Chapitre 5. Une parenthèse temporelle : le « temps à-côté »
p. 253-281
Texte intégral
1LES ANALYSES proposées jusqu’ici afin d’appréhender les significations des pratiques alcoolo-toxico-tabagiques chez les jeunes nous ont amenée à conceptualiser un élément commun et transversal à l’ensemble de ces développements : les rapports et les perceptions des temps sociaux et la création d’une temporalité, le temps des consommations. Cette nouvelle temporalité, nous l’avons nommé le temps à-côté. Voyons à présent le contenu théorique et empirique de ce temps à-côté explicatif des significations des pratiques alcoolo-toxico-tabagiques chez les jeunes rencontré-e-s pour cette recherche et fédérant l’ensemble des éléments présentés jusqu’ici.
Les ruptures
2La notion de rythme social est fondamentale pour comprendre la multiplicité des temps sociaux mais s’accompagne d’une certaine ambiguïté. « C’est le rythme de la vie sociale qui est à la base de la catégorie de temps » (E. Durkheim, 1990 [1912]). Et pour paraphraser D. Mercure, l’ambiguïté de la notion de rythme social vient de ce qu’elle implique à la fois la succession et la périodicité, le changement et la récurrence : le rythme est à la fois continuité et discontinuité (1995, 18).
3Les ruptures avec le quotidien, les temps scolaires, les temps des loisirs, etc. sont recherchées lors des consommations alcoolo-toxico-tabagiques : « Ça coupe ton train train », « ça te permet de mettre en place un autre rythme, tu vois, quand tu bois ou que tu fumes, c’est plus la même montre que t’as au poignet, c’est pas cadencé comme dans la journée », « tu ne vois plus le temps passer », etc.
4Le rythme peut générer des ruptures et les ruptures peuvent modifier les rythmes. La rupture, selon J.B. Paturet1, « inscrit l’humain dans le tragique du vivre et du mourir et permet de produire les montages symboliques qui relient – à la fois re-lier et re-lire – l’homme au monde ». J.B. Paturet note une double émergence quant à la définition de la notion de rupture : elle est arrachement, ruine, effraction, perte et dans le même temps mise en marche vers le nouveau, vers l’ouverture. Elle génère donc une production en termes d’opportunité-s, de changement-s en bien ou en mal. Les discours des jeunes ont révélé ces formes de changements dans le rapport à la quotidienneté et/ou dans la perception, souvent pesante et angoissante, de l’avenir lors des consommations de produits toxiques.
5Nous avons distingué tout au long de ce travail trois formes de ruptures2 recherchées dans ces consommations alcoolo-toxico-tabagiques :
6• La rupture de type mise en abyme
7« Sa spécialisation en héraldique pour désigner le centre de l’écu (1671) a fourni à Gide l’expression de mise en abyme (1893) qui rétablit le y étymologique. Cette expression renvoie à un procédé artistique ou littéraire de répétition en miroir, réduite, du sujet ou de l’action3. » La rupture de type mise en abyme recherchée n’est finalement que la confirmation de ce que les jeunes vivent dans le moment présent. Même si une volonté de changement est recherchée, elle n’aboutit pas. Cette rupture valide une forme de continuité successive, une répétition en écho de « l’être soi » et de « l’être au monde ». Les jeunes essaient de rompre, le temps des consommations alcoolo-toxico-tabagiques, avec les temps institutionnels mais finalement, cette rupture recherchée n’est que la répétition du quotidien. Même dans les consommations extrêmes, les jeunes ne sont que les reflets d’eux/elles-mêmes accentué-e-s, diminué-e-s ou égaux-les à ce qu’ils-elles sont dans le quotidien.
8Aucune forme de plaisir n’est ressentie dans cette rupture.
9• La rupture de type catharsis
10La catharsis s’observe souvent lors de soirées festives. Elle marque une rupture dans l’espace et le temps en laissant libre cours aux pulsions, aux plaisirs et aux débordements. La catharsis peut se comprendre comme une purification des scories quotidiennes. Elle a une fonction régénérative. Aristote parlait de « purgation » qui est, d’après P. Mayol, le sens médical premier et qui fut par la suite traduit par purification « pour signifier l’une des conditions de la métanoïa, le retournement de l’esprit, suscité par le spectacle des tragédies » (1997, 17). Au contraire de la rupture mise en abyme, la rupture catharsis offre une scène inversée de la quotidienneté « en y faisant ce que l’on veut, comme on le veut, c’est vraiment tu t’éclates, tout est permis » (Cyrille, 18 ans). La maîtrise tant valorisée et attendue de la part des jeunes dans le monde « réel », est ici mise à mal.
11• La rupture de type renaissance4
12Dans cette rupture, certaines valeurs perdent de leur prépondérance ; elle génère de nouvelles valeurs, de nouveaux repères. Cette « re-nais-sens » amène les jeunes à être critiques, à prendre de la distance avec ce qu’ils-elles sont au regard de leur passé et/ou de leur présent. Elle peut être définie ici comme un passage, comme un retour essentiel du sens. Ce type de rupture peut être perçu comme un changement dans ce que les jeunes veulent être et/ou veulent faire et/ou veulent avoir.
13L’intérêt de cette classification des ruptures/rythmicités sera à mettre en lien avec les typologies des rapports au-x temps des jeunes rencontré-e-s. Elle permet de mieux appréhender les significations de certaines pratiques et de différencier plus finement certaines singularités temporelles recherchées dans les consommations alcoolo-toxico-tabagiques.
Temporalité liminale et « temps à-côté »
14Nous avons observé lors de la première partie que les rapports à l’avenir des jeunes ont pour points communs l’incertitude et l’angoisse. La plupart des jeunes se centrent principalement sur le présent puisque l’ordonnancement d’un projet d’avenir, d’un plan de vie, semble trop flou, trop illusoire ou encore impensable. Ceux et celles qui expriment des projets d’avenir et des plans de vie nuancent leurs propos en précisant qu’ils sont de l’ordre du rêve. D’autres indiquent que ces projets et ces plans de vie ne sont valables qu’au regard des situations de comparaison à d’autres jeunes dans des configurations de vie souvent différentes.
15Les jeunes élaborent peu de projets et lorsqu’ils-elles le font, ces projets sont surtout des projets scolaires sur du court terme. Même s’ils-elles ont une idée de la profession qu’ils-elles aimeraient faire, ils émettent systématiquement beaucoup de réserves et préfèrent aborder cette idée comme du rêve ou de la chance plutôt que comme réel objectif et plan de vie à atteindre. C’est comme si le fait d’éloigner l’objectif à atteindre et la finalité des études les mettait à l’abri de l’échec de cet objectif.
« On préfère viser petit quitte à arriver à gros après si t’as de la chance. Mais l’inverse si tu rétames la gueule, tu t’en relèves pas. C’est dangereux aujourd’hui de faire des projets trop gros ! Vaut mieux le carpe diem ou l’après diem mais pas tout en même temps sinon t’as la pression déjà, tu l’as alors que tu vises pas hec ! Alors tu vois ! » (Mathieu, 18 ans)
16Cette pression et ces rapports réservés quant à leur avenir sont vécus plus ou moins intensément selon les jeunes. Les positionnements des jeunes en fonction de ces différents rapports aux temporalités sociales semblent être en lien avec certaines finalités et significations recherchées dans les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques.
17Peut-on transposer ou tout au moins trouver des éléments explicatifs, aux pratiques alcoolo-toxico-tabagiques juvéniles par la compréhension des temporalités sociales ?
18Nous pensons effectivement, que les rapports à la temporalité des lycéen-ne-s notamment par la création d’un rapport temporel spécifique, d’une temporalité liminale et d’un temps à-côté permettent de rendre intelligibles les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques. Mais qu’entend-on par temporalité liminale ? Qu’est-ce que le temps à-côté ?
La temporalité liminale
« … l’objet de l’étude par excellence des sciences sociales est l’ensemble des pratiques sociales accomplies et ordonnées dans l’espace et dans le temps… » (A. Giddens, 1987, 50).
