Chapitre premier. Jeunes, adolescences, jeunesses
p. 19-96
Texte intégral
1QUI APPELONS-NOUS communément « les jeunes » ? À quoi renvoient les catégorisations « adolescence-s » et « jeunesse-s » ? Avant d’aborder l’analyse des pratiques alcoolo-toxico-tabagiques, nous allons d’abord découvrir qui sont les adolescent-e-s, par extension, les jeunes, et leurs caractéristiques dans notre société : les transformations statutaires, les contextes socio-économiques, les relations de « la société » avec « ses » jeunes, leurs consommations et leurs rapports à l’argent.
L’approche sociologique : définitions et caractéristiques
« Prendre l’échelle arithmétique des âges que l’on découpe en différents tronçons n’a souvent d’autre fondement que l’ordre biologique, alors même que les biologistes soulignent que le développement des êtres vivants n’est pas totalement uniforme et linéaire » (M. Drulhe, 1998, 180).
2Jeunes, adolescent-e-s, jeunesse-s, adolescence-s. Comment peut-on définir ces terminologies ? Qu’est-ce qui les spécifient ?
3L’adolescence est une étape entre l’âge adulte et l’âge de l’enfance. Elle se caractérise, contrairement à l’enfance, par une certaine distanciation aux deux grandes instances de socialisation que sont la famille et l’école, par les premières manifestations de la puberté et par une certaine forme de responsabilisation et d’autonomie (sorties, sexualité, positionnements idéologiques, etc.).
4La jeunesse se démarque quelque peu de la phase de l’adolescence. La période d’indétermination associée à l’adolescence s’étend aujourd’hui au-delà de la scolarité avec notamment l’instabilité de l’entrée dans la vie professionnelle et la précarité des premiers emplois. C’est cet allongement dans l’indécision que l’on dénomme la jeunesse.
5La jeunesse se définit comme une période en marge de toute reconnaissance statutaire stable née des changements socio-économiques des sociétés contemporaines et plus particulièrement des années 19801. Les modifications sociologiques des transitions entre les âges ont amené une incertitude et un flou quant aux définitions des étapes générationnelles. Alors qu’il y a encore quelques années les marqueurs de passage d’un âge à un autre était fortement associés à des rôles et à des identifications, aujourd’hui, ils sont difficilement repérables. Le modèle de l’expérimentation succède, comme nous le dit O. Galland (1999), au modèle de l’identification. La jeunesse correspond à une période d’expérimentation et de préparation d’un double passage de la scolarité à la vie professionnelle et de la famille d’origine à la famille de procréation. Ces transitions ont pour point commun l’autonomisation et la responsabilisation des individus à travers des formes de reconnaissances sociales marquant et officialisant l’intégration sociale des jeunes dans un statut adulte (G. Mauger, 1996) comme par exemple l’obtention d’un emploi, un logement autonome, l’entrée dans le mariage et l’arrivée d’enfants. Ces étapes sont, dans le modèle traditionnel, successives et diachroniques : les jeunes finissent leurs études, entrent dans la vie active, partent de chez leurs parents puis se marient et ont un enfant. Ce modèle ne va plus de soi.
6Les principaux marqueurs de l’entrée dans l’âge adulte se sont progressivement effacés. L’agencement de ces différentes étapes ne se fait plus aussi simplement et spontanément qu’avant. La sortie de l’adolescence ne débouche plus directement sur un statut adulte mais passe par ce sas statutaire qu’est la jeunesse. Cette jeunesse correspond aux situations intermédiaires entre l’adolescence et l’âge adulte au regard de deux axes, l’axe de la vie privée et l’axe de la vie publique ; c’est d’ailleurs la pluralité de ces situations et de ces phases d’ajustement qui nous amène à parler, ici, de jeunesses plutôt que de la jeunesse2. Comme le souligne O. Galland (1999, 1997), dans cette configuration des jeunesses, deux types de déconnexion des seuils de passage sont observables.
7Il y a tout d’abord une première déconnexion des entrées dans la vie professionnelle et dans la vie familiale. Auparavant ces entrées étaient relativement chronologiques. Il n’en est plus de même actuellement puisqu’on peut débuter sa vie active sans fonder immédiatement ou rapidement une nouvelle unité familiale, et inversement, on peut être père ou mère de famille sans jamais avoir travaillé.
8Le second type de déconnexion se situe entre les seuils de sortie des adolescences et ceux de l’entrée dans la vie adulte, et ce, à l’intérieur des deux axes. Par exemple quitter le domicile parental ne veut pas dire se marier ou fonder une famille. De la même manière, finir ses études ne signifie pas – ou ne plus signifie plus – accéder à un emploi.
9La prolongation des études3, la cohabitation chez les parents de plus en plus longue, l’entrée de plus en plus tardive dans la vie active, le recul de l’âge au premier mariage sont les évolutions qui ont fait apparaître ce nouvel âge des jeunesses associé à un statut particulièrement ambigu.
10Ces situations ambiguës se prolongent parfois sur plusieurs années et brouillent l’officialisation d’accès dans l’âge des pleines responsabilités légitimes puisqu’elles ne relèvent plus des rôles adolescents et pas encore des rôles adultes. Cette ambiguïté se retrouve également dans les représentations des jeunesses tantôt valorisées « par ce qu’elle-s suppose-nt4 de vitalité, de spontanéité, d’innocence, de force et de beauté » et tantôt négativées comme « un âge dangereux, irresponsable, agressif ou trop passif, ignorant et irrespectueux » (F. Dubet, 1996, 79).
11En terme d’âge, « l’adolescence » n’est pas non plus clairement définie et reste des plus équivoques puisqu’on note une certaine variabilité dans sa définition par tranche d’âge. Cette variabilité peut être également posée au niveau plus individuel de la maturation spécifique de l’individu. La plupart du temps, cette notion est utilisée sans être clairement définie ou désigne des tranches d’âge arbitrairement découpées et qui ont pour seule et unique fonction une taxinomie des âges5. Ces ambivalences sur la définition de l’âge se rapportant à « la » jeunesse et à l’adultéité correspondent également approximativement aux trois critères distincts souvent présents dans les ouvrages de psychologie, de sciences de l’éducation, dans les enquêtes de santé, etc. que sont les capacités à raisonner (la pré-adolescence : vers 11 ans), les évolutions physiologiques (l’adolescence : vers 15 ans) et l’indépendance assumée (post-adolescence : vers 25 ans). Ces critères, aux contours abstraits, sont d’une grande variabilité d’un-e « jeune » à l’autre.
12La volonté de catégoriser la population des jeunes par tranches d’âge n’est pas toujours des plus pertinentes puisque cela suppose trop souvent une homogénéisation des comportements. On sait aujourd’hui qu’il y a différentes manières d’être jeune et de se représenter les jeunesses. Le déroulement des étapes de l’enfance à l’âge adulte se fait de manière irrégulière et par des carrières différenciées selon les individus. Pour mieux comprendre ces différentes manières d’être jeune et ce qui constitue cette période de la vie, O. Galland propose de raisonner en termes de cycle de vie afin d’analyser la façon dont s’organisent et s’ordonnancent les différentes étapes « sociales » entre l’enfance et l’âge adulte. Appréhender les jeunesses comme des cycles de vie permet de définir les statuts, les rôles sociaux qui leur sont associés et d’observer leurs évolutions avec l’âge.
13L’âge, comme nous le suggère O. Galland, ne doit plus être utilisé comme un facteur de stratification correspondant à des rôles purement fonctionnels mais comme un processus de vieillissement « réindexé sur le processus d’établissement social fondé sur le départ de la famille, le choix d’un travail, la formation d’un couple. […] Dans cette perspective, le passage à l’âge adulte est le niveau sociologique pertinent : c’est en effet au moment de ce passage que s’articulent le plus nettement changement d’âge et construction de la position sociale » (1997, 106). Dans ce modèle que propose O. Galland, on ne part plus de l’âge comme indicateur des rôles sociaux mais comme un des éléments combinés à des formes « d’établissement », elles-mêmes variables puisqu’en fonction des choix de continuité de la scolarisation (lycée et études supérieures) ou au contraire d’arrêt de la scolarité à l’âge minimum, différentes configurations des positions sociales apparaissent.
14Concernant les lycéen-ne-s, on suppose que les trajectoires biographiques se déroulent dans des structures sociales stables (G. Mauger, 1994). Notre population étant scolarisée en lycée (lycée d’enseignement professionnel et lycée d’enseignement général), elle correspond à une périodisation relativement homogène dans le cycle de vie6. Il s’agit alors d’observer le déroulement des événements individuels de ces trajectoires.
15Ce positionnement par rapport aux indicateurs par âge est donc important pour la compréhension des pratiques pour une population non plus regroupée ici autour d’une tranche d’âge mais autour d’un mode d’inscription dans l’espace social puisque à 18 ans par exemple un-e jeune peut être lycéen-ne, étudiant-e mais aussi actif-ve, célibataire, en couple, marié-e ou encore père ou mère de famille.
16Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas de catégoriser ce public dans une appellation spécifique établie partiellement sur l’âge mais de voir l’histoire du jeune notamment à travers son environnement familial et social, sa scolarité, et d’établir des trajectoires du rapport aux consommations de tabac et/ou d’alcool et/ou de drogues illicites. Le déroulement de ces trajectoires ou encore de ces carrières7 se fait parfois pour certain-e-s de manière très irrégulière ou au contraire de manière extrêmement continue.
Groupe de pairs, rapports identitaires et reconnaissance sociale
17Les différentes difficultés abordées précédemment (incohérences statuaires, projections dans l’avenir, vécu du présent, etc.) sont souvent surmontées au sein du groupe de pairs. Le groupe permet aux jeunes de se construire une appartenance et une fidélité qui créent une sécurité émotionnelle que ne fournit plus toujours la famille (ou que le jeune ne veut plus/pas trouver dans sa famille). Des références communes au groupe permettent de s’engager et d’exister, individuellement et collectivement, à travers des valeurs provisoires et transitoires. « Parler d’engagement, c’est aussi parler d’identité. Si s’engager suppose que l’individu poursuive certaines valeurs qu’il juge importantes, si l’aspiration personnelle s’inscrit dans un projet collectif, alors s’engager signifie s’engager vis-à-vis de ses pairs et vis-à-vis de soi-même (A. Strauss, 1992b) ». Cet engagement, comme on le verra plus loin, se visibilise par le dépassement de soi et des pairs, par la validation de son aptitude et de son courage lors de jeux proposés en soirées et le plus souvent « sous » produits toxiques.
18L’appartenance à un groupe est productrice d’identité et de références extrêmement présentes dans cette période moratoire que sont les adolescences et les jeunesses. La reconnaissance et la valorisation de soi passent par la perception que les autres ont de l’individu. L’appartenance à un groupe de pairs repose sur deux utilités du point de vue des jeunes : tout d’abord manifester sa similitude avec les pairs pour « être » dans le groupe et obtenir une reconnaissance, ensuite pour « se faire valoir dans sa singularité », pour construire sa différence8.
19La reconnaissance des groupes de jeunes semble plus généralement paradoxale dans le rapport au monde adulte. En effet, alors que « la » culture juvénile n’a jamais été aussi valorisée par le monde des adultes, les conduites des jeunes sont quant à elles systématiquement associées à une négativité voire même parfois médicalisées comme on peut le faire pour une affection. Dès que l’on parle des jeunes et des pratiques juvéniles « des jeunes » ( !), cela renvoie à un organe malade, à une maladie par l’association de termes tels que symptômes, pathologies, troubles des conduites et des comportements, jeunesse-s malade-s, en crise, etc. « La crise est ainsi intériorisée, admise comme une nécessité vitale, une espèce de faute qu’il faudrait expier pour accéder à un au-delà : l’âge adulte. » (M. Fize, 1998, 7). Pourtant, ces mêmes conduites deviennent extrêmement valorisées dès lors qu’elles s’appliquent aux adultes.
20Un autre paradoxe ressenti par les adolescent-e-s concerne la reconnaissance partielle accordée à leur statut : tantôt considéré-e-s comme responsables et tantôt infantilisé-e-s.
21Les jeunesses sont encore souvent associées à l’âge de la « liberté » et de « l’insouciance » (« les vacances de la vie » selon G. Mauger, 1996, 25) puisque affranchies officiellement des contraintes économiques, familiales. « Profite-s-en, ce sont les meilleures années de ta vie ! », « Vous ne connaissez pas encore les soucis de la vie, il faut profiter de cette liberté9 ! » Ces propos souvent énoncés par des parents, des adultes, ne prennent pas en compte le point de vue des jeunes sur le vécu de leur propre situation. Il est vrai que cette période peut a priori dédouaner de nombre de soucis rencontrés par les adultes mais ce n’est pas pour autant que l’on peut l’associer à une période d’insouciance et aseptisée de tous « vrais » problèmes. « L’univers adolescent, assurément, ce n’est pas seulement la liberté et les loisirs, c’est aussi la peur, sous de multiples formes (échec scolaire, chômage…) et avec de multiples conséquences (drogue, suicide10. » (M. Fize, 1996, 90).
22Choisir et produire sa propre identité sociale n’est pas une tâche aisée dans une société où les contraintes et les normes sociales sont si peu présentes et où la seule réelle contrainte est la reconnaissance sociale des autres11. Les jeunesses sont souvent caractérisées comme le moment où il faut trouver sa place c’est-à-dire confronter les rêveries et les illusions « adolescentes » à la réalité de projets concrets offrant certaines dispositions pour des carrières – professionnelles et familiales – de vie adulte. Ces projets sont de plus en plus omniprésents pour les jeunes et sont souvent vécus comme de véritables pressions sociales. Dès la seconde12, il faut choisir une orientation dont vont dépendre, pour beaucoup, les conditions d’accès aux futures études supérieures ainsi que, plus globalement, à la filière professionnelle.
23Ce statut « entre-deux » génère ce que G. Mauger appelle « l’âge des incohérences statutaires », défini par « un ensemble particulier et temporaire de devoirs, de privilèges et d’interdits » (1996, 29). Les sorties entre ami-e-s, le passage d’examens scolaires, la conduite accompagnée, le permis de conduire, le droit de voter, etc. représentent l’ensemble de ces droits de l’adolescence en contraste par rapport à l’enfance. Pourtant, une dépendance économique et financière, familiale, civique mais aussi des interdits persistent et signent la différence avec l’âge adulte. Paradoxalement, on attend des jeunes à la fois plus de maturité, de responsabilité et on leur concède plus d’insouciance, de protection (A. Pitrou, 1996). C’est d’ailleurs en cela qu’A. Pitrou parle d’une situation des adolescent-e-s à la fois meilleure et plus difficile que celles de leurs aîné-e-s : meilleure par le prolongement des études et la sophistication des formations, par la proximité morale avec l’entourage et la famille13 ; difficile puisque dès le lycée ils-elles sont mis-es dans un contexte de concurrence où la moindre défaillance peut générer la sanction d’un avenir ruiné de tout espoir de réussite socioprofessionnelle.
24Le groupe de pairs joue alors un rôle souvent compensatoire et pansatoire de ces difficultés, mais il peut être aussi, parfois, un générateur de pressions et de contraintes comme par exemple dans les rapports amoureux.
25La sexualité des jeunes est re-devenue un sujet d’actualité avec le sida. Les responsabilités qui lui sont associées (grossesse, mst, sida, etc.) sont des éléments alimentant l’incohérence du statut des jeunes14. Pourtant les adultes considèrent très souvent les jeunes comme des êtres « a-sexuels ». La sexualité des adolescent-e-s semble être un véritable tabou : hormis par le biais de la prévention sida et parfois des risques de grossesse, aucune forme d’explication de la sexualité n’est réellement proposée. Il est d’ailleurs inquiétant de voir comment est présentée, à cet âge d’expérimentation et d’inquiétude, la sexualité : risque-s, maladie-s, mort.
26L’influence du groupe de pairs est souvent un des éléments déclencheurs dans le passage à l’acte de l’entrée en sexualité. F. Lert, reprenant une étude réalisée en 1990-1991 dans vingt-sept lycées de la région Ile-de-France sur les comportements sexuels des lycéen-ne-s, remarque que parmi les principales raisons d’avoir une relation sexuelle sont citées la pression du groupe de pairs, la désinhibition sous l’influence de l’alcool ou la solitude (environ un jeune sur cinq). Parmi les raisons qui freinent le passage à l’acte, on retrouve l’opposition des parents (49 % des filles, 20 % des garçons), la crainte d’une grossesse (43 % des filles, 25 % des garçons), la peur du sida ou des mst (48 % des filles, 40 % des garçons). Les préoccupations liées aux conséquences négatives de l’acte sexuel sont donc dominantes.
27On voit bien qu’une alternance contrastée entre la responsabilisation et la déresponsabilisation : la responsabilisation pour ce qui concerne l’adolescent-e lui-elle-même et déresponsabilisation en ce qui concerne la place sociale accordée à l’adolescent-e. C’est dans ce décalage – paradoxal ? – que se définit souvent la crise adolescente associée à la puberté. « Ce que l’on nomme crise adolescente n’est, en réalité, que la crise de la responsabilité sociale. Les manifestations d’opposition observées ne sont pas inhérentes à cet âge de la vie, qui serait douloureux “par nature” mais le résultat d’attitudes sociales niant tout statut aux adolescents. Autrement dit, la crise adolescente est une construction sociale, un fait culturel, d’autant plus sensible que la crise économique et morale est grave, profonde, interminable » (M. Fize, 1998, 20).
28Cette crise que nous définirons donc comme sociale provient en partie de l’indifférence et parfois de la négation manifestées pour cette population adolescente ; indifférence et négation qui s’illustrent dans les réponses inadaptées proposées par les institutions scolaires, familiales, sociales en général. Contrairement aux sociétés traditionnelles qui accompagnaient ces évolutions physiologiques pour les transformer en évolutions sociales par la responsabilisation des individus, notre société les stigmatise et/ou les ignore.
29Il existe un réel décalage et de réelles difficultés à responsabiliser les adolescent-e-s et à leur faire confiance : sollicité-e-s pour se responsabiliser quant aux maladies sexuellement transmissibles mais non reconnu-e-s en tant qu’êtres sexuels, là est tout le paradoxe de cet entre-deux et de cette non-reconnaissance sociale qui pourraient être illustrés sur l’ensemble des domaines de la vie adolescente. On feint d’inscrire l’adolescent-e dans des responsabilités qui n’en sont pas ou que l’on n’accepte pas notamment lorsque du discours, elles se transposent dans la pratique. Cette crise d’adolescence n’est donc pas du seul fait de la puberté mais réside bien en partie dans ce dépouillement social de reconnaissance et de responsabilisation des jeunes. Michel Fize (1998, 47) dans son analyse sur cette crise adolescente va plus loin en parlant de violences sociales générant cette crise : « Violences de l’école […] quand elle exclut les uns, presse les autres, par des rythmes élevés, des programmes encyclopédiques. Violences aussi, et encore, des institutions culturelles et sportives, plus préoccupées de recruter des élites que de former des esprits. Violences du monde du travail qui n’ouvre plus ses portes correctement aux jeunes actifs […] Les violences sont morales ensuite, produites par une société qui ne fournit plus de valeurs collectives, de repères stables à ses membres, n’indique plus la voie à suivre, s’agite souvent de manière confuse. Société inquiète, anomique, qui clame haut et fort la règle de droit mais la respecte si peu. »
30Contrairement à l’idée véhiculée aujourd’hui, ce développement physiologique et social de l’adolescence n’a pas toujours été associé à cette crise communément. Margaret Mead dans son analyse sur la culture Samoa au début du siècle s’interrogeait déjà : « Devons-nous considérer l’adolescence comme une période de l’histoire personnelle entraînant des symptômes de conflits et de stress, aussi sûrement que cela implique des changements corporels ? » (in M. Fize, 1998, 120). Elle répond à cette question négativement et démontre au contraire toute la sérénité et la paisibilité observées chez les jeunes filles samoanes à cette période de l’adolescente. L’adolescence n’est pas en crise par fatalité et encore moins par essence. De nombreuses études depuis les années soixante confortent cette analyse en soulignant l’aspect exceptionnel de ce que l’on dénomme la crise d’adolescence15.
31L’idée de l’adolescence à problèmes a ressurgi selon M. Fize dans les années quatre vingt avec les montées des difficultés économiques. « Parce qu’ils ressentent plus vivement qu’hier la peur du lendemain, parce qu’ils se désespèrent souvent d’un présent peu gratifiant, les adolescents aujourd’hui manifestent peut-être, effectivement, plus d’opposition que par le passé » (1998, 122).
Les jeunes et les rapports au-x temps
« Le temps social exprime des fonctions régulatrices fondamentales de la réalité, des fonctions explicites de connaissance sociale portant notamment sur l’établissement de normes de compréhension entre, ce qui a été, ce qui est et ce qui sera » (G. Pronovost, 1996, 63).
32La spécificité aujourd’hui des adolescences et des jeunesses est marquée, on vient de le voir, par un modèle de socialisation nouveau. Alors qu’avant la position de chaque individu résultait de la transmission du statut, des rôles, du patrimoine et de l’identité d’une génération à l’autre, aujourd’hui, du fait de la massification de la scolarisation, de la prolongation de la scolarité, les positions sont beaucoup plus variables. Le modèle de la transmission et de l’identification familiale laisse place au modèle de l’expérimentation de la construction de soi (O. Galland, 1997). Ce travail de définition de soi est d’autant plus difficile qu’il se fait sur des projets et sur un avenir spéculatif, très incertain. Le présent est vécu en rapport à l’avenir, aux choix à faire, aux moyens de les réussir. « Les adolescents doivent sacrifier le présent pour des bénéfices ultérieurs dont la réussite n’est pas toujours assurée » (F. Dubet, 1996).
