L’emballage, ou comment capter en chaque homme le baudet qui sommeille1
p. 71-99
Texte intégral
1COMMENT « CAPTER » (comprendre et saisir) le comportement du consommateur ? Voilà une question qui intéresse beaucoup de monde : le spécialiste de sciences sociales sans doute (la captation comme compréhension), mais aussi les professionnels du marché (la captation comme préhension), mais encore et surtout les dispositifs que ces derniers mettent en œuvre pour appréhender les dispositions du chaland, et qui informent l’ensemble des autres acteurs (chercheurs, professionnels, consommateurs). Pour saisir le comportement du consommateur, je suggère paradoxalement de préférer l’objet au sujet, de regarder moins le consommateur que ce que le consommateur regarde, mais aussi ceux qui le regardent, comment on le fait regarder, bref d’étudier la façon dont les artefacts marchands captent l’attention/l’inclination du consommateur. Proposer de regarder ce que le consommateur regarde peut sembler incongru, tant la proposition paraît inutile : le consommateur regarde les produits, bien évidemment ! Mais en sommes-nous vraiment certains ? Le consommateur regarde sans doute les produits, mais les produits qu’il regarde ne sont pas vraiment des produits, ce sont des produits emballés. En proposant de regarder ce que le consommateur regarde, je suggère donc non pas d’oublier le consommateur pour passer directement au produit, mais au contraire de s’arrêter entre l’un et l’autre, de s’attarder sur ces emballages que tout le monde prend pour l’expression des produits eux-mêmes, puis que tout le monte jette sans autre forme d’attention. Or je voudrais montrer que l’emballage est peut-être l’un des plus puissants dispositifs de captation qui soit : l’emballage capture le produit (l’enveloppe, le masque, le re-présente) et captive donc le consommateur (le fascine et l’informe, l’attire et le retient, le détache et l’attache).
2Mon programme consiste en quelque sorte à subordonner la sociologie du consommateur et des producteurs à une sociologie du packaging (Cochoy, 2002a). Pour montrer l’intérêt d’une telle sociologie pour l’exploration des dispositifs et des ressorts de la captation marchande, je partirai d’exemples très simples et très concrets. Mes exemples seront politiquement très incorrects, puisque je propose d’étudier quatre produits inséparables dans les bistrots : l’alcool, le tabac, le café et la politique. Pour saisir la contribution particulière de l’emballage à la formation des préférences et à l’établissement des relations de marché, je parlerai du pastis « Ricard » et des cigarettes « Gauloises », pour en venir aux discussions politiques que favorisent leur consommation (à savoir le choix entre Chirac, Jospin… ou — hélas — Le Pen). Nous verrons comment Ricard pose le problème du choix du consommateur et situe l’importance de l’emballage dans ce choix ; nous verrons comment les Gauloises permettent de « déplier » tous les enjeux inscrits dans les emballages ; nous verrons enfin, autour d’un débat électoral et d’une tasse de café, comment les emballages se trouvent convoqués dans la politique et inversement2. En découvrant à quel point l’emballage participe à la construction des préférences du consommateur et à l’activation de ses registres d’action nous pourrons, je l’espère, comprendre dans quelle mesure les opérations de captation consistent à dépasser l’opposition classique entre calcul et routine, voire à découvrir d’autres dynamiques qui parient sur leur possible combinaison.
Un Ricard ? La soif de l’âne et son enchaînement
3On connaît le proverbe : on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif. Mais que se passe-t-il si l’âne dont on parle est un âne de Buridan ? L’âne de Buridan, contrairement à son cousin proverbial, est un âne qui a soif — très soif : il s’agit de cet animal aussi rationnel qu’il est assoiffé et qui, placé à égale distance entre deux seaux d’eau identiques, se laisse mourir de soif faute de savoir que choisir (Adam, 1985) ! La fable de l’âne de Buridan nous apprend ainsi que s’il est difficile de faire boire un âne qui n’a pas soif, il est tout aussi ardu de faire (bien) boire un âne qui a soif ! Or le problème de l’âne de Buridan tiraillé entre deux biens similaires n’est pas seulement un vieux cas d’école philosophique, destiné à montrer par l’absurde l’existence du libre arbitre. Ce problème est aussi celui qu’affrontent quotidiennement les professionnels du marché, dont le métier consiste à aider les consommateurs à choisir entre des produits concurrents mais qu’ils ont souvent du mal à discerner (Coke contre Pepsi, Fuji contre Kodak, Canon contre Nikon, etc.). Regardons pour le comprendre une affiche du fabricant d’alcool Ricard :
4L’affiche recourt très clairement à la scénarisation classique de l’âne de Buridan : nous sommes face à deux bouteilles de même taille, de même couleur, placées à égale distance de l’axe auquel je fais face. Bref, le problème posé est bien celui de l’âne — le problème de l’hésitation entre le même et le même. Mais le problème est aussi surmonté de son énoncé et de sa solution immédiate. À gauche, une question « Un Ricard ? » ; à droite, une réponse « Oui ». Pourtant, l’évidence de la réponse (le choix de Ricard) n’a d’égale que l’extraordinaire polysémie de la question. Demander en deux mots « Un Ricard ? » peut en effet recevoir pas moins de trois significations différentes :
5« Voulez-vous boire ce Ricard que je vous propose ? ». Dans ce cas il s’agit de choisir d’entrer ou non en consommation indépendamment du produit lui-même ; ou plutôt, il s’agit de faire acheter un âne qui n’a pas encore soif en le plaçant par anticipation devant le rituel convivial de l’apéritif, d’augurer en quelque sorte l’apéritif réel par un apéritif au second degré.
6La deuxième signification prolonge la première : « Voulez-vous boire un Ricard ou un whisky… ou, bien sûr, un Martini, un Gin & Tonic, voire un jus d’orange ou tout autre boisson ? » Dans ce cas, il s’agit de faire choisir l’âne qui a soif entre plusieurs produits qu’il perçoit comme distincts, en fonction de ses préférences subjectives. Là aussi, la stratégie commerciale consiste à « allécher » le consommateur, en rapportant son appréciation présente à une scène de consommation future, tout en biaisant un peu ce choix : la question « qu’aimeriez-vous boire ? » est habilement remplacée par un « Voulez-vous un Ricard ou autre chose », l’autre chose n’étant de surcroît ni nommée, ni montrée.
7Enfin, la troisième signification de la question est la plus cruciale : « La bouteille que j’ai devant moi est-elle vraiment une bouteille de marque Ricard, ou s’agit-il de l’un de ses clones ? » Sitôt posé, le problème de l’âne de Buridan est ici dénoncé comme un jeu de dupes : il n’y a plus à choisir entre la bouteille de gauche et celle de droite, pour la bonne raison que c’est exactement la même ! Dans cette publicité, on découvre que le problème spatial de l’hésitation de l’âne entre deux seaux distincts et équidistants a été astucieusement remplacé par la figuration séquentielle d’une seule et même bouteille. Ici comme dans la fable de l’âne, tout est encore affaire de points de vue, mais ni le sujet de l’énonciation ni l’angle de vision ne sont plus les mêmes : à la question qu’on m’adresse succède un problème que je me pose ; au problème de l’équidistance succède la fausse énigme de la rotation. Après réflexion et un quart de tour plus tard, une fois que j’y ai pensé et une fois la bouteille tournée comme il convient, la devinette est résolue, le bon choix s’impose : oui, il s’agit bien d’un Ricard ! Je l’avais reconnu avant même qu’on ne le retourne ; c’est ce pastis-là que je connais, que je veux et que je vais consommer.