19Les catégories des différents temps sociaux et les types descriptifs des vécus des temporalités ne sont que des constructions sociales (M. Halbwachs, 1925, 1950 ; G. Gurvitch, 1963) qui pour notre étude doivent être réajustées et réorientées en fonction de la spécificité de notre population. Les différentes logiques des pratiques observées chez les jeunes, sont fortement liées à cette phase de liminalité qui singularise leur expérience des temps. C’est pour cela que nous proposons une conceptualisation en terme de temporalité liminale. « La liminalité désigne cette situation de seuil dans laquelle l’individu flotte dans les interstices de la structure sociale » (M. Calvez, 1994, 61). Cette temporalité liminale marque la spécificité d’une population entre-deux statuts et entre-deux reconnaissances sociales qui, de par ce flou de positionnement, a du mal à ordonnancer des plans de vie, des projets concrets, etc. Cet entre-deux avait déjà été abordé par A. Van Gennep. Il observait – quel que soit le type de société – des formes de passages d’un âge à l’autre, d’une occupation à l’autre, d’une temporalité à l’autre, au cours la vie des individus. Selon A. Van Gennep, ces étapes et ces moments de passage sont marqués par des stades d’arrêt plus ou moins longs, de suspension et d’avancement. Imageant ces étapes comme des passages entre deux « territoires », il explique que dans ces passages, il y a toujours un moment de « situation spéciale » qui fait que l’on n’est ni dans l’un ni dans l’autre mais que l’on flotte « entre deux mondes ». La frontière déterminant ces passages est associée à des seuils : « passer le seuil, signifie s’agréger à un monde nouveau » (1981, 27)5. La spécificité des situations de liminalité réside dans l’attente et la sortie vers de nouvelles étapes en franchissant ces seuils différenciés. Les situations des jeunes rencontré-e-s correspondent pleinement à cette phase de liminalité pour plusieurs raisons :
- leur positionnement dans la structure sociale est mal défini puisqu’ils-elles s’apparentent à un hybride de l’enfant et de l’adulte ; ils-elles ne sont plus enfants mais pas encore adultes ; leur positionnement à venir dans l’espace social leur apparaît incertain ;
- ils-elles veulent être reconnu-e-s comme des adultes, des êtres responsables et autonomes, mais leur âge et leur absence de qualification ne leur permettent pas cette reconnaissance sociale ;
- un conflit existe entre l’attribution des fonctions (allocation) et socialisation dans le modèle normatif actuel.
20Les temps institutionnels, notamment scolaires, scandent une large partie des activités quotidiennes des jeunes qui leur permettent de construire et d’élaborer les « voies et les moyens » des projets, des plans de vie, de leur avenir. Pourtant, ces temps sont ressentis comme des temps de pression, d’angoisses et d’incertitudes en lien avec l’avenir. Les activités inscrites dans ces temps institutionnalisés de la famille, des loisirs, de la scolarité sont perçus par les jeunes comme des modelages stéréotypés toujours rapportés à un avenir devant rimer avec « réussite et prestige ». C’est en cela qu’il y a pression nous explique par exemple Véronique, 19 ans :
« Tu vois la pub pour la vache qui rit ? Bon et ben nous comme ça, c’est « trop grosse », « pas assez diplômée », « pas assez compétitive », « trop chère », « trop maigre », « trop bête », « trop, trop » mais t’as aussi le « pas assez diplômée », « pas assez bête parce que trop diplômée », « pas assez sportive », « pas assez vieille parce que trop jeune », « pas assez d’expérience parce que trop jeune aussi », « pas assez ceci, cela », et le bahut, les parents et même quand tu fais du sport comme moi, là, au hand6, et ben partout on te dit qu’il faut que tu travailles ceci et cela, que tu fasses ça et ci, pour ton bien mais pas pour maintenant, non ! Ton bien c’est-à-dire pour ton avenir ! C’est dingue, ils se rendent pas compte, on n’est pas des robots qu’on peut programmer pour dans 10 ans en faisant comme si on pouvait oublier le jour le jour ! ».
21Ces temps collectifs donnent le sentiment, du point de vue des jeunes, de leur imposer une manière de vivre leur présent et leur avenir, les deux étant dans leur position d’autant plus liés, et d’effacer toutes formes plus personnalisées, moins normées de « leur » temps. Ce rapport au temps et particulièrement à l’avenir semble plus problématique dans cette liminalité. En effet, les jeunes ne sont pas les seul-e-s à vivre intensément leur présent comme étape du futur mais, par contre, ils-elles sont les seul-e-s à ne pas avoir toutes les données socio-économiques d’une possible projection réaliste :
« Comment est-ce que tu peux avancer des projets alors que t’as même pas encore le bac ! et que t’es même pas reconnu par les adultes sauf et encore pas toujours quand ça les arrange, par tes vieux7 » (Stéphanie, 18 ans).
22Ce temps liminal génère donc un vécu du présent et une vision de l’avenir, entre-deux. Ces situations d’entre-deux reposent ici sur certaines ambiguïtés et sur une absence réelle de définition de la jeunesse (M. Fize, 1998). Les rapports à l’avenir marqués par ces ambiguïtés entraînent une gestion du présent et des schèmes d’actions différenciés. Mais, comme le souligne A. Strauss (1992b), de nouvelles valeurs provoquées par de nouvelles transformations peuvent émerger de ces ambiguïtés. Elles donnent lieu à des fabrications spécifiques (E. Goffman, 1991) selon les positionnement des jeunes dans cette phase de liminalité. Ces fabrications sont présentes notamment dans cette temporalité liminale par la création du temps à-côté.
23Essayons maintenant d’analyser la construction de ce temps à-côté qui représente l’aboutissement de notre analyse.
Le « temps à-côté »
« Les systèmes de reconnaissance du temps reflètent les activités sociales des groupes » (P.A. Sorokin et R.K. Merton, 1937).
24Notre volonté d’appréhender les significations de ces consommations alcoolo-toxico-tabagiques en terme de relation significative entre la/les pratique-s ou l’événement et leur cadre temporel tels que cela ressort des entretiens, nous ont amenée à créer le concept de « temps à-côté ».
25Le temps à-côté est atypique ; il rompt avec les effets structurants des différents temps sociaux (synchronisation et organisation, référence des durées et des rythmes) et marque une discontinuité avec le temps « normalisé » des différentes sphères sociales des jeunes (lycée, famille, loisirs). Il correspond à un temps libéré des modes de relations au temps quotidien et se centre sur l’individu détaché de toutes contraintes. Dans ce temps à-côté, il n’y a plus d’horizon temporel prédéfini. De la même manière, les adaptations temporelles (W. Grossin, 1974), c’est-à-dire les ajustements et les ruptures, les projets et les attentes des divers temps de la vie quotidienne, n’ont plus de réels marqueurs. Le caractère symbolique du temps s’en trouve modifié et affranchi de sa linéarité, de sa périodicité et de son synchronisme. Il offre alors une nouvelle manière de se penser et de penser la vie. Ce temps à-côté créé lors des consommations alcoolo-toxico-tabagiques des jeunes n’est plus socialement assigné ni dans le contenu de l’activité ni dans l’espace, tout comme eux-elles. Ce temps manifeste toute l’importance de particulariser, de marquer, de s’approprier, de « vouloir vivre8 » dans son temps, un temps rendu disponible. Ce besoin de personnaliser ce temps s’explique selon M. Onfray (1996) par un enfermement des êtres humains dans un temps et un espace excessivement normés et excluant toutes autres formes de possibles : « …ni capables de se mouvoir corporellement dans le passé ou l’avenir, ni profitant des talents d’ubiquité, ils sont prisonniers de l’ici et maintenant, geôle dans laquelle ils peuvent jouer en présentifiant l’écouté, en énonçant les futuritions, mais toujours limités par la dimension corporelle » (M. Onfray, 1996).
26Les pratiques étudiées ici permettent de sortir de ce corps enfermé dans un temps et un espace par une a-temporalité (temps à-côté) et une a-spatialité (ailleurs social). Ou encore, pour le dire autrement, l’oubli de soi, de son corps, le dédoublement, le dépassement de soi, etc. agissent par des jeunes n’est plus socialement assigné dé-temporalisation et une dé-spatialisation des contextes. Les jeunes, dans les consommations alcoolo-toxico-tabagiques et dans/par les effets recherchés, ont recours à des figures imaginaires de temps et de spatialités pour développer les formes d’existence dans lesquelles ils-elles sont et se sentent enfermé-e-s. Ils-elles composent autrement, ils-elles illustrent des métamorphoses temporelles – ou « voyages mentaux9 »– génératrices de nouveaux sens.
