Chapitre II. Les principes de la vie historique
p. 119-148
Texte intégral
1. LA PLACE DE L'HISTOIRE DANS LE MONDE
1Nous connaissons maintenant assez la structure logique de l’histoire pour pouvoir nous tourner vers les autres problèmes évoqués dans l’introduction. Pour les traiter, il faut se fonder sur le concept de ce que les sciences historiques représentent comme étant l’histoire. Le simple déroulement des événements qui, dans la mesure où ils se sont effectivement produits, peuvent également être appelés « histoire », n’est pas un problème intéressant une discipline philosophique. C’est seulement l’événement compris en tant qu’histoire qui pose des questions philosophiques ; c’est de cette histoire-là, et d’elle seule, que la philosophie de l’histoire peut vouloir étudier les principes. Ce n’est qu’ainsi que sa mission acquiert une signification scientifiquement solide.
2Nous savons déjà qu’on recherche les principes historiques soit dans les lois générales, soit dans le sens général de la vie historique. C’est pourquoi, si on veut avoir une idée claire des tâches qui incombent à la philosophie de l’histoire en tant que prolégoménologie, il faut définir ce que l’on peut entendre par « loi » et par « sens » de l’histoire évoquée par les sciences historiques, et se demander ce qui mérite le nom de principe historique. Il s’avérera que, pour ce qui est de l’alternative « loi ou sens » aussi bien que dans la querelle à propos de la méthode généralisante et de la méthode individualisante, il faudra traiter des deux tendances opposées de l’actuelle philosophie de l’histoire, et que l’issue de la discussion dépendra largement de l’examen de la nature logique de la science historique empirique. Car elle seule fait de 1’« histoire » avec ce dont la philosophie de l’histoire doit rechercher les principes, si elle veut mériter le nom d’une philosophie de l’histoire.
3Si, de ce point de vue, nous commençons par regarder une fois encore en arrière, pour préciser exactement quel concept définit cette chose dont la philosophie de l’histoire veut identifier les principes, les concepts logiques que nous avons développés permettent d’esquisser un système de sciences empiriques où l’histoire, eu égard tant à sa méthode qu’à son objet, se voit attribuer une place bien déterminée. Quand on a compris cela, on peut également comprendre les autres problèmes épistémologiques posés par l’histoire et s’y attaquer, car cela permettra nécessairement de définir quelle est, au sein de la totalité du « monde » exploré par les sciences, la place exacte de la vie qu’on a le droit de qualifier d’historique. Cette conception de l’histoire sera déterminante pour tout problème épistémologique.
4Certes, on ne peut parler d’un système de sciences que dans une sens bien particulier, et il est recommandé de préciser dans quelle mesure nous nous fonderons désormais sur un tel système.
5Eu égard à sa méthode, nous avons vue que chaque science procède soit de façon généralisante, soit de façon individualisante, et que son activité s’exerce soit sur des objets naturels, c’est-à-dire des réalités détachées de toute valeur et de toute configuration de sens, soit sur des processus culturels, c’est-à-dire des réalités qui, rapportées à des valeurs, se présentent comme les supports de configurations de sens. Toutefois, et on n’insistera jamais assez sur ce point, ce n’est qu’un schéma général, et cela ne signifie pas que les différentes disciplines scientifiques procèdent soit de façon exclusivement généralisante, soit de façon exclusivement individualisante, ni qu’elles traitent soit des seuls objets naturels, soit des seuls objets culturels, ni qu’il faille toujours représenter les objets naturels de façon généralisante et les objets culturels de façon individualisante. Au contraire, les méthodes différentes soit étroitement associées dans l’examen des diverses matières, et les principes selon lesquels sont répertoriées les formes et la matière des sciences peuvent s’associer de diverses façons. C’est ainsi que la méthode généralisante commence avec l’observation de faits individuels, tandis que la méthode individualisante parvient à la représentation, et à l’établissement des rapports, par le biais des concepts généraux. En outre, à côté des sciences naturelles généralisantes, il existe des disciplines qui traitent les processus naturels en les individualisant, puis, quoique de façon médiate et indirecte, en les rapportant à des valeurs, comme par exemple l’histoire de l’évolution des organismes, la géologie, ou peut-être encore la géographie ; inversement, la vie culturelle, en dépit de sa soumission aux valeurs, peut être soumise à une représentation généralisante, quand la valeur qui sert de lien à un domaine est si générale qu’elle permet de délimiter un objet intégral. Mais les problèmes logiques qui se posent ici n’entrent pas en ligne de compte quand il s’agit d’élaborer la notion d’histoire scientifique au sens étroit.
