L'analyse des données : une formalisation de la norme sociale d'objectivité de la connaissance
p. 169-177
Texte intégral
1Pour beaucoup de sociologues, l’analyse des données est un outil : quand on a besoin d’un dépouillement d’enquête, on se plonge dans cette littérature dont les aspects techniques à la fois rassurent et inquiètent. Ils inquiètent car le sociologue se sent toujours mal à l’aise face à des techniques statistiques qui peuvent dissimuler un empirisme naïf, mais en même temps, ils rassurent car l’usage des mathématiques semble en garantir la validité.
2Qu’en est-il ? Mon propos va être de montrer que l’analyse des données est plus qu’un outil, c’est un programme, que c’est d’abord une manière de se plier à la réalité sociale qui ne fait que formaliser, régulariser des manières de voir qui relèvent d’une catégorisation « naturelle » (dans le même sens que la logique « naturelle »). Mais je voudrais montrer aussi que c’est également une exigence fondamentale, un souci de laisser parler les données pour ce qu’elles ont à nous dire, attitude qui est le reflet d’un exigence sociale de notre société.
1. L'ANALYSE DES DONNÉES, FORMALISATION D'UNE PRATIQUE SOCIALE
3L’analyse des données peut donner l’impression de mathématiser le social puisque elle fait appel pour visualiser de nombreux tableaux de nombres à une mathématique assez complexe. Mais il faut bien voir que l’outil de base est le tableau de contingence dont par exemple l’analyse factorielle nous donne une représentation graphique particulièrement parlante. La mathématique qui traduit un tableau croisé sous une forme graphique de plan factoriel est peut-être complexe mais le résultat obtenu n’est que la représentation de ce qu’il y a de pertinent dans le tableau c’est-à-dire les écarts à l’indépendance qui apparaîtront sous forme de conjonctions, quadratures ou oppositions entre les intitulés de ligne et de colonne du tableau à représenter.
4Visualiser les écarts à l’indépendance n’est évidemment pas plus mathématiser le social que représenter les effectifs des différentes classes d’âge d’une population par un graphique de pyramide des âges : nous passons de la représentation chiffrée à la représentation graphique, d’une manière éventuellement complexe mais ce qui est au cœur de la démarche c’est le tableau croisé et non l’outil de sa représentation.
5S’il y a donc formalisation, c’est au niveau du tableau croisé qu’elle se situe mais elle ne fait que régulariser une pratique « naturelle » d’évaluation sociale que l’on peut appeler le « marquage » social. En effet dans notre société, il existe des activités qui sont marquées socialement : par exemple faire soi-même ses vêtements est une activité marquée comme féminine ; aller à la chasse est une activité marquée comme masculine, telle émission de télévision sera marquée comme populaire, telle autre comme intellectuelle.
6Le tableau croisé ne fait que formaliser ce marquage : par exemple sur les 505 personnes qui dans l’enquête sur les pratiques culturelles des français de 1989 disent faire eux-mêmes leurs vêtements, 6,5 % sont des hommes et 93,5 % sont des femmes. Cette simple distribution, très inégalitaire, suffit à formaliser le marquage social, mais en fait le reste du tableau croisé est sous-jacent et en particulier la répartition à peu près égalitaire en effectif des hommes et des femmes dans notre société. Pour pouvoir conclure, on a besoin du tableau croisé et de ses marges :
Homme | Femme | Total | |
Fait ses vêtements | 33 | 472 | 505 |
Non | 2 371 | 2 121 | 4 492 |
Total | 2 404 | 2 593 | 4 997 |
7La forte différence entre le pourcentage des femmes, 51,9 et le pourcentage de celles qui font leurs vêtements, 93,5 manifeste le fort écart à l’indépendance du tableau. Il y a une association bien marquée, socialement perceptible entre la ligne et la colonne ; le tableau ne fait que formaliser ce marquage social.
8Mais quand les choses ne sont pas aussi nettes, ce marquage social existe-t-il encore ? Par exemple prenons une activité comme le fait de jardiner : les hommes sont 47,8 % à jardiner et les femmes 52,2 %. La différence est ici trop faible pour que l’activité soit marquée : par contre si l’on distingue entre jardin potager et jardin d’agrément, les différences deviennent suffisamment fortes pour que l’on retrouve les marquages sociaux. Le jardin d’agrément est plutôt marqué féminin (fait par 56 % de femmes) avec la connotation fleurs, décoration, agrément, délicatesse alors que le jardin potager est plutôt marqué masculin (fait par 56 % d’hommes) avec la connotation travaux de force, travaux productifs, utilitaires.
