Théorie des graphes et sciences sociales
p. 91-109
Texte intégral
1La théorie des graphes est née de ce que Sainte-Laguë (1926) nommait la géométrie de situation. Les problèmes de cette branche de la géométrie peuvent être envisagés, écrivait-il, sous deux aspects différents :
« Ou bien [...] on s'attache à l’étude des déformations continues, qui permettent de passer d’une courbe ou d’une surface à une courbe ou à une surface différente, ou bien on bannit toute idée de mesure et l’on ne se préoccupe que des dispositions relatives que peuvent présenter les uns par rapport aux autres des éléments donnés » (p. 1).
2L’étude des déformations continues fait l’objet de l’analysis situs (Poincaré, 1913), ou topologie combinatoire. Fréchet et Ky Fan (1946 : 8) la définissent, « d’une façon vague et grossièrement approchée », comme la géométrie des figures en caoutchouc. Cette branche de la géométrie de situation a été peu exploitée en sciences sociales, à la différence de la géométrie des dispositions relatives, à laquelle s’intéresse Sainte-Laguë. Son fascicule a d’ailleurs pour titre les réseaux (ou graphes), deux notions qui allaient être reprises après lui et autour desquelles s’est ébauchée une normativité scientifique concurrente de celle de l’approche catégorielle et causale.
1. MODÈLE RELATIONNEL ET SCHÈME STRUCTURAL
3Claude Berge (1958), comme Frank Harary et ses collaborateurs (1965), suggère que les sommets des graphes peuvent renvoyer à divers référents : personnes, objets, lieux, événements ou propositions. Toutefois, dans les sciences sociales les sommets des graphes réfèrent presque exclusivement à des acteurs individuels ou collectifs, et les arcs (orientés) ou les arêtes (non orientées) à des relations entre ces acteurs. On le voit bien dans la représentation, au moyen des graphes, des réseaux sociaux et dans l’analyse des propriétés de ces réseaux.
4Selon les tenants de l’analyse dite structurale, il y a là rien de moins qu’un nouveau paradigme scientifique en sciences sociales. C’est la position défendue par Berkowitz (1982) dans un ouvrage au titre révélateur : An Introduction to Structural Analysis. The Network Approach to Social Research. Après avoir montré que l’analyse structurale se distingue de la science sociale conventionnelle par la primauté qu’elle donne aux relations plutôt qu’aux catégories, dans la logique de la découverte, Berkowitz prétend qu’il y a là le commencement d’une révolution scientifique et, s’inspirant de Kuhn (1983), il prédit que le nouveau paradigme est appelé à remplacer l’ancien.
5Degenne et Forsé (1994) sont à peine plus modestes dans leur ouvrage récent sur les réseaux sociaux, qui a pour sous-titre : une analyse structurale en sociologie. Ils opposent eux aussi l’analyse des catégories sociales, construites par agrégation d’individus dont les attributs sont similaires, à l’analyse structurale, présentée comme un paradigme. Les deux auteurs affirment (p. 7) que les gens appartiennent à des catégories mais aussi à des réseaux et que les catégories ne sont que le reflet des relations structurales qui lient les individus.
6Un problème épistémologique se pose, à savoir si le nouveau paradigme peut être ramené à d’autres, dans l’ordre de l’explication, ou s’il ne fait pas plutôt appel à une logique proprement structurale, irréductible à d’autres schèmes d’explication.
7Notons d’abord avec Gilles-Gaston Granger (1993, pp. 90-92), qui s’inspire de Jean-Michel Berthelot (1990), qu’au moins six schèmes d’explication du social sont en concurrence, les schèmes causal, fonctionnel, structural, herméneutique, actanciel et dialectique. Si on s’en tient aux trois premiers, comment peut-on situer le schème structural par rapport aux deux autres ?