33Ce rapport à l’avenir est souvent associé à l’angoisse de ne pas y arriver. Malgré l’ancrage de certain-e-s lycéen-ne-s dans des filières professionnelles (lycée d’enseignement professionnel et technique), peu d’entre eux-elles expriment des idées concrètes et effectives quant à leur devenir professionnel. Bien que dans le questionnaire que nous avons réalisé pour cette recherche16, 62 % des lycéen-ne-s disent avoir une idée de la profession qu’ils-elles exerceront, dans le cadre des entretiens, cette réponse doit être relativisée. Beaucoup disent avoir quelques idées mais nuancent leur réponse en énumérant certaines difficultés (chômage, précarité, salaire, etc.) et minorent leur projet en précisant que :
« …c’est de l’ordre du rêve » (Christelle, 17 ans) ; « …entre ce que l’on souhaite et la réalité, il y a des lustres ! » (Fabien, 19 ans) ; « On veut être ministre, chef d’entreprise et palper 20 000 ou 30 000 balles par mois, ça, c’est une idée ! Mais en fait, tu te retrouves en costard cravate gentiment offert par Emmaüs, alors ouais, tu ressembles à un chef d’entreprise, t’en as l’air mais la différence, c’est que nous, on pointera à l’anpe pour supplier de nous donner le rmi ! » (François, 17 ans).
34Entre les potentialités et les désirs du jeune et ce qu’en définitive la société propose, il peut y avoir un fossé de désillusions. Adil Jazouli pour sa part, parle de non-avenir, de no man’s land de l’avenir des jeunes. « Ils sont incapables de se projeter plus loin que le jour même. Non pour profiter de l’instant et vivre intensément, comme on disait en 68, mais parce que chaque instant est un sursis sur les difficultés à venir17 ». Mais il faut souligner comme le précise A. Pitrou (1996, 86) que « l’ambiance souvent dramatique du monde qui les attend est présentée beaucoup plus que ses faces positives et souriantes, en particulier dans les médias et l’accent est mis fortement sur l’impuissance de chacun à résoudre ces problèmes ». Les parents font écho à cette dramatisation de l’avenir notamment par la pression mise sur les adolescent-e-s et leur responsabilité (voire leur devoir) d’avoir une bonne scolarité. M. Fize (1990) parle de véritable relation avec des dialogues, des négociations dans ce qu’il dénomme la démocratie familiale ; les relations parents-adolescent-e-s se veulent de plus en plus ouvertes avec un droit à la parole pour tous les membres de la famille, des libertés multiples que ce soit au niveau des sorties, des loisirs, des vêtements, etc. Ces relations relativement souples comportent cependant une exception : les études. La scolarité est vécue comme un enjeu de haute importance pour les parents qui projettent le devenir de leur progéniture en fonction de l’acquisition de diplômes et plus généralement de la réussite scolaire. Cette obsession et cette dramatisation de « la » réussite sont liées aux modifications des entrées, plus ou moins longues, dans la vie professionnelle et des bouleversements sociaux des seuils d’entrée dans la vie adulte. La poursuite des études et la course aux diplômes ne sont pas sans rapport avec le taux de chômage puisque l’on sait que ce dernier, pour les jeunes, est inversement proportionnel au niveau de formation. L’investissement scolaire représente donc un investissement dans l’avenir.
35La compréhension des rapports au-x temps est centrale à l’adolescence et peut permettre de mieux cerner les constructions identitaires adolescentes. Nous montrerons également leur importance dans l’explication de certains choix de consommations.
36En effet, l’analyse des jeunesses et de ses pratiques passe selon nous par une analyse des « phénomènes » du temps à plusieurs niveaux. Tout d’abord, les jeunesses sont perçues comme une étape, un « entre deux », dans le cycle de vie. Elles peuvent être pensées sur un continuum historique qui est celui des générations (G. Pronovost, 1996, 112). Ensuite, les jeunesses, par leur situation d’apesanteur, se situent également dans un entre-deux temps : le leur, marqué par un mode vie qui leur est propre et dans un temps plus large, celui de la société.
37Les jeunesses et leurs rapports aux temps connaissent de fortes mutations et de nombreuses ambiguïtés – situations transitoires et évolutives au niveau social mais aussi temporel – s’influençant mutuellement. La prise de conscience du temps (passé-présent-futur) chez les jeunes permet, dans cette perspective, d’expliciter certaines conceptions et certains schémas temporels ayant une incidence, selon nous, sur leurs pratiques alcoolo-toxico-tabagiques. Les propos des jeunes sur les raisons de leurs consommations (drogues licites et illicites) montrent l’omniprésence du rapport au temps et du rapport à cette latence statutaire juvénile : « pour oublier les difficultés du présent » ; « pour ne plus penser à demain » ; « pour ne plus être moi » ; « pour se hacher la tête et ne plus penser à demain » ; « pour être ailleurs » ; « pour rêver d’être ailleurs, dans un autre temps et pour être quelqu’un d’autre » ; « pour ne plus exister aujourd’hui et après » ; etc.
38Cette perspective compréhensive des pratiques alcoolo-toxico-tabagiques chez les jeunes par les temporalités sociales constitue l’orientation principale de notre recherche.
39Avant d’observer et d’analyser cette mise en lien entre la création de formes temporelles et les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques, nous allons aborder dans un premier temps, les concepts clés des approches sociologiques des temporalités sociales et les travaux sur les perceptions des rapports aux temps.
Les jeunes et « leurs » temporalités
40Nous venons de montrer que le vécu présent des jeunes pouvait être ambigu et paradoxal notamment par l’absence de reconnaissance sociale dont ils souffrent aujourd’hui et par la difficulté de projection dans un avenir défini comme incertain et imprévisible. Ce sont ces rapports aux temps des jeunes que nous allons développer et expliciter puisque nous supposons qu’ils déterminent, aujourd’hui, en partie les significations des pratiques alcoolo-toxico-tabagiques.
Temps scolaire et quotidienneté
41La quotidienneté des lycéen-ne-s est marquée par une dépendance totale au lycée directement (cours) et indirectement (préparation des devoirs « à la maison » le soir ou le matin). L’institution scolaire, comme toutes les institutions, produit des temps qui déterminent une large partie du quotidien des jeunes et leurs rythmes, c’est-à-dire un temps qui marque, au-delà du temps spécifique imposé dans l’institution même, l’ensemble des activités juvéniles (scolaires et non-scolaires), d’autant que l’école est une des institutions, avec la famille, qui a un rôle prépondérant dans la socialisation aux valeurs du temps18. Tout comme les activités marchandes, les activités scolaires intègrent les notions de gain, d’usure, de crédit mais aussi la saisie, la mesure du temps et le désir d’en tirer parti (D. Mercure, 1995). On le voit notamment par l’importance des choix opérés dans les spécialisations de préparation au Baccalauréat : selon les filières, les rapports aux temps et notamment à l’avenir professionnel se démarquent selon les sections et les sexes19. « Les élèves doivent construire un rapport d’utilité à leurs études ; ils doivent être en mesure d’établir un rapport entre leurs efforts et les bénéfices qu’ils en attendent en termes de positions sociales. » F. Dubet (2000, 190). On ne peut donc pas associer la temporalité scolaire à une « extra temporalité ». R. Boyer (1999) renforce ce constat puisqu’elle parle d’un temps façonné par la scolarité au même titre que le temps du travail pour les salariés. O. Galland et R Garrigues (1989) à travers l’analyse de budgets-temps de jeunes constatent également combien les activités scolaires monopolisent le temps des lycéen-ne-s. De même, G. Pronovost (1996, 113) nous relate une enquête canadienne sur le rapport au temps des jeunes de 15-24 ans qui conclut à une absence de différences entre les jeunes scolarisé-e-s et les jeunes qui ont un emploi au même âge « quant au sentiment de manquer de temps ou de se sentir tendu comme si travail et étude faisaient partie du même cadre temporel de référence ». Cette tension et « ce manque de temps » sont expliqués, selon G. Pronovost, par la pression et les exigences du travail ou de l’école. Ces dernières donnent une impression d’absence de temps libre, de moments personnalisés pourtant fortement valorisés à cet âge (G. Pronovost, 1996 ; R. Boyer, 1999 ; F. Patureau, 1992). Le temps scolaire est un temps rigide où « … tous les défauts de notre organisation du temps sont inscrits dans le temps scolaire, sous leur forme pure : extrême spécialisation du contenu du temps (jouer, étudier, dormir c’est-à-dire l’équivalent du métro-boulot-dodo), forte concentration des temps de vacances, temps très chargé, uniforme, imposé20 ». G. Pronovost (1996, 157). De plus, le temps de travail scolaire est en filigrane un rapport permanent à l’avenir. Ce rapport à l’avenir trace la transition entre les jeunesses et les adultéïtés.
Lycée, formation, et après ?
42Chez tous les jeunes rencontré-e-s prédomine ce temps de projection dans l’avenir ; tous et toutes mettent en lien leur scolarité – parfois même leurs loisirs – et leur avenir professionnel. Certain-e-s positivent ce rapport à l’avenir mais la plupart éprouvent la plus grande difficulté à l’optimiser et en parlent plutôt sur le ton de l’idéal qui ne restera « qu’idéal lorsque l’on voit les difficultés à trouver un emploi, et un emploi sympa c’est-à-dire qui nous passionne. C’est du rêve. On sera tous dans des boulots de merde ou pire des chômeurs sans droit et sans aide sociale (silence) puisque entre temps, les allocs comme les retraites seront supprimées. Ce sera comme aux États-Unis, le chacun pour soi ou le marche ou crève. Avec une majorité de crève » (Laurent, 17 ans).
43Plusieurs études21 sur les représentations de l’avenir chez les jeunes font ressortir deux préoccupations principales : la famille et le travail. La famille reste l’idéal et la valeur par excellence : 80 % des jeunes interrogé-e-s affirment que la première valeur à transmettre à leurs enfants, c’est le sens de la famille. Pour eux-elles, la famille reste le modèle de l’équilibre et des valeurs repères. Pourtant, les lycéen-ne-s que nous avons rencontré-e-s ne pensent pas pouvoir construire, dans l’avenir, cette stabilité familiale :
« Ouais, la famille c’est vachement bien, c’est là où quand t’as des emmerdes tu peux te retrouver. Mais, bon, nous, on butine (rires) j’aimerais trouver mon prince charmant pour la vie entière ! Mais faut pas rêver ! Nous, on vient de la génération du divorce, et on sera la génération pacs, Pour l’Amour Consommable et Séparé ! C’est bien pire que le divorce ! Alors si un jour j’ai des enfants, ça sera béton22 pour les élever ! C’est même pas la peine d’y penser ! Enfin moi, j’suis pas positive (silence) toujours pareil, dans l’idéal oui, un bon mari avec de beaux enfants, mais dans la vie qui nous attend, c’est pas comme ça. » (Anne, 17 ans).
44Quant au travail, les jeunes le souhaitent stable, valorisant et bien rémunéré ; l’épanouissement et l’autonomie, la qualité du travail et « la réalisation de soi » sont les fils conducteurs des valeurs associées à l’idéal de l’emploi23. Il n’est pas étonnant au vu de la situation économique actuelle et de la position spécifique des jeunes sur le marché de l’emploi qu’il y ait un certain désenchantement quant à une projection des jeunes dans l’avenir. Les propos des jeunes à l’égard de la scolarisation et des représentations de leur vie professionnelle future vont dans ce sens puisque plus de 90 % des jeunes rencontré-e-s ont une vision de leur vie professionnelle future plutôt négative c’est-à-dire pour les plus pessimistes, associée au chômage ou à des emplois insatisfaisants de leur point de vue. Ils-elles sont près de 80 % à penser que le fait d’être diplômé peut limiter l’entrée dans une période de chômage.
45Enfin, l’ensemble des jeunes pense que le lycée et les structures scolaires post-bac ne les prépare pas concrètement au monde du travail : 69 % des lycéen-ne-s estiment être mal préparé-e-s par l’école à la vie professionnelle contre 28 % estimant au contraire être plutôt bien préparé-e-s24. « Le lycée est un milieu très peu intégrateur : il ne définit plus avec suffisamment de clarté et de force des rôles et des normes, il cesse d’être une institution, pour ne devenir qu’une organisation prestataire de service » (R. Ballion, 1994, 52).
46Cette vision « dramatisée » et pessimiste du futur provient de ce que U. Beck et Z. Bauman (in J. Delcourt, 2000, 56) appellent la « détraditionnalisation » : « La détraditionnalisation permet de cerner les problèmes auxquels se heurte un processus de socialisation que l’on continuerait à penser en terme de transmission des modèles culturels des générations adultes vers les générations montantes. La “détraditionnalisation” est un processus enclenché par la fragmentation ou la désintégration lente ou rapide des formes traditionnelles de la vie sociale, ce qui réduit inévitablement l’efficacité des formes conventionnelles de socialisation et de contrôle social. » Certains changements observés aujourd’hui caractérisent cette détraditionnalisation, comme par exemple, selon U. Beck, l’effacement des grands rites de passages, la substitution des valeurs de contrats et d’alliance par l’intérêt et l’opportunisme, etc.
47Cette détraditionnalisation génère une définition de notre monde comme un monde basé sur des changements négociables et re-négociables ne permettant pas des projets et des engagements fermes à long terme. Cette instabilité s’observe dans les deux sphères principales de socialisation : la famille et le travail. Les jeunes dans le paysage peu optimiste de leur devenir apprennent à vivre dans le court terme, sans projet concret à long terme. C’est également le propos de L. Boltanski25 lorsqu’il parle de notre société comme d’une société « connexionniste » où la longue durée est obsolète et où prime le court terme. Plus rien ne dure la vie entière. Il paraît donc difficile dans cette perspective d’ordonnancer un plan de vie surtout si « on entre dans l’avenir à reculons » (J. Delcourt, 2000, 53).
Entre-temps libre et entre-temps scolaire : où situer les pratiques toxiques ?
48Peut-on associer le temps « extra scolaire » ou « extra professionnel » au temps de loisirs comme nous le disent certains auteurs à propos des jeunes ? Les sorties entre pairs où se pratiquent souvent les premières consommations de tabac, d’alcool et de drogues illicites, doivent-elles être pensées sur le registre du loisir et de la liberté ?
49Au regard de nos matériaux empiriques, le rapport au temps chez les jeunes scolarisé-e-s ne se réduit pas uniquement aux temps de scolarité et de loisirs, même s’il est vrai, qu’ils sont des temps dominants ou des temps pivots. Comment accorder un quelconque crédit à cette répartition simpliste entre les loisirs associés à la liberté et à l’aventure et le lycée aux contrôles sociaux qui exclue toute mixité socialisante et n’envisage que deux sphères sociales homogénéisées ? Où situer les consommations tabac, alcool et drogues illicites ? Et les soirées ? De même que faire des activités dites ordaliques26 qui occupent une large place dans la vie de certain-e-s jeunes ?
50Une approche de ces pratiques alcoolo-toxico-tabagiques contextualisée et appréhendée en terme de temps de loisirs ne nous satisfait pas. Ce temps de loisir ou tout au moins extra scolaire et extra professionnel est souvent associé à l’idée de « perte de temps » (W. Grossin, 1974, 1996) c’est-à-dire « quelques moments précieux, durement mérités, que l’on se permet de laisser couler, sans but précis, pour le seul plaisir de la détente, du changement de rythme, et que l’on associe souvent au loisir, aux vacances ou au farniente » (in G. Pronovost, 1996, 53).
51Peut-on expliquer ces pratiques en termes d’espaces de « détente », « sans but précis », ou encore de « farniente » ?
52On peut en douter lorsque l’on observe par exemple les différentes stratégies d’achats des produits psycho-actifs27, marquées par des fonctionnements très souvent contraignants, parfois stressants et extrêmement organisés qui semblent aller véritablement à l’encontre des caractéristiques du temps de loisir.
53Le temps libre est défini selon G. Pronovost (1996, 144) comme « référant à une marge de temps discrétionnaire, disponible, par opposition aux autres catégories de temps composées surtout d’obligations diverses ». Le contenu du temps libre, toujours selon cet auteur, « renvoie essentiellement à des activités dotées d’attributs distinctifs : liberté, satisfaction personnelle, créativité, jeu, etc. ». Est intégré dans ce temps libre, le temps de loisir.
54Nous nous positionnons ici dans une approche moins segmentarisée de ces différents temps. En effet, qu’il s’agisse de temps scolaire, de temps de loisir ou de temps libre, ces temps se comprennent tous en interaction les uns avec les autres et surtout dans une perspective plus générale des temporalités sociales. Ces différents temps sociaux et temps institutionnels tendent à s’interpénétrer et parfois à se confondre selon les valeurs qui leur sont attribuées par les individus. Fractionner ces différents temps comme distincts, c’est nier l’infinité et la multiplicité des modes d’appropriations temporelles au sein de chaque sphère d’activités : il n’y a pas que du temps scolaire dans le temps scolaire et seulement du temps libre dans le temps libre, même si leur découpage est pourtant effectif au quotidien28 ! Il n’y a plus de séquence exclusive pour l’école, puis pour le travail, puis pour le temps libre. D’ailleurs, ne demande-t-on pas aux lycéens et lycéennes de travailler en dehors du lycée ? Et inversement, n’y a-t-il pas des moments réservés au temps libre dans les lycées ?
55Même si, le quotidien est marqué parfois par des décalages et des conflits entre les modes de temporalités des différentes instances sociales (famille, école, notamment), la trame temporelle reste la même. Cette interpénétration des temps ne laisse que peu ou pas de place à des temps plus intimes. Pour les jeunes rencontré-e-s, les marqueurs symboliques du déroulement du temps sont essentiellement définis par les obligations scolaires et les loisirs et laissent peu de place à des marqueurs plus individualisés. Il est difficile de s’extraire des rythmes collectifs et de vivre pleinement, c’est-à-dire de façon quasi autonome, des « temps vécus » qui rompent avec les temps mesurés et uniformes (W. Grossin, 1974).
56On peut alors se demander si ces pratiques alcoolo-toxico-tabagiques et les significations qui y sont associées ne peuvent pas être appréhendées comme des formes de temps vécus.
Les horizons temporels, projets et prévisions
57Après avoir abordé les temps scolaires et les temps de loisirs chez les jeunes, il nous faut définir à présent, les notions d’horizon temporel, de projet et de prévision, qui nous permettront de mieux cerner la difficulté des jeunes à se représenter positivement dans l’avenir.
58Pour D. Mercure (1995), « l’horizon temporel peut être considéré à la fois comme le champ de certaines pratiques temporelles et le lieu d’exercice des différentes représentations du temps : le champ des projets et des planifications, des prévisions et des visions anticipées, des attentes et des espoirs… ». Tout projet inséré dans une perspective d’avenir s’accompagne de stratégie-s d’avenir adaptée-s à une situation ou à des activités précises, permet de donner sens au présent et d’optimiser les actions en vue d’un objectif défini au préalable. Penser, planifier, projeter l’avenir permet de répondre, ne serait-ce que partiellement, aux difficultés et aux incertitudes du présent. L’horizon temporel pour D. Pacelli (1997, 44) permet de donner une orientation, un sens à son action et génère l’objectivation nécessaire notamment à la vie collective. Se fixer des projets, établir un horizon temporel permet aux jeunes de soulager leurs angoisses et de mieux supporter leur quotidienneté. Mais que se passet-il lorsque cette « planification » est absente ou génère de nouvelles anxiétés et de nouvelles craintes ?
59G. Pronovost (1996) complète la définition de D. Mercure en précisant que l’horizon temporel correspond également à « l’échelle et l’orientation selon lesquelles s’organise l’expérience temporelle individuelle ou collective ; il se structure comme un ensemble de tensions ou d’ajustements par rapport au passé ou à l’avenir, dépendant de la définition qui est donnée de la situation actuelle et des potentialités qu’elle recèle aux yeux du sujet ». Les projets se construiraient donc pleinement dans cet horizon temporel. « Les projets sont l’expression d’objectifs à atteindre par un ensemble de moyens spécifiques et selon un horizon déterminé ; ils supposent une représentation de chances raisonnables de réussite (un sentiment de maîtrise du temps), la présence de stratégies d’action à court et moyen terme, voire à long terme, ainsi qu’une perspective d’avenir ; en ce sens ils sont constitutifs des conceptions occidentales du temps » (G. Pronovost, 1996, 59).
60Ces différentes définitions mettent l’accent sur le lien étroit entre les capacités à faire des projets, à prévoir, et les horizons temporels. Les rapports en termes de prévision et de prévoyance de l’avenir influeraient donc sur la gestion du présent. Cet aspect est extrêmement important pour l’analyse des pratiques des jeunes qui, par leurs spécificités statutaires, doivent, à travers le présent, véritablement construire leur avenir notamment professionnel.
61La notion de prévision suppose un échelonnement précis des activités à travers le temps particulièrement orienté vers l’avenir alors que la prévoyance obéit à des impératifs sociaux, à l’expérience et parfois à certains modèles de la tradition. La prévision est une approche plus spéculative et hypothétique du futur alors que la prévoyance se caractériserait comme un rapport plus concret à l’avenir. Faire des prévisions permet d’établir des plans de vie mais signifie également structurer des activités en fonction d’une ligne temporelle en rationalisant l’avenir.
62Cette structure et cette prise de conscience temporelles des lycéen-ne-s doivent être appréhendées afin de cerner les significations de « leur » rapport au temps : comment rationalisent-ils leur temps ? Dans quels types de rapports ? Pour quelles activités ?
63Les discours des jeunes sur ce rapport à l’avenir ne sont pas linéaires mais des plus variables et parfois des plus ambigus. Les jeunes se situent successivement dans des « potentialités » à venir à travers des projets à courts termes mais aussi dans des « possibles » qu’ils-elles perçoivent comme de l’ordre du souhait, de l’aspiration plus en lien avec une idéalisation. Il est intéressant de noter que les premières concernent essentiellement des projets scolaires en continuité avec le présent alors que les seconds se centrent sur les projets professionnels et familiaux systématiquement nuancés et positionnés volontairement dans le domaine de la représentation, puisque définis le plus souvent comme inaccessibles et/ou incertains, donc angoissants. Ils-elles dissocient nettement scolarité et travail, projet scolaire et projet professionnel. Pourtant, le projet professionnel, vécu comme possible par les jeunes, constitue un but « prospectif » sur leur avenir et de façon paradoxale, se rapproche de la potentialité du projet.
