Questionnement et démarche
p. 61-90
Texte intégral
1DEUX CONCLUSIONS émergent de la revue de travaux que nous avons présentée. La première indique que, malgré l'importante littérature produite sur ce thème, l'usager a rarement été pris en considération et que, lorsque ce fut le cas, ce fut souvent de façon collective, abstraite et parcellaire à travers des recherches sur la domination ou le pouvoir d'influence de l'environnement sur l'organisation et les politiques publiques, ou encore de manière détournée à travers la relation de service. Or l'usager qui nous intéresse est cet « usager ordinaire » qui apparaît dans l'analyse des relations de service, mais qui pourrait, en complément de ce que nous avons appris, être appréhendé indépendamment d'une situation d'interaction. Nous voudrions aborder le rapport qu'entretiennent les usagers au service public comme un rapport social qui se nourrit des expériences concrètes (relations de service) mais aussi des représentations, des jugements, des valeurs, des critiques plus générales sur ses personnels, sa dimension publique, ses missions, en somme l'ensemble des éléments qui permettent de lui donner du sens.
2La deuxième conclusion que nous énonçons c'est que notre intérêt pour la question de l'usager rejoint les travaux qui s'interrogent sur les transformations que connaissent les services publics. Il nous semble en effet que le contexte actuel des services publics introduit des questions importantes relatives à la manière dont l'usager se positionne face à eux. Nous souhaiterions ainsi comprendre quel rapport entretiennent les usagers au service public dans un contexte de marchandisation, de concurrence, de libéralisation et de déréglementation. À ce propos, nous avons vu que de nombreux arguments peuvent être invoqués pour dire que le rapport qu'entretiennent les usagers au service public est à bien des égards proche de celui que les consommateurs et les clients entretiennent avec des organisations marchandes. Cela signifie-t-il pour autant que le rapport des usagers au service public se réduit à un rapport de type commercial ? Un certain nombre d'indices nous laisse penser que rien n'est aussi sûr, ni aussi simple, et que la figure citoyenne de l'usager n'est peut-être pas aussi absente qu'on pourrait le penser.
3Pour le montrer, nous nous proposons, dans un premier temps, d'interroger la définition de l'usager comme client-consommateur en indiquant que les éléments avancés pour montrer l'existence d'un rapport marchand peuvent être nuancés, voire même contestés. En nous appuyant sur des recherches et des exemples actuels, nous soulignerons par ailleurs que de nombreux éléments empiriques peuvent être présentés pour montrer que l'usager-citoyen n'est pas seulement une figure rhétorique ou théorique. Partant de là, nous proposerons de nuancer l'idée d'un glissement de l'usager au client-consommateur et nous formulerons une hypothèse de recherche. Dans le prolongement de cette hypothèse nous présenterons le terrain empirique que nous avons retenu et la démarche de recherche que nous avons suivie, pour décrire enfin la manière dont nous avons procédé pour conduire notre analyse.
Peut-on réduire le rapport au service public à un rapport marchand ?
4Les arguments généralement avancés pour évoquer l'existence d'un rapport marchand des usagers au service public reposent sur trois grandes idées que l'on peut synthétiser comme suit :
5La première concerne la plupart des réformes récentes, mais aussi la dérégulation, la privatisation et la disparition de certains monopoles publics. Ces évolutions montrent que les services publics ont transformé leur rapport aux usagers en s'adressant de plus en plus à des clients qu'ils veulent satisfaire plutôt qu'à des besoins collectifs.
6La deuxième idée est liée au nouveau statut dont l'usager dispose face à la marchandisation de l'offre de certains services publics et à leur ouverture à la concurrence. La nouvelle liberté d'acheter et de choisir est ainsi évoquée pour souligner que l'usager devient un client-consommateur, puisqu'il peut comparer les prestations offertes et les adopter en fonction de leur qualité et de leur prix et que c'est ce qui fait désormais l'objet de toute l'attention des services publics.
7La troisième idée repose sur le constat que les usagers sont au fil des ans devenus plus exigeants et revendicatifs vis-à-vis de l'offre de service. L'augmentation des réclamations et des critiques adressées au service public, ainsi que la formulation d'attentes sur la qualité et les prix, forge l'image d'usagers de plus en plus semblables à des clients-consommateurs.
Le client-consommateur est-il le produit d'une offre ?
8Commençons par aborder l'idée selon laquelle le mouvement de l'usager au client-consommateur pourrait s'expliquer parce que l'usager a des attentes de plus en plus marchandes, que le service public cherche désormais à satisfaire. Il nous semble nécessaire de se demander si l'offre s'est réellement adaptée aux attentes et critiques de plus en plus marchandes des usagers ou si l'offre ne s'est pas focalisée sur une demande qu'elle supposait principalement marchande. Neuville (1999) a bien montré ce type de paradoxe en soulignant la transposition du modèle marchand dans l'organisation, à l'endroit même où le client n'existe pas. Une telle question mérite d'être posée à propos des services publics. On peut en effet se demander si l'usager client-consommateur n'est pas qu'une figure rhétorique qui sert d'alibi pour légitimer les réformes des services publics. Cette question n'est pas incongrue quand on sait que le client-consommateur devient le centre de toutes les préoccupations des services publics, précisément au moment où l'on cherche à faire évoluer l'organisation du travail de ces services. C'est d'une certaine manière ce que dit Jeannot (1999) quand il écrit que « si le client devient la référence obligée de tout discours managérial, c'est comme la marque d'une volonté de mise en cause d'une pratique bureaucratique ». La précision qu'apporte Cochoy (2002a) quand il indique que l'irruption du client dans les organisations publiques n'est pas seulement liée à la diffusion d'une idéologie néolibérale, mais doit aussi se comprendre comme le résultat de la migration d'innovations techniques héritées du marketing social (1999a) et de la normalisation industrielle (1999b) pourrait également nous conduire à abonder dans ce sens.
9Les nombreuses contributions qui indiquent l'existence de décalages entre l'offre et les attentes des usagers nous invitent par ailleurs à voir combien les publics ne sont saisis que partiellement par les services publics. À ce propos, Borzeix (1995) a clairement indiqué, à partir d'une recherche sur le service rendu chez EDF-GDF, « que la qualité d'un service n'est pas nécessairement la même chose considérée du point de vue de l'usager, de l'agent ou encore de l'organisation ». Un tel constat n'est pas anodin quand la qualité du service rendu à l'usager repose exclusivement sur des opérations techniques (efficacité, rapidité des procédures), contractuelles ou financières prévues dans la définition officielle des tâches. Rappelons également le travail entrepris par Warin (1999b) sur différents ministères qui le conduit à montrer que « la performance publique n'est pas pour les usagers des services publics qu'une simple affaire d'efficacité managériale ou de qualité ». C'est à un constat identique qu'il aboutit quand il montre que la modernisation des services publics s'est faite au nom de l'usager, sans tenir compte de la variété des situations locales et de la diversité des publics concernés (2000). En somme, de nombreuses recherches ont en commun de montrer que la volonté de mieux répondre aux attentes des usagers en améliorant la qualité des prestations fournies, s'est focalisée sur l'image d'un usager client-consommateur, alors que l'usager n'est pas réductible à une telle figure. Devant un tel constat, on peut se demander s'il est possible de considérer que l'offre n'a fait que s'adapter à la demande des usagers.
10Les réformateurs des services publics répondraient sans doute en renvoyant aux consultations et aux réponses obtenues aux enquêtes-qualités qu'ils réalisent auprès de leurs publics. Mais peut-on se limiter à celles-ci pour définir les besoins et les attentes du public quand on sait que les indicateurs retenus par les services publics pour saisir leurs aspirations ne permettent pas de comprendre la diversité des attentes et des critiques qu'ils formulent ? On est alors conduit à rejoindre Borzeix (1995) lorsqu'elle se demande ce que recouvrent les termes de « besoins » ou « d'attentes » des usagers quand les innovations organisationnelles ont consisté, d'une part, à tourner l'organisation vers le client et, d'autre part, à faire remonter des informations émanant de la construction des attentes de l'usager comme étant spécifiquement marchandes pour légitimer les visées des managers.