8Le schème causal et le schème fonctionnel correspondent aux explications réductionnistes, externes ou internes, que René Thom (1974, pp. 20-24) oppose aux explications structurales. Dans les explications réductionnistes externes, comme dans la plupart des explications causales en sciences sociales, des variables dites dépendantes sont expliquées en ce qu’ils sont les effets ou les conséquences de variables dites indépendantes, externes aux premières. Par exemple, le comportement électoral d’un individu ou d’une collectivité est expliqué par des caractéristiques de l’action des partis sur ces acteurs.
9Les explications réductionnistes internes renvoient quant à elles au schème fonctionnel de Berthelot. On met alors en évidence des entités plus petites et plus stables (les « atomes ») que ce que l’on cherche à expliquer, l’explication résidant dans les interactions de ces entités.
10L’explication structurale est, selon Thom, d’une toute autre nature. Elle prend une morphologie en elle-même, à un certain niveau d’organisation, comme une combinatoire de champs morphogénétiques, et elle se donne pour but d’engendrer en quelque sorte axiomatiquement la morphologie à partir d’un petit nombre de formes types.
11Il s’agirait donc, toujours selon Thom, d’une véritable algèbre des formes. Étant donné que l'explication structurale ignore en principe la notion de causalité, elle ne cherche pas à expliquer la morphologie considérée par l’introduction d’entités plus petites, ni par l’intervention d’agents externes supposés la causer. Comme le dira Lévi-Strauss, l’explication structurale réside dans la découverte des principes d’organisation auxquels obéit une structure, ces principes permettant d’expliquer ce que Sainte-Laguë désignait comme « les dispositions relatives que peuvent présenter les uns par rapport aux autres des éléments donnés ».
2. GRAPHES DE TRANSACTIONS, DE LIENS ET DE DOMINANCES
12L’utilisation de la théorie des graphes en sciences sociales a été faite à différentes fins, descriptives, explicatives ou prescriptives. Ce sont les utilisations à fins explicatives qui nous intéressent, dans la mesure où elles sont structurales.
13À cet égard on peut diviser en trois grandes catégories les interactions qui ont été formalisées en graphes, selon qu’elles ont pour référent des transactions, des liens ou des dominances.
14On retrouve chez beaucoup d’auteurs cette distinction entre trois types de relations dans les systèmes sociaux. Pensons à la distinction de Polanyi (1983), à propos des systèmes économiques, entre ce qu’il nomme la réciprocité, l’échange marchand et la redistribution. Dans la réciprocité le lien est davantage valorisé que la transaction ou la dominance, dans l’échange marchand c’est la transaction qui importe avant tout, alors que la dominance par le centre caractérise la redistribution. Les systèmes économiques de réciprocité et de redistribution sont en quelque sorte envahis par les liens et les dominances, qui sont les relations spécifiques des systèmes identitaires et des systèmes politiques, respectivement.
15La distinction entre les trois types de relations se retrouve également dans l’ouvrage célèbre de Hirschman (1970) sur la défection (exit), la prise de parole (voice) et la loyauté. La défection appartient à l’univers des transactions, la prise de parole à l’univers des dominances, et la loyauté à l’univers des liens. Une autre distinction souvent citée, celle de Clark et Wilson (1961) entre les incitations orientatrices (purposive), utilitaires et de solidarité (solidary) dans les organisations, renvoie elle aussi aux trois types de relations. Il en est de même de la distinction courante entre la communauté, le marché et l’État.
16De façon plus générale, les trois logiques qui sont à l’œuvre dans les systèmes sociaux ne sont pas sans analogie avec les trois structures mathématiques fondamentales distinguées par les Bourbaki, les structures algébriques, les structures d’ordre et les structures topologiques (à ce propos voir Piaget, 1957). Les structures topologiques traitent des phénomènes de proximité et d’éloignement, propres à la logique des liens. Les structures algébriques traitent des additions, soustractions, multiplications et divisions propres à la logique des transactions. Enfin l’analogie entre les structures d’ordre et la logique des dominances est évidente. Les trois types de relations et les logiques qui les organisent auraient donc un fondement très général, dont les systèmes sociaux ne seraient qu’une des manifestations parmi d’autres.