64Néanmoins, certain-e-s jeunes, à travers leur scolarité et l’importance qu’ils-elles y associent, ordonnancent leur projet professionnel : les diplômes ou tout au moins leur réussite scolaire peuvent être assimilés à des voies et des moyens concrétisant le projet, l’emprise sur l’avenir. C’est là, la spécificité de notre population qui vit pleinement « dans » l’élaboration des voies et des moyens de leur « potentiel ou possible » projet. Le rapport à ce vécu présent permet d’ordonnancer ou de préciser des rapports aux représentations de l’avenir et plus généralement des rapports aux temps. On comprend mieux alors la pression et le poids qu’ils-elles verbalisent en permanence sur la réussite scolaire comme enjeu également de leur futur plan de vie. C’est peut-être aussi l’explication de la différenciation entre projet scolaire et perspective professionnelle oscillant entre l’aspiration et le projet. Cette dissociation est également présente dans l’analyse que fait F. Dubet (1973) et notamment dans ses concepts de « projet de mobilité » et « projet d’adulte » pour une population adolescente. « Nous entendons par projet, d’une part le projet de mobilité de l’acteur et d’autre part, son projet d’adulte, c’est-à-dire l’image adulte particulièrement valorisée qu’il souhaite atteindre. Ces deux types de projets correspondent à une action dans une situation de travail (scolaire ou non-scolaire) et à une action orientée vers un statut adulte » (F. Dubet, 1973, 225). Pour F. Dubet, c’est l’articulation de ces deux types de projet qui permet de comprendre les modes d’adaptation sociale des adolescent-e-s par la médiation de l’action et de la situation. Le projet de mobilité correspondrait au projet scolaire à court terme, plus concret, en lien avec l’à venir alors que le projet adulte serait plus un projet professionnel et familial à long terme et plus abstrait en lien avec le futur. L’analyse des attitudes des jeunes à travers le concept de projet, nous dit F. Dubet, peut constituer un axe compréhensif important.
65Tous les temps de leur vie sociale sont phagocytés par le temps scolaire, c’est-à-dire par le temps de la construction d’un avenir avec toutes les incertitudes qui lui sont associées.
66Les adolescences, rappelons-le, s’inscrivent dans un entre-deux, dans une phase de liminalité, de passage d’un statut « donné » à un statut « acquis » c’est-à-dire dans des rôles non délimités (contrairement à l’enfance), à acquérir « sans que le rythme et le modèle d’acquisition soient nettement déterminés » (F. Dubet, 1973, 223).
67Les adolescences sont un seuil vers l’avenir, dans l’entrée de la vie adulte ce qui explique l’indétermination de leur définition sociale et de leur position structurelle. Cette indétermination doit être dépassée par le projet comme anticipation du moi adulte, notamment par la scolarité et le choix des études. L’horizon temporel, dans ce contexte, est difficilement organisable et les coordonnées de positionnement des jeunes restent encore inconnues.
Temps et identité
68Ces notions de temporalité sont à mettre en lien avec les constructions identitaires juvéniles. Plusieurs aspects importants sont à développer dans cette nébuleuse du rapport temps/identité. Tout d’abord l’institution scolaire, et l’image que cette dernière leur renvoie, influence largement les rapports à la scolarité, aux pairs, aux études et plus généralement au plan de vie : « Si je suis étiqueté comme bon élève, je serai plus enclin à faire des études supérieures ; si je suis étiqueté mauvais élève, on risque de me réorienter ou de me décourager à m’engager dans un cursus long », nous dit Françoise (16 ans) par exemple. D’autre part, en fonction de cet étiquetage, le-la jeune va être perçu-e différemment par les autres lycéenne-s.
69Vasquez (1988, in D. Mercure et A. Wallemacq) relate dans son étude sur la socialisation scolaire des enfants immigrés quelques spécificités de notre système scolaire en lien avec un « temps scolaire français ». En premier lieu, il constate qu’une des valeurs privilégiées et associées à la représentation du/de la bon-ne élève concerne la vitesse et la rapidité. Ensuite, le tempo annuel des changements de classe marque la norme d’assimilation des programmes scolaires établis sur une rythmicité standardisée. Dans ce cadre, tout redoublement est vécu comme un échec par le-la lycéen-ne mais aussi par l’ensemble de sa famille.
« Quand on m’a dit que je repiquais ma seconde, sur le moment j’ai cru que c’était la fin du monde ! Je ne sentais plus mes jambes, mes bras, le trou dans la tête ! Féroce, terrible ! J’avais les larmes et la rage ! J’avais en même temps beaucoup de honte (silence) Humiliation suprême ! Parce que tes potes, ils passent et donc, euh, que, ça sera plus tes potes l’année après parce que toi t’es considéré comme un loser par tout le monde : par les profs, par ta famille, par tes potes et par les nouveaux élèves pour qui tu es « le redoublant » et rien d’autre ! Ouais c’est hard, vraiment hard. Mon père il m’avait pris entre quatre yeux, il m’avait dit que je lui faisais honte ! J’avais carrément envie de mourir ce jour là » (Fred, 16 ans).
70La vitesse de compréhension, d’assimilation des programmes scolaires, est érigée comme un critère de performance, d’intelligence et de réussite. Les élèves ne correspondant pas à ce critère de vitesse sont catégorisé-e-s comme des élèves passables ou médiocres. Ces derniers-ières peuvent intérioriser ce sentiment de dévalorisation et de dévaluation de leurs aptitudes scolaires, souvent présents, mais calqués différemment des cadences et des exigences institutionnelles.
71De plus, la reconnaissance entre pairs s’effectue très souvent par le choix d’un type de scolarisation29, d’options, qui participe également à l’anticipation de soi dans l’avenir.
72Ces données sont observées dans la formation des groupes de jeunes rencontrés à plusieurs niveaux. Tout d’abord la scolarisation en lycée génère des primo-spécialisations dans des filières (Bac littéraire, scientifique, économique, technique, etc.) et des identifications à des promotions anticipées. D’autre part, la position des lycéenne-s comme « bon-ne-s élèves », « mauvais-e-s élèves », etc. crée des catégorisations au-delà de celles générées par l’institution scolaire et installent les jeunes dans des projections différenciées.
73M. Duru-Bellat (1999, 134) constate, dès l’entrée en seconde générale, des choix d’options spécifiques entre catégories de « bon-ne-s élèves » et les autres, et entre les sexes. Par exemple, nous dit-elle, les filles optent plus facilement pour une troisième langue alors que les garçons préfèrent les options technologiques, économiques et informatiques ; les bon-ne-s élèves quant à eux-elles, et ce quel que soit le sexe, choisissent comme option les langues « mortes » (notamment le latin). Ces options, ne générant théoriquement aucune primo-spécialisation dans un baccalauréat, constituent pourtant de véritables pré-orientations dans les différentes filières préparatoires de la première et de la terminale. Différentes études (M. Duru-Bellat ; J.P. Jarousse, 1996) observent un continuum entre option de seconde et spécialisation de première et de terminale (bac littéraire, économique, scientifique, technique).
74Ces spécialisations génèrent implicitement des classes scolaires de niveaux en fonction des options et des représentations sociales de ces options.
« Je fais arts plastiques et tu vois on est pris par les autres pour des rigolos, des marginaux, gentils mais bon ! C’est encore plus flagrant pour les mecs, je le ressens comme ça ! Quand t’es un mec qui fait arts plastiques, t’es considéré plus que les nanas comme un marginal, comme un loufoque mais par contre tu te fais plus remarquer professionnellement parlant dans le milieu de l’art que quand t’es une nana ! Toujours pareil, quand t’es mec, on considère plus ce que tu fais comme un vrai taf alors que les nanas c’est déjà en général plus dur mais quand c’est pour barbouiller une toile on considère ça comme une occupation de loisirs etc., c’est nul mais c’est comme ça ! C’est aussi un des avantages des mecs dans les filières dites féminines ! Même si on est au même niveau que les nanas, on est toujours considéré comme plus brillant et méritant ! Les profs et les professionnels s’étonnent que l’on puisse avoir autant de sensibilité, d’inspiration sous-entendu pour un mec c’est étonnant ! (rires) On vit vraiment dans des clichés de merde ! » (David, 22 ans).
75Il existe donc une hiérarchie scolaire des options et des filières qui prévaut non seulement sur le vécu quotidien au lycée – et en dehors du lycée – mais aussi sur les perspectives d’avenir. Il est effectivement illusoire de penser qu’un-e étudiant-e en arts plastiques ou en Bac littéraire accède aux classes préparatoires de grandes écoles. Autre exemple qui illustre ces différences de représentations des élèves en fonction de leur section : les filles s’orientant vers les filières scientifiques sont davantage taxées de « bachoteuses » c’est-à-dire d’intellectuelles et de travailleuses, au sens péjoratif du terme, que les filles des autres sections. De façon générale, la filière scientifique est considérée comme la filière des bon-ne-s élèves qui en plus « veulent garder l’avenir ouvert mais aussi accéder aux professions et aux positions sociales les plus prestigieuses. » (M. Duru-Bellat, 1999). D’ailleurs, M. Duru-Bellat poursuit en soulignant que « l’existence de débouchés, évoqués de manière aussi constante qu’abstraite, semble constituer une raison bien plus fondamentale de s’orienter en S qu’un projet professionnel scientifique ou des goûts marqués par ces disciplines. Les entretiens fournissent de nombreux exemples d’élèves, en particulier des filles, qui sont là en quelque sorte malgré elles, parce qu’elles avaient “le niveau”, mais sans intérêt scientifique particulier » (1999, 135).
« Être dans les autres bacs que les S, c’est presque comme une punition parce que tout le monde veut consciemment ou inconsciemment être dans « la » filière top respect ! Et par contre, tu peux poser la question à tous les lycéens même ceux qui sont dans la promo, les bacs genre G, t’es associé à de la merde parce que c’est pas coté et parce qu’après t’es sûr ou presque, de pas trouver un job top. C’est bien connu, tout le monde même dans les chansons on parle des G comme des sections poubelles ! » (François, 17 ans).
76Le positionnement dans les diverses sections génère donc des perspectives professionnelles différentes. J. Guichard (1993) a analysé ces différentes représentations de l’avenir des lycéen-ne-s en fonction des sections préparatoires aux baccalauréats et conclut à des espérances des possibles extrêmement variables d’une filière à une autre. L’étanchéité entre les filières et leurs hiérarchisations sont pleinement intériorisées dans les propos des jeunes : les lycéen-ne-s appartenant aux filières scientifiques élaborent plus aisément des « cartes cognitives des professions » et se situent plus facilement dans ce que l’on leur permet de projeter. Cette anticipation de l’avenir est prégnante puisqu’elle interfère également avec les conduites et les représentations des lycéen-ne-s sur eux/elles-mêmes, l’image de soi. (M. Duru-Bellat, 1999).
77Les sections scolaires du lycée engagent donc des formes identitaires de par les diverses catégorisations et leurs hiérarchisations, entre les individus. « Entendez par là qu’ils se comparent, s’identifient et se différencient, et qu’ils attachent de la valeur – qu’ils valorisent positivement ou négativement – les traits par lesquels ils se ressemblent ou diffèrent, construisant ainsi leurs multiples appartenances sociales, donc des liens d’identité sociale, que parfois ils exhibent fièrement, mais que parfois ils cachent parce que cette identité est socialement stigmatisée, parce qu’ils en ont honte. Ces identités sociales peuvent être plus ou moins fortes et peuvent reposer sur des ciments différents : la position, la fonction, les valeurs, les intérêts communs » (G. Bajoit et al, 2000, 21).
78Lors des récréations et aux sorties des lycées, il est rare d’observer dans les groupes des mixités de sections – notamment pour les sections S et G30 positionnées aux extrêmes de la hiérarchie scolaire. Lors de nos observations dans les groupes de lycéen-ne-s, la constitution d’une identité collective de section est apparue extrêmement forte. L’utilisation du « nous » contre le « eux » pour exprimer les différences de scolarisation (sexe et type d’établissement scolaire) est quasi systématique :
« Nous, c’est pas pareil, on est perçu comme des parias par rapport à eux. Ça se voit rien que par les locaux et les profs qu’on nous file » (Arnaud, 16 ans à propos des différences entre lep et leg) ;
« Je me dis que nous, on est quand même plus sereins pour l’avenir même si rien n’est jamais joué. Eux, bon c’est vrai c’est peut-être plus concret mais ça va se cantonner quand même à des perspectives de boulots de merde ! (rires) C’est vrai qu’est-ce que tu veux prétendre avec un bac G ! (rires) De toutes manières, ils font un bac G parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement, c’est, enfin, on les voit comme des frustrés et des aigris ! Ils auront toujours le poids de ne pas avoir pu faire un bac normal » (Cyrille, 18 ans) ;
« Ils – les profs et les autres lycéen-ne-s – nous renvoient l’image de nuls et de ratés (silence) et à force on finit par y croire. C’est vrai, je sais l’an dernier j’avais préparé des dossiers pour différentes écoles et à chaque fois, tu vois y avait hic à cause de mon bac G. J’aurais été en S, j’avais pas de problème. Donc, c’est quand même une réalité. » (Chloé, 21 ans).
79Suite à ces constats, on pourrait conclure à une détermination du rapport à l’avenir en fonction des modes et des filières de scolarisation : les élèves scolarisé-e-s en leg sont plus enclins à se projeter positivement dans l’avenir de même que les lycéen-ne-s scolarisé-e-s en S par exemple. Pourtant il n’en n’est rien si l’on dépasse les « valorisations et dévalorisations du probable » des discours comparatifs des jeunes entre les sections et les modes de scolarisation. Ces constructions justificatives de leurs potentielles réussites en fonction de leur spécialisation ne restent que des constructions « pour se rassurer et se donner confiance » (M. Duru-Bellat, 1999). Derrière ces différences apparentes, le vécu de l’avenir reste le même pour la quasi-totalité des lycéen-ne-s rencontré-e-s même si la façon de le dire est parfois plus complexe et moins directe pour certain-e-s.
80Ces contradictions peuvent s’expliquer par le modèle de G. Bajoit (2000, 27) à propos des identités construites. Les institutions, nous dit-il, imposent-proposent des voies d’accomplissement personnel mais qui génèrent le plus souvent des tensions entre ce que l’on est, ce que l’on veut être, et ce qu’on laisse croire, ce que les autres pensent que l’on veut être. Il propose une typologie de trois formes d’identité : l’identité imaginée, l’identité assignée, l’identité engagée. L’identité imaginée recouvre l’ensemble des projets escomptés : « Ce que je souhaiterais devenir ». L’identité assignée correspond à ce que le-la jeune croit devoir faire pour réussir ces projets : « qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour réussir dans ce jeu institutionnel ? Quelles sont les ressources à mettre en œuvre ? ». L’identité engagée coïncide avec ce que le-la jeune est vraiment sur le moment avec toutes les incertitudes et les aléas de la vie sur son devenir. Certain-e-s jeunes peuvent poser des projets très concrets, rationaliser les étapes de leur devenir en précisant « que ce n’est que de la théorie ». La distance entre ces trois formes identitaires est parfois très grande et compliquée. La gestion relationnelle de ces identités passe par la construction d’un récit où l’individu s’explique, argumente sa situation présente et à venir. Ces processus de justification permettent de se rassurer et de faire correspondre, au moins le temps du récit, les différentes identités.
81Pour G. Bajoit, il y a deux manières de construire ce récit : ou se mentir à soi-même ou être lucide sur sa situation. Ces récits par le mensonge se fondent sur trois constructions : l’espérance, l’oubli ou le rêve. Il est important de nuancer ces deux formes de construction de l’avenir dans/par le récit en fonction des configurations scolaires des lycéen-ne-s. Les jeunes scolarisé-e-s dans des filières professionnelles (lep, bacs techniques, G, etc.) ont pour beaucoup un regard négatif sur leur cursus : ils-elles ont intériorisé l’image dévalorisée de leur filière que leur renvoient les autres lycéen-ne-s, les institutions, et plus généralement la société. D’autre part, les formations professionnelles spécialisées proposées dans ces sections dessinent des choix professionnels relativement circonscrits limitant le champ des possibles. Les lycéen-ne-s scolarisé-e-s dans les filières générales, les plus valorisées dans la hiérarchie scolaire, verbalisent une forme de primauté scolaire pour ne pas parler de sentiment d’appartenance à une « élite du secondaire » (Cyrille, 18 ans) – notamment pour les lycéen-ne-s de bac S – qui les renforce dans leur récit à optimiser leur réussite professionnelle. Mais cette potentielle réussite professionnelle est perçue dans une comparaison de réussites par rapport aux autres filières et non sur une réalité de cursus à venir. Une fois passé ce discours rassurant du « à comparer des autres, j’ai plus de chances… », les jeunes de ces filières expriment beaucoup plus de difficultés à définir un projet réaliste (F. Dubet, 1973). Pour les lycéen-ne-s de leg, l’écart entre l’identité imaginée et l’identité engagée, plus que pour les lycéen-ne-s des sections professionnelles et techniques, se fait distant et confus puisque les choix de spécialisations ne sont pas encore faits et la concrétisation d’un métier est perçue comme lointaine. On retrouve ici les propos relatés par plusieurs lycéen-ne-s entre « ce que je souhaiterais » et « ce que je serai » très fréquemment négativés lorsqu’il s’agit pour les jeunes de se penser isolément et non plus par comparaison.
82Deux formes de rapport négatif à l’avenir apparaissent ici : l’une sur l’éclatement des possibles, l’autre sur la limite des accès à des emplois socialement peu prestigieux.
83« Il est bien évident que ce rapport – entre l’utilité des diplômes et les projets professionnels – est d’autant plus aisé à établir que les acteurs se trouvent au sommet des hiérarchies scolaires, là où les espérances d’intégration et de mobilité sont fortes. Il est par contre beaucoup plus aléatoire pour les élèves dont les diplômes sont objectivement dévalués » (F. Dubet, 2000, 190). Or c’est le cas des filières professionnelles et techniques. Mais, le point commun à ces deux types de projections des jeunes s’articule autour de l’évolution labile des « mondes vécus » par la crise de l’emploi, des formes familiales traditionnelles, des liens affectifs et sexuels et plus généralement des formes de désaffiliation ou de détraditionnalisation qui se soldent par une incertitude et une crainte de l’avenir : que l’on ait ou non accès à des schèmes du probable, l’horizon temporel dans cette configuration affaiblit la reconnaissance d’un avenir.
84La notion du temps n’est donc pas définissable a priori mais se décrit comme « un effet de conscience et un ensemble de rapports que l’expérience établit31 » à travers le passé, le présent, et sa propre représentation de l’avenir. Cette conscience temporelle ne repose pas concrètement dans une réalité objectivable mais est essentiellement relationnelle et contingente.
Temporalités et représentations de l’avenir
85Nous différencions deux formes de rapport aux temps : les temps institutionnels imposés que nous venons d’aborder, qui permettent de construire une temporalité collective scandant les temps passé et présent et générant des horizons temporels, et les temps plus personnalisés.
86Nous allons développer dans ce point, les rapports entre les temps institutionnels et les temps « vécus ».
87Contrairement à ce qui est souvent exprimé par certains auteurs32, les jeunes ne vivent pas exclusivement dans une temporalité où prédomine le présent, mais ils vivent leur présent en rapport aux perspectives d’avenir. Les lycéen-ne-s vivent donc leur présent pleinement en fonction du futur et de leurs projets à devenir adulte. C’est l’avenir qui leur sert de modèle pour leurs choix notamment scolaires. Mais ces choix et cet avenir leur paraissent des plus aléatoires. De ce fait, leurs projets sont souvent extrêmement amoindris voire parfois absents ou en tous cas non verbalisés. Ils-elles éprouvent, pour la grande majorité d’entre eux-elles, des craintes et des doutes quant à leur avenir. Deux rapports à l’avenir ont été repérés : la perspective d’à venir caractérisée par D. Mercure comme une vision de l’avenir « étant surtout ce qui vient à soi (à venir) » et la perspective du futur abordée « comme ce vers quoi on va (futur) ».
88Les jeunes que nous avons rencontré-e-s se situent plutôt dans une perspective de ce qui doit être, de ce qu’il faut faire, plus que dans une perspective de ce qui peut être ou de ce qui doit advenir (D. Mercure, 1995). Ils-elles ont l’impression d’avoir peu de ressources pour le construire et le modifier. D. Mercure (1988, 1995) a établi une typologie des représentations de l’avenir et distingue deux grandes perspectives :
la perspective dominante de conquête qui se définit par un sentiment dominant de sécurité et une impression de contrôle interne qui permet l’élaboration d’un plan de vie soit par une planification systématique (type Possibiliste) soit par une planification relative (type Étapiste). D. Mercure dégage un troisième type qui se situe dans cette perspective dominante de conquête mais avec une absence de plan de vie (type Continuiste) ;
la perspective dominante de conservation qui se définit par un sentiment dominant d’insécurité et une impression dominante de contrôle externe qui se caractérise par l’absence de plan de vie et qui se traduit soit par une attente dirigée (type Prévoyant) soit par une attente passive (type Fataliste).
89Les propos des jeunes rencontré-e-s pour ce travail semblent se rapprocher des types Fataliste, Prévoyant et Continuiste définis selon Mercure (1995, 63) par une absence quasi totale de projets, notamment à long terme, et par des incertitudes voire même des angoisses face à l’avenir. Ces rapports à l’avenir sont caractérisés par une posture plutôt passive.
90Dans le type Fataliste, ces sentiments d’incertitude et d’insécurité se mêlent à une certaine résignation face à l’avenir imprévisible et incertain. Il y a une forme de fatalisme dans « ce qui doit arriver » puisque « ce qui doit arriver, arrivera de toute façon » (D. Mercure, 1995, 63). Le type Prévoyant, contrairement au type Fataliste, tente d’appréhender les changements éventuels, mais sur du très court terme33 et dans une posture également passive. Ces types Fataliste et Prévoyant rejoignent pleinement le type « absence de projet » dans la typologie des projets établie par F. Dubet (1973). Ce type « absence de projets » se définit par une attitude de retrait essentiellement en lien avec la scolarité, sans perspective et dénué de signification. « De l’absence de projet, découle un fort intérêt pour le groupe primaire où se déroule « la vraie vie ». Elle est sous-tendue par une conception du temps extrêmement courte, difficulté de prévoir, de s’envisager dans le futur. La vie se déroule au jour le jour » (F. Dubet, 1973, 227).