11L'usager-citoyen est donc peut-être devenu, du fait des logiques de la modernisation, un point aveugle et marginalisé. Cela ne met pas en cause l'existence du client-consommateur, cela signifie simplement qu'à force d'avoir cherché à transférer aux services publics les modèles gestionnaires du privé, les services publics ont peut-être ainsi négligé la dimension proprement citoyenne des usagers en assimilant leurs attentes à des préoccupations marchandes. On peut en effet se demander si les services publics n'ont pas d'une certaine manière concentré leur attention sur une certaine demande, contribuant du même coup à donner beaucoup d'audience au client-consommateur plutôt qu'à l'usager-citoyen. Cette question est importante parce qu'elle conduit à se demander si l'usager-citoyen n'a pas tout simplement été négligé alors même qu'il est toujours présent.
La possibilité de choix suffit-elle à faire de l'usager un client-consommateur ?
12Au-delà des arguments qui reposent sur la transformation de l'offre de service public et de la montée des aspirations marchandes des usagers, le contexte nouveau de concurrence et de possibilité de consommer des biens et services est également utilisée pour montrer que, comme les clients-consommateurs, les usagers disposent désormais d'un pouvoir d'achat et peuvent choisir leur consommation.
13L'argument qui nous semble ici discutable est celui qui opère un lien entre le passage du monopole à l'ouverture à la concurrence et le passage de l'usager au client-consommateur. L'idée qui prévaut pour faire ce lien repose sur le fait que l'usager dispose désormais de choix dans sa consommation et peut exprimer des préférences. On a ainsi l'habitude d'opposer le client-consommateur à l'usager décrit comme utilisateur captif des biens et services proposés. Ce qui caractérise l'usager et le différencie du client c'est qu'il est obligé d'utiliser certains services publics pour obtenir leurs prestations. On oublie toutefois de souligner que dans certains services publics, la possibilité de choix existait souvent bien avant la fin de certains monopoles68.
14Si nouveauté il y a, celle-ci se manifeste en fait par l'existence de la potentialité nouvelle de chaque usager de pouvoir faire des choix, dans un même secteur d'activité, entre des services identiques et concurrents. C'est le cas des télécommunications où de nombreux opérateurs de téléphonie fixe proposent des formules d'abonnement semblables mais concurrentes. Pourtant, suffit-il que les usagers aient avec l'ouverture des marchés la possibilité pratique d'opérer des choix marchands pour devenir des clients-consommateurs ? Il nous semble possible de répondre positivement à cette question si l'usager se saisit du nouvel espace de possibilités que lui procure l'ouverture à la concurrence pour faire des choix. Est-ce toujours le cas ? S'il y a bien un marché à la place du monopole, la question qui se pose est de savoir si tous les usagers souhaitent se comporter ou sont en mesure de se comporter comme des clients-consommateurs sur ce marché. Ainsi, si le choix est une condition qui permet et encourage l'existence de l'usager client-consommateur, elle ne nous paraît cependant pas suffisante pour dire que l'ensemble des usagers sont ou deviennent des clients-consommateurs.
15Par ailleurs, peut-on systématiquement considérer qu'un acte de choix est irrémédiablement conçu par l'usager comme un acte marchand ? Le client-consommateur qui recherche l'optimum économique n'est pas un mythe, mais il est sans doute loin de constituer une réalité générale. Rien ne dit, en effet, que ce que compare l'individu doive être uniquement pensé en termes de prix et de qualité des prestations offertes. C'est une réalité sociale bien connue de ceux qui se sont intéressés aux usagers de l'école. Le choix d'un établissement ne se réalise en effet pas seulement en fonction de critères de réussite de l'élève et de qualité de l'enseignement et donc de fondements plutôt consuméristes, mais aussi en fonction de critères plus idéologiques (Tournier, 1997). C'est l'inscription préalable du choix dans le modèle marchand qui conduit à considérer comme paradoxal que l'arbitrage entre plusieurs produits et services puisse se réaliser sur des bases plus idéologiques, mais aussi morales (Steiner, 2001 a et b). Dans le modèle marchand, ne pas choisir ce qui est moins cher et de meilleure qualité, c'est faire une mauvaise affaire, c'est se faire exploiter ou se sacrifier. Cette vision des choses n'est pas fausse, mais pas toujours suffisante pour rendre compte des choix.
16À partir de ces quelques considérations, on voit bien la fragilité de l'idée que le client-consommateur se substitue à l'usager du fait qu'il a la possibilité de faire des choix et d'adopter une conduite d'acheteur. Ce que nous voulons dire c'est que la situation de concurrence n'est pas suffisante pour faire de l'usager un client-consommateur. Encore faut-il qu'il ait conscience qu'il dispose de nouvelles marges de manœuvre, qu'il s'en saisisse et les utilise dans un sens marchand. Ce n'est donc pas seulement parce que l'environnement change et procure à l'usager de nouvelles opportunités marchandes qu'il devient un client-consommateur, mais du fait qu'il se positionne en tant que tel sur ce qu'il considère être un marché et mobilise un raisonnement marchand. Or, en la matière, personne mieux que l'usager ne sait comment il se positionne face aux transformations des services publics et quelles raisons il évoque pour arbitrer dans les choix qui lui sont offerts.
La figure de l'usager-citoyen
17À ce point de notre réflexion, il nous semble que l'évolution marchande de l'organisation de l'offre des services publics, l'augmentation des exigences consuméristes des publics et l'ouverture à la concurrence ne sont pas des arguments contestables mais ne sont pas suffisants pour dire que les usagers n'entretiennent qu'un rapport purement marchand au service public. S'ils permettent de montrer que des changements se sont produits du côté de l'offre (au sens large) et que l'usager apparaît dans certaines situations sous les traits d'un client-consommateur, ils ne permettent pas de conclure à une transformation radicale de l'usager en client-consommateur. Suivant en cela divers auteurs nous voudrions souligner que la figure citoyenne de l'usager n'est pas qu'une figure rhétorique ou théorique (Leca, 1986), mais montrer que des situations et des événements indiquent de manière concrète l'existence d'un rapport spécifique au service public.
Le droit d'évaluer et de participer
18Un des arguments communs à la plupart des travaux sur les usagers est de dire que leur rapport au service public ne se réduit pas à l'achat et à la vente. C'est ce que dit par exemple Borzeix (1995) quand elle énonce que la relation au service public ne peut être comprise comme une simple relation à un service qui serait public et dont l'objet serait de fournir des prestations. De nombreuses recherches ont ainsi montré que les usagers ne se perçoivent pas comme de simples acheteurs d'une offre. Pour Chauvière et Godbout69, ce qui distingue l'usager du client-consommateur, c'est qu'il n'est pas dans un rapport d'extériorité au service offert. Pour eux, l'usager est lié à la production du service au titre de membre du système politique dont les services publics font partie. Il est un citoyen parce que son appartenance à une communauté nationale lui a permis d'élire ceux qui participent à la gestion de l'État et donc des services publics. L'usager serait par voie de conséquence plus concerné par la gestion collective et plus enclin à trouver légitime de se prononcer sur la gestion des affaires publiques. L'exemple le plus commun illustrant cette situation est celui des parents d'élèves réunis en association pour qui participer à la gestion de l'établissement scolaire est un droit légitime fondé sur le sentiment que l'usager doit prendre part aux décisions qui concernent la chose commune.