A) Graphes de transactions
17Dans le cas des transactions, le principe explicatif de nature structurale auquel les auteurs utilisant les graphes ont eu le plus souvent recours est sans doute celui de réciprocité.
18C’est le principe explicatif de Lévi-Strauss (1949) dans Les structures élémentaires de la parenté. Beaucoup d’autres anthropologues l’ont utilisé avant ou après lui, même s’ils n’ont pas toujours formalisé en graphes les transactions entre les groupes alliés par le mariage.
19La réciprocité correspond à la connexité forte en théorie des graphes. Il y a connexité forte dans un graphe si pour tout couple de sommets distincts, il y a un chemin allant d’un sommet à l’autre, et ce dans les deux sens.
20Soit les trois graphes du graphique 1. Dans les trois cas, chacun des acteurs est en état de réciprocité, même si la configuration des graphes est différente. Dans le graphe 1.1 il n’y a pas connexité forte dans l’ensemble du graphe, mais seulement dans les deux sous-graphes AC et BD. Dans les deux autres graphes, au contraire, il y a connexité forte dans l’ensemble, mais d’une part il y a un acteur, A, qui est en position centrale dans le graphe 1.2, alors qu’il n’y en a pas dans le graphe 1.3 ; d’autre part les circuits de réciprocité sont courts dans le graphe 1.2, alors que le circuit est long dans le graphe 1.3.
21Si l’on s’en tient à la seule existence ou non de transactions entre les acteurs, à la configuration de ces transactions et au principe de réciprocité qui les organise, les différences entre les trois graphes se réduisent à des modalités de la réciprocité. À cet égard, on peut considérer, pour reprendre la distinction de Polanyi, que le graphe 1.1 représente une situation d’échange marchand, le graphe 1.2 une situation de redistribution, et le graphe 1.3 une situation de réciprocité dite généralisée, c’est-à-dire à circuit long. La réciprocité entendue au sens large de la connexité forte caractériserait, selon des modalités différentes, les trois situations.
22Le principe de réciprocité nous semble cependant insuffisant pour donner une explication structurale des systèmes de transactions. Il n’est pas adéquat dans certains ensembles de transactions matérielles, ainsi que dans les ensembles de transactions informationnelles.
23Soit le graphe 1.2, qui illustre une situation de redistribution. Généralement, dans ces situations, le centre reçoit plus qu’il ne donne, le surplus servant à ses propres entreprises, à des dépenses somptuaires, etc. Il est possible également que dans des situations semblables à celles du graphe 1.1 une des deux parties aux transactions reçoive plus qu’elle ne donne. Les différences dans la dominance des acteurs produisent généralement ces résultats, étant entendu que les transactions, les liens et les dominances se mêlent les uns aux autres dans les actions concrètes.
24Le principe de réciprocité est encore plus inapte à rendre compte des ensembles de transactions d’information, étant donné, comme on le sait, que l’information n’obéit pas à la loi de conservation de l’énergie. Un acteur qui transmet de l’information ne la perd pas pour autant, si bien que dans le langage de la théorie des jeux, les transactions d’information sont des transactions à somme positive.
25Les transactions d’information ainsi d’ailleurs que les phénomènes d’accumulation indiquent qu’un principe plus général de néguentropie semble à l’œuvre dans les systèmes de transactions. Ce principe tiendrait à ce qu’un ensemble de transactions ne peut se maintenir à la longue que s’il n’est pas à somme négative. Le principe de réciprocité ne serait qu’une des modalités de ce principe plus général, la réciprocité étant généralement à l’œuvre dans les ensembles de transactions caractérisés par des liens d’affinité entre les participants.