27Ce temps de parenthèse plus ou moins important provoque dans tous les cas une évasion ou une création d’une nouvelle scène sociale sur laquelle les jeunes peuvent marquer, effacer, renverser, combler mais aussi parfois, renforcer, multiplier leurs craintes et leurs angoisses du présent et de l’avenir. Les temps dominants ou les temps pivots peuvent être dans cette nouvelle temporalité, re-configurés, transfigurés, ralentis, modifiés, sculptés selon les effets attendus. Le temps à-côté est en quelque sorte un temps ductile personnalisé et réapproprié selon les contextes et les ruptures recherchées. Le temps à-côté n’est d’ailleurs pas un temps uniforme mais un temps pluriel qui peut expliquer la variété des significations des pratiques alcoolo-toxico-tabagiques chez les jeunes.
28Nous pouvons supposer que les significations données par les jeunes à leurs actions sont à comprendre en rapport aux cadres sociaux de « leur » temporalité et participent à des logiques et à des rationalités différenciées de ces pratiques. Les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques reçoivent du temps leur forme. Ces formes se détachent ici des temps quotidiens rythmés par le travail, l’économique, le collectif, pour se rapprocher d’un temps plus en lien avec eux/elles-mêmes, leurs ressentis, leurs émotions, leurs envies.
29Ce ne sont pas aux pratiques alcoolo-toxico-tabagiques proprement dites qu’il faut s’attacher mais aux sens recherchés dans ces consommations inscrites dans des trames temporelles particulières. C’est ce qui est recherché dans ces pratiques qui leur confère une valeur spécifique.
30Pour comprendre les différentes formes du temps à-côté, rappelons ce que nous avons développé auparavant :
- les temps pivots (scolaires et loisirs) occultent un temps plus personnalisé, plus intime, rompant avec la dimension collective des temporalités dominantes ; les jeunes recherchent une coupure ou une rupture avec ces temps institutionnels rythmant l’ensemble de leur quotidien ;
- la représentation qu’ont les jeunes de leur future vie familiale et professionnelle semble difficile à anticiper positivement (pessimisme et fatalisme) ;
- le rapport à l’avenir est omniprésent dans le présent des jeunes ;
- le rapport à l’avenir est vécu négativement ou sur le mode de l’incertitude et de l’angoisse ;
- lorsque le rapport au temps semble positif, il est verbalisé en tant qu’idéal ou de l’ordre du rêve ; on observe alors une alternance entre projets potentiels et possibles, et projets réalistes et utopiques.
31Nous avons repéré trois formes de temps à-côté :
32• Le temps de néantisation10
33Ce temps peut se définir par une apathie11 ; cette notion est utilisée ici pour spécifier une apparente indifférence aux temporalités et aux projets. Les jeunes ne vivent qu’en rapport à un présent. L’entrée dans ce temps marque une volonté de discontinuité absolue avec leur « présent réel » toujours affecté par la marque d’un avenir. Ils-elles trouvent dans ce temps une sensation d’immobilité qui leur permet d’exclure toutes les conséquences de leurs actes en terme de répercussion sur un lendemain puisqu’ils-elles se privent du lendemain. C’est un rapport global au temps vécu négativement puisque la recherche est ici marquée par une volonté « d’anéantissement ».
34• Le temps de transposition
35Dans ce temps, deux formes de « ne plus être soi » sont présentes : par la création d’un double et/ou par l’oubli de soi. Ces deux formes de présentation de soi par la transposition dans le « n’être plus » (oubli) – « vraiment soi » (dédoublement) justifient des inconduites morales et corporelles, permettent un dépassement de soi sur soi et sur les autres. Les jeunes vivent ces moments par procuration d’un autre Soi ou par l’oubli de ce qu’ils-elles sont, c’est-à-dire dans une posture passive : ils-elles deviennent actifs-actives une fois cette transposition « de soi » effectuée par le dédoublement ou par l’oubli.
36• Le temps de véraison12
37Ce temps se caractérise comme celui de la recherche d’un temps vécu (W. Grossin, 1974) personnalisé c’est-à-dire un temps individualisé, coupant ou renforçant les temps quotidiens collectifs. C’est une forme personnalisée du temps s’affranchissant des contraintes normatives des sphères des temps pivots. Il se caractérise par une posture positive et active permettant l’avancement vers la maturation de soi et de ses projets.
38Les questions relatives au contenu du temps et surtout aux significations des temps vécus dans les formes du temps à-côté et dans les types de ruptures recherchées peuvent caractériser ces différentes logiques d’action. En fonction de la représentation de l’avenir et du vécu du présent, les jeunes cherchent différentes formes d’être dans le temps à-côté via les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques. Ces pratiques alcoolo-toxico-tabagiques prennent sens en fonction des configurations sociales des jeunes et plus particulièrement dans les expériences des temporalités quotidiennes. Ces expériences évoluent, se modifient, changent et avec elles les attentes que les jeunes mettent dans leurs pratiques. C’est ici un des intérêts majeurs de ce concept du temps à-côté qui marque l’importance de la variabilité des effets recherchés dans les consommations en fonction d’une posture plus globale des jeunes dans leur rapport à « leur » vie présente et projetée. Les passages d’un temps à un autre, ou pour le dire autrement, d’une signification à une autre, peuvent donc être très mobiles selon le cours de la vie des jeunes qui, comme pour tout un chacun, transitent par des expériences de vie plus ou moins malheureuses, plus ou moins heureuses mais avec la particularité ici de leur situation de liminalité qui génère peut-être une plus grande instabilité dans les rapports aux temps.
39Nous pouvons résumer ces divers rapports aux temps abordés lors des entretiens par ce schéma reliant les représentations des jeunes sur l’avenir13 et les formes du temps à-côté :
40Rappelons que la perspective « utopiste » ou de l’ordre du « rêve » c’est-à-dire s’appuyant sur des projets à moyen et long terme n’est que rarement présente et lorsqu’elle l’est, les projets sont de très courte durée. Nous l’avons observée chez deux jeunes seulement. La majorité des jeunes rencontré-e-s se répartissent essentiellement dans les rapports à l’avenir de type Prévoyant (23 jeunes) et Continuiste (16 jeunes). Enfin, six jeunes ont un rapport de type Fataliste à l’avenir. On ne note pas de caractéristiques en fonction des sexes ou des modes de scolarisation.
41Explicitons à présent les liens établis entre les cinq types de rapport à l’avenir et les formes du temps à-côté :
- la totalité des jeunes se situant dans le temps de néantisation entretient un rapport à l’avenir de type Fataliste. Les six jeunes concerné-e-s par ce type de rapport au temps ont quinze ou seize ans. Ce type Fataliste et cette forme de temps à-côté semblent étroitement liés. En effet, le rapport à l’avenir dans ce type Fataliste est, comme on l’a dit auparavant, dépourvu de projet, focalisé sur les difficultés du quotidien et extrêmement dévalorisé. Lorsque les jeunes ont recours aux pratiques alcoolo-toxico-tabagiques, les significations générées se centrent alors sur une recherche du vide, de la destruction ou de l’affliction ;
- le temps à-côté sous sa forme de transposition, selon les ruptures recherchées, concerne trois types de rapports à l’avenir : le Fataliste – essentiellement lorsqu’une rupture de type mise en abyme est recherchée par le-la jeune – le Prévoyant et le Continuiste. Ce temps est celui dans lequel se situe la majorité des jeunes rencontré-e-s, même s’il est difficile de les dénombrer de manière précise, les frontières entre ces temps sont parfois ténues et particulièrement pour ce temps de transposition qui est aussi un temps de transition entre les deux autres formes de temps à-côté. Ce temps de transposition concerne exclusivement les jeunes n’ayant pas de plan de vie et adoptant une posture dévalorisée face à l’avenir, plutôt résignée (Fataliste), ou plutôt indécise (Prévoyant), ou plutôt neutre (Continuiste). Pour cela, les jeunes jouent tantôt sur les registres de l’oubli ou tantôt sur le registre de la prise de rôle par la création d’un personnage14 ;
- pour le temps de véraison, seuls les types dominants de conquête (Continuiste, Étapiste, Possibiliste) se retrouvent dans cette forme de temps à-côté. On repère de manière relativement stable quinze jeunes. La posture plutôt positive de l’avenir apparaît également dans les moments de consommation de produits psycho-actifs. Ces moments sont marqués essentiellement par le plaisir et/ou par un retour sur soi ayant pour objectif d’obtenir des satisfactions corporelles et mentales, et de se revigorer.