9On voit sur ce dernier exemple que les différences, bien que peu élevées (56 % contre 44 %) suffisent au marquage alors que la différence plus faible 48 % contre 52 % (jardiner en général) n’y suffit pas. Cependant, avec les différences faibles, et quand le sujet est jugé socialement important, le marquage utilise la différence statistique pour s’opérer. L’exemple typique en est justement une différence extrêmement faible : 47,3 contre 52,7 qui a suffi pour donner à un individu la marque nécessaire pour accéder aux fonctions de Président de la République. Quand l’exigence de marquage est forte, et c’est le cas de toute compétition, que ce soit pour une élection ou pour un tie-break au tennis, une différence si petite soit-elle, à la condition qu’elle soit « objectivement constatée » suffit. Or, dans notre civilisation et depuis la fondation de la science moderne, depuis Descartes en un mot, ce qui est objectivement constaté, c’est ce qui est constaté mathématiquement.
10On voit là le statut très ambigu de l’analyse des données : en visualisant le marquage social, elle le régularise en montrant qu’il ne s’agit que d’un écart à l’indépendance, mais en même temps elle ne prend aucune distance vis-à-vis de lui. Ne peut-on pas dire qu’elle est pré-scientifique, qu’elle ne fait que reproduire les prénotions de la société, qu’elle n’instaure aucune rupture ?
11Plusieurs réponses sont possibles : on peut répondre d’abord que la rupture avec les prénotions peut se faire dans la catégorisation. Si l’on met en ligne ou en colonne du tableau des catégories qui ne sont pas construites mais simplement reçues du social, comme le fait de jardiner, il n’est pas étonnant que le résultat soit du même niveau. Si au contraire on prend comme catégories des notions soigneusement construites, le résultat sera différent. Dans ce cas, la théorisation n’est pas dans l’analyse des données, mais dans ce qui la précède.
2. LE REFUS DE LA RUPTURE
12Au risque de choquer, on doit dire que l’analyse des données en générai refuse de faire ce genre de construction et qu’elle part plutôt des perceptions « indigènes », telles qu’elles s’expriment dans des réponses à des questions compréhensibles par les interrogés et donc sans distance par rapport à la perception sociale ordinaire : c’est évidemment la position du statisticien mais elle est jugée pré-théorique par le sociologue. Cependant comme sociologue on peut assumer la position du statisticien mais non sa naïveté : on peut penser « qu’il faut » avoir cette position et que le « il faut » est un impératif catégorique social que le sociologue croit pouvoir esquiver par une critique de l'objectivité mais qui en fait dévalorise son discours, l’isole dans la secte de sa discipline, fait que les débats des sociologues sont des débats académiques. Quand on dit « qu’il faut », ce n’est pas au sens où l’on pense individuellement qu’il s’agit de la meilleure manière de faire, c’est parce qu’il s’agit d’une exigence sociale, d’une manière de faire socialement prescrite que l’on trouve dans l’exigence sociale d’objectivité.
13La première erreur de la vulgate sociologique a été d’identifier la notion bachelardienne de rupture épistémologique avec la critique des prénotions de Durkheim. On peut bien admettre que la science ne se construit pas selon le sens commun, que les théories scientifiques n’ont rien à voir avec les conversations de café du commerce : la rupture épistémologique est un fait bien avéré mais comme résultat d’une pratique scientifique, non comme moyen d’y parvenir. Un résultat scientifique va contre le sens commun mais tout ce qui va contre le sens commun n’est pas résultat scientifique. Ce n’est pas parce que les sociétés occidentales croient à l'égalité des chances que l’inégalité des chances devient pour autant un concept scientifique. Ce n’est pas parce que les classes moyennes croient aux dons ou aux goûts et refusent de croire à la sélection sociale que la critique de la distinction devient pour autant un concept qui a opéré sa rupture épistémologique.
14Il est vrai qu’une science va contre le sens commun mais aller contre des pratiques sociales parce que ce ne sont pas celles de son milieu ne constitue pas une science : les prénotions d’un milieu intellectuel ne sont pas plus scientifiques que les prénotions du tout-venant.
15Très logiquement avec leur idée de rupture épistémologique, les tenants de la vulgate sociologique n’ont pas de mots assez durs pour l’objectivité qualifiée de « fausse philosophie », de « caution de l’abdication empiriste » (renvoi d’« objectivité » à l’index du Métier de sociologue), tout au plus acceptent-ils la notion d’objectivation.