8Toute cette rhétorique vise à rappeler avec malice à chacun ce qu’il est censé connaître (ou plutôt s’efforce de faire en sorte que chacun croie savoir ce que Ton veut qu’il sache), à savoir que la boisson Ricard est un quasi produit générique, dont le nom vaut — ou devrait valoir — pour « alcool anisé », de la même façon que le nom de marque « Bic » sert à désigner un stylo-bille. L’alcoolier recourt ici à une stratégie particulière de captation que nous nommerons « enchaînement »3 : il s’agit de mobiliser/construire le registre de la tradition et de la connivence (l’enchaînement comme sujétion), de rapporter la réception de la publicité présente à un continuum entre consommations passée et future (l’enchaînement comme succession/reproduction des pratiques).
9Implicitement, cette publicité vise bien sûr les substituts possibles de Ricard, au premier rang desquels son principal concurrent, le « Pastis 51 ». L’iconographie publicitaire cherche bien à poser/à faire en sorte que l’on se pose le problème de l’âne de Buridan — le choix entre le même et le même : Ricard et Pastis 51 — tout en indiquant immédiatement comment le résoudre : Ricard fait/devrait faire partie d’un schème incorporé, s’inscrire dans des habitudes de consommation, et ne saurait par conséquent se confondre avec nul autre produit.
10Mais comment ce problème est-il résolu, et par qui ? Le problème est résolu dans le temps, d’abord. Les professionnels du marché savent bien que l’hésitation du consommateur est un moment très rare et très fugace, qu’il convient par conséquent d’aménager et de saisir avec adresse, vitesse et délicatesse. Tout le problème des professionnels du marché consiste à susciter une hésitation pour la devancer aussitôt, pour subordonner l’exercice du choix à la mobilisation d’un équipement et donc éviter, bien sûr, que les consommateurs choisissent seuls. Capter un consommateur, c’est ainsi d’abord faire vaciller les attachements au produit, y compris ceux de vos propres fidèles, un peu comme dans ces jeux d’enfants où il faut déplacer de petites billes sur un plateau pour les faire rejoindre les alvéoles qui leur sont destinées : on ne peut placer toutes les billes une à une, pour gagner, pour caser toutes les billes dans tous les trous, il faut d’abord accepter de les déloger toutes. Mais ici, le publicitaire remplace très vite la possible hésitation du regard entre la gauche et la droite par un glissement narratif conforme au sens de la lecture (« — UN RICARD ? — OUI ») et par la rotation d’une même bouteille. Ce faisant, il parvient à la fois à recréer la scène du choix et à en retirer tout le bénéfice, à imposer l’évidence de sa solution. Le problème est résolu dans l’espace, ensuite. Car la solution proposée est non seulement la réponse à la devinette, mais l’instrument même de cette réponse : la solution est donnée par l’entremise du packaging, de l’étiquette, qui seule permet d’aller « au-delà » des apparences, et d’établir une différence entre deux produits similaires. Comment le consommateur pourrait-il en effet choisir seul entre des boissons visuellement indiscernables et qu’il ne peut goûter au moment de l’achat ?
11Ainsi, de l’eau de l’âne au pastis du buveur d’apéritif, on découvre que l’emballage est à la fois la condition et la solution du choix : il intervient dans la position du problème comme dans sa résolution. Ce point est important, car il nous montre à quel point le mimétisme est le complément indispensable de la différenciation : pour différencier des produits, mieux vaut d’abord les présenter comme semblables sous toute une série de rapports (Pointet, 1997). Or l’usage combiné du mimétisme et de la différenciation nous apprend que le calcul économique du consommateur, loin d’être un pur fantasme d’économiste, est au contraire très soigneusement aménagé par les acteurs de l’offre. Ces derniers s’emploient en effet avec énergie à rendre possibles des calculs « toutes choses égales par ailleurs », en dotant leurs produits de tous les attributs de leurs concurrents (odeur, couleur, composition…) pour mieux faire ressortir « la » différence qu’ils entendent privilégier : un nom de marque dans le cas du pastis, des caractéristiques techniques dans le cas de l’automobile, etc.
Une Gauloise ? De l’attachement à l’intéressement
12Bien sûr, l’exemple que j’ai utilisé jusqu’ici est élémentaire ; le packaging engage beaucoup plus que le mimétisme par l’apparence et la différenciation par la marque ; il mobilise bien d’autres registres de captation que la dynamique classique des enchaînements. Pour avancer dans notre exploration de l’économie d’emballage, je propose donc de changer de produit, de tirer une bouffée après avoir pris un verre, bref de glisser du Ricard à son indispensable compagnon : le paquet de Gauloises4.
Comment la critique dissipe l’écran de fumée des stratégies d’attachement commercial
13Que penser et que dire d’un paquet de Gauloises ? Quelle est la contribution d’un tel artefact à la cognition du consommateur ? Pour un connaisseur, Gauloises est un nom de code, qui masque le nom de la société qui fabrique et distribue les cigarettes : la SEITA jadis, ALTADIS aujourd’hui (un nom que Ton trouve certes sur l’emballage, mais inscrit en tous petits caractères). Ce décalage entre le nom de marque et celui du fabricant m’incite à la suspicion. D’une part, je m’interroge sur le sens du mot lui-même, qui établit un lien douteux entre les cigarettes et la façon ancestrale de désigner les Français (une impression d’identification nationale confirmée par l’inscription des mots « liberté, toujours » qui reprennent, sur l’un des côtés du paquet, l’un des trois termes de la devise nationale : « liberté, égalité, fraternité »). D’autre part, j’incline d’autant plus à la méfiance que mon impression première se trouve confirmée par l’emploi d’un symbole, le « casque » gaulois, et bien d’autres connotations.