42Ces configurations mettent en lien les vécus du présent des jeunes, leurs rapports à l’avenir comme nous les avons décrits, et les créations temporelles recherchées lors des pratiques alcoolo-toxico-tabagiques telles que nous estimons les avoir repérées. Ces nouvelles temporalités se différencient dans leur-s finalité-s en fonction du rapport au présent et aux représentations de l’avenir que les jeunes se font.
Entre rupture et « temps à-côté » : les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques et leurs significations
43Les jeunes se situent dans une temporalité liminale qui génère un rapport à l’avenir et un vécu du présent marqués par des formes d’anxiétés et d’inconstances. Pour pallier ces difficultés, ils-elles élaborent au moyen des pratiques alcoolo-toxico-tabagiques une nouvelle temporalité qu’ils-elles façonnent en fonction de leur besoin et de leurs difficultés à vivre le quotidien comme présent, mais aussi et surtout, comme préparation d’un avenir. Ce temps que nous avons appelé le temps à-côté se compose de trois formes de temps que nous avons définies comme : le temps de néantisation, le temps de transposition et le temps de véraison. Ces temps se caractérisent par des finalités propres et des attentes différenciées selon les ruptures recherchées avec le quotidien. Nous avons vu l’importance des ruptures dans les rythmes sociaux et pour personnaliser des temps vécus, des temps à soi se démarquant des temps collectifs globalisant, enfermant et « schizophrénétiquement collectif » (Fabrice, 19 ans). Nous avons donc, à partir des propos des jeunes, avancé cette classification des trois formes de temps à-côté et nous les avons croisées avec les trois formes de ruptures repérées dans les entretiens. Les ruptures permettent de mieux appréhender les significations recherchées dans certaines pratiques et de différencier plus finement les rapports à cette création d’un temps à-côté.
44Le tableau suivant présente donc, aux croisements opérés entre les trois formes de temps à-côté et les trois formes de ruptures recherchées dans ces temps, les différentes significations attribuées aux pratiques alcoolo-toxico-tabagiques. Les notions à chaque intersection définissent un ressenti, une qualification de ce qui est recherché. Nous allons nous en expliquer.
note16
45Ce temps à-côté crée trois formes de rapports au temps définissant, selon les types de ruptures recherchées, des significations spécifiques des consommations « en plus des choses que l’on peut mesurer… » (G. Durand, 1992, 414).
46• Le temps de néantisation et la rupture de type mise en abyme : défonce-vide
47Ce qui est recherché dans ce temps-rupture correspond à la destruction de soi par le vide17. « Le temps vide porte en filigrane la légèreté de l’être, l’obsession de la mort » (J.C. Kauffmann, 1997, 73). Les consommations sont toujours plurielles et les effets attendus doivent rimer avec « défonce ». Aucun plaisir n’est trouvé dans ces consommations. Cela correspond au « je n’ai rien, donc je ne suis rien et je ne recherche rien puisqu’il n’y a rien ». Le sentiment de n’être rien dans le quotidien est confirmé, validé, renforcé dans les consommations dans un présent continué sans horizon temporel. Les jeunes n’ont pas de rapport à l’avenir et pensent qu’en allant dans la « défonce », ils-elles « toucheront le fond ».
« Lorsque je bois de la Tequila au mètre, c’est au mètre, c’est sérieux parce que là on est cassé, cassé, cassé, c’est le but mais y a autre chose, c’est, je vais peut-être te surprendre ou te choquer mais, moi la vie tu vois, j’en ai rien à foutre. C’est pas la première fois que j’essaie de me foutre en l’air et je sais qu’il y en aura d’autres mais c’est rien, la vie c’est rien […] Je suis une merde parmi les merdes. Je le sais. Je ne représente rien pour moi ni pour personne. Dans cette société, tout le monde se tape de tout le monde. Regarde, il y a la guerre à une heure de chez nous mais nous on s’en tape ! On va bouffer à la cantine, on se fait engueuler par ces connards de profs, c’est, je ne sais pas, vraiment ça me débecte (silence) et je me débecte en premier puisque je ne fais rien ! Et c’est pour tout pareil, y a des choses qui me débectent mais j’ai l’impression de rien pouvoir faire (silence) mais je ne sais pas, c’est certainement que je ne suis rien alors je peux rien faire pour rien. C’est dur, ça me fait mal, tu sais, comme là, au bide vraiment c’est dans la tête mais c’est aussi là (il me montre son ventre et sa gorge). Moi, je ne comprends pas les gens qui disent que la vie est belle, comment tu peux la trouver belle ! Vraiment, je ne comprends pas, la vie c’est de la merde, vraiment une belle merde. […] Donc, ouais, je te disais quand je tape la Tequila, c’est bien la Tequila parce que ça te met la tête vraiment rapide, c’est presque comme une drogue dure, c’est vrai j’ai l’impression parfois d’être stone. C’ est bien. […] Je me dis en picolant, je ne ressens plus rien et c’est vraiment bien, c’est-à-dire que t’as plus l’impression d’avoir la guerre à une heure, c’est comme si tout c’était arrêté et que moi aussi j’allais m’arrêter ouais c’est comme un coma éthylique mondial qui reste comme ça sans jamais sortir du coma » (Jean-Paul, 15 ans).
48Ce temps-rupture correspond à une mise en écho de soi négative, à quelque chose de plus intime, une fuite vers une forme d’irréalité de soi et de son corps « que l’on peut alors mettre en danger puisque l’on n’a rien à perdre et puisque l’on recherche même cette perte ». On est ici dans un processus de double négation de soi et de la vie. Dans cette société « misérable », imparfaite, les jeunes préfèrent le « rien18 » et renouvellent ce rien dans et par leur consommation alcoolo-toxico-tabagique.
49• Le temps de néantisation et la rupture de type catharsis : ordalies
50Le « rien » est toujours central mais il se caractérise par une forme de plaisir trouvé dans des pratiques ordaliques19. Le jeu au sens propre est très présent. La recherche à travers les consommations se caractérise ici par une rupture générant un certain plaisir dans le jeu avec la mort. Le jeu permet de ressentir un contrôle total purement personnel de soi sur soi, de sa vie « qui n’est rien » sur sa mort « qui ne sera rien ».
« Les jeux quand t’es blindée, c’est du bon temps, le seul. C’est les seuls moments où j’ai l’impression de ressentir quelque chose dans moi. […] Des exemples, je ne sais pas, il y en a plein ! De toute manière je fais souvent ce genre de trucs, de jeux, ouais très souvent c’est-à-dire presque à chaque fois que je m’empétarde et que je picole mais y a des fois où c’est plus violent (rires) plus radical ! Donc, tu veux des exemples, je ne sais par exemple, cette semaine, c’était mardi, pour te donner un truc récent, c’est récent. Avec Titi, on a commencé à se défoncer sérieux, pétard, du super cassant production toulousaine, du vgt […] Vodka Gin et Tequila, c’est le cocktail de la mort, t’es totalement raide après ça. T’es vraiment out. Et c’est ce que je recherche. J’ai pas le courage de prendre un flingue et boom, boom mais là c’est un peu ça sauf que moi j’aime la vodka et que bon tu choisis pas même si tu forces un peu le destin. Bon, je vais peut être y arriver, mon exemple, mardi je te disais, donc pets plus vgt , Titi était raide, elle s’est endormie et moi, j’ai décidé de forcer le destin. Tu vois ici c’est dix étages, moi je suis au 5 ; je voulais aller sur le toit de l’immeuble mais la trappe du toit au 10e était fermée. Alors je suis redescendue à l’appart, et je me suis baladée sur la gouttière (elle m’amène dans sa chambre et me montre la gouttière) et tu vois c’est quand même dangereux parce qu’elle est pas très très solide et si elle casse tu tombes sur la rue du 5ème avec les bagnoles en dessous. Bon, je ne suis pas tombée. Voilà. » (Aline, 15 ans)
51Ce type d’exemple se retrouve également pour des conduites de véhicules motorisés20 (voitures, mobylettes, scooters) : prendre les rues en sens interdit, conduire à contresens sur la rocade, accélérer dans les virages de campagne, rouler sur quelques mètres à gauche, etc. le tout bien évidemment dans des états « seconds » après avoir consommé de l’alcool ou certaines drogues illicites (cannabis, ecstasy, solvants, etc.). Ces différentes conduites peuvent se rapprocher du grand frisson dont parlent certains auteurs21 « de tenir sa vie entre ses mains » ; nous pourrions ici plutôt parler du grand frisson « de tenir sa mort entre ses mains ». Cette figure du temps-rupture constitue alors « le substrat de la vie courante » où l’ordalie, l’excès, les jeux corrompus selon R. Caillois (1967) deviennent une forme de l’existence ordinaire. Ce positionnement rappelle également la notion de « bonne mort » de G. Durand (1992, 232) c’est-à-dire une mort positive dans sa valeur et sa signification du point de vue de l’acteur.
