Les héritages. L’enseignement soviétique entre idéologie et pragmatisme (1918-1958)
p. 29-30
Texte intégral
Parallèlement au fait qu’elle est censée être officiellement « un guide pour l’action », la doctrine marxiste originelle est aussi une source constante d’embarras, dans la mesure où elle invite à comparer entre les indications sur la société sans classes (aussi rudimentaires soient-elles comme chez Marx) et les développements actuels de la société soviétique. Rien n’indique que la nouvelle structure sociale qui émerge peu à peu s’approche beaucoup de l’objectif prescrit.1
1Au cours des quarante premières années du régime soviétique, c’est-à-dire de la première moitié de son histoire, les écoles et les institutions d’enseignement situées en Russie connaissent des bouleversements considérables. Tout en retraçant, dans leurs grandes lignes, ces mutations, nous avons voulu, dans cette première partie, fixer le cadre institutionnel, social et culturel des réformes de la fin des années 1950. Pour ce faire, nous avons choisi de nous focaliser sur deux éléments majeurs de la politique bolchevique en matière d’enseignement, présents dès 1918 en Russie :
- d’une part, l’introduction dans l’instruction scolaire d’une dose de « travail à la production », inspirée de la doctrine marxiste ;
- et d’autre part le privilège (on parlerait aujourd’hui de « discrimination positive ») accordé aux « prolétaires » dans les établissements d’enseignement supérieur2.
2À partir des mois qui suivent la prise de pouvoir de novembre 1917 (ou « Révolution d’Octobre »), ces deux objectifs s’imposent comme les piliers de la nouvelle école voulue par le régime soviétique. Au gré des mesures concrètes et de leurs remises en cause, malgré les changements qui s’opèrent dans leur signification, ils constituent pour nous un fil directeur. Celui-ci traverse la Guerre civile et la NEP (« Nouvelle politique économique », nom donné à la période des années 1921-1924), la mise en place de ce que les historiens ont appelé le « stalinisme » à partir de la fin des années 1920, mais aussi la guerre de 1941-1945 et la reconstruction, jusqu’à la mort du tyran en 1953. Pourtant, si les mêmes mots d’ordre reviennent dans les discours et les textes, leur sens et leur application ont pu évoluer.
3Nous tenterons ici de mettre en évidence le rapport complexe entre, d’un côté, les interprétations de l’idéologie « marxiste-léniniste », suivant son appellation officielle, et de l’autre les besoins concrets du pays et les aspirations de la population, tels que les responsables d’alors les percevaient. Quelle a été, de la prise de pouvoir par Lénine à celle par Khrouchtchev, la ligne suivie en la matière : y a-t-il eu une politique appliquée sur le long terme ? Quels ont été ses fondements en termes de doctrine pédagogique ? Comment se sont exprimées et conciliées les différentes visions en présence ? Quels groupes d’acteurs peuvent être identifiés, et quelles ont été leurs influences respectives ? Enfin, au-delà des continuités évidentes durant cette période, quels effets ont eu les nombreux soubresauts politiques et sociaux, mais aussi culturels, entre 1918 et 1958 ?
4Seront laissés de côté plusieurs enjeux périphériques de l’histoire des politiques éducatives en URSS. Les uns parce qu’ils ne font pas partie des motivations premières des réformes de la période khrouchtchévienne, ainsi de l’épuration du milieu professionnel des enseignants, mais aussi de l’alphabétisation et de la lutte contre l’illettrisme, dont l’existence est avérée au moins jusqu’à la fin des années 1950 en RSFSR ; les autres parce qu’ils seront étudiés plus en détail dans les chapitres consacrés à l’enseignement supérieur, comme la formation de ceux que le régime appelle les « spécialistes »3. Enfin, l’entreprise idéologique dite de « l’éducation des masses » en tant que telle est laissée de côté, tant elle déborde le cadre de l’histoire de l’enseignement proprement dit – destiné aux enfants et aux adolescents4.
5En présentant successivement le système d’enseignement soviétique de la révolution d’Octobre à la mort de Staline, puis les difficultés auxquelles se heurte la direction du pays à partir de 1954 dans ce domaine, et les premières réponses qu’elle formule pour y remédier, nous chercherons à comprendre comment se mettent en place les conditions d’une réforme globale et ambitieuse, en 1957-1958. Pour mettre à jour cette genèse, il faudra identifier les différentes visions, parfois contradictoires, portées par les acteurs : l’idéologie y joue un rôle fondamental, mais non unique, car les trajectoires sociales, autant que les pratiques administratives et les modes d’action publique et interne à chaque institution, comptent également beaucoup dans l’élaboration et la mise en place des politiques scolaires et universitaires. Dans ce but, nous distinguerons deux sphères de l’enseignement : secondaire d’un côté, supérieur de l’autre, la formation professionnelle se plaçant en marge de notre étude.
Notes de bas de page
1 Leopold LABEDZ, « The New Soviet Intelligentsia », Soviet Survey, no 29, juillet-septembre 1959, p. 103.
2 Pour les désigner, nous emploierons désormais l’acronyme russe : VUZ.
3 Sur l’épuration des enseignants du supérieur dans les années 1920, voir Michael DAVID-FOX, « Political Culture, Purges and Proletarianization at the Institute of Red Professors, 1921-1929 », The Russian Review, vol. 52, janvier 1993, p. 20-42. Sur celle des enseignants du primaire et du secondaire dans les années 1930, voir Thomas E. EWING, The Teachers of Stalinism. Policy, Practice, and Power in Soviet Schools of the 1930s, New York, Peter Lang, 2002, en particulier le chapitre 7.
4 Voir supra, Introduction, la justification de cette absence.
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