14Le Gaulois et son casque me rappellent inévitablement le héros de bande-dessinée Astérix, dont le portrait ressemble étonnamment au logo de mon paquet de cigarettes, couleurs et graphismes compris ! Encouragé par une telle débauche de significations symboliques, je poursuis en ce sens, en m’intéressant cette fois au jeu sur le genre : alors que le casque figure un guerrier mâle et viril, qui est manifestement au fumeur français ce que le cowboy de Marlboro est à son homologue américain, le féminin des cigarettes « gauloises » introduit à n’en pas douter une signification érotique, d’autant plus évidente ici qu’il faut ouvrir le paquet pour atteindre le produit — déshabiller les « blondes » pour mieux les atteindre/les étreindre. Mon mâle guerrier doit ressentir un désir d’autant plus vif que ces Gauloises sont réputées « légères » — un adjectif ambivalent s’il en est. Mieux : une femme facile n’est-elle pas une allumeuse, comme l’allumette, l’indispensable complément de la cigarette ? Mais oui ! Cela fait bien longtemps que les fabricants de cigarettes et d’allumettes — d’ailleurs souvent les mêmes — ont joué sur les mots et les images, forcé l’analogie entre l’allumette et l’allumeuse, joué du symbolisme sexuel comme le montrent ces trois paquets d’allumettes anciens :
15Bref, lorsqu’on prend les emballages par leur côté symbolique, on ne peut plus s’arrêter, on se trouve pris dans le vertige grisant du dévoilement critique, on glisse d’image en symbole, de connotation en manipulation, on retrouve les enseignements de tous ceux qui nous ont appris, de Sidney Levy (1959) à Naomi Klein (2001), en passant par Ernest Dicter (1960), Herbert Marcuse (1964) ou Jean Baudrillard (1970), que les produits sont achetés non pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils signifient ; on est vite persuadé que les acteurs du marché nous influencent, que les simulacres nous aliènent, que l’écran de fumée publicitaire nous ôte tout discernement, nous fait prendre les logos pour les produits, jusqu’à nous convaincre qu’un poison mortel est un vecteur de fantasmes et de plaisir ! Manifestement, la captation packagée met en œuvre une double stratégie d’attachement : attachement collectif, en termes d’identification nationale ; attachement individuel, en termes de rapport érotique5.
Comment la critique fait écran à la perception des informations commerciales
16Pourtant, s’il faut à coup sûr se méfier des mirages publicitaires, ne faudrait-il pas, aussi, se garder de céder un peu trop vite aux sirènes de la critique ? Un écran de fumée pourrait bien en cacher un autre. Dès que l’on prend les emballages par leur côté symbolique, tout s’éclaire, avions-nous dit. Mais à trop nous éclairer la critique nous aveugle, à trop nous montrer le côté symbolique des choses elle finit par en occulter l’autre côté. Cet autre côté, quel est-il ? L’autre côté concerne tout ce que ne regarde pas la critique, toutes les autres mentions portées sur l’emballage qu’elle oublie de voir à force de se concentrer sur la dimension symbolique et manipulatrice des produits. Pour prendre en compte cette autre face des emballages, il suffit donc de procéder par simple soustraction, d’adopter la règle de méthode qui consiste à inventorier systématiquement tout ce que n’inventorie pas la critique. Au terme d’une telle opération, on obtient sans peine la double liste de ce que considère la critique et de ce qu’elle néglige :
17Au terme d’un tel inventaire, on découvre un étonnant paradoxe : il y a environ deux fois plus de choses à voir du côté de ce que la critique ne voit pas ou refuse de voir, que du côté de ce qu’elle voit et veut seulement nous faire voir ! Si l’on considère maintenant non plus le nombre — 13 contre 6 — mais aussi la nature de ces éléments, on découvre une opposition tout aussi saisissante. À la dimension symbolique, censée nous éloigner de la matérialité des produits, s’oppose la dimension informationnelle, qui désigne au contraire, à quelques exceptions près, les attributs substantiels du produit : la mention « 20 cigarettes filtre » nous indique très précisément ce que contient le paquet, les rubriques « tabac », « papier à cigarette », « agents de saveur et de texture », « nicotine » et « goudrons » nous détaillent de façon exhaustive la composition des cigarettes, les mentions « Nuit gravement à la santé » et « Fumer provoque le cancer » nous en signalent les effets à long terme, les inscriptions « Altadis », « Fabriqué en France » et « Vente en France » nous en précisent le nom, l’origine et la destination.
18Du coup, les certitudes que j’exprimais plus haut vacillent, tout se renverse : avec la prise en compte du contenu évident des paquets — la boîte contient des cigarettes et des cigarettes seulement —, je m’aperçois que les adjectifs « blondes » et « légères » renvoient peut-être davantage à un type de tabac qu’à une couleur de cheveux, ils désignent un mode de fabrication plutôt que des mœurs de petite vertu. Finalement j’en viens à me demander si la critique n’est pas plus fumeuse que mes cigarettes, si je ne me suis pas trompé de colonne, ou tout au moins si je n’aurais pas dû faire figurer certaines informations deux fois, à gauche du côté des symboles, à droite du côté des informations. Alors que je faisais face tout à l’heure à des images polysémiques pariant sur la possible manipulation du consommateur via ses pulsions inconscientes, je suis désormais en présence, pour le même produit, de références très factuelles et monosémiques, qui parient au contraire sur l’information du consommateur et ses capacités de calcul : grâce à ce que je lis, je sais ce que j’achète, en quelle quantité, avec quels effets ; je suis équipé pour exercer ma rationalité, mes préférences, et pour faire un choix parmi les produits concurrents. Le dispositif de séduction se transforme en dispositif de calcul, la captation-attachement est concurrencée par une contre-captation qui joue cette fois sur l’intéressement (dans le cas précis, il s’agit d’un intéressement négatif, qui vise à détourner le consommateur du produit).
19L’emballage des paquets de cigarettes croise donc trois registres de captation, combine enchaînement, attachement et intéressement, oscille entre l’objet et la marque, le goût et les références symboliques, la composition du produit et les enjeux de santé publique6. Ce dernier enjeu est particulièrement intéressant, dans la mesure où il semble replier des questions politiques dans le produit lui-même. D’où la question : où se situe aujourd’hui la frontière entre le marché et la politique ? Et si la politique envahit l’espace du marché, le marché lui-même ne gagnerait-il pas la sphère politique ? Quel serait le rôle de l’emballage dans un tel brouillage des frontières ? Avec quelles conséquences ? Dans mon bistrot, les effets de l’alcool et du tabac se conjuguent pour échauffer les esprits, la dispute sur les mérites et les dangers supposés des produits dérive vers un débat politique, où le problème du choix d’un Président pour la France finit par remplacer celui, finalement beaucoup plus anodin, du pastis ou des cigarettes.
Un Président ? Un café ? Vers l’engagement du consommateur-citoyen
Marchandisation de la politique
20J’ai beaucoup insisté jusqu’ici sur le rôle de l’emballage, sur la façon dont cette enveloppe apparemment futile parvient en fait à transformer très profondément la cognition du consommateur d’un côté, les stratégies de l’offre de l’autre côté. Mais le mode d’action particulier de l’emballage ne marquerait-il pas aussi sa limite ? Très puissant du côté de tout ce qu’il peut recouvrir, l’emballage ne perdrait-il pas tout pouvoir vis-à-vis de tout ce qui lui résiste — de tout ce qui se refuse à la mise en boîte ? L’emballage marquerait, dès lors, la frontière entre le marché et le non marché, il tracerait la limite entre l’espace de l’échange commercial et d’autres sphères plus humaines, plus sacrées, plus culturelles que l’anthropologie économique se plaît à identifier et à étudier (Trompette et Boissin, 2000 ; Roustan, 2002). Pour répondre à ces questions, pour éprouver les limites de l’économie d’emballage et la résistance du monde à son extension, je prendrai l’exemple de la politique puisque, dans mon bistrot, cet exemple est celui qui vient naturellement après l’usage de l’alcool et du tabac.