3. PEUT-ON RENONCER A L'OBJECTIVITÉ ?
16Et pourtant, indépendamment de toute question de critique de la connaissance, on s’aperçoit assez vite, en particulier quand on doit l’enseigner, que la critique de l’objectivité est quelque chose qui passe mal : tenez tous les discours que vous voulez à des étudiants de Premier cycle pour leur expliquer que l’objectivité est impossible, que cette notion n’a pas de sens, que Le Monde qui veut être objectif ne peut pas l’être, exemples à l’appui. Quand vous aurez fini, une voix innocente s’élèvera dans votre salle de cours pour dire « alors il ne faut pas être objectif ? », et vous sentez alors combien l’exigence d’objectivité est insurmontable parce que socialement prescrite.
17Dans notre civilisation, l’impératif d’objectivité dans les discussions est catégorique, de même que la condamnation réciproque de la subjectivité qui est assimilée au règne de l'arbitraire, des intérêts, du sentiment, du non communicable. Le « soyez objectif » est incontournable bien que toute réflexion un peu avancée sur la question montre ses difficultés théoriques. Mais il s’agit d’une qualité morale : il faut être ouvert aux autres, à la réalité, ne pas s’enfermer dans sa subjectivité, ses croyances ; il faut être attentif, observateur. Par certains côtés, l’exigence d’objectivité est celle de la conversion chrétienne, il faut mourir à soi, à ses manières de voir mais aussi à son attachement au Monde, pour renaître dans une vérité plus haute : on ne s’étonnera pas de trouver dans une qualité morale d’aujourd’hui une exigence chrétienne sécularisée.
18Le deuxième aspect moral sous-tendu par l’objectivité est qu’il faut être impartial, ne pas avoir d’intérêts dans la thèse défendue, ne pas avoir jugé d’avance au nom de ses intérêts : c’est le comportement juste qui est ici sous-jacent comme exigence morale.
19La question que l’on peut légitimement se poser est celle-ci : le sociologue doit-il prendre à son compte cette exigence morale d’objectivité que la société lui prescrit et le peut-il s’il le veut ? À cela on peut répondre que de même que le sociologue doit respecter les mœurs de la société dans lequel il vit, on ne voit pas au nom de quoi il s’affranchirait de sa morale au risque d’être socialement discrédité : en quoi serait-il dangereux pour la pratique scientifique d’être impartial, ouvert à la réalité, d’accepter de modifier son point de vue, de ne pas mettre en avant ses croyances et ses intérêts propres ? Il me semble que tout le monde pourrait être d’accord avec ce programme : si l’objectivité dans la science est une exigence d’ouverture et d’impartialité, cela ne coûte pas bien cher d’y souscrire.
20Et pourtant bien souvent, le sociologue ne souscrit pas à cette obligation d’impartialité car ses intérêts, ses convictions et ses croyances le guident, mais il prend soin de les dissimuler sous forme de théorisation : il découpe à son gré la réalité sociale en imposant son option théorique. Pourquoi les choix de sujets de recherche sont-ils si liés aux options politiques des chercheurs sinon pour cette raison : la recherche est la continuation de la politique par d’autres moyens. On en trouve un bon exemple dans les gender studies ou en sociologie de l’éducation.
21La recherche est toujours appliquée, que ce soit en sciences exactes où l’on veut trouver l’énergie, en biologie où l’on veut trouver la guérison ou en sociologie où l’on veut trouver des solutions aux maux de nos sociétés, le sociologue est d’abord guidé par ses options profondes, ses enjeux de connaissance. À l’encontre de cette attitude, acceptons de prendre un peu de distance, de ne pas dissimuler notre a priori sous le manteau théorique, essayons de comprendre les mécanismes sociaux gratuitement, « objectivement ».
22Dans cette perspective, l’analyse des données n’est pas une panacée qui va résoudre toutes les difficultés, mais simplement une manière de faire impérative. Il n’est pas possible d’étudier la réalité sociale sans partir des catégorisations indigènes : l’ethnologue spontanément part du vocabulaire et des catégories de la société qu’il explore ce qui ne l’empêche pas d’en chercher la logique. Il est bien évident qu’un chercheur ne peut en rester au niveau des catégories spontanées, mais s’il ne commence pas par les observer, en voir les régularités, il s’enfonce dans ses catégories à lui qui risquent de n'être que celles de son groupe social d’appartenance.
23L’analyse des données est une manière de faire cohérente avec la norme sociale d’objectivité de la connaissance : elle n’est certainement pas un point d’aboutissement, elle est une réponse à une exigence sociale légitime.
