Aux origines de l’anticléricalisme maçonnique : l’évolution de l’attitude religieuse des francs-maçons toulousains pendant la Révolution française
p. 139-147
Texte intégral
1Le vieil antagonisme entre l’Église catholique et la franc-maçonnerie – cette « Anti-Église », comme la désignait Jules Romains dans ses Hommes de bonne volonté1 – est incontestablement en train de s’estomper. C’est ainsi qu’à l’occasion du colloque Église-maçonnerie : condamnations ou malentendu ?, organisé à Toulouse en février 19872, des chercheurs catholiques et maçons, unis par le même souci de rigueur scientifique et d’objectivité historique, ont sereinement débattu de « deux siècles de conflits ». Mais on n’efface pas facilement une aussi longue période d’incompréhension, de polémiques, d’affrontements passionnés et trop souvent haineux. Aujourd’hui encore, aux yeux du plus grand nombre, un profond fossé sépare les deux institutions. Les catholiques qui adhèrent à la franc-maçonnerie ne sont plus ipso facto excommuniés, mais ils restent en marge de la position officielle de leur Église. Inversement, l’anticléricalisme traditionnel des loges – celles du moins de l’obédience majoritaire, le Grand Orient de France – s’est sensiblement atténué, mais n’a pas complètement disparu.
2Or il n’en a pas toujours été ainsi. De l’introduction de la franc-maçonnerie en France, vers 1725, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, catholiques et francs-maçons ont vécu en bonne intelligence, ou plutôt il n’y avait alors aucun problème de conscience à être à la fois catholique et franc-maçon. C’est la Révolution qui a commencé à remettre en question cette harmonie, et qui est à l’origine de la rupture entre l’Église et la maçonnerie. Pour évoquer ce passage de l’harmonie à la rupture, Toulouse offre un champ d’observation privilégié, puisqu’elle est une des rares villes de France où des loges aient continué à fonctionner presque sans interruption pendant toute la période révolutionnaire ; en dépit de sources malheureusement très lacunaires, il est donc possible de suivre l’évolution de leur attitude religieuse sous la Révolution.
3Avant d’aborder la crise révolutionnaire, il convient de rappeler quelles étaient les relations entre la franc-maçonnerie et l’Église sous l’Ancien Régime. En deux mots – qu’il faudra quelque peu nuancer –, on peut dire que l’Église tolérait la franc-maçonnerie, et que la franc-maçonnerie respectait l’Église.
4Il peut paraître surprenant d’affirmer que l’Église tolérait la franc-maçonnerie, lorsqu’on se souvient que par deux fois, au cours du XVIIIe siècle, les papes l’ont solennellement condamnée et ont interdit aux fidèles d’y adhérer : Clément XII, par la bulle In Eminenti Apostolatus Sporula du 24 avril 1738, et Benoît XIV, par la bulle Providas Romanorum Pontificum du 18 mai 1751. Mais les traditions gallicanes de la monarchie française faisaient que les décisions pontificales ne pouvaient s’appliquer dans le royaume que si elles y étaient « reçues », c’est-à-dire transformées en lois de l’État par le pouvoir royal et enregistrées comme telles par les parlements. Ce ne fut pas le cas des bulles antimaçonniques de Clément XII et de Benoît XIV, prises d’ailleurs, les travaux du P. Ferrer-Benimeli l’ont montré3, pour des motifs de politique intérieure plus que pour des raisons doctrinales ; il est donc probable que la très grande majorité des catholiques français ont ignoré jusqu’à leur existence, dans la mesure où la plupart des évêques ne les ont pas portées à leur connaissance4.