52• Le temps de néantisation et la rupture de type renaissance : affliction
53L’humiliation et l’abandon de soi sont volontairement recherchés dans l’espoir secret d’être dépassés pour que de nouveaux sens puissent émerger. De la négativité du rapport au présent, à l’avenir, à soi et au monde, le-la jeune cherche à « domestiquer22 » ces doubles négations dans une forme d’auto persuasion : ce que je vis peut être pire dans la consommation de certains produits, et dans cette affliction, c’est-à-dire cette douleur, cet abattement, se constitue une forme légitimée du « supportable » qui me permet de continuer ma vie « tant bien que mal ».
« Je me dis qu’en me mettant dans ces états, et (silence) ouais, je ne sais pas comment te le dire (silence) c’est comme une humiliation c’est-à-dire que je n’ai pas de plaisir à le faire c’est presque comme une punition. Mais je me dis qu’en touchant le fond, je ne peux que remonter même si ce n’est que d’un demi-centimètre, c’est moins pire. Tu vois. C’est, je le vis mal ma vie, je m’en fous de tout, je ne parle jamais enfin je ne me vois pas ni dans l’avenir, ni dans maintenant mais je crois que c’est bien pire quand je tripe, et quand je reviens à la société, c’est quand même un peu plus, c’est pas positif mais c’est moins pire que le pire. J’ai l’impression que dans ces moments de trips, je m’éloigne de ce mal que je ressens, de ce “no futur” même si le “no futur” est toujours bien là. » (Julien, 15 ans).
54• Le temps de transposition et la rupture de type mise en abyme : oubli
55Ce temps-rupture est marqué ici par la volonté d’oublier ce que l’on est. Les jeunes découvrent les vertus d’oubli des produits que sont l’alcool, les drogues illicites et parfois le tabac. Le sens de ces consommations le plus souvent extrêmes est le moyen « d’oublier » ou « d’effacer » son corps et son esprit. Ce qui est ressenti dans ces pratiques même si elles se jouent dans un espace public – comme pratiques hautement sociales – reste dans un premier temps une problématique d’un rapport à soi le plus souvent négatif. Cette recherche extrême correspond à un sentiment d’anesthésie du corps et de l’esprit « on ne se sent plus, vraiment, au sens propre comme au sens figuré ! » (Sandrine, 17 ans). Cette anesthésie correspond à une figure de l’oubli.
« J’essaie d’oublier, tout le temps, quand je picole, quand je gobe, j’oublie aussi, c’est un autre oubli parce que ton corps il est pas pareil mais en fait dans la tête c’est pareil. C’est pareil » (Véronique, 19 ans).
56Ici, les jeunes ne veulent plus exister ni dans leur corps, ni dans leur esprit. Ils-elles ne sont pas pour autant quelqu’un d’autre, ils-elles veulent juste oublier qui ils-elles sont. Cette volonté de « s’oublier » se renforce et se pérennise dans ces consommations
57• Le temps de transposition et la rupture de type catharsis : cénesthésie
58Ce temps-rupture est celui de la cénesthésie. La cénesthésie est définie comme « perception interne de notre corps et de son fonctionnement végétatif ». (N. Sillamy, 1980, 209). V. Nahoum-Grappe (1991, 26-27), dans son ouvrage sur l’ivresse, définit la cénesthésie, ou plus précisément la conscience cénesthésique, comme une façon d’éprouver son corps et son esprit comme n’étant pas à soi.
59Ce concept correspond ici au discours sur l’extériorisation d’un autre « soi » ou d’une forme de dédoublement dans les pratiques notamment d’alcool et de drogues illicites mais aussi dans la pratique tabagique. Cette forme de dédoublement permet une recomposition de Soi à travers cette mise en scène sociale d’un autre « Je ». Pouvoir se mettre en scène, exhiber une certaine sociabilité à travers les différentes consommations correspondent à la rupture recherchée dans ce temps : on se montre, on se rencontre, on se rend « visible », on cherche la reconnaissance à travers une illusion réelle. Cette illusion réelle s’exprime dans la concrétisation de la situation de consommation par la création d’un personnage qui rompt avec ce que les jeunes sont dans le présent normalisé :
« On se prend un moment pour ce que l’on n’est pas et on y croit à fond ! Mais c’est bien, c’est super ! » (Juliette, 18 ans).
60Cela correspond aussi à la possibilité de faire ou de dire ce que l’on n’ose pas en temps « normal » ; l’alcool, les drogues permettent dans ces cas-là de se « dédouaner » ou de se « déresponsabiliser » : c’est une des formes de la « désincorporation » d’O. Mongin (1991, 65-82). À travers ces nouveaux personnages, les jeunes accèdent à une inversion normative de ce qui est permis et de ce qui ne l’est pas, aussi bien au niveau collectif qu’individuel. Ils-elles se créent alors ce que A. Ehrenberg (1991a, 1991b) appelle des individualités multiples qui permettent de suivre le groupe dans certaines situations et de passer à l’acte dans certaines pratiques (incitations collectives lors de défis, de jeux, etc.) : en temps normal les jeunes ne s’autoriseraient pas à le faire. Ces individualités multiples permettent également de reconstruire une réalité plus positive plus « aseptisée ».
« Me bourrer la gueule ça me permet de me sentir grand, j’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre, de me sentir plus fort, donc je joue au grand qu’a peur de rien mais sans l’alcool, je ne le ferais pas ! C’est clair. J’aimerais pouvoir le faire mais ça l’fait pas ! Je dis vraiment hélas parce que je crois que dans ma vie de tous les jours, ça me faciliterait les choses d’être Mathieu le mec bourré ou le mec stonifié ! (rires) » (Mathieu, 18 ans).
61Dans ces contextes les jeunes, à travers la composition de personnages, de doubles, ne s’engagent pas directement dans leurs actions. Ils-elles le font « par procuration » de leur autre Soi. C’est « présenter ce que l’on est sur le mode de ne l’être pas » (G. Durand, 1992, 233).
62• Le temps de transposition et la rupture de type renaissance : reviviscence
63Ce temps-rupture vise à couper avec les difficultés du quotidien et à retrouver une nouvelle signification quant à ce que l’on est. Il permet de dépasser les difficultés pour se redonner des motivations dans un personnage plus fort, moins affaibli. C’est une sorte de « palingénésie », de reviviscence qui est générée, une forme de nouveau départ permettant d’occulter les difficultés passées ou de « faire avec » sans pour autant engendrer des angoisses insupportables.