6En outre, concernant le système des disciplines particulières, il faut notre ceci : à l’exception de la psychologie, les sciences dites humaines, par exemple la linguistique, la jurisprudence, l’économie politique, recourent au moins partiellement à un procédé qui n’est certes pas purement historique, mais l’amorce d’un système qui mène à un « dogmatisme » sans pour autant coïncider avec la méthode de la science naturelle généralisante, et dont la structure logique est un des problèmes les plus difficiles et les plus intéressants de la méthodologie. Mais les questions qui se posent dans ce contexte n’ont pas d’importance quand il s’agit d’élaborer la notion de la signification de la représentation scientifique de l’histoire.
7Enfin : même en admettant que tous ces problèmes méthodologiques soient traités de façon exhaustive et résolus, nous ne serions pas encore autorisés à croire que nous avons réuni la totalité des diverses méthodes scientifiques existantes en un système unique clos de toutes parts, car les méthodes scientifiques, comme les sciences elles-mêmes, ne sont pas le résultat de réflexions purement logiques, mais un produit de l’histoire ; comme tous les processus culturels historiques, elles défient donc nécessairement toute tentative de systématisation définitive, surtout que le traitement généralisant de la matière historique s’avère impossible. La méthodologie doit percevoir toute la richesse du travail scientifique, et elle ne le peut que si, loin de clore définitivement son système, elle le laisse assez « ouvert » pour y accueillir l’irruption de nouvelles démarches investigatrices.
8Une autre chose n’en est pas moins certaine, qui joue un rôle décisif dans les problèmes posés par la philosophie de l’histoire. Si variées que soient les tentatives scientifiques que la logique n’a pas à critiquer, mais simplement à admettre comme des faits, et bien qu’en employant les principes de discrimination logique, on doive se contenter de différencier sur le plan conceptuel ce qui est, dans la réalité, étroitement lié, les disciplines historiques au sens étroit et habituel du terme, c’est-à-dire les sciences qui traitent des hommes, de leurs institutions et de leurs actes au sein de la vie culturelle historique, ne peuvent être qualifiées, eu égard à leurs fins dernières, que de sciences culturelles individualisantes. Leur propos est toujours la représentation d’une série évolutive unique, plus ou moins vaste, dans sa singularité et son individualité, et quant à ses objets, soit ils sont eux-mêmes des processus culturels humains, soit leur rapport aux valeurs culturelles est tel que, de par leur individualité et dans leur singularité, ils sont importants pour l’évolution de la culture. C’est ainsi que, dans leur principe, les disciplines historiques se distinguent par leur contenu des sciences naturelles, que celles-ci procèdent de façon généralisante ou individualisante, et par leur méthode de toutes les sciences culturelles qui, de quelque façon que ce soit, traitent leurs objets systématiquement de façon généralisante.
9C’est donc à l’intérieur de ce cadre que doit se mouvoir toute logique historique, si on veut qu’elle serve de base à un traitement philosophique de l’histoire. Cela seul lui permet de comprendre ce que l’histoire est réellement, et de se mettre au service d’une philosophie qui veut comprendre l’importance que revêt l’histoire réelle pour la solution de ses problèmes. Élaborer des sciences de l’avenir, comme la logique historique aime aujourd’hui à le faire, n’a aucune valeur, ni pour la recherche spécifique, ni pour la philosophie - à moins que ce ne soit la valeur d’un exemple négatif.