5À Toulouse, la fondation de la première loge par un gentilhomme irlandais, le comte Richard de Barnewall, en décembre 17415, a bien entraîné une réaction hostile de la part de l’archevêque, Charles-Antoine de La Roche-Aymon. Le 21 mars 1742, il écrivit au cardinal de Fleury, premier ministre de Louis XV : « Je crois ne devoir point laisser ignorer à Votre Éminence que deux Anglais nommés Barnaval6 [...] ont fait depuis quelque temps dans cette ville un établissement de franmassons. » Mais la suite de cette lettre7 montre clairement que son intervention, qui resta secrète à sa demande expresse, était inspirée par des considérations politiques et non religieuses. Ses principaux successeurs sur le siège de Toulouse ont quant à eux gardé le silence, un silence peut-être complice. Arthur-Richard Dillon, qui favorisa en 1768 l’octroi des lettres de reconnaissance de noblesse au comte de Barnewall, n’ignorait sans doute pas que celui-ci avait été un des dignitaires de la Grande Loge d’Irlande et que c’est lui qui avait introduit l’ordre à Toulouse. Prélat éclairé, ami des philosophes, Étienne-Charles de Loménie de Brienne ne fut pas franc-maçon lui-même, comme on l’a parfois prétendu, mais il est certain qu’il ne nourrissait aucune prévention contre les frères. Nous n’avons donc trouvé à Toulouse aucune trace de condamnation ou de mise en garde publique contre la franc-maçonnerie émanant des autorités ecclésiastiques.
6Dans ces conditions, les catholiques toulousains les plus soucieux de respecter la discipline de leur Église ne pouvaient se sentir tenus de rester à l’écart des temples maçonniques. Ils le pouvaient d’autant moins qu’ils savaient qu’ils y retrouveraient de nombreux ecclésiastiques. C’est en effet une des caractéristiques les plus originales – à nos yeux – de la franc-maçonnerie d’Ancien Régime que de compter dans ses rangs une proportion minoritaire certes, mais presque toujours significative, de membres du clergé catholique. Ceux-ci représentent en moyenne, d’après les travaux d’Alain Le Bihan et de Daniel Roche, près de 4 % des initiés à Paris et dans les grandes villes de province8, et à Toulouse, selon nos propres recherches, 5,2 %.
7Qui étaient ces ecclésiastiques francs-maçons ? Près de la moitié d’entre eux appartenaient au clergé régulier (47 %) et portaient des robes très variées, celles notamment des capucins et des cordeliers, mais aussi des augustins, des carmes, des chartreux, des cisterciens, des doctrinaires, des mercédaires, des oratoriens, des trinitaires... Seuls manquent les jésuites, liés par leur vœu particulier d’obéissance au pape. Viennent ensuite le bas clergé séculier (37,5 %), où l’on remarque plusieurs enseignants et docteurs en théologie, et le haut clergé séculier (15,5 %), formé de vicaires généraux (d’autres diocèses que celui de Toulouse), de chanoines et de prieurs.
8La composition du clergé maçonnique toulousain est donc dans l’ensemble très proche de celle que l’on observe dans les autres villes de province (clergé régulier : 32 % ; bas clergé : 42 % ; haut clergé : 26 %), avec toutefois une différence sensible qui n’est peut-être pas sans signification pour notre propos : alors que le clergé paroissial représente généralement une part considérable du clergé maçonnique, il semble totalement absent à Toulouse, où, à notre connaissance, aucun curé ou vicaire des huit paroisses de la ville n’a été initié. Comment expliquer la méfiance des ecclésiastiques ayant directement charge d’âmes à l’égard de la maçonnerie ? Il est tentant de l’attribuer à l’action de l’AA (Associatio Amicorum), cette association secrète de spiritualité très influente parmi eux, et qui jouera un si grand rôle dans la résistance du clergé réfractaire toulousain à la Révolution9.
9Si l’Église tolérait la franc-maçonnerie, la franc-maçonnerie respectait et honorait l’Église. Nous n’avons pas trouvé dans les documents maçonniques antérieurs à 1793 la moindre trace d’anticléricalisme ; au contraire, les loges multipliaient les manifestations d’orthodoxie catholique et d’allégeance à l’Église.