19Si l'usager n'est pas un simple destinataire de l'offre des services publics, c'est aussi parce qu'il trouve fondé que ces derniers se soumettent à un certain nombre de règles ou de normes spécifiques. À ce titre, le service public est comptable de ses actes devant les usagers et les usagers sont des contrôleurs de l'action menée. Pour Warin (1992), la citoyenneté de l'usager se réalise quand il se positionne en évaluateur du service public. On retrouve cette figure de l'usager quand le respect des principes réglementaires de mutabilité, de continuité et d'égalité est mis en cause. C'est le cas lorsque, dans les grèves des transports parisiens, l'usager n'accepte pas d'être « pris en otage » et réclame que soit rétablie la règle de continuité inhérente aux attributions légales du service public. Il rappelle ainsi que le service public doit répondre au besoin fondamental de mobilité des citoyens. C'est aussi le cas quand des usagers se regroupent en association ou en comité pour rappeler au service public ses obligations légales d'égalité d'accès et de desserte du territoire. Le Comité pour la réouverture de la ligne SNCF. Cannes-Grasse fait ainsi valoir son droit à disposer d'un réseau ferroviaire pour pouvoir, comme l'ensemble des citoyens français, se déplacer et ne pas vivre dans une enclave qui ferait de ces voyageurs des exclus. Ce cas n'est pas isolé. Partout en France existent des mobilisations locales qui réclament le maintien des services publics et des principes qui fondent leur légitimité. On peut alors, comme le signale Quin (1997), considérer que dans ces situations les usagers se souviennent « qu'ils sont aussi citoyens et entendent, à ce titre, pouvoir donner leur avis en temps et heure, être informés avec transparence, et donner quitus ou non à ceux qui affirment agir au nom du bien public ».
20Ce qu'il y a finalement de commun à l'ensemble des situations évoquées, c'est qu'elles indiquent que les usagers peuvent estimer avoir le droit d'attendre que le service public se conforme à ses attributions, le droit de porter un regard sur la gestion des affaires publiques et le droit d'y participer.
Les référents moraux et idéologiques des usagers
21La conduite qu'attendent les usagers du service public repose également sur l'idée que ce dernier doit œuvrer pour l'intérêt général. Le service public peut alors être présenté par certains usagers comme devant répondre aux aspirations de la société, à l'utilité publique, veiller au bien-être de chacun. Il doit faire preuve de responsabilité et d'impartialité. Ces dispositions, inscrites dans la manière dont certains usagers se représentent le service public, ont été particulièrement visibles pendant les tempêtes de décembre 1999. La presse s'est fait l'écho de nombreux témoignages d'usagers satisfaits de trouver ou de retrouver dans France Télécom et EDF des services publics capables de se mobiliser massivement pour rétablir les réseaux électrique et téléphonique endommagés par les intempéries.
22Le rapport des usagers au service public renvoie donc aussi à un ensemble de valeurs et de principes souvent très éloignés de son fonctionnement réel. C'est l'idée que soutient Chevallier (1987) quand il déclare que le service public a été érigé en France à la hauteur d'un véritable mythe. Il suffit d'observer les situations où le service public est mis en concurrence avec le privé pour voir à quel point l'idée même de le transformer apparaît pour certains comme une véritable dérive. L'association Eau Secours, dont l'objectif est d'améliorer le contrôle et le fonctionnement des services publics de l'eau et de l'assainissement à Grenoble, s'est ainsi mobilisée pour protester contre la dérive marchande de la gestion de l'eau. Pour cette association, le service public est une garantie contre les logiques mercantiles du privé : « L'eau, ressource vitale, ne doit pas être considérée comme une marchandise au service d'intérêts privés ». Il existe même, depuis 1992 à St Etienne, une association nommée Eau Service Public qui veut représenter tous « ceux qui pensent que le service public est une valeur républicaine qu'il faut défendre. Que l'eau est un besoin vital ne pouvant être traité comme une marchandise et qu'elle doit en conséquence appartenir à la collectivité et non à des groupes financiers dont le seul but est de réaliser des profits. »70
23Partout en France existent des mobilisations locales qui font ainsi valoir les valeurs et principes censés fonder le service public. Le combat mené par la Fédération Nationale des Usagers des Hôpitaux Publics de Proximité (FNUHPP) en est une autre illustration. Elle soulève le problème d'égalité d'accès aux soins des usagers des hôpitaux de province. Selon elle, la médecine hospitalière, parce qu'elle relève de missions de service public, doit se situer à proximité des usagers. La fermeture des petites structures au bénéfice des grandes concentrations hospitalières situées dans les grandes agglomérations ou chefs-lieux de région ne répond plus aux exigences qui incombent au service public hospitalier. Cette association défend une certaine conception de la société où chacun doit disposer, en matière de qualité des soins, des mêmes chances et des mêmes moyens. Au nom de principes moraux associés au service public, elle refuse que celui-ci se délite en produisant de l'exclusion. Parce que, pour elle, le service public répond à des valeurs de solidarité et d'assistance, il doit garantir les droits fondamentaux des citoyens à la santé. Derrière le droit de tout un chacun à obtenir des prestations, c'est la responsabilité du service public qui est ainsi engagée, une responsabilité qui concerne le rôle qu'il doit jouer au sein de la société. En présentant la nécessité d'intégrer les plus faibles et les plus démunis au moyen d'une politique volontariste, de nombreux témoignages d'usagers donnent le sentiment d'adhérer à des principes vertueux qui invitent naturellement à penser à une forme de civisme.
24On retrouve aussi la trace de tels principes dans les interactions de guichet. L'analyse des relations de service a mis en lumière l'importance des jugements de valeur que formulent les usagers sur l'issue de la rencontre. Warin (1993, 1999a) montre que les usagers peuvent conduire les agents à justifier leurs actes en réaffirmant une idée du bien commun qui rende acceptable la prestation rendue. On retrouve aussi ce principe moral quand il montre que le sentiment que nourrissent les usagers d'être justement ou injustement traités relève de l'équité, de la solidarité sociale, du principe de précaution, et de la responsabilité dont doivent faire preuve les services publics (1999b).
25Pourtant de ces quelques exemples, on peut voir que, dans de nombreuses situations, les usagers peuvent attribuer au service public des principes et des valeurs morales. Que ces principes et ces valeurs reposent sur une conception mythique du service public (Hasting, 1999) souvent très éloignée de son fonctionnement réel n'a que peu d'importance. Que le service public soit ou non un mythe n'enlève rien aux croyances et convictions qui peuvent animer les usagers face au service public.
L'appartenance des usagers à un collectif
26Lorsque des usagers disent que l'objet du service public est de répondre à des besoins collectifs, ils témoignent du rapport qu'ils entretiennent aux autres. Ce qui est en effet souvent mis en avant dans les travaux sur les usagers, et que l'on retrouve dans les exemples que nous avons évoqués plus haut, c'est que les usagers ne se présentent pas seulement comme s'ils cherchaient à obtenir un service adapté à une situation locale ou personnelle, mais comme s'ils agissaient en référence à un besoin collectif concernant tous les usagers. Ce qui apparaît comme une nouvelle caractéristique de la figure citoyenne de l'usager, c'est que ce dernier peut se définir comme un élément d'un collectif auquel il appartient et peut se sentir responsable des autres. L'étude des relations de service est encore éclairante sur ce point quand elle montre que les usagers sont capables de se soucier d'autrui, de faire preuve d'empathie, ce qui les conduit à faire des concessions et à pondérer leurs demandes individuelles pour que se réalise la prestation. Warin (1999a), en parlant de « citoyenneté de guichet », a ainsi mis en lumière la capacité de l'usager à raisonner du point de vue de l'intérêt commun et son aptitude à s'accorder avec l'agent sur un intérêt général ou collectif à respecter. L'usager-citoyen apparaît alors sous les traits d'une conscience de l'autre, conscience de ne pas être seul et d'agir toujours vis-à-vis des autres.