26Si on reprend la distinction faite en théorie des jeux entre les jeux à somme positive, à somme nulle et à somme négative, les ensembles de transactions peuvent être formalisés en des graphes « valués », parfois définis comme des « réseaux », au sens mathématique du terme (voir à ce propos Hage et Harary, 1983 : 132-150). De façon sommaire, chacun des arcs représentant une transaction peut être « valué » par l’une ou l’autre des six combinaisons suivantes des signes +, 0 et-, soit
(+,+) : une transaction à somme doublement positive
(+,0) : une transaction à somme simplement positive
(+,-) : une transaction à somme simplement nulle
(0,0) : une transaction à somme doublement nulle
(O,-) : une transaction à somme simplement négative
(-,-) : une transaction à somme doublement négative
27Par convention le premier signe représente la valeur de la transaction pour l’émetteur, et le second, la valeur pour le récepteur. Le signe + représente le gain d’une ressource habilitante ou la perte d’une ressource contraignante, alors que le signe - représente la perte d’une ressource habilitante ou le gain d’une ressource contraignante. Le signe 0 représente des gains ou des pertes qui s’annulent à cet égard.
28On pourra estimer, par exemple, que toutes les transactions des graphes 1.1 et 1.3 sont du type (-,+). Il pourra en être de même des transactions en direction de A dans le graphe 1.2, alors que les transactions à partir de A seront plutôt du type (O, O), en ce que A transmettra aux autres acteurs des ressources habilitantes et contraignantes à la fois. Au total, le système de transactions dans le graphe 1.2 serait donc à l’avantage de A, qui gagne plus qu’il ne perd dans l’ensemble de ses transactions, alors que B, C et D perdent plus qu’ils ne gagnent.
29Si on accorde le même poids aux signes positifs et négatifs que nous avons supposés dans les trois graphes, l’ensemble des transactions est à somme nulle. Toutefois si la valeur des transactions est la même pour les quatre acteurs des graphes 1.1 et 1.3, il n’en est pas ainsi dans le graphe 1.2 où la valeur des transactions est positive pour A et négative pour les trois autres acteurs.
30À condition de quantifier la valeur des transactions, on pourrait améliorer le calcul et donner des assises plus solides au principe de néguentropie. Quoi qu’il en soit, ce principe semble supérieur au principe de réciprocité, parce que plus englobant et plus général pour ce qui est de sa capacité d’explication de la structuration des transactions dans un système d’action.
B) Graphes de liens
31Simmel (1955) voyait dans les liens d’identification, de différenciation et d’indifférence les assises des relations sociales. À la suite de Heider (1946), dont la démarche était psychologique, les utilisateurs des graphes, ont trouvé dans l’exigence d’équilibration (balance) et dans celle, plus générale de « groupabilité » (clusterability), le principe organisateur des systèmes de liens (à ce sujet voir Flament, 1965, 1979 ; Cartwright et Harary, 1979).
32L’exigence de groupabilité veut qu’à l’intérieur d’un bloc, en tant que sous-ensemble d’acteurs (le sous-ensemble pouvant être fait d’un seul acteur ou de tous les acteurs), tous les liens soient positifs, ou d’identification, et que d’un bloc à l’autre (s’il y en a plus d’un) les liens soient négatifs, ou de différenciation. Dans un élargissement de cette exigence, on peut considérer que les liens neutres, ou d’indifférence, peuvent être présents à l’intérieur d’un bloc, ou d’un bloc à l’autre, sans qu’il y ait pour autant absence de groupabilité.
33Si on s’en tient aux liens positifs ou négatifs entre trois acteurs, on voit que dans le graphique 2, il y a groupabilité dans les graphes 2.1, 2.3 et 2.4, mais pas dans le graphe 2.2.
34Il y a groupabilité dans le graphe 2.1 puisqu’il n’y a qu’un seul bloc fait de A, B et C, les liens étant positifs entre chacun de ces trois acteurs. Il y a aussi groupabilité en 2.3 puisqu’un bloc fait de A et B se différencie d’un autre bloc fait de C. En 2.4 il y a trois blocs, les liens étant négatifs entre chacun des acteurs. Par contre il y a non-groupabilité en 2.2 puisqu’il n’y a pas dans ce graphe de blocs qui obéissent à l’exigence de groupabilité : A a un lien positif avec chacun des deux autres acteurs, mais ces deux acteurs, B et C, ont un lien négatif entre eux.