10Même la question des principes du déroulement de l’histoire ne peut être résolue que si on se fonde sur le concept de ce que les sciences historiques, caractérisées de la façon indiquée, représentent effectivement comme étant l’histoire. Il faut comprendre clairement ce que cela signifie. Cette histoire, c’est-à-dire la quintessence de tous les objets décrits par les sciences culturelles individualisantes, est, pour la philosophie, identique à l’histoire en soi, et ce sont ses principes qui intéressent la philosophie de l’histoire. En tant que science philosophique, elle se doit certes d’être universelle, et s’adresse donc à la totalité de l’histoire conçue comme une unité. Mais elle ne saurait comprendre la totalité historique comme une réalité indéterminée, c’est-à-dire exempte de théories scientifiques, et chercher des principes censés la régir. Une telle réalité de l’évolution, vierge de toute théorie, résiste aux approches scientifiques, et il est impossible de parler de ces principes comme de quelque chose de précis. Elle reste insaisissable, et on pourrait donc affirmer arbitrairement de chaque « principe » qu’il est déterminant pour elle.
11Bref, si nous voulons que la question des principes historiques ait un sens univoque, nous devons entendre par « histoire » ce déroulement unique de la vie culturelle signifiante et axiologique tel qu’il est décrit de façon individualisante par l’ensemble de toutes les disciplines historiques, et nous ne séparons le concept de vie historique de la science historique existante que dans la mesure où nous imaginons le travail des disciplines historiques empiriques comme achevé, c’est-à-dire l’histoire appréhendée scientifiquement dans sa totalité. Il est vrai que ce concept de l’histoire en tant que réalité est encore indéterminé quant au contenu, mais même l’histoire supposée achevée doit présenter les formes générales de la science historique, et cela nous donne de la plus vaste totalité historique pensable une idée claire, qui peut servir à une prolégoménologie historique.
12Mais quels principes généraux peut-on définir pour la totalité de l’histoire ainsi comprise ? La philosophie de l’histoire en tant que prolégoménologie a-t-elle a étudier les lois générales de son univers, et que faut-il entendre par « loi » de la vie historique ? C’est à cette question que nous voulons répondre d’abord.
2. LES LOIS HISTORIQUES
13Le mot de loi fait partie de ces expressions dont la polysémie a donné lieu à toutes sortes de confusions et de malentendus. Tandis que, si on identifie loi et causalité, la causalité est considérée de façon unanime comme forme de la conception généralisante, il existe un usage selon lequel loi est synonyme de nécessité. Ce qui peut désigner la nécessité causale de l’unique et du particulier, mais aussi la nécessité d’un impératif ou d’une valeur, deux concepts qu’il convient de distinguer avec le plus grand soin.
14Prétendre interdire l’usage du mot loi dans trois acceptions aussi différentes serait aussi vain que pédant. La langue de tous les jours, celle de la poésie, de la prédication, de la méditation édifiante ou profonde au sens de sagesse pratique, d’autres encore, sont pleines d’expressions polysémiques auxquelles elles ne veulent renoncer. Sa force de suggestion et son pouvoir créateur reposent largement sur l’abondance des significations attachées à un mot. C’est pourquoi les expressions les plus ambiguës sont généralement les plus appréciées et les plus à la mode. Nous avons déjà vu combien le mot « esprit », par exemple, est plurivoque, et de quelle faveur il jouit pour cette raison même. Mais dans la philosophie, qui a l’ambition d’être une science, on devrait chercher à éviter du moins dans les cas décisifs cette ambiguïté des termes ; quoi qu’il en soit, si la tâche assignée à la philosophie de l’histoire est de rechercher les lois historiques, cela n’a de sens que si on entend par loi un principe absolument général concernant les événements réels dans leur nécessité causale, autrement dit une loi de la nature. C’est ainsi que se pose la question de savoir si on peut parler de lois naturelles de la vie historique, qui seraient ses principes ?