« Aujourd’hui même avec des diplômes, on est à la chôme » (Véronique, 19 ans) ;
« … on nous pousse à faire des études, à avoir des bacs plus 10 alors que même les plus intello, les plus diplômés sont touchés par le chômage » (Laurent, 17 ans) ;
« en fait maintenant, il vaut mieux être éboueur comme ça t’es sûr de trouver un job, le seul problème c’est que c’est un boulot naze, qui te fait passer pour un naze et donc tu deviens un naze. » (Anthony, 16 ans).
91C’est-à-dire que même ces données concrètes « avoir des diplômes », « avoir une qualification » qui sont censées offrir un accès plus aisé au marché du travail ou tout au moins qui permettent de choisir un champ d’activités spécifiques, deviennent dans la perception des jeunes, un facteur extérieur sur lequel ils-elles ont l’impression d’avoir peu d’emprise, hors contrôle et soumis au jeu de la chance et du hasard. C’est d’ailleurs un élément qui peut sembler contradictoire avec ce que nous avons observé lors des premières verbalisations sur ce thème. En effet, les jeunes mentionnent l’importance d’avoir des diplômes pour éviter le chômage de longue durée mais cela ne veut pas dire pour autant que concernant leur situation personnelle, le fait d’avoir un diplôme leur permette d’accéder à un emploi. Il est important de souligner les nuances systématiquement faites par les jeunes entre des énoncés collectifs-globaux et des énoncés impliquant concrètement leur propre vie. Cela montre toute la difficulté à se projeter et le doute en sa capacité à se construire son avenir. Cette perception de l’avenir vouée au hasard ou à la chance réduit donc considérablement ce que D. Mercure (1995) appelle le plan de vie et inversement l’absence de plan de vie concrètement défini limite ou tout au moins fragmente la vison de l’avenir.
92Le type Continuiste se distingue des types Prévoyant et Fataliste par un rapport un peu plus positif face à l’avenir, même s’il n’établit pas réellement de plan de vie. Le type Continuiste perçoit l’avenir comme déjà tracé et sans possibilité pour le changer surtout si « ce cours de vie » est considéré comme satisfaisant. Il vit son présent plutôt positivement ou tout au moins de façon neutre, et n’attend pas de grandes transformations ou réorientations de l’avenir. Il se laisse porter par le présent en pensant que l’avenir en découlera directement.
93Ces rapports à l’avenir des jeunes rencontré-e-s et transposés dans la typologie de D. Mercure, peuvent se résumer par ce schéma :
94Les types Possibiliste et Étapiste n’apparaissent quasiment pas dans notre étude. En effet, peu de jeunes envisagent avec confiance et assurance leur avenir notamment sur du long terme : ils-elles sont en pleine élaboration d’un présent adulte ce qui explique la difficulté à retrouver ces deux types Possibiliste et Étapiste dans cette population. Même quand des projets concrets rattachés à un plan de vie structurant l’avenir sont verbalisés, (« je fais un bac scientifique pour faire une école d’ingénieur, pour rentrer ensuite à l’aérospatiale, oui, je voudrais être ingénieur à l’aérospatiale » Fred, 16 ans) ils sont souvent associés « au rêve » ou à de « l’utopie » (« mais bon, c’est de l’ordre du rêve, ce n’est pas si simple, si ça se trouve je serai à la chôme ou peut-être avec un peu de bol mécano à l’aérospatiale ! » Fred, 16 ans) ; on retombe alors dans les perspectives dominantes de conservation.
95Cette difficulté à ordonnancer un plan de vie structuré entre en contradiction avec la valorisation de la maîtrise de soi et de son temps, modèle de réussite et valeur centrale, que l’on retrouve incorporée dans les discours des jeunes rencontré-e-s. Cette maîtrise de soi et du temps s’effectue au détriment du plaisir, contingent et difficilement contrôlable. Cette maîtrise, notamment de l’avenir, est vécue comme illusoire par les jeunes. Même s’ils-elles se situent dans un premier temps dans une vision de type Possibiliste ou de type Étapiste, c’est-à-dire excessivement structurée, positive et organisée de leur avenir, ils-elles réduisent, pour la plupart, ces projets à de l’utopie ou à de la chance (Fataliste, Prévoyant, Continuiste). Ce que les jeunes perçoivent comme réalité ou utopie peut se croiser avec la typologie des représentations de l’avenir de D. Mercure :
96Les projets sont donc ici présents idéalement (je voudrais faire ou être) mais aussi concrètement (j’ai choisi un bac scientifique pour pouvoir faire une école d’ingénieur). Deux types de projets, le projet scolaire et le projet adulte (F. Dubet, 1973), s’emboîtent et se retrouvent dans des postures parfois radicalement différentes. Ces différenciations des niveaux de projets renforcent la théorie de O. Galland sur la discontinuité dans les passages de l’adolescence à l’âge adulte. Ces niveaux de projet dont parle F. Dubet se partagent entre le projet utopique, « expression de la rêverie éveillée » et le projet réaliste34 évoluant dans « le cercle des solutions praticables, soit par le jeu normal de la hiérarchie, soit dans ce que l’on peut attendre d’un diplôme ». Au regard des logiques d’anticipations exprimées dans les entretiens, le projet scolaire serait plutôt de l’ordre du réaliste alors que le projet adulte serait plutôt de l’ordre de l’utopie.
97Le point commun de tous ces différents rapports à l’avenir se situe dans une incertitude des différentes projections possibles s’accompagnant d’un certain « désenchantement », plus ou moins grand, et dans une difficulté à vivre positivement, en confiance et avec assurance, le présent comme étape du futur.
98C’est pour cela que nous retrouvons peu de lycéen-ne-s dans les types dominants de conquête décrit par D. Mercure. La reconnaissance et le statut de lycéen-ne, si tant est qu’il en soit un, sont obscurs aussi bien dans le rapport au présent que dans le futur que le lycée est censé proposer aux jeunes.
99Dans l’ensemble des entretiens, il apparaît donc assez clairement une alternance entre phase d’élaboration de projets – le plus souvent d’ailleurs contraints par les lycées – et phase de défaitisme transformant le projet en aspiration ou en attente passive. Ces deux sphères de perspectives dominantes de conservation ou de conquête se juxtaposent selon les moments de scolarité et surtout selon le positionnement des jeunes dans la trajectoire scolaire. On peut d’ailleurs supposer que les positionnements dans ces trajectoires génèrent des rapports au-x temps différents : un-e jeune entrant en seconde n’est pas dans la même configuration de projet – notamment scolaire – qu’un-e jeune en terminale, etc.
100Ces différenciations des rapports au temps des jeunes recoupent également les évolutions de positionnement des jeunes au regard des générations précédentes. Contrairement à ces dernières qui vivaient leur présent et leur futur plus en lien avec le passé, comme simple continuation du passé, les jeunes aujourd’hui doivent pleinement définir leur futur et s’affranchir de toutes potentialités de transmission patrimoniale. Cette analyse des différenciations du rapport aux temporalités rejoint la transformation des modèles de socialisation de passage à l’âge adulte. De même J. Delcourt (2000), au vu de ces transformations sociétales, propose une analyse de la socialisation non plus centrée sur la transmission de la tradition, sur la reproduction et la conservation sociales, mais orientée vers une socialisation s’articulant autour de l’autonomisation et la responsabilisation des personnes. Cette nouvelle approche de la socialisation met les jeunes « à la recherche de leur identité à travers des processus complexes d’individuation, de personnalisation ou d’identisation » (2000, 53). La socialisation doit se penser aujourd’hui sous une forme réticulaire ou, pour reprendre la métaphore de B. Montulet (in G. Bajoit et al., 2000, 72), sous forme d’atomes disposant de connexions permettant de composer et de recomposer des molécules.
101Les jeunes doivent donc élaborer eux/elles-mêmes leur identité et leur statut d’adulte, sans modèle préalable, avec toutes les difficultés de projections et d’anticipations de l’avenir. Ces difficultés peuvent être palliées, nous disent les jeunes, le temps des consommations alcoolo-toxico-tabagiques en marquant des ruptures avec les temps institutionnels imposés et subis par les jeunes. Nous en développerons le contenu dans le dernier chapitre.
Adolescences et pratiques « à risque » : entre discours épidémiologique et rituels juvéniles ?
102Les consommations de produits psycho-actifs et les risques qui y sont quasi-systématiquement associés, notamment lorsque ces consommations concernent les adolescent-e-s, sont appréhendées exclusivement sous deux angles : par les études et rapports épidémiologiques en lien avec une norme médicalisée ou par les approches des rites de passage ou des rites d’initiation.
103Nous nous démarquons ici des analyses de ces pratiques juvéniles interprétées de la sorte.
Approches épidémiologiques et positionnements sociologiques
104Les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques sont abordées par les études épidémiologiques essentiellement par un concept : le risque. Le risque est un concept central dans la prévention et systématiquement associé aux pratiques alcoolo-toxico-tabagiques.
105Le risque est matérialisé dans la prévention par « des indices », « des facteurs », « des données » ; il prend donc une existence objective35 et une fixité. La prévention s’établit sur la base d’études essentiellement quantitatives et instrumentales sans jamais s’interroger sur la signification des pratiques et de leur mise en relation. Trop souvent ces études sur les pratiques tabagiques, d’alcoolisation ou de consommations de drogues illicites catégorisent ces activités comme des activités exclusivement physiques. Les aspects symboliques des activités sont occultés au profit du visible et du quantifiable. Pourtant, les « comportements à risque » définis par l’épidémiologie, sont des produits sociaux inscrits dans des processus de significations. Une même pratique, par exemple fumer, associée à des pratiques différentes comme boire de l’alcool ou fumer du cannabis, n’a pas toujours la même signification. De même lorsque l’on analyse les raisons qui poussent les individus interrogés, à consommer des cigarettes ou du cannabis par exemple, on observe une extrême variabilité dans les réponses : pour « se détendre », « se calmer » à pour « se motiver », « se stimuler », « s’énerver » ou encore « prendre de l’assurance », « oublier », etc. La polyvalence des effets du tabac et du cannabis, et même leurs contradictions puisqu’ils pourraient être anxiolytiques voire sédatifs et en même temps psychostimulants36, démontre bien la part symbolique et subjective du processus de désignation des significations des consommations. Les propriétés organoleptiques des toxiques ne sont donc pas au fondement des significations données par les acteurs à « leur » produit.
106Cette mise en perspective sociale de l’usage de toxiques démontre bien que l’approche explicative de ces produits par la pharmacologie n’est pas suffisante37. Même si certains effets sont légitimés et circonscrits par la pharmacologie, on note une hétérogénéité des usages et une variabilité de la définition des effets et de leurs significations. Les études de A. Marlatt (1999, in B. Roques) sur les effets placebo sont intéressantes à ce propos. L’auteur nous montre l’importance et le rôle essentiel des attentes des utilisateurs et des utilisatrices, de l’apprentissage, de la culture, des croyances du groupe dans le contenu subjectif et les conséquences comportementales de l’ivresse. Les effets de l’alcool notamment la désinhibition et l’augmentation de l’agressivité ne résultent pas uniquement d’un effet mécaniquement pharmacologique. De même Cecil Helmann (1994) à propos des effets des médicaments explique cette variation quant à la définition des effets pour un même médicament et l’importance à contextualiser la pratique : les éléments comme le goût, la couleur, le nom du médicament, les attributs du récepteur-e, du prescripteur-e ou du fournisseur-e et le contexte physique au sein duquel le produit est consommé sont des éléments qui participent à la désignation des effets38. Ce modèle peut être élargi aux pratiques de cette étude puisqu’en fonction des contextes et des attributs du prescripteur-e (ami-e, dealer-euse, etc.), des situations dans lesquelles l’ingestion du produit s’effectue, de l’entourage, les effets recherchés et désignés sont multiples. On peut d’ailleurs déterminer des types d’usages en fonction de deux pôles principaux :
les effets de confort et de convivialité ;
les effets « thérapeutiques » pour pallier un mal être ou un « mésaise » pour reprendre le concept de B. Jabin et M.P. de Miras (in P. Boumard, 1999).
107En outre, l’ensemble des travaux servant de base à l’action préventive s’appuie sur des concepts qui manquent de clarification et de précision puisqu’il n’existe pas de définition consensuellement admise des notions telles que le risque, la santé, etc. En matière de prévention, le risque est défini sur un registre épidémiologique c’est-à-dire comme « la probabilité d’apparition d’un événement pendant une période donnée et – l’épidémiologiste – cherche à identifier les facteurs et indicateurs de risque » N. Bajos39. Du point de vue épidémiologique, le risque est donc purement probabiliste (M. Goldberg, 1982).
108Différentes études sociologiques ont pourtant montré que les risques dans le domaine de la santé n’ont pas la même signification aux yeux des individus et font l’objet de variation quant à leur définition (D. Duclos, 1991, 1991a ; D. Le Breton, 1995). La définition du risque est étroitement liée aux critères d’évaluation de chaque pratique, de chaque situation, associés le plus souvent aux imaginaires collectifs (M. Esterlé-Hédibel, 1997, 164) plus qu’à une objectivité rationnelle. Les individus participent à la création des cadres perceptifs d’existence des situations et des pratiques définies à risque. La définition du risque du point de vue des acteurs ne coïncide donc pas toujours avec celle issue des connaissances des professionnel-le-s de la santé.
109Les fumeurs-euses fument en exprimant leur « état de conscience » des risques encourus. Du point de vue des usagers-ères, on peut supposer que l’acte de fumer ou de consommer tel ou tel produit n’est pas fondé sur des catégories scientifiques mais sur des catégories tirées de l’expérience. La cigarette, par exemple, est investie d’une puissance, d’une valeur imaginaire, qui excèdent sa définition fonctionnelle pharmacologique. Réduire à une pure abstraction, à un ensemble de variables sur lesquelles on effectue des calculs probabilistes et descriptifs, ces usages est un exercice cognitif nécessaire pour comprendre et cerner les risques potentiels pour la santé – cette méthode permet d’objectiver des dangers qui seraient restés méconnus sans le travail des épidémiologistes de santé publique –, mais n’est en rien suffisant pour comprendre ces pratiques. Ce ne sont pas la démesure et les types de produits qui importent mais la configuration de consommation et l’utilité sociale de cette dernière.
110Pour N. Elias (1989), notre pensée reste trop souvent prisonnière de notions de causalité excluant toutes les variabilités des liens individuels et contextuels et la diversité des actions. Il faut sortir, selon l’auteur, d’un dualisme de pensée sujet-objet et cause-effet. La notion de configuration qui est au cœur de son analyse permet donc de comprendre les liens d’interdépendances qui donnent sens aux actions. Ce qu’il faut entendre par configuration, nous dit N. Elias (1991), c’est donc la figure globale toujours changeante que forment les acteurs : cette configuration sert pour une analyse des systèmes d’interactions « d’espace de pertinence » c’est-à-dire de « situation à dimension spatio-temporelle variable, telle que ce qui y advient produit un effet sur tous les êtres qui y sont impliqués, lesquels contribuent eux-mêmes, par leurs actions, à modifier cette situation ». (N. Heinich, 1997, 90).
111Une des postures proposées dans cette recherche consiste à comprendre ces consommations dans une approche combinatoire ou « d’interdépendance fonctionnelle » (N. Elias, 1991, 92) des produits entre eux. Pour cerner et définir les significations que les jeunes donnent à leur consommation et notamment aux combinatoires de produits, il nous faut préciser les dépendances réciproques spécifiques à chaque configuration puisqu’une pratique donnée associée à d’autres usages ne relève pas toujours des mêmes logiques d’action et n’a donc pas toujours la même signification.
112Les facteurs contextuels sont d’ailleurs pour beaucoup d’auteurs les plus essentiels pour comprendre les consommations dites « addictives » bien au-delà des propriétés des substances et de la personnalité des consommateurs (N. Zinberg, 1974). De même, C. Olievenstein (1984) propose d’appréhender, avant tout, les situations et les contextes des usages plutôt que les produits à travers leurs effets pharmacologiques. Les conduites des individus face aux risques peuvent s’appréhender par les liens entre la construction des risques selon les individus et le type de contexte dans lequel s’accomplissent leurs expériences sociales.
113L’importance du contexte est ici très prégnante puisque chaque situation va définir le sens de l’action et la sélection des répertoires de schèmes d’action. Comme nous le dit B. Lahire (1998), pour comprendre une pratique, la sociologie a souvent recours au concept de « dispositions » sociales40. Pourtant, ces dispositions ne sont pas observables directement par le sociologue. Aussi pour comprendre et appréhender ces dispositions qui font sens du point de vue de l’acteur, il nous faut décrire les pratiques, leur variabilité selon les contextes spatio-temporels, et les analyser au regard de la trajectoire sociale de l’usager. C’est avec l’expérience que les expérimentations se succèdent et créent notre fond de connaissances, notre « savoir-pouvoir » selon J.B. Paturet (1999), sur les produits, leurs effets et les attentes au regard des contextes, de l’entourage, etc. « […] les choses qu’il faut avoir apprises pour les faire, c’est en les faisant que nous les apprenons » (P. Ladrière, 1990, 24). Nous pouvons ajouter, par rapport aux jeunes rencontré-e-s pour cette recherche, que c’est en les faisant qu’ils-elles les détournent c’est-à-dire qu’ils-elles leur trouvent une nouvelle signification souvent liée à une nouvelle forme d’utilisation41.
114Pour reprendre l’hypothèse de B. Lahire (1998), nous supposons que la multiplicité de schèmes d’actions et d’habitudes est incorporée par chaque acteur selon des « répertoires de contextes sociaux pertinents qu’il apprend à distinguer – et souvent à nommer – à travers l’ensemble des expériences socialisatrices antérieures ». Les significations associées aux actions notamment de fumer, de boire, de consommer des drogues illicites seraient déterminées en fonction de ces modèles ou de ces schèmes d’action déjà élaborés ou en cours d’élaboration.
115Les jeunes, autour de chaque usage et selon les contextes, délimitent leur territoire d’action (L. Roulleau-Berger, 1999). Ce qui ne veut pas dire que les pratiques dans cette perspective soient cloisonnées et définitives, mais la nouveauté qui apparaît dans chaque situation d’interaction peut faire évoluer la signification et donc les répertoires des schèmes d’action. C’est pour cela qu’il nous semble fondamental de penser les usages de produits psycho-actifs dans la trajectoire sociale de l’usager-ère et/ou des consommations c’est-à-dire en terme de carrière comme a pu le faire H. Becker dans son ouvrage Outsiders (1985)42.
116Notre approche vise à comprendre le pourquoi et les finalités de l’action, la nécessité de « faire » en l’occurrence, d’avoir recours à des produits psycho-actifs, mais aussi le comment et les moyens de « faire » en fonction des conditions et des contextes d’usage. Ces schèmes et ces logiques d’actions peuvent être multiples au sein d’une même scène sociale (P. Pharo, 1993). Dans l’observation d’une scène, comme par exemple une lycéenne qui fume avant d’aller en cours, on peut décrypter cette action bien au-delà du simple acte en lui-même : elle fume peut-être parce qu’elle est stressée, peut-être va-t-elle en examen ; elle aime fumer après son petit déjeuner par plaisir ; elle a l’habitude de fumer une cigarette après chaque repas ; elle ne se pose même plus la question, ou encore parce que ça lui permet d’entrée en contact avec d’autres fumeurs-euses en prétextant ne pas avoir de feu, etc., et ce, peut-être, pour plusieurs de ces raisons à la fois.
117Ces scènes, nécessaires pour appréhender toutes ces pratiques sociales des jeunes, apparaissent parfois d’une grande logique mais il n’en est pas toujours ainsi à partir du moment où l’action pratique est mêlée à des « motifs ». De plus, comme nous l’avons mentionné pour les études épidémiologiques, le visible ne correspond pas toujours au réel du point de vue de l’usager-ère.
118E. Anscombe43 dans sa théorie sémantique de l’action propose un modèle des différentes actions en rapport avec « l’intentionnel » et « le non-intentionnel ». Pour ce qui nous intéresse des actions intentionnelles, il faut, nous dit-elle, s’interroger sur la différence entre la cause ou la raison d’action qu’elle nuance par la conscience qu’a l’individu de la signification de son action. « Plus on décrit une action comme simple réponse (à un stimulus), et plus on sera incliné à utiliser le mot cause ; tandis que plus on la décrit comme une réponse possédant une signification sur laquelle l’agent insiste lorsqu’il parle, ou comme une réponse entourée de pensées et de questions, et plus on sera incliné à utiliser le mot raison. Cette insistance de l’agent sur la signification de son action est liée au fait de la considérer du point de vue du bien et du mal, là est le point décisif. » (in P. Pharo, 1993, 186-187)
119Comme on le verra, les propos des jeunes rencontré-e-s se situent pour la plupart dans cette configuration significative de justification de « leur » norme. Ces motifs, en rapport « au bien ou au mal » de l’action – puisque pour paraphraser l’auteur, c’est par la nature du bien et du mal impliqués dans l’action que l’on va pouvoir non seulement porter un jugement éthique, ce qui est normal, mais aussi procéder à un test d’interprétabilité – peuvent se classer selon trois types (selon E. Anscombre repris ici par P. Pharo, 1993, 187) :
les motifs en général interprétés sur le moment présent ;
les motifs inspirés, dirigés, justifiés par le passé ;
les motifs orientés vers le futur.
120Les intentions peuvent être définies dans ce modèle uniquement par les motifs orientés vers l’avenir et répondant au pourquoi de l’action. Mais, nous ajouterons que ces motifs justifiant l’intention peuvent avoir comme origine et comme substance des apports du passé et du présent.