35Lorsqu’il y a non-groupabilité une exigence d’équilibration ferait évoluer la situation vers la groupabilité. Dans le cas du graphe 2.2, l’évolution se ferait vers 2.1 ou vers 2.3, ce qui ne suppose qu’un changement de signe dans l’un des trois liens. Plus généralement l’exigence d’équilibration ferait que, pour des motifs encore mal éclairés, les ensembles de liens entre les acteurs tendraient vers la bipolarité, si bien que même une situation comme celle du graphe 2.4 serait instable et évoluerait, comme l’ont montré à tout le moins des expériences de laboratoire, vers l’alliance de deux acteurs contre le troisième (à ce sujet voir Flament, 1979).
36L’application de ces exigences structurales qui a été la plus discutée est sans doute celle de Lévi-Strauss (1945) concernant l’atome de parenté. Dans les systèmes de parenté étudiés par cet auteur, il y aurait toujours deux liens positifs et deux liens négatifs, l’un à l’horizontale et l’autre à la verticale, dans les relations élémentaires entre le mari et l’épouse, celle-ci et son frère, le père et le fils, celui-ci et son oncle maternel (le frère de sa mère). La structuration des quatre liens serait ainsi équilibrée et groupable à la fois (on trouvera chez Needham, 1977, et chez Hage et Harary, 1983, des considérations intéressantes sur les débats auxquels a donné lieu l’atome de parenté).
37Les principes d’équilibration et de groupabilité ont été contestés par d’autres auteurs, dont Anderson (1979), qui y voit une exigence purement « formelle », contredite par des calculs plus « substantiels » de la part des acteurs. Selon cet auteur, la situation représentée par le graphe 2.2 est aussi vraisemblable que celle représentée par le graphe 2.3. Dans la situation du graphe 2.2 A peut avoir de bonnes raisons de cultiver l’antagonisme entre B et C, de façon à mieux assurer son pouvoir. Il s’agit pour lui de diviser pour régner. Ou encore la situation déséquilibrée, due à l’hostilité entre B et C, lui permet d’agir comme médiateur entre les deux.
38Anderson oublie d’ajouter que le rôle de médiateur, joué par A, consiste bien souvent à réconcilier B et C et donc à équilibrer la situation en transformant un lien d’hostilité en un lien de neutralité sinon d’affinité.
39Qu’il s’agisse de diviser pour régner ou d’agir à titre de médiateur, les dominances se composent avec les liens. Les remarques d’Anderson sont d’un intérêt plus général. Elles soulignent le fait que le principe d’équilibration et celui de groupabilité peuvent fort bien venir en conflit avec le principe de coordination, dont nous allons voir qu’il fonde les ensembles de dominances.
40Il peut également y avoir conflit entre le principe de groupabilité et le principe de néguentropie. Si, par exemple, dans une situation comme celle du graphe 1.3, A refuse de transmettre une ressource habilitante à C, de façon à conserver la valeur positive de ses ressources, et que se développe un lien d’hostilité entre les deux, les autres liens étant d’affinité, le graphe devient déséquilibré, même si la somme des transactions n’est pas négative.
C) Les graphes de dominances
41Il y a dominance d’un acteur A par rapport à un autre acteur B, quand A contrôle selon ses préférences les décisions qui concernent ses ressources ou celles de B.
42Les relations de dominance ont parfois pour but de résoudre des conflits et les contradictions qu’ils génèrent entre les principes structuraux de néguentropie et de groupabilité. Il arrive aussi que les relations de dominance entraînent des conflits et des contradictions au lieu de les résoudre.