21Partons donc de la couverture d’un magazine consumériste célèbre paru dans les jours qui ont précédé l’élection présidentielle de 2002. Manifestement, cette couverture suffit à faire voler en éclats mon hypothèse selon laquelle la politique ne serait en rien soluble dans le marché et ses emballages. On y voit deux figurines, l’une avec les traits de l’ancien Président Jacques Chirac, l’autre avec le visage de l’ex Premier ministre Lionel Jospin. Or ces figurines sont dûment mises en boîte, comme de vulgaires poupées Barbie ; plus encore les boîtes sont packagées dans les règles de l’art, rien n’y manque : ni les couleurs et les logos de leurs marques respectives — pardon, de leurs partis ! —, ni le label éco-emballage, ni le code-barre, ni un certificat de conformité aux normes européennes, ni même un pictogramme indiquant que ces jouets ne conviennent pas aux enfants de moins de 18 ans ! Grâce à l’emballage, chacune des poupées se trouve affublée d’un surnom, « Inaction man » pour Chirac, « Moralisator » pour Jospin, et chacune comporte une mention « flash » destinée à souligner ses avantages respectifs : photos à l’appui, Chirac-Inaction-man est « garanti : 3000 poignées de main à l’heure ! », Jospin-Moralisator reçoit sa « Nouveauté 2002 : sourire incorporé ! ». Le journal présente donc la scène parfaite de l’âne de Buridan politique, redoublée par le nom du magazine « Qui choisir », et confirmée par le titre même de l’essai comparatif : « Présidentielle. Programmes défectueux, vices cachés, absence de garantie : un match vraiment nul ! ».
22Mais soudain je m’arrête à un petit détail et je tique. J’ai failli confondre un « i » avec un « e », mélanger la copie et l’original7, prendre un Qui choisir parodique pour le très sérieux Que choisir ! À une petite voyelle près le sacrilège était presque parfait : l’un des deux plus grands magazines de consommation français avait osé mettre la politique en boîte — au sens propre comme au sens figuré ! —, le journal avait osé soumettre les candidats au banc d’essai comme de vulgaires objets de consommation courante (Mallard, 2000). Finalement, le bandeau supérieur du magazine détourné me rassure : « Encore une vulgaire contrefaçon signée Jalons ». Je suis en présence d’un pastiche, d’un faux plein d’ironie, dont l’humour et l’impertinence renforcent finalement l’autonomie du politique : si nous sourions, c’est bien parce que la situation nous semble incongrue, c’est bien parce que nous considérons que les hommes politiques ne se choisissent pas comme des jouets, que les personnes (« Qui ») ne sauraient relever de traitements réservés aux objets (« Que »), bref que politique et marché sont deux univers radicalement disjoints.
23Néanmoins, avant de conclure définitivement à l’étrangeté radicale et rassurante de la politique et du marché, il me faut vérifier si le vrai journal Que choisir n’aurait pas commis le même crime, si l’un des principaux organes de presse du consumérisme national n’aurait pas cédé à la tentation de confondre le vote et l’achat, de passer au crible les candidats comme on teste les appareils ménagers. Et là, stupeur ! Je tombe sur l’âne de Buridan d’ordre deux, je découvre que le journal Que choisir a fait — plus discrètement mais aussi plus sérieusement — ce que son clone Qui choisir n’osait faire qu’avec bruit et humour :
24Cela dit, le vrai journal Que choisir ne dramatise pas son banc d’essai. Il adopte une démarche plus prudente sur au moins quatre points : d’abord, la boîte des poupées est ici remplacée par la boîte électorale (l’urne) ; ensuite le test proposé en couverture est beaucoup plus prudent : le duel entre Chirac et Jospin est élargi aux 17 candidats (alors8) en lice ; par ailleurs, le journal se contente d’examiner les candidats sur les seules questions qui lui tiennent à cœur / pour lesquelles il s’estime compétent. Cette restriction est perceptible sur les mentions inscrites sur les bulletins de vote — « chèques payants », « OGM » — et confirmée par l’examen des pages intérieures : Que choisir procède bien à un test comparatif, mais sur les seules questions susceptibles d’intéresser les consommateurs et leurs représentants (alimentation, argent, consommation, environnement, justice, santé, services publics). Enfin, les hommes politiques ne sont pas « testés » sans leur consentement, mais d’après les réponses qu’ils ont eux-mêmes fournies à un questionnaire envoyé par la rédaction du journal (Que choisir concède ainsi, pour cette catégorie particulière de produit, la possibilité d’une procédure d’autotest !). Donc et a priori, la démarche de Que choisir se veut très discrète, bienveillante, dérogatoire et limitée, comme si les hommes politiques ne pouvaient impunément être pris pour des produits ordinaires, comme si l’évaluation consumériste des candidats imposait des égards particuliers, comme si le marché et la politique n’étaient pas tout à fait miscibles l’un dans l’autre. Bref, un examen minutieux de la pratique de Que choisir montrerait que la marchandisation de la politique ne va pas aussi loin que la couverture du même magazine inclinait à le croire9.
25Pourtant, deux questions importantes subsistent.
26La première question est celle que soulève le journal Que choisir en interpellant l’ensemble des candidats sur des enjeux de consommation qu’ils négligent. Cette question pointe par antiphrase le packaging implicite qu’opère tout discours politico-médiatique. En effet, de même que chaque emballage propose une série limitée de critères d’évaluation au consommateur exclusive d’autres dimensions possibles, le discours politique sélectionne arbitrairement les dimensions du débat, et laisse parfois dans l’ombre des thèmes tout aussi cruciaux. Par exemple, si l’élection présidentielle 2002 a largement focalisé l’attention des électeurs sur les questions de sécurité, elle a complètement occulté les enjeux de consommation, mais aussi la construction européenne et la politique étrangère. L’intrusion inattendue de Que choisir nous fait ainsi découvrir d’une part l’extension considérable de l’économie d’emballage, qui prend souvent des formes immatérielles, et d’autre part l’importance du jeu qui préside, en amont des choix économiques ou politiques, à la sélection des critères d’après lesquels nous formons nos préférences et nos choix.