121Cette classification de E. Anscombe nous semble extrêmement opérationnelle puisque les rapports aux temps qu’entretiennent les jeunes rencontré-e-s, comme on va le voir dans notre analyse, semblent influer largement sur les raisons des pratiques consommatoires. Autrement dit, la description et la réponse au pourquoi de l’entrée en carrière de consommateur-trice, de la pratique elle-même, vont être abordées sous ce triptyque de temporalité (aujourd’hui, hier et demain).
122L’application de ce modèle est d’une grande pertinence sociologique pour comprendre les significations des actions qu’entreprennent les jeunes dans le cas de notre étude.
Les approches des rituels
123Les approches des pratiques alcoolo-toxico-tabagiques chez les jeunes sont définies et explicitées comme des rituels dans nombre de travaux44 Pourtant, cette volonté d’associer systématiquement les consommations de toxiques chez les jeunes à des rites d’initiation ou à des rites de passage nous pose problème.
124Les rites anciens avaient pour fonction majeure d’assurer la reconnaissance sociale des initié-e-s notamment par des épreuves, des gestes symboliques instaurés par la communauté entière45. Or, ce n’est pas du tout le cas de nos sociétés, bien au contraire. Ces « expériences tâtonnées » (Freinet, in M. Fize, 1998, 98) ne s’effectuent pas à l’unisson et encore moins pour les mêmes finalités. D’autre part cet âge de latence sociale, sans rôle défini précisément, dépourvu de toute responsabilité sociale reconnue, est marqué par l’individualité, et ce, même si les jeunes appartiennent à un groupe de pairs. Chacun doit penser son avenir, investir son présent avec la pression du risque d’échec, tout cela sans grande écoute réelle de ses idées, de ses projets, de ses capacités à faire, de la part des adultes46. De plus, si l’on reprend la définition des rituels en sociologie ou en ethnologie, on s’aperçoit que les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques n’entrent pas pleinement aujourd’hui dans cette définition : « Les rituels désignent un ensemble (ou un type) de pratiques prescrites ou interdites liées à des croyances magiques et/ou religieuses, à des cérémonies et à des fêtes, selon les dichotomies du sacré et du profane, du pur et de l’impur » (J. Maisonneuve, 1988, 6). Mais cette définition est une définition parmi tant d’autres. En effet, comme le précise M. Ségalen (1998, 4), le problème avec les notions de rites est qu’aucune définition n’est reconnue et ne fait office de référence. Certains auteurs sont arrivés malgré tout à faire reconnaître quelques éléments constitutifs des rites. C’est le cas de A. Van Gennep et de son analyse sur les rites de passage47.
125A. Van Gennep publie en 1909 un ouvrage sur les rites de passage qu’il définit par des rites marquant un changement d’âge et de statut social des individus au cours de leur vie ou un changement de période ou de lieu reconnu par la communauté. Ces rites de passage comportent trois phases : la séparation, la marge et l’agrégation. Même symboliquement, ces étapes sont difficilement repérables aujourd’hui, pour les jeunes : à partir de quand ou de quoi peut-on penser l’agrégation ? Que dire aujourd’hui de la marge se définissant de plus en plus comme conjecturale et subie ? Les rituels de passage par les trois étapes de A. Van Gennep se révèlent incompatibles avec « l’atomisation et le fractionnement48 » de l’accession au statut d’adulte aujourd’hui. Pourtant cette approche des rites de passage et de ces étapes a largement trouvé écho dans la communauté scientifique mais aussi médiatique49 pour expliquer nombre de comportements et de pratiques, parfois à tort. À force d’utilisation, tantôt comme cause et tantôt comme effet de certaines pratiques, explicatif de « tout et rien », ce concept s’est généralisé à tel point, qu’il en a perdu son sens originel en évacuant toutes ses particularités.
126Aujourd’hui, certains comportements individuels, par métaphore au dispositif social rituel marquant le passage de l’adolescence à l’adultéïté des sociétés traditionnelles, sont étiquetés comme de véritables rituels. La limite de l’usage métaphorique vient de l’attrait pour certains comportements porteurs de cette valeur qu’est la jeunesse, « au point de devenir état d’esprit et non plus affaire d’âge » (J. Gendreau, 1999, 88). De plus, ce brouillage intergénérationnel où les jeunes veulent la « maturité », « devenir grand » et les adultes « l’éternelle jeunesse » par ce qu’on a communément appelé le jeunisme ou l’adulescence50 opacifie encore plus le passage et la caractérisation sociale des âges.
127La conceptualisation des rituels s’est fondée sur le religieux, le magique, la reconnaissance d’une fonction par et dans la communauté. Certains auteurs ont décidé, pour pouvoir rendre opérationnel ce concept dans nos sociétés occidentales actuelles, de le moderniser en minimisant les caractéristiques de sacralité et d’appartenance collective. Mais, peut-on malgré tout continuer à parler de rites et de rituels pour des pratiques qui ne correspondent plus aux caractéristiques initiales qui fondent le dispositif rituel ? Peut-on accepter une telle refonte conceptuelle ?
128M. Ségalen indique deux écueils à éviter qui seraient tantôt de définir du rituel dans toutes les pratiques en adaptant « sa » définition à chaque observation et tantôt de constater la déperdition des rites et nier toutes formes ou pratiques rituelles modernes. Pourtant, M. Ségalen, bien que nous prévenant de ces deux positionnements extrêmes, ne présente pas de « juste » milieu entre ces deux postures, ni de proposition théorique et épistémologique.
129La tendance observée est véritablement à voir du rituel un peu partout …surtout lorsque l’on décrit et analyse les pratiques juvéniles ! Pourtant en ce qui concerne les jeunes, il ne leur suffit pas d’un piercing au nombril ou au nez, d’une cigarette à la bouche et d’un bock de bière à la main pour parler de rites de passage ou encore de rites d’initiation51. Le groupe de pairs est associé parfois à une communauté initiatique comme lieu d’apprentissage et de passage aux valeurs adultes. Pourtant, même si effectivement de nombreuses pratiques sont en cours d’élaboration au sein du groupe de pairs, notamment la sexualité, il n’est pas pour autant aussi simple de catégoriser le groupe comme initiatique dans le sens de rituel. Les utilisations de ces concepts constituent donc souvent un véritable piège : la métaphore des rituels en tant qu’imagerie sociale ne peut se substituer impunément sous prétexte de modernité au-x rite-s et rituel-s dans leur définition initiale traditionnelle52. Même si certaines pratiques par leur signification peuvent exprimer la continuité, la reproduction, principales conséquences du rite, elles ne se réduisent pas uniquement à celui-ci puisque, comme nous allons le constater, la plupart des pratiques notamment alcoolo-toxico-tabagiques ont des significations plurielles et souvent individualisées. Les rites et leurs utilisations deviennent un lieu commun qui perd de sa pertinence. Tout serait passage ou marge, initiation ou apprentissage, première fois et étape, routine, habitude et répétition, etc. ! Cette utilisation usurpée de ce concept semble finalement très commode pour ne pas comprendre et analyser les significations de certaines pratiques juvéniles. Pourquoi s’interroger les cadres sociaux des prises en charge des jeunesses (politiques, parentales, etc.) et des difficultés qu’elles rencontrent alors que l’on peut justifier – et masquer ? – leurs mésaises par le passage « normalisé » des rituels adolescents ! Mais on peut véritablement douter que les significations en terme de rites juvéniles associées aujourd’hui aux consommations de toxiques correspondent réellement aux utilités sociales proposées par les dispositifs rituels des sociétés traditionnelles – ou même dans les définitions moderniser des rituels ?
130La définition des pratiques alcoolo-toxico-tabagiques chez les adolescent-e-s comme rites de passage ou rites d’initiation ne nous paraît donc pas pertinente53. Si certains aspects, que nous abordons dans le développement de ce travail, prennent ancrage dans une terminologie parfois associée aux rites – positionnement des jeunes dans un entre-deux âges comme liminalité, initiation aux consommations, etc. – nous ne les appréhendons pourtant pas comme tels. D’ailleurs, nous préférons pour ce travail partir plutôt des cadres sociaux, des rôles et des appartenances, et non des pratiques en elles-mêmes, pour observer et appréhender des formes de « rituels » – si rituels il y a ! Cette posture résout en partie le trouble théorique, épistémologique et disciplinaire sur ces notions de rites et rituels.
131En élaborant ce portrait des jeunesses, nous avons voulu montrer, qu’au-delà et contrairement parfois à l’image d’Épinal qui voudrait voir dans les jeunesses l’oisiveté, la liberté, l’absence de contrainte et l’insouciance, il en est tout autrement aujourd’hui. Les craintes, les difficultés de positionnements dans la société, la quasi-absence et les paradoxes de la reconnaissance sociale des jeunes influent et génèrent des rapports aux représentations de l’avenir et aux vécus du quotidien incertains et angoissants. Ces caractéristiques des jeunesses sont importantes pour comprendre les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques de cette population entre-deux.
L’accès aux produits et leur financement
132La multiplicité des produits consommés et l’ensemble des pratiques que nous avons étudiées nous ont amenée à nous interroger en premier lieu, sur les sources de financement et sur le pouvoir d’achat des lycéen-ne-s. Comment financent-ils-elles leurs consommations ? Avec quel argent ?
Le rapport à l’argent et les formes de financement des produits
133L’accès financier aux produits pose souvent problème à certain-e-s jeunes qui n’ont pas d’entrée d’argent régulière. Nous distinguerons ici cinq grands types de financement des produits54 :
1341. Le type le plus courant de rentrée de fonds, concerne des jeunes qui ont de façon extrêmement régulière (hebdomadaire ou mensuelle) de l’argent de poche. Cet argent de poche provient des parents mais parfois également des grands-parents, des marraines ou des parrains. La moyenne calculée sur notre échantillon représente, pour les jeunes recevant de l’argent de poche, une somme mensuelle de 250 F. La somme évolue avec l’âge puisqu’elle peut doubler ou tripler sur une période de cinq ans (13/14 ans à 18/19 ans). Il est intéressant de souligner qu’à la majorité, certain-e-s jeunes ne reçoivent plus d’argent de poche et sont incité-e-s par leurs parents à travailler durant les vacances d’été.
135D’après une étude de la ddass du Tarn et Garonne faite sur 5 844 élèves en 1996, l’argent dont disposent les lycéenne-s est en moyenne de 276,50 F par mois avec une grande dispersion : la médiane étant voisine de 200 F. Dans cette étude, 14 % des jeunes ont 500 F ou plus ; 20 % ont 100 F ou moins. Les garçons dans cette étude perçoivent dans l’ensemble plus d’argent que les filles (304 F contre 248 F) et les lycéen-ne-s de lep plus que les lycéen-ne-s de leg (348 F contre 233 F)55.
1362. Le second type de financement regroupe les jeunes qui n’ont pas d’entrée d’argent régulière. Ils-elles ont de façon très occasionnelle de l’argent de poche (lors des sorties ou lors de fêtes ponctuelles comme pour les anniversaires, les fêtes de Noël ou encore lors de menus services dans la maison comme le ménage, le repassage, le jardin etc.)56.
« Non, moi, je n’ai pas d’argent de poche. C’est quand je sors comme ça, par exemple quand il y a un anniversaire ou un repas de classé, là, mes parents ils me donnent un peu d’argent mais c’est rien de régulier… » (Bastien, 16 ans) ;
« Pas d’argent régulier, non, jamais. Ma mère me donne parfois 100 ou 200 F mais c’est exceptionnel quand je sors avec des personnes qu’elle connaît car autrement, de toute manière, je n’ai pas le droit de sortir ! Elle me dit toujours qu’elle préfère me payer des sorties sûres plutôt que de me donner de l’argent régulièrement que je dépenserais n’importe comment. Elle a en fait très peur que j’achète de la drogue avec ! Elle craint parce que quand je veux fumer des clopes et du shit, l’argent, c’est pas toujours le problème ! Oui, si tu deviens accro mais quand je veux fumer de temps en temps, je fume avec ou sans argent ! (rires) On a des combines ! Ils sont cons des fois les parents ! » (Magali, 16 ans).
137Cette notion de sorties sûres abordée ici par Magali est énoncée par plusieurs jeunes. Certains parents acceptent plus facilement les sorties et le financement de ces sorties à condition que certaines garanties soient présentes. Beaucoup de jeunes disent devoir mentir pour conforter leurs parents et s’assurer un minimum d’argent de poche.
« Je sais que si je leur dis qu’il y a Pat’ et toute cette clique, j’aurais que dalle alors que si je dis que je suis avec Marie et Sylvaine, que l’on va au W.,57 c’est sûr, déjà qu’ils acceptent que je sorte et c’est sûr qu’ils me filent des tunes alors qu’autrement non ! » (Véronique, 19 ans).
138Les parents, selon les dires des lycéen-ne-s, associeraient plusieurs critères à la configuration de la bonne soirée58, c’est-à-dire une soirée sans risque, une sortie sûre pour leur enfant. On y retrouve :
139– l’entourage de leur enfant lors de la sortie : les parents souhaitent connaître les fréquentations de leur enfant notamment les autres jeunes participant à la sortie ;
140– les lieux : certains lieux (ou la proximité avec des lieux) sont considérés comme peu fréquentables par certains parents ou sont associés à des formes de dangerosité (drogue, prostitution, délinquance, violence, etc.)
« Mes parents me demandent systématiquement où est-ce que l’on va bouger ! Si jamais je leur dis que l’on va dans certains quartiers qui craignent même si ça ne craint pas vraiment, ils hurlent ! Par exemple, tu vois la rue C.59 elle est vachement mal réputée parce qu’il y a plein de putes et de toxs60 ! Mais il y a quelques bistrots sympas dans cette rue ! Et ben, j’suis obligée de dire que j’y vais pas ! Mais j’y vais ! » (Christelle, 17 ans) ;
« Quand je sors, je suis obligée de faire un véritable book de ce que l’on va faire, où on va aller comme si on le savait ! En fait, je les rassure en leur disant où on ne va pas aller ! Je sais qu’ils ont une peur bleue d’A.61 parce qu’il y a plein d’arabes et pour eux, arabes c’est égal à un danger ! J’te jure ! Y a des trucs comme ça qu’ils associent c’est dingue ! Donc surtout leur dire que l’on ne va pas faire les troquets d’A. même si on va au R. ou à l’I.62 ! (rires) » (Fred, 16 ans).
141– l’engagement à respecter l’horaire du « couvre-feu ». Pour acquérir la confiance de leurs parents, les jeunes doivent respecter lors des premières sorties les horaires fixés par les parents. Le respect des heures de rentrée semble essentiel pour gagner la confiance parentale puisqu’il permet la reconduite des sorties et l’obtention d’argent de poche.
« Je me souviens de la première sortie, j’avais foiré le truc (rires). Mes parents m’avaient donné la permission de 1h00, je devais avoir 15 ou 16 ans et j’étais rentré à 3 heures du mat’ complètement bourré ! Bref, j’ai été interdit de sortie pendant un moment parce qu’ils n’avaient pas confiance ! La deuxième sortie, j’peux te dire que j’étais là à l’heure pile ! (rires) Bon, les autres sorties aussi, après ils avaient confiance puisque je rentrais à l’heure ! Maintenant quand je vois que je vais trop tramer, j’essaie de les appeler parce que c’est pas vraiment sur le fait de rentrer tard maintenant, c’est plus qu’ils s’inquiètent ! Y a un peu des deux mais j’essaie de téléphoner. » (Boris, 19 ans) ;
« Je sais que depuis que je respecte les heures qu’ils me donnent, ils me donnent du fric ! Les premières sorties, j’étais rentrée plus tard et après les autres sorties j’ai été à la diète : pas de sous ! » (Aline, 15 ans).
142La plupart des garçons disent ne pas avoir respecté les délais horaires fixés par les parents. Pour la quasi-totalité s’ensuit alors une période d’interdiction de sorties :
« le temps que ça se tasse et puis après tu fais gaffe ! Mais ils oublient assez vite. C’est différent pour les filles ! Je vois mes copines et même ma sœur, elle, elle a plus morflé que moi ! » (Mathieu, 18 ans).
143Les filles se montrent plus attentives à ces injonctions horaires et sont d’ailleurs plus sévèrement sanctionnées. Il semblerait également que les filles aînées de la fratrie aient plus de difficultés à sortir le soir, à âge et milieu équivalent, que les filles ayant une sœur ou un frère aîné. D’autre part, le fait d’avoir pour aîné de la fratrie un frère permettrait une plus grande facilité à sortir le soir et de façon plus tardive.
144Les deux autres formes de financement qui suivent, rejoignent les constats de R. Ballion à propos des jeunes ne bénéficiant pas de ces supports financiers familiaux : « Il faut soit travailler, soit magouiller ou faire du business » (1994, 67).
1453. Certain-e-s jeunes rencontré-e-s ont des activités professionnelles (déclarées ou non déclarées). D. Lassare (1999, in Y. Lemel, B. Roudet) constate qu’un-e jeune de 14 ans sur deux travaille régulièrement à côté de sa scolarité pour une somme moyenne de 233 F par mois. Les jeunes filles ont des activités plus continues sur l’année (baby-sitting, serveuse dans des restaurants, employées dans la restauration rapide – fast-food – ou des bars les week-ends, vendeuses les weekends et les mercredis, etc.) contrairement aux garçons qui centrent plus leurs activités professionnelles lors des vacances scolaires (notamment lors des vacances d’été). Ces résultats concordent avec les conclusions de R. Ballion qui précise, malgré ces différences de rythmicité, que « en moyenne le temps consacré à l’activité rémunérée est plus important pour les garçons que pour les filles et donc les gains plus élevés ».
146L’ensemble des jeunes ont le sentiment de se faire « exploiter ». Mais, cette exploitation est acceptée puisque la contrepartie n’est pas négligeable de leur point de vue :
« Tu peux t’acheter plein de trucs que tu ne pourrais pas autrement. Genre, je vois mes potes c’est toujours, ils sont toujours un peu court pour acheter des clopes, ils sont même obligés parfois de se rabattre sur des roulées ! Moi, je n’ai jamais ce genre de problèmes ! Idem pour les sorties, je ne me freine pas quand j’ai envie de me prendre un whisky, pas de problèmes, je ne regarde pas à deux fois pour finalement me dire “merde, je n’ai pas assez, tant pis je vais me prendre un demi”. Tu vois, ça, c’est l’avantage » (Thierry, 20 ans).
147L’argent gagné dans ces activités professionnelles permet « un changement d’échelle63 » dans les sorties et leur « lot de dépenses ». La moitié des lycéen-ne-s de 18 ans et plus que nous avons rencontré-e-s travaille dans des formes d’emplois officiels et rémunérés au smic, voire plus, notamment lors de périodes scolaires. L’enquête de R. Ballion affine ces données en précisant que 13,5 % des lycéen-ne-s ont une activité régulière tout au long de l’année ; il les appelle « les lycéens-travailleurs64 ».
1484. Les activités comme le deal à l’intérieur et/ou à l’extérieur des lycées sont énoncées dans beaucoup d’entretiens.
149« La magouille […] ça consiste à se faire le maximum de fric dans le minimum de temps possible, activité qui s’inscrit donc dans la plus parfaite rationalité économique » (R. Ballion, 1994, 71). Nous distinguons ici deux formes de deal : à partir de médicaments et à partir de drogues illicites.
« Tous les mardis soir, je vais chez ma grand-mère, c’est casse couille mais c’est comme ça ! Au départ, vraiment ça me gonflait mais maintenant j’ai plutôt hâte d’y aller parce que c’est là-bas que je me procure mon business ! Et ouais ! La vieille, elle a dix milles cachetons dans sa boîte à médocs alors tous les mardis je refais mon stock ! Un peu de Témesta®,[…], et puis, euh, enfin tu vois des trucs, pas mal de trucs pour le cœur et pour pioncer. Je lui en pique une plaquette quand je vois qu’elle a fait le plein ou autrement juste quelques comprimés sur une plaquette ! […] Après je pile tout ça et je mets ça dans des microfilms que je revends au lycée ou dans les endroits où je sors enfin plutôt aux potes avec qui je sors. […] je vends le truc 20, 30 ou 40 balles et ça roule, moi je peux faire le prince après quand je sors ! » (Jean-Paul, 15 ans).
150Les médicaments de l’armoire à pharmacie familiale constituent pour quatre des jeunes rencontré-e-s la source de leur revenu. Trois d’entre eux-elles comme Jean-Paul, attendent les visites chez leurs grands-parents avec beaucoup d’impatience puisque c’est chez ces derniers qu’ils détournent certains médicaments (régulateurs cardiaques, hypnotiques, antidépresseurs, etc.). Aline, quant à elle, prend les médicaments antidépresseurs et anxiolytiques de sa mère. Aucun-e de ces jeunes n’a énoncé les dangers et les possibles contre-indications des mélanges qu’ils-elles élaborent entre ces différentes molécules médicamenteuses et de surcroît consommés le plus souvent avec de l’alcool. Pour eux-elles, ils n’y a pas de danger « puisqu’un médicament ça ne peut que soigner » et « pris en si petite dose une fois comme ça, c’est pas dangereux65 ».
151Mathieu nous explique qu’après avoir « emprunté » quelques plaquettes de médicaments chez ses grands-parents, il pile les cachets afin d’obtenir une poudre qu’il dose de façon aléatoire et recompacte dans des gélules de levure vidée au préalable. Il n’y a pas de dosage défini puisque la démarche est toujours la même : il égruge tous les cachets, peu importe leur nombre et leur origine moléculaire, et il mélange le tout avant les revendre en gélule.
« Le fait de vendre ce mélange sous forme de gélule, ça marche mieux c’est-à-dire que tu peux les vendre plus chers que si tu refiles juste les cachetons ou la poudre. Ça fait plus fini donc t’es plus crédible et tu les vends mieux. […] c’est vraiment rentable parce que ce genre de trucs, tu les vends 30 ou 40 balles alors que la poudre seule, c’est 20 maxi. […] Un pot de 60 gélules de levure en pharmacie c’est que dalle donc ça vaut le coup de soigner l’emballage ! (rires) » (Mathieu, 18 ans).