10Les initiés assistaient ès qualités à de nombreux offices religieux, auxquels les statuts de leurs loges leur faisaient obligation de participer : messes du Saint-Esprit avant l’élection des officiers, grands-messes pour l’installation des dignitaires et les principales fêtes de l’ordre (la Saint-Jean d’été le 24 juin et la Saint-Jean d’hiver le 27 décembre), messes de requiem à l’intention des frères défunts, Te Deum pour fêter les événements politiques profanes (traités de paix ou naissances royales). Plusieurs fois par an, les francs-maçons toulousains se retrouvaient donc en corps, revêtus de leur costume de cérémonie, dans une chapelle de couvent (les Grands Augustins, les Cordeliers et les Carmes de préférence) ou de confrérie de pénitents (les bleus, les blancs et les gris surtout), pour suivre un service célébré généralement par un prêtre de leur loge. Ce fut le cas par exemple de la « grand-messe en faux-bourdon mêlée d’instruments de musique » chantée le 24 janvier 1781 dans la chapelle des Pénitents gris pour le repos de l’âme du frère Bressoles, entrepreneur de travaux publics, membre de la Française Saint-Joseph des arts10. D’autres occasions de fréquenter les églises (paroissiales celles-là) leur étaient offertes par les baptêmes de fils de maçons de condition modeste que les loges prenaient sous leur protection et considéraient ensuite comme leurs filleuls. L’acte de baptême de Jean-Baptiste Bouffanigues, fils du « servant » des Cœurs réunis, tailleur d’habits de son état, dressé le 13 décembre 1784 par l’abbé Mathieu, vicaire de Notre-Dame-du-Taur, porte ainsi les signatures du vénérable et de plusieurs membres de l’atelier, suivies de la mention de leur grade maçonnique11. De la naissance (pour certains « louvetons ») à la mort, en passant par l’étape essentielle de l’initiation au cours de laquelle il prêtait serment sur l’Évangile de saint Jean, le franc-maçon ne séparait donc pas son appartenance maçonnique de son appartenance à l’Église.
11On pourrait citer bien d’autres preuves du conformisme religieux des loges, qui tapissaient les façades des temples pour la Fête-Dieu et prenaient soin de fixer l’heure de leurs « tenues », qui avaient souvent lieu le dimanche, à une heure compatible avec l’assistance aux offices ; Saint-Joseph des arts la modifia à plusieurs reprises pour « faciliter aux frères l’exercice de leur religion ». Mais s’agissait-il seulement d’un conformisme extérieur ? Bien que les documents qui permettent de sonder les convictions profondes des initiés soient très rares, ceux dont on dispose révèlent au contraire une inspiration authentiquement et sincèrement chrétienne. Le Grand Architecte de l’Univers, à la gloire et sous les auspices duquel travaillent les maçons, n’est pas le Dieu lointain et abstrait des déistes, le « grand horloger » de Voltaire, mais bien le Dieu des chrétiens, incarné dans la personne du Christ. C’est ce que montre clairement la prière qui termine l’éloge funèbre du négociant Itey, prononcé dans le temple de la Sagesse le 28 mars 1782 par son confrère Lassalle :
Il ne nous appartient pas, Grand Architecte de l’Univers, de pénétrer dans l’abîme de vos jugements. Nous croyons que, quelques vertus que le maçon puisse avoir, il ne sera sauvé que par le bienfait de vos grandes miséricordes. Nous les implorons pour lui, ces miséricordes infinies [...]. Écoutez la voix du sang de Jésus-Christ votre fils, que nous avons fait couler sur l’autel du temple saint ; les portes de la sainte Sion respecteront l’empire de cette voix puissante, il entrera dans le repos de vos élus, il bénira, il louera votre nom adorable.
12Le Grand Architecte ne se distingue donc pas du Père de la Trinité chrétienne, puisque Jésus est son Fils, et l’orient éternel qui attend après leur mort les maçons vertueux et charitables n’est autre que le paradis du dogme catholique.
13Pourtant, de même que nous avons relevé dans certains secteurs du clergé des réticences à l’égard de la franc-maçonnerie, on peut déceler chez certains francs-maçons toulousains des réticences non pas sans doute envers l’Église ou la foi catholiques en tant que telles, mais envers une trop grande sujétion de la maçonnerie à la religion. Il ne s’agit certes pas d’anticléricalisme, mais d’un discret courant que l’on pourrait appeler « laïque », hostile à une influence excessive du catholicisme sur « l’art royal ».