27Face à l'idée que le rapport des usagers au service public s'organise selon des considérations de calcul marchand et d'optimisation d'une situation personnelle, il semble donc utile d'ouvrir la perspective d'un rapport civique. C'est en tout cas ce que nous invitent à faire l'ensemble des contributions et exemples que nous avons évoqués. Ils montrent que, face à un service public, les usagers peuvent estimer avoir des droits, faire valoir un attachement aux principes moraux que véhiculent les services publics, ou encore se présenter comme les membres d'un collectif. Ceci permet de voir que la figure citoyenne de l'usager repose en fait sur la façon dont celui-ci se présente et présente son rapport au service public. C'est en effet par la mobilisation d'un registre civique qui se réfère au sens politique du service public, plutôt que par recours à un registre marchand fondé sur des préférences individuelles et matérielles que la figure citoyenne de l'usager apparaît.
Hypothèse et méthodologie de recherche
28À l'issue des considérations précédentes, le constat qui s'impose à nous, pour définir le rapport des usagers au service public, est que ce dernier s'organise autour de références « marchandes » et « civiques ». On peut dès lors décrire le rapport qu'entretiennent les usagers au service public comme la combinaison d'un rapport politique, historique et national au service public, avec la venue plus récente d'un rapport marchand. Ce constat rejoint la plupart des travaux qui ont abordé cette question lorsqu'ils ont, soit souligné que l'usager était devenu en bien des points assimilable à un client-consommateur, soit cherché à présenter l'existence d'une forme de citoyenneté dans sa conduite, soit évoqué la question en indiquant simplement que l'usager est plusieurs figures à la fois et qu'il entretient plusieurs types de relation au service public.
29Pourtant, à l'exception de quelques travaux comme ceux de Warin (1993,1999), les recherches empiriques sont restées relativement discrètes sur la combinaison d'un rapport utilitariste et civique au service public. L'usager a, la plupart du temps, fait l'objet d'une division, d'un partage, comme si l'enjeu avait été de donner des images idéal-typique du client-consommateur ou du citoyen pour mieux les faire exister. Il nous semble donc intéressant de confronter la question du profil marchand et civique des usagers à une démarche empirique pour mieux comprendre le rapport qu'ils entretiennent au service public.
L'hypothèse de recherche
30Dans la conjoncture de changement qui affecte certains services publics (ouverture à la concurrence, marchandisation de l'offre, privatisation, déréglementation), les usagers ont la possibilité d'adopter des stratégies et des comportements variés : fidélité, défection et prise de parole71. L'hypothèse que nous faisons est que les raisons qui conduisent les usagers à adopter ces conduites ne se réduisent pas à celle du client consommateur qui cherche à maximiser ses avantages, mais reposent aussi sur des références plus politiques, plus civiques. Autrement dit, nous supposons que derrière le choix par exemple de rester chez France Télécom, de la quitter ou de s'en plaindre, se joue non seulement la préoccupation de gagner de l'argent et de la qualité, voire de ne pas en perdre, mais aussi la préoccupation de soutenir le service public ou de le délaisser, ainsi que la volonté de lui manifester son mécontentement.
Les questions soulevées par l'hypothèse
31La formulation de notre hypothèse de recherche contient des implicites qu'il nous faut aborder. Lorsque nous supposons que les usagers sont capables de mobiliser des raisons civiques et des raisons marchandes, nous admettons que la plupart des usagers disposent aujourd'hui d'une connaissance des caractéristiques associées à l'image du service public et de celles sur lesquelles se joue l'économie marchande. S'il faut relativiser notre propos en disant que nous ne pensons pas que tous les usagers disposent d'une connaissance avancée (celle d'un expert), nous pensons néanmoins que la plupart d'entre eux disposent d'une connaissance minimale, même si celle-ci est éminemment variable en fonction des individus et parfois limitée à des lieux communs. Pour cette raison, il nous semble que l'on peut supposer que les usagers disposent d'une double compétence. On peut imaginer qu'ils peuvent à la fois faire valoir leur intérêt de client-consommateur pour obtenir de meilleures prestations, tout en se référant à la logique du service public pour, par exemple, critiquer la bureaucratie ou convoquer les principes de justice qu'ils associent au service public.
32Cette double compétence des usagers soulève également des interrogations sur leurs perceptions et attentes à l'égard du service public. On peut supposer, dans le prolongement de notre hypothèse, que les usagers attendent d'être traités avec la même attention que les clients de n'importe quelle entreprise sur le marché et souhaitent que les principes égalitaristes propres au service public soient par exemple maintenus. Si tel est le cas, cela signifie que les usagers mêlent dans un même rapport au service public des intérêts particuliers avec l'intérêt général et témoignent de la sorte d'un niveau d'exigence deux fois plus élevé que vis-à-vis d'un service marchand. Ne peut-on alors supposer que ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, que ce qui est normal et ce qui l'est moins, repose sur le sentiment qu'ont les usagers que le service public doit à la fois répondre à des activités marchandes et aux prérogatives collectives qui leur sont propres.
33En même temps, la possible conjugaison de références marchandes et civiques suggère de réfléchir à l'opposition, au conflit et à la coexistence qu'elles présentent. Boltanski et Thévenot72 soulignent à ce propos qu'il est de tradition en France d'opposer le monde marchand au monde civique, l'intérêt privé et l'intérêt général. Le monde marchand, caractérisé par l'individualisme, est ainsi présenté comme le contraire des valeurs démocratiques et collectives du monde civique. C'est précisément l'idée que le client-consommateur est un individu privé, cherchant d'abord à optimiser son intérêt économique dans le cadre du marché, alors que l'usager-citoyen est un individu qui, au nom de valeurs, participe à une communauté de droits, égal aux autres, investit de sa personne au nom du bien public. Il y a ainsi toujours l'idée que l'usager client-consommateur et l'usager-citoyen sont, soit des individus distincts, soit sont confrontés à des contradictions. La nature des arbitrages entre intérêt matériel et intérêt collectif, les dissonances et surtout les ambivalences auxquelles les usagers sont confrontés face au service public doivent ici faire l'objet d'une grande attention. On peut à ce sujet se demander si, face au service public, les usagers ne sont pas conduits à agir contre leur intérêt économique ou à le tempérer pour des raisons plus civiques. On peut au contraire, se demander si, pour des raisons de gain économique, ils ne sont pas conduits à délaisser des valeurs civiques (égalité d'accès, redistribution, traitement des plus défavorisés, etc.) généralement associées au service public. L'usage de motivations mixtes, c'est-à-dire la référence à des intérêts particuliers avec celle de l'intérêt général est donc centrale. Pour reprendre la terminologie de Weber73, c'est la coexistence d'une rationalité en valeur et d'une rationalité en finalité qui est finalement posée par l'association des valeurs issues d'une logique de service public et celles issues d'une logique de marché.
Les usagers de France Télécom comme terrain de recherche
34S'il y a spécificité à penser l'articulation entre des références marchandes et civiques pour comprendre le rapport des usagers à un service public, rappelons que notre travail s'inscrit pleinement dans la préoccupation très actuelle qui est de comprendre la position qu'adopte le public face aux transformations des services publics. Notre choix s'est porté sur les usagers de téléphonie fixe de France Télécom en tant qu'entreprise publique dotée de missions de service public. Ce choix n'est ni le fruit du hasard, ni celui imposé par des questions de faisabilité, mais un choix qui repose sur l'idée que France Télécom se prête mieux que d'autres services publics à notre problématique de recherche.
35Nous ne reviendrons pas sur l'idée que chaque service public est différent des autres et qu'entre un service public administratif et un service public marchand comme France Télécom le rapport qui se noue entre les usagers et ces organisations est sans doute distinct. De même qu'entre des entreprises marchandes ayant des missions de service public, comme EDF, Air France et France Télécom, les comparaisons ont également leurs limites. Si nous avons fait le choix de travailler sur les usagers de France Télécom c'est parce que cette entreprise plus que d'autres services publics incarne fortement le contexte de transition que nous souhaitions étudier. En effet, cette entreprise a connu depuis la fin des années 1980 toute une série de transformations qui l'ont conduite à placer le client-consommateur au centre de ses préoccupations. Ce changement nous est apparu d'autant plus intéressant qu'en même temps les usagers de téléphonie sont apparus de plus en plus présentés comme des clients, plus exigeants et plus attentifs aux nouvelles offres commerciales. Ensuite, et il ne s'agit pas là d'un argument mineur, les usagers de téléphonie fixe sont depuis quelque temps confrontés à l'ouverture à la concurrence de France Télécom. Les usagers sont plongés dans un nouvel environnement de l'offre, situation idéale pour étudier le rapport au service public de téléphonie.