« Tu vois je suis comme une boule de pâte où tout se mélange et je n’arrive pas à séparer ce qui est bien dans ma vie et ce qui foire ; alors je me focalise sur ce qui foire et c’est pas cool à gérer ! Alors c’est vrai que quand je me pète la tête, j’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre enfin d’être moi, mais moi avec un peu plus de lucidité. C’est comme si l’alcool et le pétard mais en fait surtout l’ecsta m’apportaient une vison plus claire de ma vie et surtout plus positive. C’est la machine à spaghetti ! Je suis une grosse pâte, je me défonce et la pâte se découpe en petites lignes droites, là tu peux les prendre séparément les manger ou pas, reformer une houle ou non, etc. mais t’as le choix d’organiser tes spaghettis comme tu veux. Et bien ma vision de la vie quand je suis tripée c’est ça ! C’est vrai. Ça m’aide à faire des choix importants et à me faire changer parce que dans ces moments là j’suis vachement positive » (Sabine, 16 ans).
64Ce temps permet de « désapprendre23 » la peur et l’angoisse à travers le fait de ne plus être soi.
65• Le temps de véraison et la rupture de type mise en abyme : réflexion
66Les jeunes dans ce temps-rupture renforcent la validité de ce qu’ils-elles sont dans le présent, c’est-à-dire des jeunes inquiets ou inquiètes de leur avenir mais se satisfaisant de leur présent. Ils-elles se caractérisent par une posture plutôt active, parfois optimiste. Ce temps-rupture est vécu comme une continuité successive de « soi comme Soi » comme une réflexion.
« Tu bois, c’est sympa mais bon c’est tout ! Y a rien de chamboulé (rires) Moi je ne sais pas, y en a qui disent oublier ou ça, mais je vois pas quoi oublier ! Non c’est un moment où je bois, je suis saoul mais rien de plus, c’est quasiment pareil qu’avant d’avoir bu sauf que parfois t’es malade ou tu dors plus facilement ! (rires). […] C’est quand tu te marres dans la vie eh bien tu te marres dans la cuite et donc tu te remarres encore plus quand tu sors de la cuite parce que tu ris des rires de ta cuite » (Alexandre, 16 ans).
67Les significations recherchées ici dans les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques ramènent les jeunes à la perception qu’ils-elles ont et à ce qu’ils-elles vivent dans leur quotidien, parfois de manière renforcée et amplifiée.
68• Le temps de véraison et la rupture de type catharsis : orgiasme
69Ce temps-rupture offre une scène sur laquelle les jeunes peuvent dépasser leurs peurs, réaliser leurs envies, leurs désirs. Contrairement au temps de transposition, les jeunes ne voient pas l’utilité de se créer un « double » ou un autre personnage. Ils-elles assument ici pleinement leurs actes, facilités par certaines consommations. Cette inversion des normes et cette rupture recherchée permettent aux jeunes de se valoriser et de se « surpasser » dans leur rapport aux autres et à eux/elles-mêmes. Les vertus de certaines soirées où les jeunes vont consommer certains produits (alcool, cannabis, ecstasy, solvants, cocktails, etc.) créent un lien entre les participant-e-s et transforment la quotidienneté parfois morose en plaisir immédiat. Ces consommations ont pour effet la recherche d’une forme d’effacement de l’existence quotidienne et de ses contraintes normatives afin de permettre une réintégration orgiastique24 et mystique25 (G. Durand, 1992, 299). Les pratiques orgiastiques produisent une perte de forme (normes sociales, personnalités et personnage) d’où doit sortir « l’être régénéré ».
70Ce temps-rupture apparaît également lors de difficultés ponctuelles que les jeunes perçoivent sur le moment comme « dramatiques » et/ou « irrémédiables ». De mauvais résultats scolaires, un échec sentimental, un conflit avec la famille (fratrie ou parents) peuvent être les causes de cette rupture. Les consommations pansent ces difficultés personnelles et permettent de refuser ces échecs voire de les transformer, de les dépasser.
« Je venais de me faire larguer (silence) j’avais vraiment l’impression que c’était la fin de tout ! Que ma vie n’avait plus de sens, que je ne pourrais plus jamais être amoureuse enfin que ma vie sentimentale était finie, définitivement finie ! (rires) Alors, je me suis bourrée la gueule, j’ai fumé pétard sur pétard pendant plusieurs jours d’affilée, ça m’a permis de refuser cet échec, d’oublier un peu très certainement, mais surtout ouais, de dire non c’est pas possible ! Avant je me lamentais et avec ma charge je me rebellais ! Mais j’étais bien mieux que sobre ! (rires) C’est pour ça d’ailleurs que j’ai picolé et fumé pendant plusieurs jours non stop ! En fait j’étais passée du “je suis nulle, je ne connaîtrais plus jamais l’amour, mais je l’aime encore, pourquoi il me fait ça ou plutôt qu’est-ce que j’ai fait pour qu’il me fasse ça” à “quel gros con cet enfoiré de mes deux !” Ça change tout non ? » (Valérie, 18 ans).
71Ce temps-rupture, l’orgiasme, peut être à la fois un moment où les normes sont inversées, annihilées, remaniées pour devenir pleinement personnalisées mais aussi, et parfois simultanément, un moment constitutif d’une régénérescence à venir, de l’ordre « ressuscité » des difficultés quotidiennes (G. Durand, 1992, 359).
72• Le temps de véraison et la rupture de type renaissance : ressource
73Ce temps-rupture est ici un moment extrêmement valorisé. C’est un passage où on se ressource, on « se revigore ». La boisson, les drogues, etc. matérialisent une sorte de « sas de décompression » vécu positivement et qui permet de mieux rebondir dans le quotidien, de le réorganiser « pour repartir sur des bases saines » (Françoise, 16 ans).
« Ça fait du bien, t’as l’impression que ça te renforce » (Aude, 14 ans) ; « Je pars en rave dès le vendredi soir et c’est vrai que quand je gobe pendant ce week-end, comment dire tu repars vachement mieux le lundi. Ça te fait une vraie coupure ou c’est vraiment revigorant. Le week-end tu te fais un plan communautaire, tu danses, tu rencontres des gens, tu découvres des endroits zerbes26, vachement tripés mais c’est bien tu retrouves un fil conducteur, moi ça me fait du bien ces trips, c’est vraiment hype27 » (Stéphanie, 18 ans).
74Les consommations dans ce temps sont perçues comme revigorantes ou comme forme de ressource stimulante au quotidien.
75Cette inventivité permet de trouver une autre forme d’existence le temps non pas « avec », non pas « contre » mais à-côté. Ce temps à-côté marque une forme de créativité, de vitalisme (M. Maffesoli, 1988) en prenant en charge sous une forme atypique l’existence individuelle et/ou collective des jeunes consommateurs-trices. Cette capacité à « faire face » aux difficultés de vivre une temporalité basée sur l’avenir et la projection, rejoint cette perdurance sociétale, définie par M. Maffesoli (1988, 51) comme une forme de résistance, de survivance consciente ou non, incorporée. Cette forme d’intériorité, de creux (G. Durand, 1969 ; G. Sissa, 1997) du rapport à la société forme une architectonique d’une temporalité nouvelle.
76Ce temps à-côté permet une forme de réenchantement du monde, de la société, à des degrés divers mais parfois, quand il se fait temps de néantisation, sert d’accentuation au désenchantement.
77Ces différentes postures dans les formes du temps à-côté ne sont pas figées, elles varient au gré des événements de la vie des jeunes. Cette taxinomie des significations peut paraître pourtant rigide ; c’est le revers de toute typologie et de toute tentative de catégorisation notamment des significations. Mais, ces mises en formes ont le mérite de présenter, de rassembler et de mettre en valeur des systèmes de significations.
Les formes de « temps à-côté » : méta-regard sur l’analyse proposée
78Nous pouvons pour finir, faire les liens entre les principales conclusions des analyses proposées dans ce travail et les positionnements des jeunes dans les formes de temps à-côté.
79Les significations des pratiques alcoolo-toxico-tabagiques et les effets recherchés dans les consommations ne sont pas données et fixées une fois pour toutes.