14En voici quelques indices. En 1744, la Française s’abstient de faire prêter serment sur l’Évangile de saint Jean, « se contentant de la parole d’honneur du néophyte ». Plus significativement, en 1764, la Parfaite Amitié acquiesce à la proposition d’un de ses membres qui lui avait demandé « si la Maçonnerie n’ayant aucune relation avec la religion, il ne serait pas convenable de supprimer le statut qui prescrit à tous les frères de se rendre à la messe le jour de la Saint-Jean » : voici au moins un maçon qui ne voulait pas aller à la messe ! On remarque également que, contrairement à ce qui se passait généralement ailleurs, aucun ecclésiastique ne fut élu vénérable d’une loge toulousaine, alors que plusieurs ateliers ont porté à leur tète des protestants. En effet, si les loges refusaient habituellement d’admettre les non-chrétiens, c’est-à-dire les juifs (la Parfaite Amitié prit une délibération dans ce sens en 1764, mais un visiteur musulman fut reçu en 1784 aux Cœurs réunis), elles accueillaient volontiers les réformés et ne leur faisaient subir aucune discrimination. Cinq d’entre eux au moins, dont le banquier Isaac Courtois à Saint-Jean d’Écosse en 1787, présidèrent leur loge, où ils étaient pourtant toujours très minoritaires parmi leurs confrères catholiques. Cette pratique de la tolérance religieuse est sans doute ce qui séparait le plus nettement la franc-maçonnerie de la fin du XVIIIe siècle d’une Église qui n’était pas encore prête à l’accepter, comme le montrent les protestations du clergé contre l’édit de tolérance de 1787.
15Sous l’Ancien Régime, les relations entre la franc-maçonnerie et l’Église n’étaient donc pas tout à fait sans nuages ; mais elles excluaient l’antimaçonnisme aussi bien que l’anticléricalisme. Les choses vont commencer à évoluer sous la Révolution.
16Pendant les premières années de celle-ci, la maçonnerie toulousaine subit le sort commun de la maçonnerie française : mise en sommeil de la plupart des loges, tarissement du recrutement, paralysie progressive des rares ateliers qui maintiennent leurs activités dans des conditions de plus en plus difficiles. Tout au long de cette période de déclin, l’attitude religieuse des initiés ne semble pas s’être modifiée. Ils comptent encore quelques ecclésiastiques parmi eux (en 1792, la Sagesse a pour secrétaire l’abbé Samazan, un ancien chartreux devenu curé constitutionnel) et continuent à assister collectivement à des offices religieux : le 31 décembre 1792, la Sagesse fait dire une messe de requiem pour trois de ses membres dans l’église Saint-Exupère ; le 8 juin 1793, elle entend la messe du Saint-Esprit dans la chapelle des Augustins ; le 19 mars, Saint-Joseph des arts avait célébré sa fête patronale à l’église de la Daurade. Le 24 juin, les Vrais Amis réunis donnent un banquet pour marquer « le jour de la nativité de saint Jean ». En octobre, c’est toujours sur l’Évangile que les nouveaux initiés prêtent serment.
17Tout change à l’automne de 1793, lorsque les Montagnards, après avoir éliminé les Girondins à l’issue de la crise fédéraliste, s’installent solidement au pouvoir et instaurent la Terreur. Les quatre loges subsistantes – les Cœurs réunis, la Sagesse, Saint-Joseph des arts et les Vrais Amis réunis – connaissent alors une spectaculaire résurrection, qui s’accompagne d’un profond renouvellement de leur personnel ; à la suite du procureur général syndic Descombels, « le Robespierre du Midi », initié aux Cœurs réunis le 21 décembre 1793, elles reçoivent les principaux dirigeants du parti jacobin, les meneurs de la Société populaire, le président du directoire du département, le commandant de la place, les chefs de l’armée révolutionnaire... Ce bouleversement leur impose d’accorder leurs rites et leurs symboles à l’idéologie montagnarde triomphante12.
18S’étant constituées provisoirement « loges républicaines sous la protection des lois » et ayant pris « pour patron la Montagne au lieu et place de Saint-Jean », le 28 février 1794, elles brûlent leurs anciennes constitutions et révisent leurs statuts pour en effacer toute trace de l’Ancien Régime politique et religieux. Elles substituent le calendrier républicain au calendrier maçonnique, et fixent leurs tenues au décadi et au quintidi, à une heure permettant à leurs membres d’assister aux séances de la Société populaire. Les fêtes de la Saint-Jean d’été et d’hiver sont remplacées par les fêtes nationales des 31 Mai, 14 Juillet, 10 Août, 22 Septembre ; les officiers sont élus et installés le 31 mai, anniversaire de la chute de la Gironde, après que l’orateur a prononcé un « discours à l’Être suprême » au lieu d’invoquer le Grand Architecte. Les services religieux ayant été supprimés, les frères décédés reçoivent en loge des « honneurs funèbres » laïques. Bien que les registres ne le précisent pas, il est certain que l’Évangile a disparu du rituel de l’initiation. Rien ne s’oppose donc plus à l’admission de non-chrétiens : la Française des arts reçut au moins trois juifs, parmi lesquels le chef de la petite communauté qui s’était formée à Toulouse depuis le début de la Révolution, le colporteur Abraham Moïse, initié le 9 février 1794.