36Si nous avons fait le choix de travailler sur les usagers de France Télécom, c'est aussi parce que le rapport de l'usager à cette organisation s'est historiquement construit comme un rapport à un service public. Jusqu'à une date récente il n'y avait aucune ambiguïté pour dire que France Télécom revêtait certaines des caractéristiques d'un service public. Il nous paraissait donc légitime de penser que, face à l'opérateur public de téléphonie, les usagers agissaient et pensaient aussi comme des destinataires d'un service public. C'est donc l'idée que les usagers de France Télécom ont d'une certaine manière hérité du rapport à un service public qui nous a aussi conduit à retenir cette entreprise. Nous pensions en effet pouvoir trouver la présence de référentiels normatifs, moraux et idéologiques dans les échanges entretenus entre les usagers et France Télécom.
37C'est précisément parce que les usagers ne sont, face à France Télécom, ni dans un rapport marchand classique, ni dans un rapport de service public ordinaire, mais bien dans la combinaison de ces deux univers qu'il nous est apparu approprié de retenir ce service public et ses usagers pour mener nos investigations empiriques.
38Signalons également que si nous avons restreint notre champ d'investigation à la téléphonie fixe, c'est parce qu'aujourd'hui la plus grande majorité des usagers dispose de cet outil de communication. Les chiffres le montrent, le taux d'équipement des Français est proche de 100 %, et ne pas avoir de téléphone fixe fait plutôt figure d'exception. Il faut à ce propos se souvenir que si aujourd'hui il apparaît à chacun naturel de disposer d'un téléphone, il n'y a pas si longtemps il s'agissait plutôt d'un privilège. Le caractère indispensable du téléphone est donc intéressant parce qu'il soulève des interrogations sur la construction sociale du rapport au service public. Si nous avons voulu étudier le téléphone fixe plutôt que le téléphone mobile c'est également parce que le premier est constitutif de l'histoire du service public de téléphonie, alors que le second est une nouveauté qui se présente aux usagers comme un produit typiquement marchand. Ce que nous voulons dire, c'est que la téléphonie fixe est socialement marquée d'une étiquette de service public qu'il nous semble moins probable de trouver dans la téléphonie mobile.
Le cadre méthodologique
39Une fois formulée notre hypothèse générale et justifié le choix du service public retenu pour mener notre investigation empirique, reste à indiquer la manière dont nous avons procédé. Redisons ici que, pour comprendre le rapport qu'entretient l'usager au service public de téléphonie, il faut selon nous partir du sens qu'il donne au rapport qu'il entretient avec France Télécom. Identifier le sens donné par les sujets ne doit pas être compris comme une volonté d'accéder au sens profond qui anime les individus. Notre ambition est plus modeste, puisque nous avons choisi de nous focaliser sur le sens exprimé par les usagers pour rendre compte du rapport qu'ils entretiennent à France Télécom. Nous avons cherché à observer ce qui s'exprime, sans préjuger de la sincérité réelle ou supposée des déclarations produites. Comprendre le sens que les usagers donnent au rapport qu'ils entretiennent au service public consiste seulement à saisir les raisons que l'usager mobilise. Ces raisons sont constituées de représentations sociales, de systèmes de valeurs, qui font apparaître des jugements, des normes, des intentions, des intérêts et des croyances qui définissent ce qu'est pour eux un service public ou ce qu'il devrait être.
Un contexte propice à la recherche
40Pour comprendre le rapport qu'entretiennent les usagers à France Télécom nous avons choisi de les interroger sur les conduites qu'ils adoptent face à la possibilité qu'ils ont de rester chez France Télécom, de choisir un opérateur différent et de se plaindre.
41L'ouverture à la concurrence de France Télécom nous est apparue comme un contexte de recherche particulièrement approprié pour répondre à ces préoccupations. Face à la possibilité nouvelle de changer d'opérateur de téléphonie, les usagers sont confrontés au passage d'un acte automatique (utiliser France Télécom), fondé sur le sens pratique défini par Bourdieu74 (une pratique qui ne passe pas nécessairement par le discours et la conscience, une action qui obéit à une logique qui n'est pas celle de la logique) à une situation de choix qui implique de la réflexion (le fait de réfléchir à ce que l'on va faire). Alors qu'en France les usagers se caractérisaient jusqu'ici par le fait qu'ils étaient des utilisateurs captifs de services publics gérés par des organismes publics, ils ont la possibilité nouvelle de faire défection. On est typiquement passé d'une situation de routine (Dubuisson, 1998) à une situation qui implique un choix. Alors que le monopole appelle la reproduction d'une séquence d'action, une forme d'automaticité, la concurrence appelle une délibération, un arbitrage entre les offres alternatives présentes sur le marché. Autrement dit, la possibilité de choisir une autre entreprise place les usagers dans une nouvelle position qui leur donne l'occasion de s'interroger sur ce qu'ils attendent d'une compagnie de téléphone, mais aussi ce que signifie leur rapport à l'opérateur historique. Cela ne veut pas dire que tous les usagers deviennent des acteurs capables de choisir une compagnie de téléphone pour des raisons réfléchies, mais que la réflexivité est une dimension nouvelle intéressante à d'interroger.
42Cette rupture entre une action traditionnelle, habituelle, automatique, qui ne nécessitait pas de réfléchir à ce que l'on pourrait faire, s'offre ainsi comme un moment privilégié pour comprendre la nature du rapport qu'entretiennent les usagers au service public de téléphonie. Le fait que l'usager puisse expliciter sa propre action, en se retournant sur elle, nous donne une occasion inespérée pour saisir les raisons de sa fidélité, de son mécontentement ou de sa défection envers France Télécom. La situation de trouble que fait naître l'ouverture à la concurrence suspend le sentiment d'évidence qui prévalait jusque-là puisque la question de rester ou partir ne se posait pas.
Les raisons de la fidélité, de la défection et de la prise de parole comme analyseur
43Pour tester notre hypothèse nous nous sommes intéressé aux conduites des usagers ou plus précisément aux raisons qu'ils donnent à leurs conduites. Nous nous sommes librement inspiré du triptyque d'Hirshman comme modèle méthodologique en considérant que les usagers ont le choix entre trois catégories de conduites75 : la Défection, la Prise de parole et la Fidélité à France Télécom.
44La fidélité à France Télécom concerne ceux qui n'ont pas quitté l'opérateur historique. Rester chez France Télécom peut s'expliquer en termes d'apathie (Bajoit, 1988) (absence de réaction et d'intérêt face à la possibilité de choix), de contrainte, ou de choix motivé ou raisonné.
45Par défection, nous entendons la conduite par laquelle l'usager quitte France Télécom pour une autre compagnie de téléphone. La défection peut se produire parce que l'usager fait le choix de ne plus utiliser l'opérateur historique ou parce qu'il y est contraint.
46Par prise de parole, nous désignons les formes de contestation adressées à France Télécom. Celles-ci peuvent prendre la forme de plaintes, de lettres de réclamation, d'adhésion à des collectifs, etc.
47Prendre chacune de ces conduites comme point de départ de notre investigation empirique nécessite en même temps de dépasser l'idée d'un cloisonnement entre elles. Il faut en effet concevoir qu'il puisse y avoir prise de parole dans la défection et dans la fidélité. Quitter France Télécom pour un autre opérateur de téléphonie peut en effet être l'expression d'un mécontentement. De la même manière, maintenir son abonnement chez France Télécom ne signifie pas être totalement satisfait. Rester chez l'opérateur public peut en effet se justifier par la volonté d'influencer les services rendus et donc en contester le fonctionnement. Si nous distinguons trois catégories de conduites, c'est donc davantage pour des considérations méthodologiques que par souci de traduire la réalité empirique.