43Nous avons proposé dans plusieurs de nos travaux (Lemieux, 1977, 1979, 1982, 1989) que les ensembles de dominances obéissaient à des exigences de connexité telles qu’il doit y avoir, dans les graphes qui les représentent, au moins un sommet qui domine directement ou indirectement chacun des autres sommets. Les graphes fortement connexes, semi-fortement connexes et quasi fortement connexes remplissent cette condition, qui n’est pas remplie dans les graphes simplement connexes ou non connexes (à ce sujet voir Roy, 1969, pp. 268-270). Nous avons proposé de désigner par les termes de coarchie, de stratarchie, de hiérarchie et d’anarchie, respectivement, ces quatre états de la connexité. Les structures coarchiques, stratarchiques et hiérarchiques sont coordonnées, alors que les structures anarchiques ne le sont pas.
44On trouve dans le graphique 3 une modalité de chacune des quatre structures dans un système politique sommaire fait d’un gouvernement, GO, d’une administration, AD, et de deux entités sociales, ES et ET.
45Une coarchie est une structure fortement connexe. Il y a un chemin qui mène de tout sommet à un autre sommet. Il en est ainsi dans le graphe 3.1. Chacun des quatre acteurs peut dominer directement ou indirectement chacun des autres.
46Une stratarchie est une structure semi-fortement connexe. Il y a un chemin, dans un sens au moins, entre deux sommets quels qu’ils soient. Comme dans une coarchie, il y a un ordre total dans le graphe qui représente la structure. De plus cet ordre est en quelque sorte stratifié (d’où le terme de stratarchie), ce qui n’est pas vrai des coarchies. Il y a deux strates dans le graphe 3.2, une strate inférieure faite de ET, et une strate supérieure faite des trois autres acteurs qui forment entre eux un sous-système coarchique à l’intérieur de la société politique.
47Dans une hiérarchie il y a connexité quasi forte. Pour toute paire de sommets il y a un ascendant commun, c’est-à-dire un acteur, interne ou externe à cette paire, qui domine chacun des deux acteurs. Cette propriété suppose la dominance réflexive d’un acteur sur lui-même. À la différence de la stratarchie, il n’y a pas d’ordre total dans une hiérarchie, mais seulement un ordre partiel. Dans au moins une paire d’acteurs il n’y a pas de chemin, ni dans un sens ni dans l’autre. C’est le cas de ES et ET dans le graphe 3.3.
48Enfin, une anarchie est une structure simplement connexe ou encore non-connexe, telle qu’il n’y a pas un sommet d’où on puisse rejoindre chacun des autres sommets. En 3.4 le gouvernement domine l’administration, qui domine une des entités sociales, sans dominer l’autre, d’où une structuration anarchique.
49Les structurations du graphique 3 ne présentent que certaines modalités des quatre structures que nous avons distinguées. Ainsi, dans le modèle pur de la coarchie il y a dominance réciproque dans chaque paire d’acteurs, alors que dans le modèle pur de l’anarchie il n’y a que de la dominance réflexive.
50Ajoutons que les ensembles de dominances comme les ensembles de transactions et les ensembles de liens renvoient non seulement à des pratiques, mais aussi à des institutions et à des idéaux, ces trois dimensions se recouvrant plus ou moins.
51Par exemple, le graphe 3.1, qui est coarchique, représente assez bien l’idéal de la démocratie représentative : les entités sociales gouvernées et les gouvernants se dominent mutuellement à l’occasion des élections et d’autres activités. Il en résulte des mesures politiques que les gouvernants font appliquer par les administrations auprès des gouvernés. Cependant dans certains domaines tout au moins, comme celui de la sécurité publique, la structuration de la dominance dans les règles a plutôt la forme hiérarchique du graphe 3.3. Dans les pratiques la structuration de la dominance peut fort bien prendre la forme stratarchique du graphe 3.1, le gouvernement s’alliant avec une entité sociale contre une autre entité sociale.
52Il en est de même dans l’univers des transactions et dans celui des liens, les idéaux venant justifier ou contester les institutions ou les pratiques, alors que les institutions découlent plus ou moins des idéaux et viennent encadrer certaines pratiques. Les pratiques quant à elles sont plus ou moins conditionnées par les idéaux ou les institutions, tout en les alimentant. On peut voir dans ces rapports complexes des tentatives de concilier tant bien que mal les principes de néguentropie, de cohésion et de coordination dans l’organisation et le fonctionnement des sociétés.