27Enfin la deuxième question est celle que soulève, jusqu’à la caricature, l’affrontement parodique entre Chirac-Inaction-man et Jospin-Moralisator. Cette dramatisation du choix ne fait que reprendre l’anticipation des sondages et des commentaires, qui tous projetaient un duel entre ces deux candidats au second tour de l’élection, tout en nous présentant ce duel comme un choix entre le même et le même. On apprend ainsi qu’en amont du cadrage des critères de choix opéré par les emballages intervient un cadrage moins perceptible encore qui consiste à arranger des scènes de choix, des alternatives, à privilégier certains produits parmi d’autres possibles. Mais l’histoire de l’élection présidentielle nous apprend aussi que les opérations de cadrage excessif peuvent produire des débordements (Callon, 1998b), elle nous montre que les consommateurs-électeurs peuvent se montrer récalcitrants (Latour, 1997), au risque de l’effet pervers : convaincus que le premier tour était joué, persuadés par la rhétorique buridanesque suicidaire des médias — mais aussi des candidats eux-mêmes ! — que le second tour opposerait deux candidats similaires, les électeurs en ont profité pour faire valoir de petites différences… des petites différences dont l’accumulation a fini par produire un score ridicule pour le Président sortant, l’élimination de son Premier ministre, et la promotion surprise de l’abominable Le Pen. Le regard décalé du consumérisme comme les caprices tragiques des électeurs nous font ainsi découvrir toute l’importance de l’emballage clandestin des choix politiques : la démocratie met en jeu non seulement la computation des votes pour une offre politique donnée, mais aussi la construction des préférences et des choix possibles.
28Mais ce qui vaut pour la politique vaut aussi bien sûr pour le marché. La captation des publics et l’aménagement de leurs choix, qu’ils soient politiques ou marchands, sont une affaire politique pour au moins deux raisons : d’une part, l’importance du cadrage des scènes et des critères de choix engage un rapport de force entre représentants de l’offre et de la demande, et ce rapport de force mérite d’être reconnu et analysé ; d’autre part le possible usage des emballages comme autant de lieux de débat public rend ces derniers accessibles à de nombreuses formes d’expression, y compris politiques. Ces deux raisons font alors du packaging un vecteur privilégié de politisation du marché.
Politisation du marché
29Parler de politisation du marché peut surprendre, tant le marché et la politique nous semblent a priori étrangers l’un à l’autre. On sait, depuis Adam Smith, que le marché s’est construit comme une alternative à la politique, comme un moyen d’obtenir l’ordre social en faisant l’économie de l’autorité publique, grâce à la combinaison vertueuse des intérêts privés et à l’orientation de chacun vers les choses (Hirschman, 1980). On sait, depuis Polanyi, que le marché smithien a été institué puis régulé politiquement : l’utopie libérale n’a pu s’inscrire dans les faits qu’à partir du moment où elle est devenue un véritable projet politique soutenu par les autorités publiques ; l’économie de marché n’a pu ensuite se maintenir qu’avec le soutien d’institutions publiques destinées à en contrôler et à en garantir le fonctionnement (Polanyi, 1983). Or, dans le sillage ou en marge de ces deux évolutions, un constat nouveau se fait jour : de plus en plus, les acteurs du monde économique inscrivent les enjeux politiques dans le marché lui-même.
30Mais comment s’opère la politisation du marché ? L’inscription de mentions obligatoires sur les cigarettes nous a mis sur la voie, dans la mesure où ces mentions opèrent bien un transfert des enjeux publics vers le corps même des produits. Cependant, ce premier type de transfert reste partiel, dans la mesure où les enjeux publics sont ici davantage « plaqués sur » que « confondus dans » la matérialité des produits. Certes, avec les mentions obligatoires, le Droit se fait plus présent dans l’échange, il quitte la sphère abstraite de la pure régulation pour rejoindre le produit lui-même. Mais si le Droit n’est plus « autour » du marché, il reste encore « autour » du produit, à la manière d’un bandeau clairement discernable, comme les mentions du type « Selon la loi no 91 32 nuit gravement à la santé ». Pour saisir comment s’opère l’inscription définitive de la politique dans le marché, mieux vaut paradoxalement changer de produit, nous tourner vers des denrées a priori moins chargées d’enjeux politiques que les cigarettes ou l’alcool. Prenons donc leur compagnon de route, le café : pour qui a trop bu, fumé et parlé, quoi de mieux en effet pour reprendre ses esprits et y voir plus clair qu’une petite tasse de café ? Le seul problème est qu’avant de boire, comme toujours, il nous faut choisir la boisson, et voilà que l’âne qui sommeille en nous refait surface, que le choix des paquets précède et conditionne encore une fois la prise du breuvage :
31Nous sommes face à deux paquets comme toujours étrangement similaires. Des deux côtés, nous avons le même type de café (« 100 % arabica », redoublé par le même « code couleur », la même teinte brune dédiée à cette variété), les mêmes sonorités exotico-latines (« Gringo », « Kalinda ») et des provenances lointaines (« Amérique Latine et Afrique », « Haïti »). Cependant et comme toujours, le mimétisme est là pour rendre beaucoup plus saillants les signes de différenciation. Tandis qu’un paquet mise tout sur l’image, et fait appel à la séduction (attachement), l’autre utilise davantage le verbe et fait appel à la réflexion (intéressement). Le café de gauche donne un coup de projecteur sur des grains de cafés géants sur fond de géographie exotique… des grains de café qui renvoient astucieusement au nom même de la marque, dont ils sont le logo (le grain de café dessine le rond de la lettre « Q » dans « JACQUES VABRE »). Le paquet de droite, au contraire, se contente d’expressions dactylographiées qui visent à qualifier à la fois le café (« Fin et parfumé ») et son mode de production : « torréfaction traditionnelle artisanale ». Ici, le produit et sa production sont indissociables, comme tentent de le faire comprendre d’une part le seul élément graphique présent ici — le dessin d’un paysan moustachu portant un sac de café sur son dos — et l’inscription d’un slogan binaire « un grand café, une grande cause »10.
32Établir un parallèle entre un « café » et une « cause », c’est proposer d’établir une relation entre un plaisir personnel (et matériel) et un enjeu collectif (et moral). La clé de cette relation nous est donnée au dos du paquet, où nous lisons l’explication suivante :
33La garantie Max Havelaar c’est quoi ?
34L’assurance de boire un café de haute qualité qui a fait l’objet de tous les soins de sa culture à sa torréfaction.
35L’assurance de permettre aux petits producteurs de café de vivre dignement de leur travail.
36En effet, le café que vous allez consommer a été acheté directement à de petits producteurs à des prix supérieurs aux cours mondiaux, après un financement partiel de leurs récoltes.
37En achetant ce café :
- Vous permettez le maintien d’un haut niveau de qualité du café.
- Vous contribuez à des échanges commerciaux plus équitables entre le Nord et le Sud.
- Vous favorisez l’amélioration des conditions de vie des familles des petits producteurs du Sud.
38Max Havelaar est par ailleurs présentée non comme une marque, mais comme une association loi de 1901 qui « contrôle le respect de ces conditions ».
39Jusqu’à présent, nous avions découvert l’action de la marque ou de l’État, du marché et de la politique. Or nous voici en présence d’une autre logique, qui repose sur un mécanisme et une institution. Le mécanisme propose une combinaison particulière de marché et de politique, d’exigences à la fois matérielles (« un café de haute qualité », « le maintien d’un haut niveau de qualité du café ») et sociales (« permettre aux petits producteurs de café de vivre dignement de leur travail », « contribue[r] à des échanges commerciaux plus équitables entre le Nord et le Sud », « favorise[r] l’amélioration des conditions de vie des familles des petits producteurs du Sud »). Il s’agit ici de rapporter les choix à une préférence nouvelle, la préférence pour le « commerce équitable », qui désigne le contenu éthique et politique des produits. L’institution est l’association « Max Havelaar », qui milite pour la défense d’un commerce international plus juste, et qui vient apporter sa « garantie », assurer les conditions de l’échange, instaurer une certification « tierce partie » (Minvielle, 2001).