48Il faut en même temps, prendre en compte le caractère éminemment évolutif des conduites, envisager que les usagers soient susceptibles de changer de conduite. Si un usager maintient aujourd'hui son abonnement chez France Télécom, ceci ne signifie pas que demain il n'ira pas chez son concurrent. À ce propos, le boycott représente de manière assez typique l'idée d'une défection éphémère. En adoptant ce point de vue notre ambition est de ne jamais présager du caractère figé et stabilisé des conduites.
49Soulignons également, à la suite d'Hirschman, qu'il existe pour l'usager une hiérarchie entre chacune des conduites. Faire une prise de parole ne nécessite pas, par exemple, le même investissement personnel que rester silencieux. Il est plus difficile de se plaindre, d'adhérer à une association, d'écrire une lettre de mécontentement que de ne rien faire. Hirschman souligne ainsi combien les usagers mécontents sont plus facilement portés à la défection qu'à la prise de parole, qui demande un investissement personnel plus important. À l'intérieur de la prise de parole, il faut également noter qu'adhérer à une association ou manifester son mécontentement en écrivant un courrier ne présente pas le même coût pour l'usager. On peut, à la suite de ce qui vient d'être dit, penser que les usagers qui maintiennent leur abonnement chez France Télécom n'agissent pas toujours de la sorte parce qu'ils sont satisfaits de leur situation, mais parce que la défection a un coût que chaque usager n'est pas prêt à payer. Il convient donc de noter que l'adoption d'une conduite suppose toujours une décision en fonction de l'évaluation que l'usager fait des autres conduites.
50L'intérêt du modèle d'Hirschman est de montrer que, pour comprendre les conduites qu'adoptent les usagers, il faut penser les relations qui existent entre elles. Il indique que la prise de parole et la défection ne sont pas seulement complémentaires mais peuvent se substituer l'une à l'autre. C'est la raison qui l'amène à penser qu'en l'absence de possibilité de défection les usagers mécontents sont plus facilement conduits à la prise de parole, alors que si la défection est possible la prise de parole est moins mobilisée. On peut ainsi supposer que toutes les formes de conflit qui ont eu lieu entre les usagers et France Télécom durant les années de monopole peuvent aujourd'hui conduire les usagers à faire défection pour une autre entreprise. Si la prise de parole est annonciatrice d'une défection à venir, la question se pose de savoir comment expliquer que, dans une situation de concurrence, des usagers mécontents restent fidèles à France Télécom et continuent à faire une prise de parole ? Si la prise de parole n'annonce pas la défection est-ce que cela ne signifie pas qu'il existe une forme de loyauté à l'entreprise ? Si c'est le cas, sur quoi repose-telle ? Suivant notre hypothèse, on pourrait penser que les usagers qui restent fidèles à France Télécom et font une prise de parole agissent de la sorte parce qu'ils veulent soutenir le service public dans lequel ils pensent trouver des réponses à leurs aspirations civiques et sont convaincus que sur le plan marchand France Télécom n'est peut-être pas plus mauvaise qu'une autre entreprise. Quelles que soient les hypothèses que l'on peut faire pour tenter de comprendre cette situation, il convient pour l'instant de noter que la conjoncture de concurrence est une situation idéale pour étudier l'arbitrage entre la fidélité de l'usager à France Télécom, la défection et la prise de parole, mais aussi le passage d'une conduite à l'autre et leur agencement.
51Au-delà de l'intérêt que représente la formalisation d'Hirschman, mobiliser une grille d'analyse à partir des conduites est donc surtout pour nous un moyen pratique d'interroger les raisons que produisent les usagers pour expliquer leurs actes. Pourtant, précisons d'emblée que ce qui justifie ce choix méthodologique ne repose pas sur la volonté de comprendre ce qui préside aux conduites, mais de saisir les raisons qui participent à l'adoption d'une conduite. Il ne s'agit donc pas de saisir, à la manière d'une étude de marketing, l'infinie diversité des mobiles qui conduit les usagers à adopter telle ou telle conduite, mais de relever les considérations économiques et les arguments liés au service public, de voir s'ils s'articulent et comment ils s'articulent. Nous utilisons donc les conduites de défection, de fidélité et de prise de parole qu'adoptent les usagers comme un support pratique pour saisir les représentations sociales, les intérêts, les valeurs, les jugements, les idées que formulent les usagers à l'égard de France Télécom. En demandant aux usagers d'expliquer les raisons pour lesquelles ils sont restés chez France Télécom, l'ont quittée ou s'en plaignent, il s'agit de les conduire à mobiliser des arguments, à dire comment ils se représentent l'opérateur historique, à formuler des attentes, des reproches, à dire ce qu'ils apprécient ou regrettent. Il s'agit donc avant tout de les amener à produire un discours sur le rapport qu'ils entretiennent avec l'entreprise publique. En ce domaine, les conduites jouent essentiellement un rôle pour dévoiler le rapport qu'entretiennent les usagers à un service public. Nous nous sommes ainsi demandé quelle délibération intellectuelle se produit dans l'adoption d'une conduite. Est-ce que la question du service public et les référents qui y sont associés est posée ou seules des considérations marchandes sont-elles invoquées ? Comment ces différents registres interviennent-ils ? Sont-ils distincts, associés, combinés, confrontés ? Si c'est le cas, de quelle manière les usagers en rendent-ils compte ?
52Que nous ayons pris les conduites des usagers pour saisir le registre sur lesquels ils s'appuient n'est qu'une manière opératoire de comprendre le rapport qu'ils entretiennent au service public. Il en existe d'autres, mais celle-ci nous paraît d'autant plus féconde qu'elle met à l'épreuve la figure de l'usager-client sur le terrain même de la consommation, là où l'on pourrait croire que l'usager-citoyen a totalement disparu.
Les matériaux de l'analyse et la démarche empirique
53Nos analyses reposent sur différents matériaux d'enquêtes qu'il convient de présenter. Si, comme nous l'avons dit, notre investigation empirique s'est centrée sur l'analyse du sens que les usagers donnent au rapport qu'ils entretiennent à France Télécom, il convient maintenant de préciser la manière dont nous avons procédé pour recueillir ces données. Nous avons mené des investigations de terrain à propos de chacune des conduites définies par le triptyque méthodologique que nous avons présenté. Le recueil de nos données c'est ainsi organisé à partir des conduites de fidélité à France Télécom, de la défection et de la prise de parole. Précisons, avant d'aller plus avant, que l'ensemble de la recherche a été réalisé auprès d'usagers ordinaires, ni théoriciens du service public, ni experts de France Télécom. Ces personnes n'ont pas été choisies pour discourir de manière distanciée sur le service public en général, mais pour parler concrètement de leurs pratiques ou donner leur point de vue sur la façon dont elles se représentent France Télécom.
La fidélité à France Télécom et la défection
54Nous aborderons pour commencer les conduites des usagers qui ont maintenu leur abonnement chez France Télécom et ceux qui ont fait défection pour un autre opérateur de téléphonie, car pour chacune de ces conduites nous avons utilisé la même méthodologie. Deux types de méthodes ont été mis en œuvre, Tune qualitative, menée à partir d'entretiens et l'autre, quantitative à partir d'un questionnaire standardisé.