3. SYSTÈME ET PROCESSUS
A) Systèmes
53La théorie des graphes, telle qu’elle existe actuellement, est un instrument plus approprié à l’analyse des processus qu’à celle des systèmes.
54Nous entendons ici par système l’ensemble des rapports possibles, logiquement, dont certains s’actualiseront en liaisons dans le processus, ou encore les rapports qui résultent statistiquement de l’actualisation des liaisons dans le processus. Il y aurait donc à cet égard des systèmes de nature logique et des systèmes de nature statistique, qu’ils soient établis dans les idéaux, dans les institutions ou dans les pratiques.
55Par exemple, dans une situation de jeu où deux acteurs A et B ont des préférences incompatibles, le système logique est tel que trois résultats sont possibles : la dominance de A, celle de B ou la non-dominance conjointe. Le système statistique sera fait de la fréquence des trois résultats.
56Les graphes permettent de représenter les trois possibilités ainsi d’ailleurs que celle de la dominance conjointe. On les trouve dans le graphique 3, du moins si on identifie l’absence de dominance entre deux acteurs à la non-dominance conjointe, ce qui est une simplification un peu embarrassante, qui occulte la différence entre l’absence de rapports entre deux acteurs et leur incapacité à se dominer l’un l’autre. Les graphes ne permettent pas, cependant, de représenter les systèmes à rapports complexes entre les acteurs, où plus d’une liaison est possible dans une même activité. Par exemple, l’acteur qui dispose d’une voix prépondérante dans une assemblée dont les décisions sont prises à la majorité simple peut être, selon les résultats du vote, dominant, dominé, ou co-dominant par rapport à d’autres acteurs de l’assemblée.
B) Des graphes aux logi-graphes
57C’est pourquoi nous pensons qu’il y a avantage à construire ce que nous nommerions des logi-graphes où les rapports de dominance, dans le système, sont analogues aux seize arrangements de la logique interpropositionnelle. Chacun des rapports est défini par la valeur de vérité ou de fausseté de chacun des quatre rapports élémentaires de dominance entre A et B : la dominance de A et la dominance de B, la dominance de A et la non-dominance de B, la non-dominance de A et la dominance de B, la non-dominance de A et la non-dominance de B (pour une première présentation de cette démarche, voir Lemieux, 1989). Le tableau 1 présente les seize arrangements ainsi construits et la représentation graphique proposée.
58Les logi-graphes ainsi constitués ont l’avantage de permettre la distinction entre les propriétés structurales dans le système et les propriétés structurales dans le processus, étant entendu que la connexité dans le processus ne peut être supérieure à celle du système. Par exemple, si un système de dominances est stratarchique, un processus donné ne peut être coarchique, alors que l’inverse est vrai, la coarchie dans le système pouvant donner lieu à des processus stratarchiques.
59À condition de faire des hypothèses assez fortes sur la traduction dans les liens et dans les transactions des rapports de dominance, les logi-graphes permettent de traiter simultanément des exigences de néguentropie, de cohésion et de coordination.
60Dans l’univers des liens, on peut en effet poser de façon hypothétique que les rapports de dominance où existe la possibilité de la dominance conjointe se traduisent par des liens d’affinité, alors que les rapports où cette possibilité n’existe pas se traduisent par des liens d’hostilité, la neutralité correspondant à l’absence de dominance (le rapport (I) du tableau 1).
61Dans l’univers des transactions, on peut faire l’hypothèse que dans le processus la dominance conjointe produit généralement des transactions à somme autre que négative, la dominance unilatérale des transactions à somme autre que nulle, et la dominance nulle (ou non-dominance conjointe) des transactions à somme autre que positive.