152Aline utilise la même astuce de vente en achetant au supermarché des boîtes de vitamine C en gélule qu’elle mélange à l’Urbanyl® et au Lexomil® de sa mère.
« Les gélules vitamines c’est bien parce qu’elles sont oranges et la couleur, elle pète ! Du coup ça se vend comme du speed ou de l’X66, enfin ça fait un truc branché » (Aline, 15 ans).
153Aline revend ces gélules dans l’enceinte du lycée et sur les lieux de soirées rave où nous dit-elle, « je peux me faire jusqu’à 1 000 balles dans une free67 ».
154Nous distinguons donc trois formes de revente de ces médicaments : sous leur forme initiale, pilés sous forme de poudre ou en gélule.
155D’autres jeunes nous ont relaté ces pratiques de détournement de médicaments et de revente sans pour autant y participer. Plus généralement, la revente de produits illicites est assez fréquente dans les lycées. Les jeunes qui pratiquent ces systèmes de revente de produits illicites ne se représentent pas comme des dealers68 ou comme pratiquant une activité répréhensible pénalement. Ils assimilent cette revente à du « dépannage », c’est comme « un système D », comme « une forme sympa de revenus ».
« Je deale un peu. Enfin j’suis pas un dealer. Dealer, c’est un bien grand mot ! je ne suis pas un dealer ! Je dépanne les copains, c’est tout ! » (Laurent, 17 ans) ;
« Ouais, mais ce que tu fais c’est, c’est chiant mais, ça fait chier mais bon, t’achètes en grande quantité, en grosse quantité ou en quantité moyenne, tu vas t’acheter une barre a 250 balles, c’est le prix habituel et tu vas revendre, tu vas revendre 2 ou 3 barreaux pour amortir ce que ça t’a coûté et pis il te restera toujours de quoi fumer ta boulette et pis voilà, il faut rentrer dans le bizz, j’en connais qui sont rentrés dans ce cycle de, de se faire, c’est vraiment de l’argent facile et c’est vachement attrayant, lu peux te faire 10 000 balles par semaine, t’es tranquille quoi ben c’est clair, mais, c’est des gros risques, j’ai mon cousin qui est tombé là-dedans, ça fait un moment qu’il y est depuis, le collège, le lycée, et pis bon, y a un jour où les flics ont débarqué chez lui tout ça, les mains contre le mur, perquisition, non, ça craint, ça craint par rapport aux parents parce que bon. Moi, ça m’a jamais botté et ça me fait chier de vendre pour vendre, juste échanger avec un copain s’il a de la beue69, ok et te faire un p’tit bénéf. » (Baptiste, 18 ans).
156Ces jeunes revendeurs sont perçus par les autres lycéenne-s comme des « grands » puisqu’ils « ont de l’argent » et sont le plus souvent valorisés. Il y a un certain prestige social associé à ces activités de revente de drogues licites et illicites du point de vue des consommateurs-rices de ces produits :
« Ils sont vachement bons ! Faut avoir des couilles pour faire ce qu’ils font ! Ok, c’est pas comme des dealers mais il fallait y penser faire des plantations et revendre ça dans le bahut ! C’est tout un bizz de grand. Fort ! » (Damien, 16 ans) ;
« C’est pas comme des dealers parce qu’un dealer c’est méchant dans le fond. Le dealer, il ne veut pas ton bien alors que là les mecs qui font ça, ok c’est pour la tune, un peu, mais c’est aussi pour que toi tu t’éclates ! D’ailleurs ceux qui font ça dans le bahut, ils revendent qu’à des gens qu’ils connaissent. C’est clair. » (Juliette, 18 ans).
157Sauver les autres, aider les autres est au fondement des représentations des jeunes sur les lycéens (re)vendeurs de produits. La vison manichéenne du bon et du méchant s’instaure ici par le biais de la confiance attribuée aux revendeurs. Le « bon » est forcément quelqu’un de confiance, un pair, un « comme nous », alors que le « méchant » ne « nous ressemble pas » ; il n’y a pas la (re)connaissance susceptible de fonder la confiance de l’inter-(re)connaissance ce qui n’est pas le cas pour ces lycéens revendeurs (copains, faisant partie de la même classe, du même lycée, etc.) dans l’enceinte du lycée.
158Ces systèmes de revente ou « ces petites économies » pour reprendre l’expression de L. Roulleau-Berger (1999) semblent séduire de nombreux jeunes. En effet, « planter sa propre beue » est une idée de plus en plus prisée et mise en pratique pour sa consommation personnelle mais aussi pour « faire de petits bénéfices » (Jean-Paul, 15 ans).
« J’ai quelques plantations à la maison et c’est plutôt bien au niveau fric puisque je n’ai pas à acheter les produits et même j’en vends ! C’est tout bénef ! (rires) » (Fabrice, 19 ans) ;
« Près du Boulevard de X, il y a quelques trucs désaffectés, on a planté à quelques endroits et là on est content parce que y a un endroit où ça a pris et ça pousse bien. On a déjà récupéré pas mal de têtes et c’est vraiment de la bonne c’est-à-dire qu’elle casse vraiment ! Elle est pas très bonne au niveau du goût mais top pour les effets. » (Ivan, 20 ans) ; « Je vis avec ma sœur et sur notre balcon, on a fait des plantations. On a toujours un peu peur des voisins parce qu’on a un vis à vis ». (Aline, 15 ans).
1595. Des larcins « familiaux » aux vols « à la tire »
160Des formes illicites d’octroi d’argent sont observées : larcins et vols. Les larcins contrairement aux vols ont lieu exclusivement dans le milieu familial. Vols et larcins prennent différentes formes :
L’argent des courses et vols dans le porte-monnaie des parents
161Beaucoup de jeunes70 nous ont dit dérober ou avoir dérobé la monnaie des courses. Ces sommes ne sont pas très élevées puisqu’elles ne dépassent pas les 30 F.
« Je profite des courses pour piquer 10, 11, 12, 13, 14 parfois 15 F. Ça dépend s’il y a beaucoup de monnaie ou pas. » (Sylvie, 16 ans) ;
« Par exemple s’il y avait de la monnaie en pièces de 1 franc, 2, 5 et 10, 20, pour je ne sais pas genre 50 ou 60 balles et qu’en plus il y avait un billet de 100 F, et que le prix des courses faisait 50 F, et bien je ne donnais pas la monnaie mais le billet pour qu’il y ait encore plus de monnaie, comme ça je pouvais plus facilement piquer 20 ou 30 balles, ça ne se voyait vraiment pas. » (Thomas, 18 ans).
162Six jeunes volent de façon régulière, quatre de façon occasionnelle, de l’argent à leurs parents.
« La nuit, je me lève et je choure ce que je peux chourer dans les poches et porte-monnaie de mes parents. » (Juliette, 18 ans) ;
« Quand je peux, le plus souvent quand ils regardent la télé le soir, je me lève pour faire croire que je vais aux chiottes et ma mère elle pose son sac toujours dans la cuisine et là je regarde combien elle a et en fonction de ça je lui pique un peu. Une fois elle avait 800 balles, 8 billets de 100. Je lui en ai piqué un. Le lendemain elle a dit à table qu’elle avait perdu 100 balles. Elle savait combien elle avait exactement. Maintenant je fais gaffe, je préfère piquer des pièces, ça se voit moins. » (Ludovic, 14 ans).
L’argent du déjeuner
163Onze jeunes ont un budget journalier ou hebdomadaire pour le déjeuner qu’ils-elles « détournent » pour pouvoir s’acheter des cigarettes, de l’alcool, du cannabis ou d’autres drogues illicites. Ils-elles doivent gérer cette somme comme ils-elles l’entendent pour les repas du midi. Le montant de cette somme varie entre 60 et 100 F pour la semaine.
« Au lieu de manger à la cafet’, certaines semaines, je ne mange pas ou je grignotte pour pouvoir m’acheter avec un copain une barrette de shit. J’ai 100 F par semaine avec mes parents pour bouffer le midi. Là, je dois réussir à manger tous les midis de la semaine avec 50 F puisque je file 50 F à Chris pour la barrette qu’on se partage après. » (Tiffaine, 15 ans) ;
« Il m’arrive de ne pas manger le midi pour pouvoir m’acheter des clopes. C’est même assez souvent » (Myriam, 17 ans) ;
« Quand je sais que je vais sortir le week-end, je fais gaffe pour ne pas trop dépenser de fric pour bouffer le midi. Mes parents ne me filent pas d’argent même quand je sors. Alors je fais ceinture certains midis pour économiser un peu de fric pour le week-end » (Alexandre, 16 ans) ;
« La nuit je vais piquer quelques trucs dans le frigo et je me fais des sandwichs. Mes parents ne le savent pas. Là, je peux te dire que sur une semaine ça me fait 100 balles direct dans ma poche et là je peux m’acheter des Marlboro et aller boire des coups tranquille » (Arnaud 16 ans).
L’argent du scooter
164Neuf des jeunes rencontré-e-s possèdent un véhicule deux roues motorisé (scooter, mobylette, moto). Pour la quasi-totalité (huit sur neuf), les parents prennent en charge la totalité des frais du véhicule notamment les frais d’essence. Même pour Yann qui doit pour sa part assumer tout seul les frais de son scooter, les parents offrent « de temps en temps un plein d’essence ». Toutes et tous ont à plusieurs reprises utilisé leur scooter, mobylette, etc. pour soutirer de l’argent à leurs parents en prétextant une panne mécanique ou une panne d’essence :
« Oui, parce qu’avant, je leur disais que j’allais m’acheter autre chose, je leur mentais pour avoir de l’argent et acheter autre chose parce qu’en plus j’ai un scooter donc c’est la bonne excuse "papa, maman, je vais chercher de l’essence, parce que j’ai presque plus d’essence, vous ne pouvez pas me donner des sous" et généralement je mettais 10 ou 20 F dans le scooter et tout le reste, ça partait dans les cigarettes. » (Isabelle, 17 ans) ;
« Ça m’est arrivé de leur faire croire que le câble des freins avait lâché et que mon argent de poche avait servi à la réparation du câble. Alors, là, ils me remboursaient la réparation et c’était bingo ! (rires) » (Bastien, 16 ans) ;
« Je leur ai dit que j’avais crevé et que j’avais du acheter une chambre à air, et là ma mère elle file de la tune pour me rembourser » (Jean-Paul, 15 ans) ;
« Une fois, j’avais plus une tune, même plus de quoi m’acheter des clopes, le drame (rires) ! Alors j’ai dégonflé la roue avant de mon scooter et je lui ai fait gober que ma roue avant était nase, qu’il fallait la changer. Elle m’a filé 250 balles ! » (Carole, 16 ans).
L’argent des fournitures scolaires
165La période de la rentrée scolaire est pour certain-e-s jeunes l’occasion « de se faire un peu de blé. Je grossis la liste des achats à faire par exemple, je rajoute deux, trois cahiers, classeurs, etc. et comme ça, ils me donnent plus d’argent que je garde pour moi » (Jean-Paul, 15 ans). Cinq jeunes achètent le minimum de fournitures notamment les achats « encombrants comme les cahiers et les classeurs » et volent « ce que l’on peut piquer facilement : les crayons, gomme, règles, compas, les compas c’est bien parce que ça coûte cher » (Sabine, 16 ans).
Les vols à la tire
166Deux jeunes garçons ont des pratiques de vols plus « engagées » : vols d’autoradio et vols en supermarché. Un des deux jeunes s’est déjà fait arrêter par la police pour flagrant délit de vol dans un supermarché :
« C’était il y a un an. Pour me faire du fric, je tirais un max de choses dans les supermarchés. Les gens de mon bahut ou les potes me passaient des commandes et je leur revendais à moitié prix. Valable. Mais un jour, il y a un an je me suis fait choper par le mec de la surveillance. Ils ont porté plainte parce que j’avais pour presque 1 500 balles de came. Depuis, je fais gaffe. […] je ne prends jamais pour plus de 500 balles de marchandises parce qu’en dessous de 500 balles, ils portent pas plainte, tu passes pas par les flics et le juge, je ne me suis jamais fait rechoper » (Boris, 19 ans) ;
« Avec mes potes, le week-end, ça nous arrive de tirer des autoradios. J’ai un copain qui arrive à les revendre. Y a qu’à lui amener et c’est tout bon, 500 balles comme ça, c’est cool. Après, je peux m’acheter une demi-savonnette71, carrément, et des vraies clopes, des Camel » (François, 17 ans).
167Ces formes de « revenus » constituent donc une source d’autonomie et de liberté. Il faut également noter que ces différentes formes de financements ne se spécifient pas selon l’origine socioprofessionnelle.
168Les petits larcins sont communs à l’ensemble des jeunes rencontré-e-s. L’ensemble des jeunes nous ayant dit dealer, sont des garçons, de différents âges et de milieux différents. De plus, l’ensemble des lycéen-ne-s rencontré-e-s et nous ayant parlé de ces pratiques nous ont systématiquement parlé de « mecs qui font ça ». Pour les pratiques de deal, il est à noter que plus le « revendeur » est jeune, moins il est « organisé » ; a contrario des lycéens plus âgés sont véritablement structurés et inscrits dans ces formes quasi professionnelles d’approvisionnement. Le point commun à toutes ces formes de ressources financières semble être la volonté de s’autonomiser et de rompre partiellement avec la dépendance parentale. L’argent permet, dans ces contextes de rapports parfois conflictuels avec les parents, de gérer une forme de liberté notamment dans le choix de dépenser « son » argent. « Avoir la possibilité pour le jeune d’obtenir des ressources propres, par l’exercice d’une activité rémunérée – nous pouvons ajouter ici, légale ou illégale – à côté des études, va faciliter, sur le plan matériel et symbolique, l’accès à son autonomie, par le développement de son indépendance financière » (R. Ballion, 1994, 6). Dépenser son argent comme on le souhaite et surtout ne pas avoir de compte à rendre ou encore, ne pas quémander « ou pleurer auprès de tes parents pour avoir 100 balles » font partie de cette recherche d’autofinancement.
Une stratégie de financement collective : les « tontines72 » juvéniles
169Les stratégies de financement comme on vient de le voir sont très diverses et essentiellement individuelles. Nous avons dégagé une grande stratégie collective de subside des produits : les « tontines » juvéniles. Les tontines juvéniles correspondent ici à des formes de cagnottes communes qui servent à financer collectivement certaines consommations et plus rarement certaines sorties. Les produits financés par ces caisses communes sont dans la plupart des cas consommés au lycée entre 12 h 00 et 14 h 00 et/ou à la sortie des cours entre 16 h 00 et 18 h 00, le plus souvent le mardi ou le vendredi. Ces jours correspondent à la veille d’un jour de repos scolaire et à un certain relâchement à l’approche du week-end.
170La tontine peut occasionnellement servir à financer des sorties nocturnes notamment lors des repas de classe à condition que tous les membres du groupe appartiennent à la même classe ou soient présents à ce repas de classe. Le système de ces tontines réside dans la compensation de l’absence d’argent, que tou-te-s les jeunes connaissent à diverses périodes. Alors que certain-e-s viennent de recevoir des sommes d’argent parfois importantes pour leur anniversaire, pour un bon bulletin scolaire, etc., d’autres entament des périodes de « disette ». Ces différentes périodes se juxtaposent parfois sur plusieurs mois. Ce système de tontine permet aux jeunes de participer davantage à la cagnotte commune lorsqu’il-elle a les moyens de le faire et de se faire financer ses consommations lorsqu’il-elle est plus en difficulté.
« Ce système il est hypra cool ! C’est vrai ! Tout le monde retombe forcément à un moment donné sur ses pieds. Tout le monde traverse des périodes de disette dans l’année et pendant ces périodes je peux te dire que c’est hard si tu veux te péter la tête et ben, tu peux pas parce que t’as pas une tune. Le fait de participer à la cagnotte ça te permet d’avoir quelque part des sous d’avance ou de compenser avec ce que tu as pu payer à un moment ; les autres ils le font alors pour toi » (Boris, 19 ans).
171Diverses formes de financement sont observées : pour certain-e-s l’argent versé à la tontine l’est tous les jours, toutes les semaines ou tous les mois alors que pour d’autres, il n’y a pas vraiment de rythmicité : « C’est quand on peut et ce qu’on peut ! »
172Ces diverses formes de participation aux tontines dépendent directement des formes de financement telles que l’argent de poche (hebdomadaire ou mensuel), le deal, les vols et les larcins, etc. Françoise n’a aucun revenu ; lorsqu’elle va faire les courses pour sa mère ou sa grand-mère : « J’en profite pour récupérer la monnaie des courses ou je récupère parfois la pièce de 10 F du caddie. Des fois quand le porte-monnaie est un peu lourd, je pique 10 ou 20 F. »
173Même lorsqu’ils-elles ont de l’argent de poche ou des revenus extérieurs, certain-e-s complètent leur « quête de fric » par de petits vols :
« Ma mère, elle me fait aller faire les courses presque tous les deux jours c’est genre : “Tiens je t’ai fait la liste, tu vas au petit Casino.” Bon, alors avant ça m’emmerdait mais maintenant, je suis plutôt contente parce qu’à chaque fois je lui choure 20 ou 30 halles ! Parfois plus ! » (Sylvie, 16 ans) ;
« Je leur – à ses parents – fais croire que j’ai des bouquins, des crayons, des gommes, des feuilles, etc. à acheter, et en fait, je pique à la papeterie du coin quelques trucs pour faire croire que j’ai bien acheté des trucs et là, je peux participer à la collecte73 » (Alexandre, 16 ans).
174Certain-e-s jeunes, pour participer aux collectes, reversent l’argent alloué pour leur déjeuner. Ces tontines sont « utilisées » en moyenne une fois par mois. Cette rythmicité est en pleine adéquation avec les arrivées et les départs des personnes observés dans les groupes de jeunes. Beaucoup de conflits et de ruptures naissent au sein des groupes même s’ils ne sont que temporaires. Dans ces cas précis, les personnes en rupture du groupe composant la tontine peuvent dans le premier groupe, récupérer la somme versée avec une retenue de 10 %74, ou participer une dernière fois aux consommations collectives du groupe. Dans le second groupe observé, la personne voulant quitter le groupe ne peut pas récupérer son argent ; elle perd ce qu’elle a versé au pot commun ou elle participe à la prochaine consommation collective.
175Le rôle du trésorier ou de la trésorière de ces tontines est important puisqu’il-elle est le ou la dépositaire de la cagnotte. Chaque mois un nouveau trésorier ou une nouvelle trésorière est désigné-e ; au bout d’un certain temps toutes les personnes auront été trésorières de la tontine. Ce fonctionnement par roulement se retrouve dans les deux groupes suivis75. Dans le second groupe de lycéen-ne-s, la cagnotte est placée dans le casier scolaire du trésorier ou de la trésorière du moment. Dans le lycée C, chaque lycéen-ne possède un casier personnel avec un code où il-elle peut déposer ses affaires personnelles (livres, manteau, etc.). Au lycée R, il n’existe pas ce système de casier ; le trésorier ou la trésorière du moment conserve alors la cagnotte chez lui-elle. Le versement des sommes a lieu tous les mercredis midi pour le premier lycée et tous les mercredis ou samedis à la récréation de 10 h 00 ou à midi pour le second. Les jeunes se retrouvent à la sortie des classes et s’isolent dans un coin de la cour, du préau ou à la cafétéria pour le second groupe, « si la table du fond est libre ». Il n’y a pas de comptabilité précise et de comparaison des sommes versées par les participant-e-s d’une semaine à l’autre. « Chacun met ce qu’il peut, c’est vraiment un trip genre communautaire ! » (Boris, 19 ans). L’ensemble des jeunes des deux groupes atteste de la bonne volonté de toute-s les participant-e-s à verser des sommes en fonction de leurs moyens :
« … les sommes que chacun peut vraiment mettre dans le pot commun, c’est comme on peut et non pas comme on veut » (Sabine, 16 ans) ;
« … c’est sûr qu’il y en a qui ont plus de difficultés à trouver du fric mais le but c’est pas d’avoir une compétition à qui foutra le plus de fric, non c’est pas ça » (Jean-Paul, 15 ans) ;
« On pourrait croire que certains viennent tout simplement pour se rincer ou fumer à l’œil ! Mais c’est pas comme ça parce qu’on se connaît tous très bien et quand on voit des nouveaux arrivés qui ont ce feeling là, je peux te dire qu’ils jartent76 rapide ! » (Alexandre, 16 ans).
176Dans chaque groupe, nous avons pu remarquer un noyau dur de participant-e-s (les adhérent-e-s actifs-ves) qui au-delà de ces tontines sont fortement lié-e-s amicalement dans et à l’extérieur du lycée. Il arrive que d’autres lycéenne-s intègrent le groupe ; il faut pour cela qu’ils-elles soient « parrainé-e-s » par l’un des membres du noyau dur. Le parrainage s’établit sur la confiance accordée par l’un des membres du groupe au nouvel ou à la nouvelle arrivant-e. Ce nouvel-le arrivant-e doit adhérer aux critères de partage, de non-compétition, de respect des règles établies par les adhérent-e-s actifs-ves-et surtout à tous les critères subjectifs qui fondent les relations amicales : « Ça accroche ou ça accroche pas ! C’est une question d’atomes crochus » (Jean-Paul, 15 ans). Il peut arriver que certains membres du groupe n’apprécient pas le ou la nouvel-le arrivant-e notamment par son comportement « sa façon d’être ». Dans ce cas, cette personne ne sera plus conviée aux collectes et aux rencontres. Les nouveaux-nouvelles arrivant-e-s doivent, pour se pérenniser dans le groupe, être accepté-e-s par tous les membres du « noyau dur ».
177Le choix du jour de consommation est négocié en fonction de plusieurs critères :
la présence de toutes les personnes participant à la tontine. Si le jour de la consommation, une des personnes est malade ou ne peut y participer, la « rencontre » est reportée ;
la disponibilité « de l’esprit » c’est-à-dire que les participant-e-s doivent être libéré-e-s des contraintes des interrogations écrites et orales, des devoirs à rendre, etc. pour pouvoir pleinement consommer ;
une marge horaire permettant de consommer, de se parler, de se confier, de s’amuser, etc.