40Pour légitimer la politisation des produits, pour rapporter les préférences des consommateurs au sort des producteurs, Max Havelaar navigue donc entre deux logiques : celle des marques, toujours suspectes d’agir et de parler en tant que « juge et partie », et celle de la réglementation ou des labels officiels, établis sur des bases beaucoup plus larges et transparentes. Au-delà d’une captation fondée sur la mise en œuvre de mécanismes d’enchaînement ou d’attachement (Altadis, Jacques Vabre), nous découvrons ici une captation qui tente d’activer le registre de l’engagement, de l’expression des valeurs citoyennes, sociales et humanitaires. Quant au quatrième registre d’action/captation — l’intéressement (intéressement négatif avec les avertissements sanitaires sur les paquets de cigarettes ; intéressement positif avec l’appel à la raison chez Max Havelaar) — il apparaît ici comme une stratégie intermédiaire ; l’appel à la raison, à la réflexion, à l’argumentation apparaît ici comme un moyen de rompre un éventuel attachement préalable pour ouvrir sur l’engagement pour/par le produit porteur de valeurs politiques.
41Le paquet de Max Havelaar nous fait ainsi comprendre l’importance potentielle de cette politisation « marchande » des produits que portent aujourd’hui un nombre considérable d’acteurs et d’institutions : les actions de « buycott » destinées à récompenser les entreprises vertueuses (Friedman, 1999), la « clean clothes campaign » (Cf. le chapitre de Michèle Lalanne dans ce volume), les codes de conduite volontaires (Daugareilh, 2002), le référentiel SA 8000 de certification sociale (Cochoy, 2003), les fonds d’investissement éthiques (Giamporcaro, 2002), les promoteurs de la responsabilité sociale de l’entreprise (Salmon A., 2000 ; Minvielle, 2001), le collectif de l’éthique sur l’étiquette (Grenouillet, 2001), etc.
42Ces démarches ont quatre points communs. D’abord, toutes s’engagent dans une action de politisation volontaire et substantielle des produits, qui ne saurait être confondue ni avec l’ancienne façon d’inscrire la politique dans le marché, de l’extérieur et par la force, comme le droit sur les paquets de cigarettes, ni avec de vieilles stratégies comme le « cause-related marketing », qui propose par exemple de verser une obole à une œuvre caritative pour chaque Big mac vendu (Varadarajan & Menon, 1988). Avec la politisation des produits, il ne s’agit ni de faire de la politique sur le dos des choses, ni du marketing sur le dos des causes, mais de vendre le contenu politique des produits. Le second point dérive du premier et lie très étroitement la politisation des produits à la progression d’une économie de la (ou des) qualité(s) (Karpik, 1989 ; Callon et al, 2000) : l’appréciation des qualités substantielles ou servicielles des biens et services est ici complétée par la prise en compte de leurs qualités éthiques et sociales. Le troisième point commun des actions de politisation du marché consiste à renverser le fétichisme de la marchandise : alors que Marx dénonçait les biens marchands comme autant d’idoles masquant le scandale des rapports de production dont ils étaient pourtant le produit, voilà que la vente des produits s’appuie sur la rupture même du fétiche, voilà que le rapport de production se trouve fétichisé à son tour et sert d’argument commercial ! (Cochoy, 2002b). Le quatrième point commun de cet ensemble de démarches consiste par conséquent à faire du marché le seul moyen permettant de lutter contre ses propres abus et de relayer la critique politique de la mondialisation : en l’absence d’institutions juridiques internationales efficaces, seule la promotion d’une concurrence fondée sur des préférences éthiques et politiques semble susceptible de porter et de préserver les valeurs humaines et citoyennes.
Ce que les emballages nous font faire, et comment ils le font / nous le faisons
43En définitive, de bouteilles en paquet de cigarette, de poupées politiques en paquet de café équitable, nous avons saisi à quel point l’entremise du capteur-emballage instrumente et transforme nos choix : les emballages nous apprennent à saisir les produits autrement, ils nous trompent et nous informent, ils nous entraînent vers la séduction des symboles mais nous révèlent aussi les propriétés enfouies des produits, ils nous enchaînent aux plaisirs égoïstes et matériels de la consommation, mais nous révèlent aussi la face politique et citoyenne des choses. La captation packagée, en fin de compte, croise quatre dimensions : une dimension sociologique, qui repose sur l’activation des habitus, des trajectoires individuelles et de leur enchaînement, une dimension affective, qui parie sur la séduction, l’affect et l’attachement, une dimension logique, qui en appelle aux capacités de réflexion, de calcul et d’intéressement, une dimension axiologique, qui s’oriente vers les valeurs, le sens collectif, l’engagement du consommateur11. Ces quatre dimensions, que nous avons découvertes en ordre dispersé au cours de notre exploration de l’économie d’emballage, peuvent en fait être regroupées et ordonnées selon deux dimensions. La première dimension oppose le temps long de la réflexion consciente au temps court de la réponse immédiate ou réflexe. La seconde dimension oppose des comportements tournés vers soi à des comportements orientés vers l’extérieur (vers les choses et/ou vers autrui). En croisant ces deux dimensions, on parvient à situer dans un même espace cognitif et stratégique les quatre logiques de captation :
44On retrouve donc, distribuées à la surface des emballages, ces différents registres d’action que nous croyions réservés aux personnes : le calcul des économistes et la routine des sociologues, mais aussi l’affect et la politique chers aux acteurs de terrain12. Chacune des dimensions distribuées sur l’emballage tente d’activer un ressort particulier de l’action, d’arracher le consommateur à la routine pour le faire passer dans le calcul (intéressement/information), de couper court au calcul pour provoquer un engagement citoyen (engagement/conviction), de transformer un achat réfléchi en achat familier (enchaînement/fidélisation), de rompre une habitude pour un nouveau plaisir (attachement/séduction), etc. Parfois, l’un de ces registres domine (Ricard) ; parfois, ils sont (presque) tous présents et se disputent l’attention du consommateur (cas des cigarettes). Parfois, ils sont articulés ou combinés ; parfois l’un sert de passerelle pour favoriser le glissement entre deux autres (Cf. l’appel à l’intéressement pour rompre l’enchaînement aux grandes marques de café, puis basculer ensuite vers l’engagement militant du café équitable). Dès lors, où se forment nos préférences ? En chacun de nous, ou à la surface des emballages ? Où devons-nous chercher le modèle du consommateur ? Dans le consommateur, ou dans les objets qu’on lui tend ?