62Bien sûr, ce ne sont là que des traductions hypothétiques qu’il faudra tester contre la réalité. L’avantage des logi-graphes, dans une optique structurale, est de pouvoir traiter ensemble des exigences de néguentropie, de cohésion et de coordination dans le but de montrer leurs convergences et divergences, et comment les transformations structurales opérées par les acteurs ont des conséquences sur elles.
4. SCHÈME STRUCTURAL ET NORMATIVITÉ SCIENTIFIQUE
63Dans son ouvrage sur la science et les sciences, Gilles-Gaston Granger (1993 : 45-50) pose que la connaissance scientifique se différencie essentiellement de toute autre espèce de connaissance par sa manière de viser ses objets. Il y aurait trois traits de ce type de visée, que l’on peut reprendre en terminant pour situer le schème structural parmi les autres schèmes explicatifs et pour identifier la normativité scientifique qu’il propose.
64Premièrement, selon Gilles-Gaston Granger, la science serait visée d’une réalité, c’est-à-dire « recherche constante et laborieuse d’une démarcation des produits de la rêverie et de l’imagination » (p. 46). À cet égard la réalité visée par la formalisation en graphes, telle que nous l’avons présentée, est celle des relations entre les acteurs sociaux dans leurs transactions, dans leurs liens et dans leurs dominances. Il ne s’agit pas de rapports statistiques entre des caractéristiques ou des attitudes, mais de contacts imposés ou joués entre des acteurs. Sans prétendre que c’est là la meilleure méthode pour cerner la réalité sociale, on peut penser qu’une science sociale qui s’oblige à cartographier les contacts entre les acteurs et les dispositions relatives qu’ils présentent se prémunit contre les produits de la rêverie et de l’imagination.
65Deuxièmement, la science viserait des objets en vue de décrire et d’expliquer, non directement d’agir. Le schème structural se distingue à cet égard du schème causal, dont les déterminants ou variables dites indépendantes sont parfois conçues ou utilisées comme des moyens d’action. Si, par exemple, vous montrez dans un schème causal que l’image qu’ont les électeurs des chefs de parti est un déterminant du vote, cette information pourra être utilisée en vue du marketing politique. Il n’en est pas de même des exigences et des principes structuraux qui « organisent » les ensembles de rapports sociaux. Ils ne renvoient pas à des diagrammes où des causes produisent des effets, mais à des ensembles caractérisés par leurs interdépendances et des cheminements circulaires de la « causalité », même si des structurations hiérarchiques, dans les systèmes officiels, cherchent à les contenir. Autrement dit, les modèles structuraux tels qu’ils sont construits découragent davantage que les modèles causais les tentatives d’intervention, le schème structural visant principalement, quand il est dépourvu de prétentions idéologiques, à améliorer la description et l’explication plutôt qu’à permettre l’intervention.
66Troisièmement, la visée scientifique se caractériserait par le souci constant de critères de validation, et ce à l’intérieur d’une théorie explicite. Les principes structuraux d’organisation des transactions, des liens et des dominances, tels que nous les avons suggérés ici, permettent de construire une théorie explicite. Nous ne nous sommes pas attardés à définir les critères de validation de la mise en forme des transactions, des liens et des dominances, ce qui aurait donné à nos propos des accents trop techniques. Rappelons simplement deux idées qui doivent inspirer le souci constant de la validation. D’abord, l’avantage qu’il y a à formaliser les relations sociales pour les exprimer de façon non ambiguë et pour ne pas donner prise aux tours de passe-passe de l’expression langagière. Ensuite, le conseil de Bachelard : « Quand on expérimente, il faut raisonner ; quand on raisonne, il faut expérimenter ». La validation ainsi comprise consiste à ajuster la théorie à une réalité formalisable et à découvrir de nouvelles lectures de cette réalité dans les virtualités de la théorie. C’est un peu ce que proposait Georges Guilbaud, quand il nous disait qu’il ne s’agissait pas tant d’appliquer les mathématiques aux sciences sociales, que d’appliquer les sciences sociales aux mathématiques.
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BIBLIOGRAPHIE
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Auteur
Professeur, Département de science politique, université Laval.
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2001