« On ne va pas se réunir à la récré ! Ça n’aurait pas de sens ! Ça serait boire pour boire, même si c’est peut-être un peu ça aussi, ou je ne sais pas, on ne profiterait pas du groupe et, non, c’est nul, il faut un peu de temps devant nous pour apprécier la rencontre. » (Boris, 19 ans).
178Les produits achetés varient selon les groupes observés. Dans le premier groupe de lycéen-ne-s, l’alcool est l’unique produit acheté alors que dans le second groupe les achats peuvent se répartir entre de l’alcool et du cannabis. Deux modes de fonctionnement quant à l’achat des produits sont remarqués dans ces deux groupes. Pour le premier groupe, deux personnes désignées à chaque rendez-vous ont en charge l’achat des alcools définis au préalable lors de la récréation la veille de la rencontre par le groupe. Les alcools sont sensiblement les mêmes d’une rencontre à l’autre : Ricard et bière ou Vodka, Gin et Tequila lorsque la cagnotte est « bien garnie » Françoise (16 ans). Ces alcools ne sont pas choisis par hasard :
« Notre groupe se démarque par la création de cocktails (rires). Quand la cagnotte est une grosse cagnotte, on achète des alcools forts pour faire des vgt […] des Vodka-Gin-Tequila. Ça pète bien la tête ! On achète toujours une bouteille de coca ou d’orange pour ceux qui préfèrent les mélanges softs. Autrement, on prend des bières et du Ricard pour faire des Rikro, ça, tout monde aime et pareil, ceux qui ont pas envie, ils peuvent se prendre juste un Ricard ou juste une bière. C’est des bons compromis ! (rires) » (Sylvie, 16 ans).
179Les achats pour ce groupe se font à l’heure de midi dans un supermarché proche du lycée.
« C’est vachement pratique parce que t’es en 2 minutes au X.77 Le X c’est bien parce que les alcools ils sont à moitié moins chers que dans les autres supermarchés donc en fait même quand on a pas trop de fric dans la caisse, on peut quand même acheter pas mal de trucs. » (Boris, 19 ans).
180Dans le second groupe, ce sont Véronique et Jean-Paul qui s’occupent systématiquement des « courses ». Les alcools achetés peuvent varier en fonction des demandes du groupe. Les alcools les plus consommés sont le Rhum, le Gin, le Malibu et la Tequila.
« C’est tout le temps Véronique et JP parce que c’est eux qui ont organisé ces fêtes et pis surtout parce que c’est eux qui arrivent le mieux à gérer les courses. Moi, j’y suis allé une fois avec Cyrille et on n’avait pas acheté suffisamment de bibine ! (rires) On s’est retrouvé à sec ! Et je me souviens que Cyrille y est retourné une autre fois avec, euh, avec, je ne sais plus qui et là, ils avaient acheté trop de trucs ! C’est difficile quand il te reste trop de bouteille de les planquer ! C’est pour ça qu’il faut bien penser l’affaire ! (rires) » (Alexandre, 16 ans).
181Les quantités sont longuement pensées en fonction du nombre de participant-e-s et en fonction de ce que les personnes présentes ont envie de boire. Lorsqu’il reste des bouteilles, la situation peut poser parfois problème. En effet, il faut qu’une personne transporte et conserve jusqu’à une prochaine rencontre les alcools. Or, il leur est difficile avec les parents et parfois les frères et sœurs de ramener et de cacher les bouteilles chez eux-elles.
« Même avec le système des casiers au bahut c’est compliqué parce qu’il faut déjà déposer la ou les bouteilles dans ton casier et à chaque fois que tu ouvres ton casier c’est-à-dire plusieurs fois par jour, ça craint car t’as toujours un pion ou un prof qui traîne dans le couloir. » (Jean-Paul, 15 ans).
182En fonction des quantités restantes, diverses solutions sont alors envisagées. Pour les alcools forts comme le Gin, la Tequila et la Vodka, les différents contenus des bouteilles sont versés dans une seule bouteille. Si la totalité des alcools ne dépasse pas un quart de liquide, la bouteille est jetée sinon différentes alternatives sont envisagées.
183Dans le premier groupe de lycéen-ne-s, Boris récupère systématiquement les boissons non-consommées puisqu’il vit seul dans un petit studio. Dans le second groupe, différentes stratégies alternent selon les périodes :
un-e ou des participant-e-s possèdent un scooter avec un coffre ou une voiture : c’est à eux-elles que reviennent « la garde du stock » momentanément ;
le maintien pendant quelques jours des ou de la bouteille dans le ou les casiers des participant-e-s ; une « mini-rencontre » est alors organisée dans les jours suivants pour finir les bouteilles ;
le dépôt des bouteilles à la consigne de l’aéroport par Jean-Paul qui possède un vélomoteur.
184Lorsque la tontine atteint une somme importante (plus de 500 F), le second groupe répartit parfois ses achats de produits entre l’alcool et le cannabis. L’achat de cannabis reste occasionnel puisque deux personnes du groupe ne consomment pas ce produit.
185Ces formes de pratiques illégitimes au regard des normes institutionnelles recréent un système fortement normatif. Les contraintes et les normes de ces tontines sont extrêmement prégnantes et pesantes. Alors qu’elles établissent une rupture avec les rapports normatifs institutionnels, elles reproduisent une autre forme d’institutionnalisation dans leur création de système spécifique : les règles d’appartenance à la tontine, les rôles alloués à chacun-e, les rythmes des rencontres, les entrées et les sorties du groupe, les choix d’achats, les collectes, les stratégies de récupération des produits, etc. Tout est pensé, normalisé, réglé et régulé. C’est un système dans le système. Cette forme de thésaurisation collective dans le secret permet de solidifier et de conforter le groupe. On observe là une dialectique subtile entre le faire voir et le cacher.
186Les jeunes revendiquent ces formes complexes et normalisées que sont les tontines ou les échanges. Ils-elles se prouvent et prouvent aux autres qu’ils-elles peuvent être adultes et responsables à travers ces formes de gestion spécifique. De plus, comme nous le dit Sabine, « lorsqu’il y a rencontre, au moins, il se passe quelque chose ! Ça coupe le train-train du bahut ». La routine et l’absence d’implication personnelle semblent prépondérantes dans la vie quotidienne du lycée ; ces formes de rencontres peuvent pallier ces insuffisances d’inscription sociale et personnelle.
187Notons dès à présent l’importance de ces pratiques alcoolo-toxico-tabagiques en terme d’organisation des consommations. Les jeunes mettent en place de véritables stratégies pour se procurer ces produits. L’organisation des accès aux produits, de leurs achats et de leurs consommations représente une véritable activité autonome, représentée et agencée comme telle dans le quotidien de ces jeunes.
Les stratégies individuelles
188L’autonomie financière comme on vient de le voir dans le début de ce développement sur les rapports à l’argent, n’est pas acquise à cet âge. Au-delà des vols et des larcins qui constituent de véritables stratégies de financement des produits, on a remarqué des consommations que l’on a appelées « des consommations de substitution ». Ces consommations sont recherchées lorsque le-la jeune n’a pas pu se procurer le ou les produits qu’il-elle souhaitait consommer soit pour des raisons financières soit pour des raisons d’accès à un réseau de revente. Différentes formes de substitution ont été observées selon les produits à « remplacer ».
Le tabac
189L’achat de cigarettes ou de tabac roulé est à l’unanimité des jeunes rencontré-e-s excessivement cher. 97 % des jeunes estiment que le tabac coûte cher et ce, qu’ils soient fumeurs-ses ou non (97,5 % et 96,5 %), filles ou garçons (98 % et 96,5 %) et quel que soit le milieu social. Certain-e-s n’ont pas les moyens de maintenir leur consommation tabagique d’une semaine sur l’autre, d’un mois à l’autre, etc. C’est dans ces situations que diverses tactiques naissent. Il y a tout un jeu de calculs pour établir de véritables stratégies d’économie afin de maintenir « sa » consommation. Les difficultés financières n’engendrent pas une diminution du produit consommé mais une substitution du produit. Certain-e-s jeunes passent d’une marque de cigarettes à une autre et dans les cas extrêmes, d’une forme de cigarettes à une autre.
« Et je fume des roulées de temps en temps parce que ça sert quand on a plus de sous. » (Baptiste, 18 ans) ;
« Je fume des roulées quand j’ai plus de fric pour les Marlboro » (Christelle, 17 ans) ;
« Tabac à rouler quand j’ai pas trop de sous, autrement des clopes normales. » (Alexandre, 16 ans).
190Dans ces cas de figure, le goût du produit est totalement occulté ou devient mineur. De même, les cigarettes Bastos sont décrites par plusieurs jeunes comme des cigarettes peu chères mais ayant un mauvais goût :
« Les bastos, c’est dégueulasse » (Fabien, 19 ans) ;
« Avec les Bastos t’as l’impression de fumer du goudron, c’est vraiment gerbant » (Sylvie, 16 ans) ;
« Les Bastos, c’est l’ultime étape avant les roulées, c’est pour te dire ! Parce que les roulées, ça me file un putain de mal de crâne comme les Bastos mais au moins avec les Bastos t’as une vraie clope entre les doigts ! » (Baptiste, 18 ans).
191La récupération de mégots de cigarettes trouvés dans le lycée ou dans les cendriers lors de soirées est également une pratique couramment observée : les jeunes récupèrent le tabac de ces mégots pour en faire des cigarettes roulées.
« Je récupère les clopes qui sont pas fumées en entier. Je récupère du tabac et je peux te dire que ça peut me faire largement ma conso perso durant une soirée. Je m’en sers comme des roulées ! Et ça ne me coûte pas un sou. » (François, 17 ans) ;
« Je récupère les mégots des clopes éteintes ! Je les stocke même si je peux m’acheter des clopes, je stocke tous les mégots de clopes pas fumées entièrement comme ça dans les périodes un peu raides, je peux m’en faire des roulées, j’ai plus qu’à acheter des feuilles c’est tout ! » (Sandra, 16 ans).
192D’autre part, les économies passent pour certain-e-s par la consommation « totale » du produit. Par exemple, des lycéen-ne-s nous disent fumer leurs cigarettes jusqu’au filtre « pour profiter à fond de la clope » (Aude, 14 ans) même si le goût de la cigarette n’est plus le même lorsqu’elle est près du filtre :
« Ouais, au filtre justement ça chauffe et puis c’est un peu plus fort, c’est souvent dégueulasse mais quand t’es fauché ! » (Laurent, 17 ans).
193Nous retrouvons ici uniquement des jeunes ayant des sorties nocturnes régulières et autorisées par les parents. Nous n’observons pas de différences sexuées ou de différences d’origine sociale. Ces différentes stratégies s’observent également au cours de soirée où les fumeurs-euses n’ont plus de tabac.
L’alcool
194La consommation d’alcool dans les bars, cafés, pubs et discothèques reste limitée pour la plupart des jeunes rencontré-e-s. Les prix des alcools forts sont trop élevés pour les budgets alloués aux sorties pour la majeure partie des lycéen-ne-s puisque tout verre d’alcool fort dépasse systématiquement les 30 F78 dans la plupart des cafés et peut doubler ou tripler dans les discothèques ou les bars de nuit. Les consommations dans ces lieux se concentrent essentiellement sur des produits comme la bière, les kirs, les vins et les vins cuits. Un alcool fort fait exception quant à son prix : la Téquila. Deux formes de Téquila restent abordables en terme de prix : la Tequila au mètre et la Tequila frappée. La Tequila au mètre varie en fonction des lieux de 40 F à 70 F. Des petits verres de Tequila sont placés sur une planche en bois d’un mètre. Le but de cette présentation consiste le plus souvent à boire le plus rapidement les verres alignés sur la planche. La Tequila au mètre participe aux formes de jeux d’alcoolisation-défonce très présentes dans certaines soirées juvéniles. La Tequila frappée est servie entre 15 et 30 F selon les cafés et elle se boit accompagnée de quelques décilitres de Schweppes pour faire mousser le mélange après avoir « frappé » le verre plusieurs fois sur le comptoir, il est bu d’une traite. Dans certains lieux, ce mélange est accompagné de citron et de sel placé entre le pouce et l’index que Ton lèche après avoir bu « cul sec » le verre. Ces formes de consommation sont prisées par les jeunes qui voient dans ce produit « une rentabilité entre prix et défonce » (Alexandre, 16 ans). La Tequila, notamment frappée, permet de se saouler rapidement pour une moindre quantité de liquide absorbée.
« À comparer du nombre de verres de demi79 qu’il te faut pour atteindre les effets que tu as en deux ou trois Tequilas paf80 ! C’est vachement plus rentable de te commander de la Tequila. En plus avec la Tequila t’as pas le ventre rempli de liquide, qui gonfle comme avec la bière ou le vin blanc ! » (Sylvie, 16 ans).
195Pour éviter trop de dépenses dans ces lieux (cafés, bars, bars de nuit et discothèques), beaucoup de jeunes s’organisent avant la soirée pour acheter des bouteilles d’alcools forts qu’ils-elles transportent ensuite sur les lieux des sorties. Là encore, nous observons différentes stratégies selon les groupes de jeunes :
les bouteilles achetées au préalable sont transportées dans les sacs et/ou dans la voiture ou le coffre du scooter. En fonction des lieux, ils-elles amènent avec eux-elles les bouteilles discrètement cachées ou ils-elles les laissent à l’extérieur du lieu et font des allers et retours à la voiture ou au scooter ;
des alcools ou des cocktails de plusieurs alcools sont mélangés avant la sortie dans une bouteille neutre de petite contenance (bouteille d’eau, de coca, de jus d’orange, etc. de 25 cl, 30 cl ou 50 cl), dans des flasques, dans des petites gourdes, dans des petites bouteilles d’échantillon faciles à transporter et à cacher dans une poche, et qui sont bues sur place ;
des alcools ou des mélanges de plusieurs alcools sont versés dans des poches plastiques collées sur le ventre ou coincées dans le pantalon pour les garçons et/ou dans le soutien-gorge pour les filles et reliées par un tube flexible fixé dans l’encolure du pull, aux bijoux du cou (chaînes, pendentifs, colliers, fils divers, etc.) ou dans la bretelle du soutien-gorge au niveau de l’épaule81.
« Ma mère est infirmière et quand je vais la voir au chu, euh, une fois je l’attendais dans la pièce des provisions et là, j’ai piqué deux boîtes de perfu. Je ne sais pas trop pourquoi au départ je les ai prises mais une fois rentré à la maison, j’ai eu l’idée de mettre de l’alcool dedans et je me suis dit : “c’est un bon plan pour picoler tranquille quand on sort en boîte !” J’avais entendu dire que certains mettaient de l’alcool dans des ballons en plastique. Moi, je trouve que les perfs c’est plus simple et t’es sûr que ça fuit pas ! » (Yann, 18 ans).
196• Des alternatives aux drogues : pneus, médicaments et solvants
197L’accès aux produits notamment illicites n’est pas toujours facile aussi bien en termes de réseau d’achat que de budget. L’accès au réseau d’achat peut s’avérer pour certain-e-s jeunes compliqué particulièrement dans la durée.
« C’est facile de se procurer du shit dans certains lieux mais c’est plus difficile de se trouver quelqu’un de fixe à qui tu peux téléphoner ou voir dans des endroits précis pour passer commande » (Yann, 18 ans) ; « Avoir ton revendeur attitré, c’est pas facile. Il faut pour cela que tu connaisses quelqu’un qui te présente et qui t’informe » (Sandrine, 17 ans).
198Pour se procurer les produits, deux formes d’achat ont été notées :
par l’intermédiaire d’un ou d’une amie ou d’une connaissance, ils-elles se font présenter « au » dealer auprès de qui ils-elles achèteront ensuite directement leurs produits ;
par l’intermédiaire d’un-e ami-e qui est en contact avec un dealer ou qui « produit » lui/elle-même les substances (herbe, médicaments).
199Les prix des produits illicites varient considérablement selon les substances mais aussi selon les réseaux par lesquels les jeunes se procurent le produit. L’achat des produits au détail se révèle le moins économique selon les jeunes.
200Dans ces contextes, la flexibilité de consommation est fondamentale notamment par ce que nous avons appelé les créations d’usages alternatifs : pneus, cocktails de médicaments et solvants. Lorsque les jeunes ne peuvent pas avoir accès aux « drogues classiques », ils-elles ont recours à ces usages alternatifs.
201* Les pneus de voiture, scooter, vélo représentent des consommations alternatives aux consommations d’herbe et de cannabis. Les jeunes prélèvent des morceaux de pneus (usagers ou non) qu’ils-elles réduisent en poudre (par exemple dans un mixeur de cuisine). La poudre est ensuite mélangée à du tabac puis roulée et fumée comme une cigarette. Cette opération procède de la même préparation que le joint. Ce mélange pneu-tabac est surnommé par les initiés « le noir82 ».
Prix relevés à Toulouse83
Nom du produit | Prix au détail |
Cannabis | 100 F la barrette |
Ecstasy | Entre 50 et 120 F le cachet selon les lieux et la contenance du produit84 |
lsd | Le buvard entre 50 à 100 F l’unité |
Amphétamines/« Speed » (Forme en poudre des amphétamines) | Entre 40 et 100 F le gramme selon les lieux d’achat et la contenance du produit85 |
Cocaïne | Le prix moyen varie selon les sources entre 400 et 600 F le gramme. |
Héroïne | Entre 600 et 800 F pour l’héroïne blanche ; entre 400 et 500 F pour l’héroïne brune. |
202Le goût du « noir » est peu apprécié mais a des effets similaires à ceux du cannabis selon les jeunes consommateurs-rices. Quatre jeunes, Aline, Maria, Julien et Jean-Paul « produisent » cette substance. Tous-tes les jeunes rencontrée-s nous ayant mentionné consommer (6 jeunes) et/ou produire (4 jeunes) cette substance ont tou-te-s entre 14 et 16 ans.
« Quand tu n’as plus de fric, rien à filer contre une barrette, eh bien on se fait un noir ! (rires) C’est un peu dégueu au niveau du goût mais ça te scalpe sévère. C’est ça le but. » (Jean-Paul, 15 ans) ;
« Le pneu, c’est pas bon, mais les effets sont surprenants, comme de la bonne beue alors quand Pen as plus, de beue, tu te fais du noir, c’est le petit nom du pet au pneu (rires) » (Aline, 15 ans) ;
« J’en prends quand j’ai plus rien et que Seb en amène. Moi, je n’en ai jamais fait mais je le fume ! » (Sandra, 16 ans).
203* Les médicaments constituent également des formes de consommation alternatives. 18,6 % des jeunes disent en consommer comme une drogue. Des cocktails sont élaborés avec des médicaments trouvés dans l’armoire à pharmacie des parents ou des grands-parents86. Ces cocktails sont consommés :
204– pour remplacer un produit habituel de consommation comme l’ecstasy, les amphétamines ou le lsd dans des moments de difficultés financières ou d’accès aux produits :
« J’ai consommé à plusieurs reprises ces médocs87. En fait, quand j’ai plus de fric, je trouve que c’est mieux que rien ; et je crois que c’était en juin, oui, c’était en juin, le mec qui me vendait de l’X88, a disparu du marché, je ne sais ce qui lui est arrivé, s’il s’est fait arrêté ou s’il a changé de crèche89 mais en tout cas je me suis retrouvé sans rien, alors je me suis mis à gober des trucs comme ça (rires) » (Bastien, 16 ans).
205– pour « dire que l’on consomme quelque chose » c’est-à-dire que ces cocktails ont une légitimité à être consommés « comme un produit comme un autre, un vrai produit » (Sylvie, 16 ans).
206* Les solvants comme l’eau écarlate ou la colle à vélo sont consommés occasionnellement par les plus jeunes « pour se défoncer rapide » (Ludovic, 14 ans). 25,9 % des répondant-e-s à notre enquête par questionnaire90 disent avoir recours à de la colle ou à des solvants pour se droguer dont 52 % de garçons et 48 % de filles. Ils-elles sont 36 % et 28 % à en user hebdomadairement et quotidiennement. L’âge de consommation de ces produits est particulièrement bien délimité puisque, pour les garçons comme pour les filles on retrouve la totalité des répondant-e-s entre 14 ans et 17 ans. Les élèves scolarisé-e-s en lep sont deux fois plus nombreux-euses à user de ces produits que les élèves scolarisé-e-s en leg. Concernant les entretiens, seuls deux garçons nous ont dit avoir recours à ces produits lorsqu’ils n’avaient pas la possibilité « d’avoir autre chose » notamment de l’alcool ou du cannabis « c’est-à-dire rarement ».
« Tu sniffes ça dans un chiffon, et ça dure pas très longtemps mais ça te pète quand même un peu. Mais c’est rare, ouais, parce que, c’est vraiment quand t’as rien c’est-à-dire rarement parce qu’il y a toujours quelqu’un pour te faire tirer quelques taffes sur un pet, enfin, je ne sais pas mais maintenant c’est de plus en plus rare, Je crois que c’est un truc de petit (rires). C’est vrai qu’il y a quelques mois, je faisais ça plus facilement mais maintenant, ouais, t’as plus de facilité à te faire des fêtes, enfin des trucs où y a des trucs. » (Ludovic, 14 ans).
207Ces consommations de solvants semblent spécifiques d’un public très jeune n’ayant pas encore de réseau régulier d’accès aux produits et/ou d’argent de poche conséquent permettant des achats de produits toxiques plus « habituels ».
Les échanges de produits
208Les échanges consistent à troquer non pas sur un principe d’équité financière des produits mais plutôt sur un principe de réciprocité « entre pairs » différents produits. Il s’agit d’échange réciproque non monétaire (F. Pine, 1994, 84) extrêmement valorisé puisque rompant avec des formes d’activités commerciales. « Ces échanges, c’est bien, y a pas de fric qui circule » (Fabien, 19 ans).