19Ces pratiques restèrent en vigueur, au-delà de la chute de Robespierre le 9 Thermidor, jusqu’à la fermeture des temples par le représentant en mission Mallarmé le 5 octobre 1794. Pendant près d’un an, les loges de Toulouse ont donc été des loges « montagnardes », politiquement inféodées au pouvoir jacobin et religieusement déchristianisées. Mais cette déchristianisation imposée par les circonstances était-elle profonde et sincère ? On peut en douter. Elle fut indubitablement facilitée par la mutation du recrutement, la plupart des maçons de l’an II n’ayant pas connu la maçonnerie catholique de l’Ancien Régime. Elle rencontra néanmoins quelques résistances, notamment à la Française des arts qui hésita longtemps à brûler ses constitutions et refusa de border de tricolore les cordons de ses dignitaires ; il est probable que ses réticences concernaient aussi les aspects religieux de la « républicanisation » qu’elle subissait visiblement à contre-cœur. Dès que le culte de l’Être suprême succéda au culte de la Raison, en mai 1794, les Vrais Amis réunis recommencèrent à invoquer le Grand Architecte. On peut enfin remarquer que l’arrêté de Mallarmé interdisant les réunions des « sociétés maçonniques » est pour l’essentiel consacré à la « guerre à mort » qu’il entendait livrer aux vestiges du culte catholique : si les loges avaient été à la pointe du mouvement déchristianisateur, les aurait-il incluses dans une mesure destinée précisément à parachever la déchristianisation ?
20Quoi qu’il en soit, elles ne tardèrent pas à reprendre leurs travaux. Autorisées par le successeur de Mallarmé, le frère Collombel, le 30 mars 1795, elles firent l’objet de violentes attaques de la part des thermidoriens et ils les suspendirent à nouveau après l’arrivée du successeur de Collombel, le très réactionnaire Laurence, le 29 avril. Mais elles les remirent en vigueur à partir d’octobre, et le Directoire fut pour la maçonnerie toulousaine, renforcée par le réveil de l’Encyclopédique en octobre 1797, une période de grande activité, que n’interrompra pas le coup d’État du 18 Brumaire.
21L’attitude religieuse des francs-maçons de l’époque thermidorienne et directoriale est d’abord marquée par la restauration de traditions abandonnées sous la Terreur. Dès leur réouverture par Collombel, les loges ont répudié le titre de la Montagne et repris celui de Saint-Joseph ou de Saint-Jean. Le calendrier maçonnique reparaît sur leurs procès-verbaux, elles se réunissent « le jour correspondant au ci-devant dimanche », elles fêtent la Saint-Jean et travaillent de nouveau « à la gloire du Grand Architecte de l’Univers ». Mais elles restent intimement liées, du fait de leur recrutement parmi les fonctionnaires et les militaires, au parti jacobin qui domine toujours Toulouse et lutte contre la renaissance du catholicisme. Le coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) entraîne le retour à certaines pratiques « républicaines » de l’an II : tenues le décadi et le quintidi, fêtes coïncidant avec les fêtes nationales, notamment celle de la République (le 22 septembre). Ce qui domine par conséquent, c’est la persistance, voire l’accentuation, de la laïcisation intervenue pendant la Terreur.