45Pour répondre à ces questions délicates il ne faut plus, comme tout à l’heure, rester dans les bars réservés aux adultes pour protéger les enfants, mais plutôt écouter les enfants lorsqu’ils se soucient de la santé des adultes, lorsqu’ils s’inquiètent de leur tendance à trop parler, à trop boire, à trop fumer. Bruno Latour (2000) citait ainsi une bande dessinée émouvante, où l’on voit un père dire à sa petite fille qu’il fume, et la fillette répondre à son père qu’elle pensait qu’il était plutôt fumé par sa cigarette. Et Bruno Latour de rejeter l’alternative entre l’actif et le passif en proposant la solution suivante : nous ne fumons pas plus les cigarettes que nous ne sommes fumés par elles, simplement, les cigarettes nous « font fumer ». Ce qui vaut pour les cigarettes vaut plus encore pour les emballages qui conditionnent leur choix : nous ne choisissons pas plus entre deux paquets que nous ne sommes choisis par eux : simplement, les emballages — et derrière eux les différents ressorts de la captation — nous font choisir. Pour Bruno Latour, la contribution particulière des objets à l’action réside précisément dans ce « faire faire », dans cette capacité qu’ont les choses d’amener les personnes au-delà d’elles-mêmes, sans pour autant leur dénier l’initiative et le contrôle de leur action. Avec la prise en compte de cette captation packagée qui nous fait choisir, nous comprenons à quel point les modèles d’acteurs sont distribués et s’échangent dans l’action. Nous comprenons aussi pourquoi le consommateur échappe à l’identité d’âne de Buridan : grâce aux stratagèmes de captation repliés sur le corps des emballages, son hésitation ne dure qu’une fraction de seconde, le temps pour l’offre de suspendre sa logique d’action, de lui proposer d’autres références en guise de préférences, pour ensuite l’aider à faire son choix, à choisir comme il (lui) convient.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
RÉFÉRENCES
ADAM, M. (1985), « Sur Jean Buridan, ou les mémoires d’un âne médiéval », Archives de Philosophie, vol. 48, pp. 451-470.
10.2307/1879431 :AKERLOF, G. A. (1970), «The Market for Lemons: Quality Uncertainty and the Market Mechanism», Quarterly Journal of Economics, vol. 84, 1970, August, pp. 488-500.
BAUDRILLARD, J. (1970), La société de consommation, Paris, Denoël.
BOURDIEU, P. (1979), La distinction, Critique sociale du jugement, Paris, Minuit.
CALLON, M. (1986), « Éléments pour une sociologie de la traduction : la domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’année sociologique, vol. 36, pp. 169-208.
10.1111/j.1467-954X.1998.tb03468.x :CALLON, M. (1998A), «Introduction: The Embeddedness of Economic Markets in Economics», in Callon, M. (ed.), The Laws of the Markets, Oxford, Blackwell, pp. 2-57.
10.1111/j.1467-954X.1998.tb03477.x :CALLON, M. (1998B), «An Essay on Framing and Overflowing: Economie Externalities Revisited by Sociology», in Callon, M. (ed.), The Laws of the Markets, Oxford, Blackwell, pp. 244-269.
10.1016/S0038-0296(99)80005-3 :CALLON, M. (1999), « Ni intellectuel engagé, ni intellectuel dégagé : la double stratégie de l’attachement et du détachement », Sociologie du Travail dossier-débat l’engagement du sociologue, vol. 41, no 1, janvier-mars 1999, pp. 65-78.
10.3406/polix.2000.1126 :CALLON, M., MEADEL, C. & RABEHARISOA, V. (2000), « L’économie des qualités », Politix vol. 13, no 52, pp. 211-239.
COCHOY, F. (2002A), Une sociologie du packaging ou l’âne de Buridan face au marché, Paris, Presses Universitaires de France.
10.1016/S0038-0296(02)01238-4 :COCHOY, F. (2002B), « Une petite histoire du client, ou la progressive normalisation du marché et de l’organisation », Sociologie du travail, vol. 44, no 3, juillet-septembre 2002, pp. 357-380.
COCHOY, F. (2003), “The Industrial Roots of Contemporary Political Consumption. The Case of the French Standardization Movement,” in Micheletti, M., Föllesdal, A. and Stolle, D. (Eds.), Politics, Products, and Markets: Exploring Political Consumerism Past And Present, New Brunswick, Transaction Press, pp. 145-160.
DAUGAREILH, I. (2002), «Globalisation and Labour Law», in Barbier, J.-C. & Van Zyl, E. (Eds.), Globalisation and the World of Work, Paris, L’Harmattan, pp. 97-111.
DICHTER, E. (1960), The Strategy of Desire, Garden City, NY: Doubleday.
FIRAT, A. F. & VENKATESH, A. (1995), «Liberatory Postmodernism and the Re-enchantment of Consumption», Journal of Consumer Research, vol. 22, December, pp. 239-268.
10.4324/9780203900406 :FRIEDMAN, M. (1999), Consumer Boycotts. Effecting Change Through the Marketplace and the Media, New York, Routledge.
GIAMPORCARO, S. (2002), Le système d’action concret de l’investissement socialement responsable : entre stratégies de pouvoir et forums hybrides, mémoire pour le DEA de sociologie, Université René Descartes-Paris V, Paris.
GRENOUILLET, F. (1999), Fair trade and free trade : état des lieux, mémoire de DEA Économie Industrielle et de l’Emploi, LIRHE/Université Toulouse I.
10.3917/dec.herpi.2018.01 :HERPIN, N. (2001), Sociologie de la consommation, Paris, La Découverte.
HIRSCHMAN, A. O. (1980), Les passions et les intérêts, justifications politiques du capitalisme avant son apogée, Paris, Presses Universitaires de France.
10.2307/3321761 :KARPIK, L. (1989), « L’économie de la qualité », Revue Française de Sociologie, vol. 30, no 2, avril-juin, pp. 187-210.
KAUFMAN, J.-C. (1997), Le cœur à l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère, Paris, Nathan.
KLEIN, N. (2001), No logo. La tyrannie des marques, Arles, Actes Sud.
LANCASTER, K. (1975), «Socially optimal product differenciation», American Economic Review, vol. 65, pp. 567-585.
LATOUR, B. (1997), « Des sujets récalcitrants. Comment les sciences humaines peuvent-elles devenir enfin "dures" ? », La Recherche, no 301, septembre, p. 88.
10.3917/dec.latou.2004.02 :LATOUR, B. (1999), Politiques de la nature, Paris, La Découverte.
LATOUR, B. (2000), « Factures, fractures. De la notion de réseau à celle d’attachement », in Micoud, A. et Peroni, M., Ce qui nous relie, editions de l’Aube, La Tour d’Aigues, pp. 189-208.
10.4135/9781452231372 :LEVY, S.J. (1959), “Symbols for Sale”, Harvard Business Review, Vol. 37, No 4, pp. 117-124.
MALLARD, A., (2000), « La presse de consommation et le marché. Enquête sur le tiers consumériste », Sociologie du travail, vol. 42, no 3, pp. 391-409.
10.4324/9780203995211 :MARCUSE, H. (1964), One Dimensional Man, Boston, MA, Beacon Press.