La méthodologie qualitative
55Pour la première, nous avons réalisé des entretiens semi-directifs dont l'objet était de laisser libre cours au discours des usagers tout en le dirigeant suffisamment pour qu'ils ne débordent pas du cadre de recherche que nous nous étions fixé. La consigne initiale donnée aux enquêtés était de nous raconter comment ils conçoivent l'ouverture à la concurrence de la téléphonie fixe et de nous dire quels motifs peuvent, selon eux, expliquer qu'ils aient ou non quitté l'opérateur public. Il s'agissait à partir de questions ouvertes d'obtenir les perceptions, connaissances, opinions qu'ils ont de France Télécom et des transformations en cours et de les conduire à produire un discours d'explicitation de leur choix de consommation. Mais plutôt que d'aborder de but en blanc ces questions nous engagions systématiquement l'entretien sur une description matérielle des caractéristiques de l'enquêté décrivant sa situation téléphonique (nombre de lignes, montant de la facture, type d'abonnement, service optionnel, conception de l'usage du téléphone, etc.). Chemin faisant, nous engagions ensuite les usagers à nous décrire France Télécom, à nous faire part des transformations dont ils pouvaient avoir le sentiment d'être témoin, pour enfin les entendre parler de l'ouverture à la concurrence et nous dire comment ils percevaient la nouvelle possibilité de choix dont ils disposent. Ainsi nous arrivions en cours d'entretien à leur demander les motifs qui les ont ou non menés à quitter l'opérateur public. Partant de là, nous les conduisions à expliquer leurs arguments et à produire un discours qui ne se contente pas de réponse du type : « J'ai quitté France Télécom parce que j'en avais marre » ou « Je préfère France Télécom aux autres entreprises ». Pour cela nous avons souvent confronté les usagers aux arguments qu'ils avaient déjà exprimés en début d'entretien. Nous avons ainsi, chaque fois que l'entretien le permettait, conduit les usagers à produire des énoncés plus complets. L'évocation d'expressions comme « service public », « administration », « entreprise d'État », « entreprise nationale » ou encore « consommateur », « client » nous a également conduit à demander aux usagers de préciser leur propos en nous donnant une définition plus précise. En procédant ainsi nous arrivions généralement à comprendre le sens qu'ils attribuaient à chacun de ces termes et à saisir la distinction qu'ils opéraient ou non entre l'entreprise publique et les autres entreprises, l'absence ou l'existence d'un lien entre France Télécom et l'État, l'administration, les fonctionnaires, les principes et les missions de service public. Nous avons toujours essayé d'encourager les usagers à nous faire part des jugements de valeur qu'ils émettent sur France Télécom, à nous parler de l'attachement qu'ils manifestent ou non à l'égard des missions de service public, le sentiment qu'ils avaient ou non d'avoir un droit de regard sur la gestion de l'opérateur public, etc. Nous avons ainsi obtenu des arguments sur ce qu'ils attendent de France Télécom ou de ce qu'ils pourraient en attendre, de ce qu'ils lui reprochaient, de ce qu'ils approuvaient.
56Les usagers qui ont constitué l'échantillon de ces entretiens sont des personnes qui ont été choisies pour leur diversité au regard de l'âge, du sexe, de la catégorie socioprofessionnelle. Nous avons par ailleurs essayé de tenir compte de la situation par rapport au lieu de résidence (rural/urbain) et du secteur d'activité (public/privé). Au total, 57 entretiens non directifs (de 2 heures chacun en moyenne) ont été recueillis durant l'année 2000-2001 auprès de personnes de la région toulousaine disposant d'un abonnement à leur domicile et qui, dans leur foyer, s'occupent plus particulièrement des questions relatives aux factures de télécommunication. Nous avons ainsi interrogé 37 personnes qui ont maintenu leur abonnement chez France Télécom et 20 personnes qui ont fait défection pour une autre entreprise.
La méthodologie quantitative
57À la suite de nos investigations qualitatives, nous avons réalisé un questionnaire. L'objectif était de saisir les correspondances entre le discours subjectif des usagers et les dimensions objectives de leur statut. Vu sous cet angle le questionnaire devait nous permettre de saisir les dimensions sociales qui peuvent rendre compte de la variation des registres que mobilisent les usagers pour décrire le rapport qu'ils entretiennent à France Télécom. Aussi le questionnaire a-t-il été construit de manière à conduire les usagers à indiquer les motifs qui selon eux expliquent qu'ils ont maintenu leur abonnement chez France Télécom ou ont fait défection. Nous avons présenté le questionnaire comme un ensemble de propositions sur lesquelles les enquêtés avaient à se prononcer. Ces propositions émanaient de réponses que nous avaient données les usagers lors des entretiens qualitatifs. En formalisant ces propositions nous avons également veillé à ce que les motifs qui peuvent expliquer la fidélité à France Télécom et sa défection se réfèrent aussi bien à un registre marchand que civique.
58Si chaque usager a des spécificités, il n'en reste pas moins comparable aux autres. Le questionnaire a été utilisé pour percevoir des similitudes entre des groupes. Sans présager des résultats, nous avons alors retenu comme variables explicatives l'ensemble des variables identitaires classiques (âge, sexe, niveau d'études, revenu) ainsi que le lieu de résidence (rural/urbain), le secteur d'activité (public/privé), le positionnement sur un axe politique, et le budget de consommation téléphonique76. La diversité des rôles, statuts, référentiels partisans, niveau de consommation de téléphone de chacun des usagers devait nous permettre de fournir un éclairage supplémentaire sur le rapport qu'entretiennent les enquêtés au service public de téléphonie. L'une des questions que nous nous posions était par exemple de savoir comment, en fonction de leurs caractéristiques sociales, ils combinent des arguments marchands et civiques mais aussi comment ils les hiérarchisent. Ainsi nous sommes nous demandé par exemple si ceux qui ont des diplômes et des revenus moins élevés sont moins portés à mobiliser des raisons civiques et plus enclins à voir dans France Télécom une entreprise commerciale. Une autre question était de confirmer le sentiment que nous avions que le contenu même du registre civique varie selon les caractéristiques sociales des usagers. Ainsi nous nous demandions s'il n'était pas possible de considérer en tendance que le registre civique mobilisé dans le rural est différent de celui mobilisé en zone urbaine. En somme, le questionnaire devait nous permettre d'affiner notre analyse en isolant ce qui caractérise certaines populations dans leur rapport à France Télécom.
59Soulignons par ailleurs, que si les questions posées visaient à mieux connaître l'identité des usagers, elles devaient aussi conduire l'usager à indiquer son degré d'accord ou de désaccord avec certaines propositions censées indiquer les motifs qui expliquent qu'il soit resté chez France Télécom ou ait fait défection pour un autre opérateur. Nous avons ainsi utilisé des questions fermées en ne nous contentant pas de proposer des réponses trop catégoriques du type « d'accord » pas « d'accord », mais en proposant des réponses intermédiaires comme dans l'exemple qui suit : Vous êtes resté chez FT parce que vous avez davantage confiance dans une entreprise dont l'État se porte garant ?
60Tout à fait □1 En partie □2 Pas vraiment □3 Pas du tout □4
61Le choix offert entre plusieurs réponses est intéressant pour saisir les nuances qu'opèrent les usagers et pour identifier des profils d'usagers. Il a aussi retenu notre intérêt de façon à donner aux personnes interrogées le sentiment qu'on ne les force pas à prendre des positions tranchées qui ne sont pas les leurs.
62Pour constituer notre échantillon d'usagers nous avons procédé à la manière d'une enquête par quota dans la mesure où nous avons essayé de faire en sorte que notre population se rapproche d'un échantillon représentatif des foyers français. Nous avons ainsi, sans pour autant y parvenir totalement, essayé de disposer dans notre échantillon de variables importantes telles qu'elles se distribuent dans la population nationale. Ce sont donc les variables dites classiques telles que l'âge, le sexe, et les catégories socioprofessionnelles qui ont prioritairement été recherchées, comme on le fait pour ce type de méthode. Si nous avons cherché à nous rapprocher de la population nationale, au bout d'un an d'investigation nous nous en sommes tenu à l'échantillon issu de notre terrain. Ce biais est relatif si l'on en tient compte dans le traitement que l'on fait des données.