80Les jeunes filles et les jeunes garçons apprennent à définir les répertoires des contextes sociaux du boire, du fumer, etc. et déterminent de ces répertoires des schèmes d’actions que constitueront les expériences sociales. Comprendre les significations des consommations et les réappropriations des effets, c’est aussi comprendre la nécessité de faire et de dire, comprendre les moyens de ce faire et de ce dire, et leurs conditions contextuelles d’émergence. Nous avons observé tout au long de ce travail, les différents effets, leur variabilité selon les lieux, les contextes, etc. Ces pratiques alcoolo-toxico-tabagiques s’apparentent à une sorte de remède social à « ce qui ne va pas dans le quotidien, dans le monde réel ». Les rapports à « ce qui ne va pas » sont importants à appréhender puisqu’ils expliquent en partie le positionnement de certain-e-s jeunes dans les différents temps à-côté et dans les types de significations de leurs pratiques alcoolo-toxico-tabagiques. Les effets attendus et leurs réappropriations varient au gré de ce qui va, mais le plus souvent de ce qui ne va pas. C’est d’ailleurs pour cela qu’à un même produit correspond une multitude d’effets.
81Mais comment passe-t-on d’une signification, d’un type d’effet à un autre ? Qu’est-ce qui provoque ces changements ? Autrement dit comment passe-t-on dans le temps à-côté, aux formes du temps de néantisation, du temps de transposition et du temps de véraison ? Quels en sont les éléments explicatifs ?
82Tou-te-s les jeunes interrogé-e-s ont transité par le temps de néantisation à un moment de leur adolescence, mais sans y rester, contrairement aux six jeunes correspondant également aux jeunes ayant des trajectoires de consommations atypiques. Ces six jeunes évoluent selon les moments entre les trois formes de significations repérées dans les trois ruptures recherchées dans ce temps de néantisation : le rien, l’ordalie et l’affliction. Ces jeunes sont dans un rapport « imposé » aux produits : il n’y a pas de véritable élaboration des effets par l’individu (M.H. Soulet, 2000) puisqu’ils-elles attendent les effets réellement pharmacologiques et physiologiques de la consommation dans l’extrême et dans les mélanges volontaires. Ils-elles se situent dans une gestion technique du produit par rapport à leur souffrance et leur difficulté à vivre. Pour les autres jeunes, cette gestion technique est systématiquement reliée à une gestion symbolique. Cette symbolique peut se définir dans la variabilité des effets (la réappropriation des effets). Le passage dans ce temps de néantisation ne se pérennise pas pour les autres jeunes qui après un moment de « vide » arrivent « à remonter la pente » (Valérie, 18 ans).
83Ces passages dans ce temps correspondent principalement à :
84– une humiliation et/ou une déception amoureuse douloureuse :
« je suis restée plusieurs semaines, c’était black out total. J’avais qu’une idée vouloir ne plus exister, je me prostrais en picolant et parfois quand j’arrivais à bouger, c’était pour faire des conneries comme picoler et m’envoyer la plaquette de somnifères de ma mère et tout ça. Tout pour une grosse coupure amoureuse, enfin amoureuse je croyais. J’étais avec ce mec depuis plusieurs semaines et j’étais vachement accro et je croyais que lui aussi alors j’ai accepté d’avoir une relation avec lui. C’était la première fois que je le faisais et il m’a fait très mal, j’ai pas du tout aimé et j’ai vu au moment où il le faisait qu’il voulait juste le faire. J’ai été humiliée parce qu’à peine on avait fini, il a ri et il m’a larguée. En fait, c’était un pari qu’il avait lancé avec ses copains. Je ne voulais plus aller au lycée et à chaque soirée je me défonçais vraiment, à fond pour, je crois vraiment que c’était dans l’espoir de me tuer, j’en suis convaincue maintenant parce qu’aujourd’hui y a des trucs que je ne ferais pas car je sais que c’est trop risqué c’est même de la folie. » (Chloé, 21 ans) ;
85– une querelle familiale dans laquelle les jeunes se sentent responsables ou au contraire lointains mais subissant malgré tout ce contexte :
« C’est quand ma sœur aînée allait mal, y avait un poids permanent à la maison tu rentrais, c’était insupportable, plus personne ne voulait se parler, j’avais l’impression que tout le monde se foutait de tout monde alors que c’était la faute de ma sœur moi j’y étais pour rien mais je subissais.
– Tu subissais quoi par rapport à ta sœur ?
– J’ai pas envie de parler de la raison du problème mais ce que je veux te dire, c’est que cette période, je l’explique par rapport à cette ambiance de merde qu’il y avait chez moi et c’était tellement pesant que je ne pensais et je cherchais dans les conso que j’avais, tout était dans l’extrême avec des jeux à la con en soirée où tu peux te faire buter comme ça (il claque les doigts) » (Boris, 16 ans) ;
86– un conflit ou une querelle amicale pouvant ou ayant engendré l’exclusion du groupe de pairs :
« Quand ils ont commencé à faire la gueule, ils venaient plus me parler quand j’arrivais tout le monde se taisait ou ils se barraient tous, j’ai compris qu’y avait un problème et que j’étais du mauvais côté. Je me suis retrouvée toute seule parce que, oui parce que j’étais pas la locomotive du groupe tu vois dans notre engueulade avec Séb, les autres ont pris son parti. Je me suis retrouvée toute seule du jour au lendemain, plus d’amis, plus rien. J’ai commencé à fumer et à gober seule à ce moment et puis après à faire des mélanges avec de l’alcool, c’est là où je me suis retrouvée à l’hosto, mais je le souhaitais parce que j’étais plus rien donc il fallait finir l’histoire même si je le voulais pas vraiment » (Sandrine, 17 ans) ;
87– une difficulté scolaire, dans une période globale d’incertitudes, vécue comme un véritable échec du présent, ruinant toutes les perspectives d’avenir. C’est le cas d’une mauvaise note dans les matières « nobles » (français et maths) ou encore de redoublement ou de réorientation :
« Je m’en rappellerais toute ma vie, j’étais assez sereine, sous le préau à côté du bâtiment des sciences, on fumait clope sur clope, on attendait les résultats du dernier conseil de classe. Et bon, je flippais un peu parce que le troisième trimestre avait été très moyen et je me suis surtout ramassée en français et maths mais j’étais quand même un peu sereine, je me disais que c’était pas possible de redoubler, j’étais pas une élève en difficulté. Et pis vlan ! Jean-Charles le délégué, il arrive et me dit que je redouble ferme, ferme parce qu’il y avait deux formulations pour les redoublements, le redoublement conseillé, là tu peux faire appel et t’es presque sûr de passer et ferme, c’est sans retour. Tu vois ma vie là, en quelques secondes, elle s’est effondrée mais pas question de quelques minutes ou quelques heures, non ça a duré plusieurs mois parce que je me sentais humiliée primo, et ensuite, tous les plans que j’avais pour l’avenir, ils disparaissaient d’un seul coup, alors là tu te dis que t’as bûché normal pendant toute l’année et que finalement et bien ils te disent que t’es bonne à rien et moi je me disais que si c’était pour faire un job que je voulais pas et pour moi le redoublement ça signifiait ça, et bien je préférais arrêter tout de suite plutôt que de morfler toute ma vie. Mais je suis lâche alors j’ai pris tout ce que je pouvais pendant des mois, j’avais plus aucune émotion, y avait plus rien en moi, je consommais pour poursuivre je ne sais quoi, rien en fait (rires), pour me vider » (Chloé, 21 ans) ;
88– une situation globale qui n’est marquée par aucun événement spécifique mais qui génère de l’angoisse, de la peur, etc.
« C’est comme ça, ça pèse sans que tu saches vraiment pourquoi mais c’est vrai que c’est plus un tout. C’est tu regardes les infos, c’est révoltant quand tu vois plein de trucs, de morts, de guerres qui pourraient être évitées et que personne ne fait. C’est quand on te dit qu’il faut tu y arrives parce qu’autrement c’est direct le trottoir, c’est les magouilles des politiques qui te disent que l’avenir est pas génial mais qu’il faut quand même travailler pour leur filer tes tunes, c’est la soi-disant répartition des richesses qui vont aux mêmes, c’est tout ça. C’est normal qu’on soit pas bien, t’as vu cette société de merde ! Non. Et y à des fois où tu peux refaire surface parce que ton petit quotidien de merde, il est éclairé par quelques, par une rencontre, un truc bien » (Philippe, 17 ans)
89Ces facteurs d’entrée dans le temps de néantisation peuvent dans certains cas se cumuler. Mais dans toutes les situations rencontrées, ces « motifs » agissent momentanément ou pour certain-e-s plus longuement, sur leur rapport au présent et à l’avenir comme n’étant plus que fatalité et l’abdication. Toutes ces consommations ont pour but, dans ces contextes, la destruction, la recherche du vide, l’ordalie ou l’affliction c’est-à-dire une volonté de fixer le présent afin de ne plus penser à l’avenir qui peut parfois les précipiter davantage vers des actes de mort. « Finalement vaut mieux que j’ai pris des défonces parce que sans, je ne sais pas si je ne me serais pas vraiment flingué » (Boris, 16 ans).