22Le clergé a définitivement déserté les temples ; les quelques ecclésiastiques qui demandent l’initiation sont désormais d’anciens prêtres constitutionnels ayant abandonné le sacerdoce pour l’action politique, comme Pierre Dardenne, ancien moine augustin, ancien curé d’Auriac, devenu professeur de mathématiques et rédacteur du journal officieux des autorités jacobines, L’Observateur républicain, reçu à l’Encyclopédique le 20 décembre 1797, ou Étienne-Bernard Saurin, ancien professeur au collège royal, ancien premier vicaire épiscopal, devenu homme de loi, admis par le même atelier le 1er janvier 1798. Du fait de la présence dans les loges de nombreux fonctionnaires, comme le commissaire central du Directoire Cazaux, reçu aux Cœurs réunis le 5 novembre 1797 quelques jours après sa nomination, il n’est évidemment plus question de fréquenter les églises desservies par des prêtres réfractaires ou même assermentés, puisque l’administration s’efforce alors de substituer le culte décadaire au culte catholique. Les maçons décédés reçoivent, à la place des anciennes obsèques religieuses, les honneurs d’« apothéoses funèbres », telles que celles que les Cœurs réunis organisèrent le 22 octobre 1798 pour le lieutenant de gendarmerie Antoine Daure, assassiné par les « brigands royaux » : cérémonie toute laïque, au rituel inspiré de l’antique, sans la moindre référence au Grand Architecte ou à l’Être suprême.
23Dans les dernières années de la Révolution, les loges toulousaines présentent donc un mélange de traditions d’Ancien Régime restaurées et d’innovations jacobines conservées ; mais, dans le domaine religieux tout au moins, celles-ci l’emportent nettement sur celles-là. C’est que, comme l’écrira plus tard le frère Boubée, « ces loges n’étaient plus fréquentées par les membres de la formation primitive ; elles étaient généralement composées d’hommes reçus pendant le règne de la Terreur, et dans le temple de la lumière elles travaillaient dans une profonde obscurité13 ». Il y eut pourtant une exception remarquable, que vient de signaler Jean-Pierre Lassalle14 : celle des Vrais Amis réunis, qui décidèrent le 26 juin 1795 de célébrer une messe « le dimanche à huit heures dans la maison du compagnon Henry, fleuriste près de l’hôpital de la Grave » ; le surlendemain, la loge se réunit en effet « après la messe », certainement dite par un prêtre réfractaire. Y en eut-il d’autres ? Le moment choisi par les Vrais Amis réunis était exceptionnellement favorable, le représentant Laurence favorisant ouvertement le renouveau du catholicisme et laissant libérer, le 30 juin, une centaine de prêtres réfractaires toujours détenus dans l’ancien couvent de Sainte-Catherine ; il est probable qu’après son rappel les maçons durent renoncer à assister à de telles messes semi-clandestines. Il n’en reste pas moins que la maçonnerie post-thermidorienne n’était pas unanime. Elle était traversée par deux courants : celui, vraisemblablement majoritaire, des héritiers des déchristianisateurs de l’an II, et celui, sans doute minoritaire, des initiés qui souhaitaient renouer avec la religion catholique.
24Sous le Consulat et l’Empire, la franc-maçonnerie toulousaine retrouva sa prospérité et son éclat d’avant 1789, ainsi que son caractère quasi officiel, mais non son unité religieuse. Certes, après le Concordat, certains maçons reprirent le chemin des églises, à l’occasion notamment des fêtes de Saint-Jean. Le 27 décembre 1802, les Vrais Amis réunis conduits par leur vénérable se rendirent en corps au « temple catholique » des ci-devant Pénitents bleus pour y entendre une grand-messe chantée par plusieurs musiciens, au cours de laquelle on distribua le pain bénit aux membres de la loge, à ceux des autres loges qui étaient présents et aux fidèles ; puis ils revinrent à leur local pour continuer leurs travaux et tenir un banquet. De même, le 24 juin 1803, sur proposition d’un frère tendant à « renouveler les anciens usages », ils firent précéder l’installation de leurs officiers d’une grand-messe chantée dans l’église paroissiale de la Daurade15. Mais, à la même époque, apparaissaient dans d’autres ateliers les premières manifestations explicites d’anticléricalisme. Au « comité général » des loges convoqué en janvier 1806 pour mettre sur pied les réjouissances consécutives à la victoire d’Austerlitz et à la paix de Presbourg, le délégué d’une loge de création récente, Napoléomagne, proposa de faire chanter dans une église de la ville une messe, un Te Deum et un Vivat in aeternum, conformément aux anciennes traditions de l’ordre. Deux ateliers acceptèrent, mais cinq refusèrent, parmi lesquels quatre de ceux qui étaient restés en activité pendant la Révolution (les Cœurs réunis, l’Encyclopédique, la Sagesse et Saint-Joseph des arts). Leurs commissaires « affichèrent l’irréligion, marquèrent du mépris pour les anciens usages des francs-maçons, qui ont constamment fait chanter des messes en action de grâce au Grand Architecte de l’Univers lors des événements heureux pour la patrie ou ses souverains, traitèrent d’absurdité les cérémonies religieuses ». Ils organisèrent donc de leur côté une fête maçonnique purement civile, que présida le frère Resplandy, vénérable de l’Encyclopédique, un des premiers membres du club des Jacobins ; on y entendit un cantique du frère Saurine, l’ancien vicaire épiscopal constitutionnel, terroriste notoire.
