la physique dans le supérieur, « dans l’esprit du matérialisme ».
211 C’est le cas de l’article « Les fondements de la cybernétique » publié en 1955 par les mathématiciens Sergej Sobolëv, Aleksandr Kitov et Aleksej Lâpunov dans Voprosy filosofii, no 4, p. 136-148.
212 Voir la figure emblématique de Vladimir Vernadskij : son activité de « publiciste » l’emmène dans les sphères les plus éloignées de sa spécialité initiale, la géologie, et en fait un véritable « encyclopédiste » selon sa biographe L. S. Leonova. L. S. LEONOVA, « Â ne mogu ujti v odnu nauku… ». Obsestvenno-političeskie vzglâdy V.I. Vernadskogo, Saint-Pétersbourg, Aletejâ, 2000.
213 Christophe CHARLE, Naissance des « intellectuels » : 1880-1900, Paris, Les éditions de Minuit, 1990, p. 33 (voir aussi la citation de Marcellin Berthelot de 1886, sur le rôle public du savant). La définition de « l’intellectuel spécifique » de Michel Foucault reprend, sur un mode volontariste et dans un autre contexte médiatique, cette conception : Michel FOUCAULT, Dits et Écrits, « La fonction politique de l’intellectuel », no 184, Politique-Hebdo, 29, 1976, p. 109, tome II, Paris, Gallimard, 1995. La première figure de l’intellectuel spécifique aux yeux de Foucault a été, après la Seconde Guerre mondiale, celle du physicien atomiste (à partir des prises de position d’Oppenheimer et Einstein contre les dangers de la bombe).
214 Les précurseurs sur ce terrain, dans notre groupe, ont été Kolmogorov et P. Aleksandrov (« L’eau et l’air doivent être propres ! sur la propreté de la rivière Kliazma », Literaturnaâ gazeta, 30 juin 1953) ; quatre ans plus tard, le président Nesmeânov, fondateur en 1955 d’une Commission pour la défense de la nature au sein de l’AN SSSR, aborde ce thème de façon plus globale (« La protection de la nature est une affaire d’État », Pravda, 13 juillet 1957).
215 Douglas R. WEINER, A Little Corner of Freedom. Russian Nature Protection from Stalin to Gorbachev, Berkeley, University of California Press, 1999, p. 258.
216 Voir Jean KLEIN, « Des savants contre la guerre nucléaire. Le mouvement Pugwash » dans Michel GIRARD (dir.), Les individus dans la politique internationale, Paris, Economica, 1994, p. 251-268. Les savants soviétiques envoyés à la conférence – parmi lesquels Aleksandr Topčiev – étaient plutôt des « administrateurs » fidèles du régime soviétique, que des grandes figures de la communauté scientifique.
217 Cette confusion n’est pas sans rappeler le cas français, où la transition d’un modèle à l’autre est encore plus nette, au XXe siècle, si on en croit Michel PINAULT, « L’intellectuel scientifique : du savant à l’expert », dans Michel LEYMARIE et Jean-François SIRINELLI (dir.), L’Histoire des intellectuels aujourd’hui, Paris, PUF, 2003, p. 229-254.
218 « Sois un chevalier de la science », Moskovskij Komsomolec, 7 septembre 1958.
219 Komsomol’skaâ Pravda, 19 septembre 1958 ?
220 Cette référence aux États-Unis est, à notre connaissance, unique dans la discussion sur la réforme – c’était le sujet de thèse d’une chercheuse en pédagogie privée de directeur de recherche : voir supra, chapitre 4.
221 RGANI, 5/35/93, p. 172.
222 Sobolëv est devenu académicien à 31 ans, Sakharov à 32 ans ; au même âge, Petrovskij et Leontovič sont nommés professeurs à MGU, soit un an de plus que Lavrent’ev, et un an de moins que P. Aleksandrov. Kolmogorov, lui, l’a été à 28 ans, avant d’être élu, huit ans plus tard, académicien. Semënov a lui aussi été élu académicien à 36 ans, après avoir reçu, un an plus tôt, la direction d’un institut spécialement créé pour lui. Kapica avait obtenu la même chose, à son retour forcé d’Angleterre, en 1934. Nesmeânov est devenu professeur à MGU à 35 ans ; dans un VUZ moins prestigieux, Bermant l’a été à 29 ans, Aržanikov à 30 ans, Zel’dovič à 32 ans, Novikov à 33 ans, Žavoronkov et Smirnov à 35 ans, et Fabrikant à 36 ans. Enfin, deux d’entre eux au moins, P. Aleksandrov et Sakharov, ont obtenu, au cours de leurs études secondaires, la fameuse médaille d’or les exemptant de concours à l’entrée en VUZ.
223 Il reprend cet argument matérialiste dans son article paru le 20 décembre dans la LG. Un an et demi plus tôt, le doyen de la faculté de mathématiques de LGU, Polâkov, avait tenu un discours similaire lors d’une réunion au MVO SSSR en février 1957 : voir supra, chapitre 4.
224 « En regardant vers les lendemains… Quelques remarques sur les questions de réorganisation de l’enseignement supérieur », Pravda, 17 octobre 1958. Cité dans N. N. SEMËNOV, Nauka i obŝestvo. Stat’i i reči, Moscou, Nauka, 1981 (2ème édition), p. 323-328.
225 RGANI, 5/35/93, p. 155.
226 GARF, R-10049/1/2441, p. 25. Les « chiffres de contrôle » sur le futur plan septennal avaient été publiés dès septembre 1957, dans la presse.