4. OBSERVER LE DÉBAT SOCIAL
24On introduit ainsi une nouvelle manière de procéder : dans la logique du programme de l’analyse des données, les théories antagonistes d’explication d’une réalité sociale (y compris celles des chercheurs) ne sont pas tranchées mais mises en parallèle et c’est cette mise en perspective elle-même qui devient l’objet d’étude. En effet, il a été montré par Taylor (1989) et parallèlement par Boltanski et Thévenot (1991) que le débat social s’inscrit dans des principes concurrentiels dont Taylor montre les origines et que schématisent les oppositions entre « cités ». Ce sont ces oppositions qu’il faut observer et les mettre en rapport avec les situations sociales dont elles sont le support.
25À titre d’exemple, je parlerai d’une étude actuellement en cours sur la pratique scolaire du latin dans l’enseignement secondaire. En effet sur ce terrain des théories diverses sont présentes et l’analyse des données, loin de chercher à en présenter une nouvelle, cherche à comprendre la logique du débat social sur la question.
26– Premier débat : le débat « indigène » entre les partisans et les adversaires du latin avec cette opposition entre d’une part ceux qui disent que le latin est une gymnastique de l’esprit et une aide à l’apprentissage du français, et d’autre part ceux qui pensent qu’il s’agit d’un enseignement dépassé qu’il faut abandonner.
27L’opposition est intériorisée par les acteurs (les parents d’élèves en l’occurrence) qui s’opposent sur ces options : ce qu’il est intéressant de voir c’est que les termes du débat qui semblent tout à fait actuels et pertinents aux parents d’élèves, qui d’ailleurs sont repris par les publications en faveur du latin comme celle de Jacqueline de Romilly dans sa Lettre aux parents sur les choix scolaires, sont des oppositions que l’on trouve déjà au siècle précédent. Par exemple la notion de latin comme gymnastique de l’esprit a semble-t-il été lancée par Jules Simon en 1874 quand il a dû faire de la place, dans l’enseignement secondaire, aux disciplines comme les langues vivantes ou la géographie, au détriment du latin. Par contre Ferdinand Brunot devant la commission sur la réforme de l’enseignement secondaire en 1899, affirme nettement en tant qu’auteur d’une histoire de la langue française que l’enseignement du latin ne sert à rien pour celui du français et qu’il faut laisser mourir ce type d’enseignement dont le maintien lui semble lié au « snobisme » d’une certaine partie de la bourgeoisie qui veut imiter l'aristocratie.
28– On voit poindre le deuxième débat, celui de l'interprétation sociologique à donner à la persistance du latin. Dans les milieux enseignants, la cause est entendue : Antoine Prost reprend par exemple les mêmes arguments qui ont été généralisés dans La Distinction par Bourdieu. Si l’on fait faire du latin à ses enfants, c’est à des fins de distinction sociale.
29Quand on voit s’introduire des hypothèses sociologiques dans le débat social, la théorie sociologique y perd de sa rigueur épistémologique : on voit que le débat a sa propre structure et que vouloir défendre l’une des options est prendre parti, ce qui n’est pas faire de la science. Le débat devient le reflet d’un engagement : faire faire du latin n’est pas une pratique distinctive, c’est une choix politique et social en faveur d’une certain type de relations humaines et de société où la tradition, l’enracinement jouent un grand rôle (position « traditionnelle »). Refuser de faire faire du latin c’est au contraire, dans la tradition des Lumières se couper sciemment de cette société traditionnelle où le latin a joué un si grand rôle (position « scientifique »).
30Il me semble à travers cet exemple que la perspective d’analyse des données permet de replacer chacune des positions sur un pied d’égalité : il n’y a plus d’un côté une pratique dévalorisée par la théorie sociologique par le biais de la notion de pratique distinctive, et de l’autre la contrepartie positive de ceux qui ne soumettent pas à sa tyrannie. Il y a maintenant la prise en compte de deux choix fondamentaux, de deux engagements éminemment respectables. Il me semble mieux répondre ainsi à l’exigence sociale d’impartialité sous-jacente à l’exigence sociale d’objectivité.
31Étudier le débat en tant que tel, en tant que système, semble indispensable et l’analyse des données peut en donner les moyens dans la mesure où elle permet de traiter de vastes ensembles de données empiriques : données d’enquêtes et données textuelles.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
Boltanski, L. ; Thévenot, L. 1991. De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.
Taylor, C. 1989. Sources of the Self. The Making of the Modem Identity, Cambridge, Cambridge University Press.
Auteur
Professeur, Département de sociologie, université de Versailles, Saint-Quentin-en-Yvelines.
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La mobilité sociale dans l’immigration
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Emmanuelle Santelli
2001