25Cet incident, le premier du genre, est « révélateur de la fissure ou de la fêlure qui se produit à l’intérieur de l’ordre à l’égard de la religion et du clergé, et qui ne cessera de s’aggraver au cours du XIXe siècle jusqu’à la victoire du parti laïque16 ». À Toulouse comme ailleurs, celle-ci n’interviendra que beaucoup plus tard, à la fin du Second Empire17. Mais, à Toulouse, dès l’époque révolutionnaire, la franc-maçonnerie a commencé à s’émanciper de l’Église ; un courant né de la déchristianisation de l’an II y est à l’œuvre, qui prépare la rupture sur laquelle, près de deux siècles plus tard, catholiques et francs-maçons français essaient de revenir aujourd’hui.
Notes de bas de page
1 Jules Romains, « Église-Anti-Église », dans Recherche d’une Église, t. VII des Hommes de bonne volonté.
2 Église-maçonnerie : condamnations ou malentendu ? Deux siècles de conflits, Actes du colloque de Toulouse des 7-8 février 1987, Toulouse, 1987.
3 José Antonio Ferrer-Benimeli, Masoneria, Iglesia e Ilustración. Un conflicto político-religioso, Madrid, Fundación universitaria española, 1976-1977.
4 Parmi les prélats qui ont répercuté la condamnation pontificale, le plus connu est l’évêque de Marseille, Mgr de Belsunce ; mais ses mandements des 14 janvier 1742 et 3 février 1748 restèrent sans effet.
5 Sur l’histoire de la franc-maçonnerie toulousaine au XVIIIe siècle, consulter Michel Taillefer, La franc-maçonnerie toulousaine sous l’Ancien Régime et la Révolution. 1741-1799, Paris, Commission d’histoire de la Révolution française, 1984, 312 p.
6 Jean de Barnewall était premier surveillant de la loge fondée et présidée par son frère Richard.
7 « Les origines de la franc-maçonnerie à Toulouse », Bulletin de littérature ecclésiastique publié par l’Institut catholique de Toulouse, octobre-décembre 1947, p. 243.
8 Daniel Ligou (dir.), Histoire des francs-maçons en France, Toulouse, Privat, 1981, p. 105.
9 Jacques Godechot, « Quel a été le rôle des Aa pendant l’époque révolutionnaire ? », dans Regards sur l’époque révolutionnaire, Toulouse, Privat, 1980, p. 85-94.
10 Affiches de Toulouse, 31 janvier 1781, p. 18.
11 Archives municipales de Toulouse, GG 717, fol. 91.
12 Michel Taillefer, « Les loges montagnardes de Toulouse », dans La franc-maçonnerie dans la Révolution française, Actes du colloque de Paris des 4 et 5 mars 1989 [voir infra p. 149-154].
13 Jean-Simon Boubée, Précis historique de la Franc-Maçonnerie, ou Souvenirs maç:. du F:. Boubée, Officier d’honneur du Grand Orient de France et Doyen de la Maçonnerie française, Paris, Lebon, 1866, p. 44.
14 Jean-Pierre Lassalle, « La franc-maçonnerie en vicomté de Turenne et en Quercy avant la Révolution », Révolution et tradition en vicomté de Turenne (Haut-Quercy – Bas-Limousin, 1738-1889), Saint-Céré, Association des amis du passé de Saint-Céré, 1989, p. 138.
15 Renseignement aimablement fourni par Jean-Pierre Lassalle.
16 Pierre Chevallier, Histoire de la franc-maçonnerie française. La maçonnerie, missionnaire du libéralisme (1800-1877), Paris, Fayard, 1974, p. 94.
17 Deux siècles d’histoire de la R:. L:. l’Encyclopédique, 1737-1987, Or:. de Toulouse, Toulouse, 1987, p. 169.
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