209On distinguera ici l’échange économique de produits et l’échange social au sens de E. Goffman (1968, 329) : « L’échange économique se caractérise par un accord préalable sur l’objet de transaction, alors que dans l’échange social, il peut n’y avoir qu’un simple compromis, car ce qui correspond à un dessein caractérisé de la part d’un des partenaires peut très bien ne présenter pour l’autre qu’un intérêt occasionnel. Quiconque manque à ses engagements dans un échange économique peut être mis en demeure de payer ses dettes ; mais celui qui agit de même dans un échange social et omet de rendre une faveur ou un geste d’attention risque seulement, dans la plupart des cas, d’être accusé d’ingratitude et de se voir abandonné avec mauvaise humeur. ». C’est encore le cas dans les groupes de lycéen-ne-s que nous avons observés.
210Ce principe d’échange social n’est que rarement formalisé ; on l’observe de façon extrêmement spontanée au cours des soirées ou dans l’enceinte du lycée. Comme on l’a vu dans les points précédents, certain-e-s jeunes plantent eux/elles-mêmes « leur herbe », élaborent des mélanges médicamenteux ou ont accès plus facilement que d’autres à certaines drogues illicites. Beaucoup de ces jeunes lors de rencontres ou de soirées en groupe proposent parfois le partage du ou des produits aux autres participant-e-s de la soirée.
« Quand j’ai de la beue, et bien, je fais un joint et si je vois qu’il y a des fumeurs dans l’assemblée, ça m’arrive d’en rouler plusieurs et de les faire tourner » (Fabrice, 19 ans) ;
« J’ai de temps en temps quelques X et quand on va en soirée, ça m’arrive de partager l’affaire » (Juliette, 18 ans).
211Ces configurations de partages des produits peuvent se définir par l’échange social.
« C’est normal, le mec qui t’offre comme ça, sans rien te demander en retour, c’est classe, donc il faut aussi que tu sois classe. C’est pas une obligation mais c’est comme ma mère me dit “de la bonne éducation” ! Tu peux pas te permettre de fumer et de te casser ! C’est nul. Ou si tu le fais, il faudra qu’une autrefois tu marques le truc. J.C quand il fait ça, généralement je lui paie un coup en boîte si on sort. C’est pas obligé tu vois, mais il a été cool et bien je suis cool aussi. C’est le système partageur ! C’est vraiment cool. » (Bastien, 16 ans) ;
« Quand je file de l’X dans une soirée, c’est pas pour qu’on me paie des trucs ou qu’on soit gentil, reconnaissant et tout ça. C’est parce que sur le moment ça me fait triper et voilà. Point. Mais c’est vrai que la plupart du temps les mecs ou les nanas qui ont gobé avec toi, ils t’offrent des trucs pour peu qu’on sorte après. Mais c’est pas forcé, je ne sais pas, c’est vraiment un truc qui se passe, comme ça, c’est pas “Oh ! Juliette, elle nous a fait gober, faut qu’on lui paie une clope ou un verre.” Non c’est pas du tout ça, c’est un feeling soft, c’est un truc beaucoup plus simple et sympa. C’est pas prise de tête et comptabilité. C’est tout le contraire. » (Juliette, 18 ans).
212Les vertus de réciprocité, d’égalité et d’entraide au sein du groupe de pairs sont prépondérantes et érigées comme des valeurs importantes pour l’ambiance entre les différent-e-s jeunes du groupe.
213Ces faveurs ou ces gestes d’attention ne sont pas toujours dans les groupes de jeunes des conditions sine qua non. En effet, ces échanges sociaux sont considérés comme tels, c’est-à-dire avec une attente d’un retour quel qu’il soit, lorsqu’il y a répétition de l’offre à une même personne. Là, « le partageur » attend alors un geste en retour.
« C’est vrai que, à force, si à chaque fois le mec il tire sur le pétard et qu’il t’ignore après, ça le fait pas. Je ne dis pas qu’il faut qu’il te paie quelque chose mais au moins qu’il soit respectueux et qu’il te le montre. Si jamais, c’est arrivé, le mec il tire et t’ignore après à chaque soirée, je t’assure qu’il ne revient plus sur le pet parce que je lui passe plus. C’est fini. C’est des mecs, je sais pas, des pique-assiette, des mange à tous les râteliers. Ça, ça ne le fait pas. Une fois ça va mais quand c’est systématique, il est repère91 » (Jean-Paul, 15 ans).
214Même s’il n’y a pas de règles d’échange formelles, il doit y avoir une certaine équité de partage, une stabilité de la relation (E. Goffman, 1968). Cette stabilité de la relation, du partage doit se manifester par une reconnaissance verbale (remerciement, gratitude, etc.) et/ou actancielle par l’offre de cigarettes, d’alcool… Le-la « partageur-se » en fonction du degré d’attachement qui le-la lie au groupe ou à la personne (« les partageants ») à qui il-elle propose le partage du produit, a des attentes différenciées. Lorsque le-la ou les partageant-e-s sont des ami-e-s, des personnes faisant partie du groupe d’appartenance, les attentes sont moins formelles et la répétition sans retour est acceptée aisément. Par contre, lorsque le-la ou les partageant-e-s sont des personnes extérieures au groupe d’appartenance, le-la partageant-e attend un réel « retour de service » (Juliette, 18 ans).
« Les potes, c’est différent, c’est les potes. C’est presque normal que tu leur proposes parce que tu partages plein de trucs à côté avec eux. Mais quand c’est des gens que tu vois mais qui sont pas des vrais potes c’est pas pareil. Je te le redis, c’est pas un délire comptabilité, je te file un pet, tu me dois un pot ou je ne sais quoi. Mais t’attends que la personne elle ait un geste, je ne sais pas, te remercier ou te payer un coup mais pas pour te payer, dans le sens de rendre la monnaie de ta pièce, mais spontanément parce qu’elle reconnaît que c’était plutôt sympa de se faire un pet gratos, alors elle trouve aussi sympa de te payer un coup » (Fabrice, 19 ans).
215Il existe des échanges sociaux beaucoup plus formels qui se rapprocheraient alors de l’échange économique. Un paquet de cigarette ou quelques verres d’alcool contre quelques têtes d’herbe, une bouteille d’alcool contre un cachet d’ecstasy, une gélule de médicaments contre un joint, etc. sont des échanges observés lors des soirées et/ou rencontres ou relatés en entretien par quelques jeunes. L’accès à certains produits étant plus facile pour certain-e-s, ces échanges permettent aux jeunes d’alterner leur consommation.
« Moi, j’ai des pieds de beue qui me fournissent plus que ce que je consomme. C’est de la bonne en plus qui déchire. Avec Jj, on échange souvent parce que j’aime bien me faire un ecsta de temps en temps mais je n’ai pas de revendeurs pour les ecstas et je n’ai pas trop confiance dans ce qu’on peut me proposer en soirée. Jj, ses ecsta, j’ai jamais eu de problèmes. Elle m’en file et je lui file des têtes » (Anthony, 16 ans).
216D’autre part, le fait de se procurer des produits par quelqu’un que l’on connaît, offre, selon les jeunes, une garantie du produit. Cela rejoint les constats faits à propos des revendeurs dans les lycées. Nous verrons que cette notion de confiance est prépondérante dans l’entrée en consommation pour certains produits.
217Ces sphères d’échange se caractérisent donc par une prédominance de l’échange réciproque des biens, des services et de la reconnaissance (F. Pine, 1994). La vie dans le groupe et dans ces sphères d’échange s’opère sur une idée positive de confiance. Même si l’idéal de réciprocité est verbalisé, il cache pourtant un réseau complexe d’attentes non-dites. Ces échanges sont importants à prendre en compte dans les significations des consommations. L’argent en tant que paiement direct d’achat d’un produit s’inscrirait parfois dans des utilisations et réappropriations d’effets différenciés. Consommer un produit lors d’échanges spontanés, participerait à la construction « de la bonne soirée ». L’échange a donc une forte dimension morale puisqu’il cimente le groupe et participe à l’ambiance de la rencontre ou de la soirée. Ce sentiment se renforce par l’idiome de « l’échange égalitaire mais non comptable ». L’absence d’argent comme monnaie d’échange directe est essentielle au bon fonctionnement du « partage réciproque » ; il semble égalitaire et plus positif à condition que l’échange respecte « la bonne façon morale » d’échanger (F. Pine, 1994). Il s’agit ici d’une logique sociale autonome qui aborde outre les conditions d’approvisionnement les conditions globales d’usage. Le produit échangé est perçu symboliquement comme « meilleur » que le produit acheté. L’échange et le partage sont au cœur de la symbolique d’autonomie, de solidarité, d’égalité de « leur économie intérieure » se manifestant à l’extérieur. Les jeunes assignent une valeur supérieure à cette forme d’accès aux produits qui se dédouane de toute valeur marchande (au sens monétaire) et malgré tout, permet de se procurer les produits « que l’on veut ».
218Ces pratiques ne doivent donc pas être pensées sur le mode médical, rituel ou encore du ludique, de l’amusement, de l’anecdotique ou d’une activité exclusivement liée au domaine du temps libre à occuper.
Notes de bas de page
1 Cf. M. Fize, 1998.
2 De la même manière, au regard de la diversité actuelle des situations et des modes d’inscription sociales, nous parlerons des adolescences plutôt que de l’adolescence.
3 Selon O. Galland (1997) on note une première « explosion scolaire » entre 1950 et 1970 : les effectifs du second degré ont triplé ; un second accroissement est observé entre 1980 et 1990 : on passe d’un tiers à plus de la moitié d’une classe d’âge accédant au niveau du baccalauréat.
4 Ajouté par nous.
5 O. Galland (1997) nous dit à ce propos, qu’en plus d’être extrêmement aléatoire, ces tranches d’âge n’ont jamais eu de légitimité clairement établie.
6 C’est d’ailleurs pour cette raison que nous nous sommes permis pour le questionnaire diffusé pour cette recherche – cf. annexes – d’établir des nuances par tranches d’âge. En effet ces dernières restent stables au regard des modes de scolarisation et des sections scolaires.
7 Nous reviendrons au cours de ce travail sur ces deux notions.
8 Cf. Les travaux de J.P. Codol, 1984, « Social differenciation and non-differenciation », in Tajfel (dir.) The Social Dimension, vol. 1, Cambridge, Cambridhe University Press, in V. Aebischer, D. Oberlé, 1990. J.P. Codol démontre comment dans certains groupes d’individus, plus les similitudes objectives apparaissent fortes, plus elles sont difficiles à reconnaître pour les individus.
9 Propos cités en exemple par les lycéen-ne-s interrogés sur la vision des adultes sur leur situation.
10 Le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les 15-24 ans et la première chez les 25-34 ans selon le dernier Baromètre santé Jeunes (1998).
11 M. H. Soulet, 1999.
12 Voire même avant…
13 Cf. les travaux de M. Fize, l’enquête insee (1994) où 70 % des jeunes interrogé-e-s disent se sentir bien dans leur famille et les constats de A. Percheron (1982) sur le rapprochement des attitudes des parents et des jeunes à l’égard notamment de la morale sexuelle.
14 Concernant les premiers rapports sexuels des adolescents, France Lert (1996, 69) note qu’en moins de cinquante ans, l’âge moyen des premiers rapports sexuels s’est abaissé de 18,4 ans à 17 ans. Le Baromètre santé de 1998 nous informe qu’à l’âge de 17 ans, 51,3 % des jeunes ont déjà eu une expérience sexuelle. En termes de différences sexuées, H. Lagrange et B. Lhomond (1997) précisent que « le phénomène marquant – des dernières décennies – est le rapprochement entre les âges médians des deux sexes ».
15 In M. Fize, 1998.
16 Cf. annexes méthodologiques.
17 Interview accordée à la revue Marianne (no 61, 22 au 28 juin 1998) pour son dossier spécial sur les jeunes, « les jeunes sont-ils devenus réac ? ». Adil Jazouli est sociologue chargé de mission au Conseil national des villes.
18 Pour plus d’informations sur les analyses du poids des institutions, cf. M. Douglas, 1999.
19 M. Duru-Bellat (1999) ; R. Boyer (1999).
20 Ces constats sont également relatés par R. Ballion, 1994.
21 Les études et le travail vus par les jeunes, Paris, ocde, 1983 ; csa, août 1997.
22 Béton = dur, difficile, compliqué.
23 Cf. G. Pronovost, 1996.
24 R. Ballion, 1994. Il précise : « plus l’expérience qu’a l’élève du système éducatif s’accroît, plus s’élève le nombre de ceux qui soulignent que la formation qu’ils reçoivent les prépare mal au monde du travail. Si l’on prend les élèves de l’enseignement général, 85 % déclareront que le lycée les prépare mal, opinion partagée par 71 % des élèves de l’enseignement technologique mais par seulement 43 % de ceux des lycées professionnels ; ce jugement négatif est avancé par 75 % des élèves de seconde, 82 % de ceux de première et 88 % de ceux de terminale » (1994, 9).
25 L. Boltanski, Présentation du « Nouvel esprit du capitalisme », le 24 novembre 1999, Toulouse-Ombres Blanches. Je remercie M. Pervanchon pour le résumé de cette intervention.
26 Nous reviendrons sur les ordalies et ses définitions dans le chapitre sur les jeux.
27 Cf. la dernière partie de ce chapitre sur les stratégies de financement.
28 Cf. R. Sue, 1994.
29 Choix des différents types de filières d’études supérieures ou d’orientations professionnelles.
30 S= baccalauréat scientifique ; G = baccalauréat gestion et comptabilité.
31 J.M. Guyau, 1890.
32 À ce propos voir notamment R. Rezhohasy (1986), G. Pronovost (1996) et M. Maffesoli (1988).
33 Cycle annuel selon D. Mercure.
34 Le projet réaliste se présente sous deux formes : le projet logique qui manifeste un désir de mobilité « raisonnable » et facilement réalisable ; le projet optimiste qui s’apparente au projet logique mais « il est optimiste dans la mesure où il traduit une forte confiance dans l’organisation et le système tout entier. Par exemple l’échec à l’examen n’est pas envisagé… », F. Dubet, 1973.
35 M. Drulhe, 1996, 130.
36 Cet aspect à déjà été souligné notamment dans l’étude S. Karsenty & A. Hirsch mais aussi dans l’enquête locale de la Caisse primaire d’assurance maladie de Midi-Pyrénées avec laquelle nous avons collaboré dans le cadre d’une étude sur la consommation tabagique chez les lycéennes et les lycéens (cf. questionnaire cpam en annexe et les explications méthodologiques).
37 Notre propos ici n’est pas de remettre en question le fond de cette approche mais de montrer qu’elle ne peut à elle seule expliquer ces comportements tabagiques.
38 Je remercie ici Isabelle Fernandez pour ses notes et sa traduction.
39 Colloque « Risque et santé, les gestions de l’incertain », du 22 au 24 novembre 1995 à Toulouse (inserm).
40 Les dispositions sociales sont définies de manière classique comme les manières de sentir, d’agir, d’évaluer, de penser, d’apprécier à un moment donné ; les dispositions physiques seraient la fragilité, la solubilité, l’élasticité, etc. (B. Lahire, 1998, 63).
41 En effet nous reviendrons dans ce travail de façon plus précise sur l’importance de ce « détournement » d’usage notamment dans l’aspect combinatoire de certains produits, mais nous pouvons dès à présent prendre l’exemple d’une personne rencontrée lors de nos premiers entretiens qui nous disait chercher des vertus « de défonce dans la clope » (dixit le lycéen). Pour cela, il avait mis en place différentes techniques pour fumer : en fumant très rapidement sa cigarette il arrivait à avoir des vertiges qu’il associait à une forme de défonce ; il lui arrivait de « recracher la fumée dans ma bouteille – une petite bouteille d’eau minérale – ou dans un bock de bière ou de coca, et tu snifes directement, c’est-à-dire que t’as pas le temps de respirer entre le moment ou tu vides et que tu reprends de l’air de la bouteille ». Ces formes atypiques de consommation que nous avons malgré tout fréquemment observées ne sont jamais verbalisées dans les questionnaires, ce qui interroge une fois de plus en terme d’analyse compréhensive, les limites d’une approche uniquement quantitative.
42 Rappelons ici que la première parution de cet ouvrage date de 1963.
43 In P.Pharo, 1993.
44 Scientifiques ou non.
45 Pour un développement de diverses épreuves, voir J. Maisonneuve (1988) et A. Van Gennep (1981).
46 Même si cet aspect peut être quelque peu nuancé au regard des appartenances sociales.
47 Même si, bien entendu, cet auteur ne fait pas l’unanimité ; mais depuis sa première publication au début du siècle, ses travaux sur les rites de passage n’ont cessé d’être repris et parfois critiqués ! Cf. la critique notamment de P. Bourdieu, 1982, « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, no 43.
48 Cf. Le passionnant ouvrage, éclairant sur cette notion de rituels, de J. Gendreau, 1999. Nous reprendrons d’ailleurs quelques exemples cités par J. Gendreau dans son livre sur les rituels.
49 « Les médias frottés d’anthropologie, de sociologie et d’histoire, sont parmi ceux qui voudraient nous faire accroire que tout comportement répétitif est un rituel » M. Ségalen (1998, 4). L’émission de télévision M6, Zone interdite, en janvier 1998 a proposé une émission spéciale sur l’adolescence et caractérisait dans ses commentaires les passages à l’acte violent, les consommations de drogues comme des rites de passage modernes.
50 Contraction des mots adulte et adolescence.
51 Nous avons réactualisé la métaphore utilisée par B. Glowczewski in A. Turz, Y. Souteyrand et R. Salmi (1993, 19) « d’une coiffure en crête ou colorée, de trois épingles dans le nez ».
52 J. Gendreau, 1999.
53 Cf. pour une analyse en détail de ces deux formes de rite (les rites de passage et les rites d’initiation) l’ouvrage de J. Gendreau, 1999.
54 Dans une étude menée en 1996 sur 200 jeunes de 14 ans sur les sources financières, D. Lassare constate que « 70 % des enfants à cet âge reçoivent une allocation – argent de poche – régulière, à la semaine ou au mois, pour une moyenne de 84 F par mois. D’autres (environ 23 %) reçoivent de l’argent plus ou moins à la demande chaque jour selon les besoins et 7 % des jeunes interrogés déclarent de jamais recevoir d’argent de leurs parents » (in Y. Lemel, B. Roudet, 1999, 231).
55 Cette différence peut s’expliquer par la différenciation des moyennes d’âge entre lep et leg.
56 « 96 % des jeunes reçoivent de l’argent pour leur anniversaire ou pour Noël, soit en moyenne 645 F deux fois par an et 63 % des parents rétribuent les petits travaux ménagers (faire les carreaux, laver la voiture) pour environ 63 F par mois. Dans 32 % des familles on rétribue les bons résultats scolaires pour environ 67 F par mois », D. Lassare in Y. Lemel, B. Roudet, 1999.
57 Petit café-restaurant au centre ville, très fréquenté par les lycéen-ne-s et étudiant-e-s de Toulouse.
58 Nous verrons dans les chapitres à venir à quoi correspond cette notion de soirée selon les jeunes.
59 Rue C. est une rue dans Toulouse connue pour être un lieu de prostitution. Quelques bars/cabarets érotiques sont également présents dans cette rue.
60 Tox = Toxicomane.
61 A = quartier du centre ville de Toulouse.
62 R. et I. sont des cafés-pubs accolés au quartier A.
63 R. Ballion, 1994, 49.
64 Les jeunes ayant une activité professionnelle sont dans leur grande majorité des jeunes issu-e-s de milieux aisés.
65 Nous verrons dans les chapitres suivants cette même ambiguïté quant à la représentation des cachets d’ecstasy.
66 Speed = Amphétamine ou produit équivalent ; X = Ecstasy.
67 Free = « Free party », soirée techno.
68 Dans notre recherche, nous n’avons pas rencontré de jeunes filles se définissant et étant reconnues comme dealeuses.
69 La beue ou beuh signifie l’herbe – c’est-à-dire le chanvre – en verlan.
70 Les deux tiers des jeunes nous ont dit avoir eu recours à ces formes de larcins.
71 Une savonnette = bloc de haschich de 200/250 grammes selon les revendeurs.
72 Terme juridique signifiant : « Association de personnes versant de l’argent à une caisse commune ; la tontine constitue le montant de la caisse ainsi constituée », Dictionnaire Larousse, 1999.
73 La collecte = versement d’argent à la tontine.
74 Pourcentage aléatoire défini par le « noyau dur » du groupe.
75 Ces deux groupes de jeunes n’ont aucune connaissance commune et appartiennent à deux établissements scolaires distincts géographiquement.
76 Jarter = être exclu-e.
77 Nom d’un supermarché.
78 Les prix énoncés ici correspondent aux prix moyens que les jeunes nous ont rapportés lors des entretiens entre 1997 et 2000.
79 Bière blonde.
80 Téquila paf = Téquila frappée.
81 Certaines marques sportives vendent actuellement des sacs à dos avec un système se rapprochant de cette stratégie du « tube » : une poche de plastique est intégrée dans le sac et reliée à un tube de plastique flexible permettant aux randonneurs ou aux cyclistes de se désaltérer sans s’arrêter et couper leur effort.
82 Il est intéressant de noter que chez les consommateurs-rices avéré-e-s – au sens de Castel – le noir est aussi une appellation de cannabis de mauvaise qualité dégageant une odeur nauséabonde et ayant une couleur foncée.
83 A Paris : les prix relevés en 1993 sont de l’ordre de 400 à 1 000 F le gramme d’héroïne, 800 F le gramme de cocaïne, 200 à 300 F la dose de crack, 100 F le timbre de lsd, 200 F pour un cachet d’ecstasy et 100 F pour une barrette de 2 grammes de cannabis (P.G. Coslin, 1996).
84 On observe différents types de cachets d’ecstasy avec des contenance diverses notamment en mdma.
85 Selon le rapport Trend (2000), cette variation des prix correspondrait à la variété de speed identifiée selon leurs couleurs (blanc, jaune, rose) et de leur provenance géographique supposée.
86 Comme nous venons de l’aborder dans le point sur les stratégies de financement des jeunes rencontré-e-s.
87 Médocs = médicaments.
88 X = ecstasy.
89 Crèche = lieu ou endroit de deal.
90 Cf. annexes méthodologiques.
91 Etre repère = être repéré.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001