MINVIELLE, A. (2001), Responsabilité sociale de l’entreprise, ou comment rendre l’entreprise descriptible, mémoire de DEA, Centre de Sociologie de l’Innovation, Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris, Paris.
PACKARD, V. (1957), The Hidden Persuaders, New York, Pocket Books.
POINTET, J.-M. (1997), « Le produit automobile entre différenciation et mimétisme », Les cahiers de recherche GIP Mutations Industrielles, no 72, 30 mai.
POLANYI, K. (1983), La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, [1944].
ROUSTAN, M. (2002), « Du client polymorphe à la figure du "non client". Ambiguïtés autour des transactions de cannabis », Sciences de la société, no 56, pp. 133-147.
SALMON, A. (2000), « Le réveil du souci éthique dans les entreprises. Un nouvel esprit du capitalisme ? », Revue du MAUSS, Éthique et économie, l’impossible (re)mariage ? no15, premier semestre, pp. 296-319.
10.1016/S0038-0296(00)01090-6 :TROMPETTE, P. ET BOISSIN, O. (2000), « Entre les vivants et les morts : les pompes funèbres aux portes du marché. », Sociologie du travail, vol. 42, no 3, pp. 359-368.
10.1177/002224298805200306 :VARADARAJAN, R. P. & MENON, A. (1988), «Cause-Related Marketing: A Coalignment of Marketing Strategy and Corporate Philanthropy», Journal of Marketing, vol. 52, pp. 58-74.
Notes de bas de page
1 Des versions antérieures de ce texte ont fait l’objet de présentations dans le cadre du colloque Elusive consumption, tracking new research perspectives (Center for Consumer Science, University of Gôteborg, Göteborg, Sweden, June 23-26,2002), du séminaire du CERLIS (Desjeux, D. [dir.], CERLIS, Paris, 3 février 2003) et du Seminar on Innovating markets, Barry, A., Callon, M. and Slater, D., (eds.), London School of Economics, London, England, Friday 28th March 2003). Nous remercions vivement les organisateurs et les participants de ces différentes manifestations pour leurs remarques constructives. Enfin, précisons que le présent texte est une version française du texte publié en anglais dans un ouvrage collectif tiré du colloque de Göteborg (« Is the modem consumer a Buridan’s donkey ? Product packaging and consumer choice », in Ekström, K. & Brembeck, H. (eds.), Elusive Consumption, Berg Publisher, sous presse).
2 Les produits choisis ont pour marques Ricard, Seita-Altadis, Jacques-Vabre/Max Havelaar. Il est amusant de remarquer — même si c’est involontaire ! — que chacun de ces produits est lié à la vie particulière d’un homme politique (de droite) : Charles Pasqua pour le Ricard, Jacques Chirac pour la Seita (via les Gitanes), Jean-Pierre Raffarin pour Jacques Vabre. Je remercie Isabelle Bazet d’avoir attiré mon attention sur l’existence de cet autre lien entre les produits qui m’intéressent et l’univers politique !
3 On trouve un usage proche de cette même notion chez Jean-Claude Kaufman (1997, p. 201).
4 L’illustration suivante représente un paquet de cigarettes commercialisé en 2001 qui se conforme donc aux règles en vigueur à cette époque. L’apparence des emballages des cigarettes Gauloises a récemment été modifiée pour répondre aux exigences de la nouvelle directive européenne entrée en vigueur en septembre 2003.
5 Nous prenons la notion d’attachement dans un sens beaucoup plus étroit que les chercheurs du CSI (Callon et al. 2000 ; Latour, 2000). Alors que ces derniers n’explicitent pas ou peu la définition qu’ils donnent à la notion, qui semble pour eux pouvoir désigner tout type de lien, tous les rapports qui rattachent une personne et des choses, nous préférons restreindre l’attachement à sa dimension affective, retenant en cela le sens amical, familial ou amoureux d’expressions populaires comme « avoir des attaches », « être attaché », ou « avoir une liaison » (dans cette dernière expression, la liaison désigne à la fois le lien et le contenu affectuel de ce lien). Nous verrons en conclusion quels sont les raisons (et peut-être les avantages) de cette restriction.
6 Sans exclure d’autres modes de qualification non rencontrés ici, mais que nous découvrirons plus loin, tels les certificats de qualité et les codes de conduite volontaire.
7 La confusion n’a rien de rhétorique : ayant vu l’affiche à la devanture d’un buraliste, je suis immédiatement venu l’acheter, en demandant le numéro de Que choisir sur l’élection présidentielle, très déçu de ne pas le trouver, puis très content de découvrir, avec l’aide du buraliste, deux journaux là où je n’en cherchais qu’un !
8 Quelques jours plus tard Charles Pasqua fut « retiré de la vente » pour cause de nombre de signatures d’élus insuffisant, pour reprendre l’expression satirique d’un Qui choisir mieux informé que son modèle !
9 Notons toutefois le petit problème que pose le voisinage entre les « candidats » et les « hottes de cuisine », les « brosses à dent électriques » et les « ampoules longue durée » : il y a là comme un zeugma gênant, comme une contamination qui rétablit d’un côté la marchandisation que l’on dénie de l’autre.
10 Nous laisserons de côté la question des prix. Jacques Vabre : 2,10 euros ; Max Havelaar, 2,68. (27 % plus cher, mais petit coût) (Prix Monoprix Toulouse au 06/06/2002).
11 En arrière de ce quadruple registre de captation on retrouve chacune des modalités de l’activité sociale identifiées par Max Weber : comportement affectuel pour l’attachement, comportement traditionnel pour l’enchaînement, comportement rationnel en finalité pour l’intéressement, comportement rationnel en valeur pour l’engagement. Il est réconfortant de constater à quel point l’observation des acteurs et des dispositifs ordinaires nous ramène à reconnaître la pertinence de l’ensemble de ces registres d’action que nombre de successeurs de Weber se sont plutôt acharnés à présenter, pendant plusieurs décennies, comme exclusifs l’un de l’autre.
12 Notre dette à l’égard des chercheurs du Centre de Sociologie de l’Innovation est bien sûr immense, dans la mesure où ce sont ces chercheurs qui ont depuis près de vingt ans problématisé successivement les dynamiques d’intéressement (Callon, 1986), d’attachement (Callon et al, 2000 ; Latour, 2002) voire d’engagement des personnes (Callon, 1999), même si à notre connaissance ils n’ont explicité ni les raisons qui fondent pour eux le glissement d’une terminologie à l’autre, ni la parenté ou les relations que pourraient entretenir ces différents termes. Précisément : l’idée de captation n’entend rien ajouter, elle ne vise pas à encombrer le lexique d’un concept supplémentaire, sinon sous la forme d’un signifiant permettant de rassembler les signifiés disponibles, sinon comme moyen de réfléchir aux fondements et à l’articulation possibles des différents registres d’encastrement économique des personnes. Précisons enfin que nous n’entendons nullement figer la liste des registres cognitifs possibles ; l’important est moins d’établir leur description que de saisir la circulation des motivations et des comportements qu’ils sont susceptibles d’engendrer.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001