63Pour obtenir notre échantillon nous avons utilisé des personnes-relais qui ont pris contact avec les enquêtés. En agissant ainsi nous voulions, d'une part, ne pas obtenir un échantillon constitué de personnes que nous connaissions et, d'autre part, obtenir des individus que nous n'aurions jamais eus dans notre échantillon sans leur concours. Le choix des personnes relais77 s'est fait à partir de leurs possibilités de distribuer le questionnaire à une population que nous ne connaissions pas et que nous ne pouvions pas atteindre. Indiquons par ailleurs que le rôle de ces relais s'est limité à la diffusion du questionnaire. Nous avons donc demandé à nos relais de ne rien dire sur l'enquête si ce n'est qu'une de leur connaissance leur avait confié un questionnaire qu'ils souhaiteraient récupérer. Nous avions même suggéré à nos relais de déposer les questionnaires dans des boîtes aux lettres avec un mot d'accompagnement. Nous avons par ailleurs prévu en guise d'introduction quelques lignes de présentation du questionnaire et de son objet. Nous avons préalablement testé notre questionnaire de sorte que la formulation des questions suscite le moins de questions possibles de la part des enquêtés. Pour respecter l'anonymat nous avons également soit accompagné le questionnaire d'une enveloppe pour le rendre invisible à nos relais, soit proposé des enveloppes affranchies pour que l'on puisse nous retourner directement le questionnaire par courrier. Comme nous ne pouvions présager à l'avance du choix qu'avaient opéré les usagers entre la fidélité à France Télécom ou la défection, nous avons systématiquement joint les deux questionnaires en précisant que le répondant n'était concerné que par l'un d'entre eux. Au total nous avons ainsi obtenu 213 questionnaires pour les usagers qui ont maintenu leur abonnement chez France Télécom. Pour des raisons évidentes de difficulté à cibler les publics ayant choisi un autre opérateur que France Télécom, 114 enquêtés ont répondu au questionnaire sur la défection.
La prise de parole
64Pour saisir les raisons qu'ont les usagers de manifester leur mécontentement par une prise de parole nous aurions pu nous entretenir avec des usagers et privilégier le moment réflexif de retour sur cette conduite. Mais il nous est empiriquement apparu difficile de trouver des usagers qui se sont plaints de France Télécom. Sans doute aurait-il fallu préalablement repérer des usagers qui ont envoyé des lettres de réclamations à France Télécom pour nous entretenir avec eux. Mais ces informations sont confidentielles et n'ont pu nous être communiquées. Aussi avons nous privilégié l'étude d'une mobilisation collective d'usagers mécontents qui s'est imposée à nous au début de notre recherche. Nous avons ainsi étudié « la grève d'Internet » comme forme de protestation adressée à France Télécom. Cette mobilisation regroupait des usagers qui contestent les tarifs locaux de France Télécom pour accéder à Internet. Deux investigations empiriques ont été menées sur ce public, Tune qualitative et l'autre quantitative.
La méthodologie qualitative
65Plus de 1 500 témoignages recueillis sur Internet sous forme de manifestes et de cahiers de doléances ont été analysés. Pour constituer ce corpus d'analyse, nous avons localisé des sites Web et des forums de discussion. Nous avons navigué de site en site, collectant de nouveaux témoignages jusqu'à avoir le sentiment de ne plus trouver de nouvelles données. À travers ces témoignages spontanés nous avons cherché à saisir les raisons du mécontentement de ces usagers, la manière dont ils l'expriment et les termes qu'ils utilisent pour le décrire. Il s'agissait ainsi de comprendre comment ils perçoivent France Télécom, ce qu'ils lui reprochent, et ce qu'ils en attendent. En procédant de la sorte nous avons cherché à savoir si leur revendication était seulement marchande et si France Télécom était présentée comme n'importe quel opérateur privé ou si ces usagers avaient des revendications civiques et des reproches à adresser à l'entreprise publique.
La méthodologie quantitative
66Dans un deuxième temps nous avons confronté ces données à un questionnaire adressé à 900 grévistes par courrier électronique et retourné par 180 d'entre eux. Les publics ciblés par ce questionnaire sont ceux qui ont signé leurs témoignages par une adresse email. Le questionnaire devait nous permettre d'évaluer l'importance des motifs qui expliquent qu'ils ont participé à la grève mais aussi de mesurer la manière dont ils perçoivent France Télécom, le service public et la concurrence et ce qu'ils leur reprochent ou en attendent. Nous avons également retenu comme variables explicatives l'ensemble des variables identitaires classiques tels que l'âge le genre, le niveau d'études, de revenu, ainsi que le lieu de résidence (rural/urbain), le secteur d'activité (public/privé), le positionnement sur un axe politique, et le budget de consommation téléphonique. Nous souhaitions ainsi savoir s'ils partagent la même opinion sur le service public, la concurrence et sur les raisons qui les ont conduits à manifester leur mécontentement ou si nous pouvions distinguer des profils d'usagers. En somme, le questionnaire devait nous permettre d'affiner notre analyse en isolant ce qui caractérise certaines populations dans leur rapport à France Télécom.
Notes de bas de page
68 Sans détailler l'ensemble des possibilités de choix dont disposent les usagers, soulignons simplement que la possibilité de prendre un taxi, plutôt qu'un transport en commun, est un exemple parmi d'autres de ce que l'on appelle « l'inter-modalité ». Par ailleurs, définir l'usager par le monopole des services publics se serait aussi vite oublier qu'il existe de nombreuses situations où le client du privé est face à un quasi monopole.
69 Chauvière M., Godbout J-T, op. cit.
70 http://www.chez.com/eauservicepublic/
71 Hirschman A. O., op cit.
72 Boltanski L, Thévenot L, 1991. De la justification. Des économies de la grandeur, Gallimard, Paris.
73 Weber M, 1921. Économie et société, Plon, Paris, 1970.
74 Bourdieu P., 1980. Le sens pratique, Edition de Minuit, Paris.
75 Pour Hirschman (1972), le répertoire d'action que peut mobiliser l'usager face à un mécontentement se classe le plus souvent en approbation aveugle (loyalty), fuite (exit) ou désapprobation par la prise de parole (voice). Bien que notre modèle soit fortement inspiré du triptyque Exit, Voice et Loyalty d'Hirschman, il se différencie du sien. Le contenu que nous mettons sous chaque conduite est plus diversifié. Ainsi, l'interprétation de maintien des usagers chez France Télécom ne se limite pas à l'effet de fidélité/confiance (loyalty), mais aussi par exemple d'apathie. Par ailleurs, nous ne nous intéressons pas seulement aux usagers mécontents.
76 Nous proposons dans le texte l'équivalent en euros des sommes recueillies en francs (cf. annexe) durant l'enquête.
77 Au vu des résultats dont nous disposons, la population qui a accepté de répondre est au regard des variables explicatives (l'âge, le sexe, le secteur d'activité, le niveau de revenu, le positionnement politique, etc.) loin d'être homogène. L'une des raisons qui pourrait l'expliquer c'est que les personnes qui nous ont servi de relais ne sont pas des personnes qui ont été choisies pour la proximité que nous entretenons avec elles, mais pour leur aptitude à toucher des publics issus de milieux sociaux très différents du nôtre. Aussi avons-nous distribué notre questionnaire à des personnes relais parfois proches de nous (amis, famille, collègue) mais aussi à des personnes que nous ne connaissions que par relation sans les connaître personnellement (amis d'amis, membre de la famille d'amis, collègue de la famille, etc.). Les personnes-relais ont donc aussi été choisies parce qu'elles étaient socialement différentes les unes des autres, notamment en termes d'âge, de sexe, d'activité professionnelle, de secteur d'activité, de niveau de revenu, et de préférence partisane. Ajoutons qu'il nous semblait impossible de demander à chacun de nos relais de diffuser plus de 10 questionnaires. Certains relais ne nous ont rien fait parvenir, d'autres ont largement dépassé les objectifs initiaux, mais en moyenne nous avons presque toujours obtenu la restitution des questionnaires que nous avions diffusés. Au total, près d’une trentaine de personnes ont servi de relais à notre enquête par questionnaire.
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