227 Sur ce sujet, voir Michael FROGGATT, « Renouncing dogma, teaching utopia : science in schools under Khrushchev », dans Polly JONES (dir.), The Dilemmas of Destalinisation…, p. 250-266.
228 Au même moment, le même type d’argumentation est déployé par les physiciens atomistes pour défendre leurs positions au sein de l’AN SSSR, contre les attaques de ceux qui leur reprochent de privilégier la recherche fondamentale. Voir K. V. IVANOV, « Nauka posle Stalina… », article cité.
229 On peut leur adjoindre Gnedenko, élève de Kolmogorov, et Aržanikov, même si la proposition de ce dernier – créer des cours complémentaires pour préparer à l’entrée en VUZ, après le secondaire – est un peu différente.
230 V. Stoletov, Kommunist, no 16, 1958, et A. Kolmogorov, Trud, 10 décembre 1958.
231 Sténogramme retranscrit dans Natalâ TOMILINA, Andrej ARTIZOV (éds.), Nikita Sergeevič Hruŝev : dva cveta vremeni. Dokumenty Moscou, Meždunarodnyj fond « Demokratiâ », 2009, tome 2, p. 383-386 ; p. 385.
232 RGANI, 5/35/93, p. 165. Sténogramme de la réunion du 19 septembre 1958 organisée par les Otdely nauki du CC du PCUS, avec des savants.
233 Voir par exemple la citation donnée par A. V. PYŽIKOV, Ottepel’ : idéologičeskie novacii i proekty (1953-1964 gg.), Moscou, Socium, 1998, p. 76. La correspondance de Kapica avec les hauts dirigeants du pays, sur les questions scientifiques, a fait l’objet d’une publication à la fin de la Perestroïka : P. L. KAPITSA, P. E. RUBININ (éd.), Pis’ma o nauke. 1930-1980, Moscou, Moskovskij rabočij, 1989.
234 Ibid., p. 334. Dans son post scriptum, Kapica reprend un des arguments de son ami Semënov sur la mutation technologique des processus de production : selon lui, dans cinquante ans la part des actifs occupés par la science aura rattrapé ceux qui travaillent dans l’industrie, et grâce au progrès de l’automatisation « le moment n’est pas loin où le rôle du travail physique sera pratiquement réduit à néant ».
235 RGANI, 5/35/93, p. 147.
236 Lettre d’A. Zenkovič du 22 décembre 1958. ARHIV RAN, 1647 (Fonds personnel d’Aleksandr Nesmeânov)/1/249. Sa lettre vise surtout à faire connaître sa propre proposition : avancer le plus tôt possible l’âge de l’apprentissage de la lecture.
237 Deux semaines après Lavrent’ev, un ingénieur de Stalingrad répercute, dans l’organe du CC du PCUS, sa demande d’augmentation du tirage des revues de vulgarisation scientifique à destination des enfants et des adolescents : M. Zabavin, « Des revues scientifiques pour la jeunesse », Pravda, 11 décembre. Samarin formule la même revendication le 19 septembre : RGANI, R/35/93, p. 195 – voir le texte 16, en annexe.
238 RGANI, 5/35/94, p. 114. Souligné par moi.
239 RGANI, 5/35/93, p. 143. Voir le texte intégral de ce document en annexe (texte 15).
240 Ibid., p. 200.
241 Cette remarque en dit long sur le divorce entre les prises de position des savants, et la ligne adoptée par le Premier secrétaire, dont Kaz’min se fait ici, beaucoup plus que Kirillin et Kuzin, le porte-parole. Ces deux derniers ont d’ailleurs souvent tendance à atténuer le rôle du Mémorandum, qu’ils citent très peu.
242 Leur argumentation fait d’ailleurs écho à celle des pédagogues comme Boris Raikov qui, dans les années 1920, défendait l’utilité des sciences exactes face aux partisans d’une professionalisation radicale de l’instruction, avant d’être arrêté et déporté au début des années 1930 : voir supra, chapitre 1, I) B et, pour plus de détails, Douglas R. WEINER, « Struggle over the Soviet Future : Science Education versus Vocationalism during the 1920s », Russian Review, Vol. 65, no 1, janvier 2006, p. 72-97.
243 Voir par exemple, sur la construction et l’ameublement des logements, Susan E. REID, « Khrushchev Modern. Agency and modernization in the Soviet Home », Cahiers du Monde russe, no 47/1-2, 2006, p. 227-268, en particulier p. 236-238 ; et sur l’évolution de la mode vestimentaire, Larissa ZAKHAROVA, « Fabriquer le bon goût. La Maison des modèles de Leningrad à l’époque de Hruščev », Ibid., p. 195-225, en particulier p. 220-223.
244 Pierre BOURDIEU, « L’opinion publique n’existe pas », dans Questions de sociologie, Paris, Les éditions de Minuit, 1984, p. 222-235 ; p. 232.
245 Ibid., p. 231.
246 Douglas WEINER, A Little Corner…, op. cit. Certains savants sont d’ailleurs intervenus parallèlement dans les deux champs de débat : voir surpa, III, B.
247 Marc FERRO, « Y a-t-il ‘trop de démocratie’ en URSS ? », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, no 4, 1985, p. 811-827 ; p. 820. L’expression « polymorphisme institutionnel » est empruntée à Timothy S. Colton, à propos de son étude sur l’armée soviétique, exemple choisi par Ferro pour appuyer sa démonstration : selon lui, le régime n’est pas tant le lieu de rivalités entre les différentes institutions, que l’organisateur de multiples interactions entre elles, les responsables ayant des carrières multiples, passant d’une administration à une autre.
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