90Les consommations valent ici comme remède aux maux. On retrouve également cette fonction thérapeutique des produits psycho-actifs dans le temps de transposition par l’oubli, la permissivité et la re-naissance. En effet, même si ces significations peuvent être aussi appréhendées sur le plan du plaisir et dans un rapport festif, elles peuvent aussi prendre parfois, on l’a vu, des formes de « potions médicamenteuses » pour soigner le quotidien par l’oubli ou par la découverte de ressources de sa personnalité jusqu’à là ignorée ou timorée. Le temps de transposition est un temps médiateur alternant plaisir et déplaisir, mal-être et bien-être, effets festifs et effets thérapeutiques par des formes indirectes de « jeux » entre les deux autres formes de temps à-côté. On comprend alors très aisément, selon les événements du quotidien à interpréter au regard du contexte social et des caractéristiques des jeunesses aujourd’hui, que les lycéens et lycéennes se retrouvent le plus souvent dans ce temps. Ce temps est le temps de l’élaboration de la confiance en soi, pour accéder au temps de véraison, mais c’est aussi le temps de la validation de la dévalorisation de soi qui amène les jeunes dans le temps de néantisation. Il est intéressant à ce propos de rappeler que l’ensemble des trajectoires de l’alcool, de tabac et des autres drogues illicites indique un positionnement entre « l’avant » et « l’après » période du lycée comme fixation remarquable dans les temps de véraison et de transposition28.
91Le temps de transposition est prédominant pour la majorité des jeunes rencontré-e-s ; il représente dans sa construction lors des consommations un temps « relais entre le plaisir et le déplaisir » des effets recherchés dans ces pratiques.
92Le temps de véraison apparaît ici de manière souvent éphémère. Avant et après cette période du lycée, pour la plupart des jeunes – hormis les six jeunes ayant une trajectoire de consommation atypique – les temps de véraison et les temps de transposition sont les deux temps prédominants observés dans les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques. Il faut d’ailleurs préciser que le temps de véraison marque dans la plupart des cas les entrées en consommation. Les jeunes entrent le plus souvent selon leur dire par plaisir : le plaisir de faire comme les autres, le plaisir de la curiosité, le plaisir d’avoir essayé.
93Les six jeunes se situant dans le temps de néantisation sont entré-e-s pour leur part extrêmement précocement et rapidement dans ces consommations. Ils-elles recherchent depuis cette entrée en consommation, des formes destructrices et ordaliques dans les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques et ce, au détriment des événements (amour, groupe de pairs, etc.) ayant « sorti » les autres jeunes de leur passage dans ce temps de néantisation.
94Les effets des produits psycho-actifs sont donc réappropriés en fonction du cadre général du rapport au temps des jeunes, en fonction des formes de stabilité et d’unification qu’ils souhaitent créer dans leur quotidienneté.
95Il est à souligner au regard de ces trajectoires que le positionnement des jeunes dans les formes de temps à-côté ne correspond pas à certains produits et/ou à la multiplication des consommations. Ce n’est parce que l’on a des polyconsommations de surcroît avec des drogues dites « dures » que l’on se situe exclusivement dans un rapport négativé au temps. On retrouve plusieurs jeunes ayant ces formes de polyconsommation (ecstasy, lsd, héroïne, etc.) dans le temps de transposition et dans le temps de véraison. Cela montre bien que ce n’est pas le produit ou les produits combinés entre eux qui caractérisent les formes de mal-être ou de « gravité » à consommer puisque, à consommation similaire, des jeunes peuvent rechercher des effets tout à fait différents : vide, plaisir, oubli, etc.
Notes de bas de page
1 Intervention « Vivre : une dialectique de la rupture et de la continuité », Conférence régionale de santé, Montpellier, le 22 janvier 2000.
2 Nous rejoignons partiellement la typologie de J.B. Paturet qui propose également trois grandes ruptures : la rupture catastrophe, la rupture catharsis et la rupture crise.
3 A. Rey (dir.), 1992, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert.
4 Ou plutôt re-nais-sens. Cette décomposition en jeu de mots est liée à une double explication et à un double sous-entendu : une nouvelle naissance (re-naissance) et une nouvelle naissance du sens (re-nais-sens).
5 A. Van Gennep associe ces seuils à des rites initiatiques. Le rite initiatique, selon A. Van Gennep (1981), a pour finalité d’accompagner le passage de l’individu de son être biologique à son être social collectivement. Mais, comme nous l’avons précisé précédemment dans ce travail, dans notre société, « ce passage n’est plus ritualisé socialement et collectivement pour une même classe d’âge. Il est maintenant dilué dans le temps et individualisé, et de plus ne s’avère pas vitalement indispensable à la communauté humaine à laquelle le jeune est censé appartenir » (E. Théodose, 1992, 95).
6 Handball.
7 « Tes vieux » = « Tes parents ».
8 P. Sivadon, A. Fernandez-Zoïla, 1984.
9 D. Mercure, 1995.
10 Expression empruntée à M. Onfray (1996) qui marque une volonté « d’anéantisation », d’élimination, de se constituer comme néant.
11 « Indifférence, indolence, mollesse des réactions, insensibilité apparente aux stimulations affectives », N. Sillamy, 1980, Dictionnaire de psychologie sociale, Paris, Bordas.
12 Variation et commencement du mûrissement (est utilisé notamment dans le langage viticole pour exprimer les évolutions du mûrissement des raisins).
13 Cf. première partie de ce travail et la mise en lien des représentations des rapports à l’avenir repérées dans les entretiens et la typologie des rapports aux temps de D. Mercure.
14 Il est à noter que ces jeunes ne jouent pas des personnages fictifs comme ceux des jeux de rôle dont on parle beaucoup notamment avec les nouveaux supports informatiques et internet. Ils-elles ne s’appuient pas sur des scénarii déjà construits mais ils-elles en élaborent eux/elles-mêmes les règles et les déroulements.
15 C’est-à-dire susceptible de subir.
16 « Retour opéré par la pensée sur elle-même en vue d’une conscience plus nette et d’une maîtrise plus grande », Dictionnaire Hachette, 1987.
17 Cf. G. Sissa, 1997, 10-27
18 Cf. à ce propos, le chapitre 4 (Le tribalisme ») de M. Maffesoli (1988) et sa définition et contextualisation de la « nébuleuse affectuelle »
19 L’ordalie correspond selon D. Le Breton (1995) à une recherche de jeu avec la mort qui permet de triompher de la mort réelle où il s’agit d’arracher une certitude d’être légitimement au monde. Ce rapport ambigu aux produits et aux jeux donne simultanément vie et menace de mort en étayant paradoxalement une existence sur le fil du rasoir.
20 À propos des représentations sociales de la voiture, de la conduite de véhicules motorisés voir M. Pervanchon, 1999.
21 M. Le Breton (1995), M. Esterlé-Hédibel (1997).
22 G. Durand, 1992.
23 Expression empruntée à G. Durand, 1992, 227.
24 « Ces dernières – les pratiques orgiastiques – sont en effet une commémoration rituelle du déluge, du retour au chaos d’où doit sortir l’être régénéré », G. Durand, 1992, 358.
25 Nous reprendrons la définition de Lévy-Bruhl (in G. Durand) : « Nous donnerons à l’adjectif mystique son sens le plus courant en lequel se conjuguent et une volonté d’union et un certain goût de la secrète intimité » (1992, 308).
26 Zerbes = étranges, bizarres.
27 Hype = branché, à la mode.
28 Il serait à ce propos intéressant d’établir une recherche sur cette période post-lycée pour vérifier cette prééminence de positionnement « véraison » et d’analyse dans ces configurations les situations « atypiques » des rapports à ces pratiques.
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La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001