15La nécessité de la loi, donc, non seulement ne saurait désigner la nécessité d’une valeur : elle ne désigne pas davantage la nécessité causale d’une réalité individuelle, mais la généralité absolue d’un concept, plus exactement la corrélation nécessaire d’au moins deux concepts généraux au sein d’un jugement absolument général. Si bien que la connexion entre des réalités n’est plus évoquée que dans la mesure où la loi stipule que, quand un objet réel présente, entre autres caractères, ceux qui sont les éléments de l’un des concepts généraux, un autre objet lui est toujours et partout réellement lié, qui présente entre autres caractères ceux qui forment les éléments de l’autre concept général. Bref : la connaissance des lois est alors synonyme de cette forme de conception du réel à laquelle toute science naturelle généralisante, quelle que soit sa matière, aspire comme à son suprême idéal.
16La science historique empirique ne se propose jamais comme but ultime de trouver des lois en ce sens, et elle ne peut le faire si elle veut rester science historique : cela, nous le savons déjà. L’historien qui cherche les lois naturelles de l’histoire cesserait d’être un historien, c’est-à-dire de chercher la description historique de son objet. Dans la mesure où la science historique empirique et la nomologie s’excluent mutuellement, on peut dire que le concept de « loi historique » contient une contradictio in adjecto, si on admet bien sûr que le mot « historique » n’a que le sens formel ou logique supposé, et ne désigne pas les déterminations substantielles du matériau historique, car celui-ci, en tant que matériau, n’exclut jamais une subordination à des concepts généraux. La proposition qui affirme l’impossibilité des lois historiques est exacte dans la mesure où il faut la prendre indépendamment, non seulement de toute opinion sur la matière de l’histoire, mais aussi de tout idée sur l’essence de la réalité en soi, et donc sur l’essence de la réalité historique eu égard à ses fins ontologiques. Cette proposition est valable autant dans l’hypothèse du matérialisme ou du parallélisme psychophysique que dans l’hypothèse d’une ontologie spiritualiste ou d’une doctrine de liberté métaphysique. Même la description historique d’un objet dont les lois naturelles nous seraient totalement connues ne se composerait jamais de ces lois naturelles, mais ne ferait tout au plus que s’en servir au sens précité comme détour pour parvenir à une description individualisante de relations causales historiques. Chercher des lois historiques internes aux disciplines historiques spécifiques n’a donc aucun sens.
17Toutefois, ce qui est valable pour la science historique empirique ne l’est pas forcément pour la philosophie de l’histoire. Comme il est logiquement justifié de recouvrir toute réalité avec un système de concepts généraux ou de la décrire en généralisant, et qu’il n’est nul besoin d’être un adepte du matérialisme ou du parallélisme psychophysique pour estimer qu’il est possible de subordonner à des lois naturelles générales tout être accessible aux sciences empiriques, il paraît tout à fait pensable que le philosophe de l’histoire, qui, en tant que philosophe, cesse d’être historien pour ne plus s’intéresser qu’au « général », trouve des lois concernant ce même matériau que les sciences spécifiques cherchent à concevoir de façon individualisante.
18Tant qu’on formule cette idée de façon aussi imprécise, on ne peut, en fait, rien lui objecter, et nous pourrions même aller encore un peu plus loin sans nous heurter à des difficultés logiques. Comme le matériau de l’histoire est, pour l’essentiel, la vie sociale des hommes, on est enclin à imaginer une sociologie à la recherche de lois, sociologie qui mérite le nom de philosophie de l’histoire dans la mesure où elle traite le même matériau que les disciplines historiques, et on aurait ainsi ébauché le programme d’une sociologie en tant que philosophie de l’histoire ; ce programme, plus ancien que la terminologie de Comte, a encore des partisans de nos jours. Malheureusement, cette sorte de sociologie n’est pas encore assez bien représentée sur le plan scientifique pour qu’il vaille la peine de la discuter. Mais cela ne peut nous empêcher de caractériser le principe de ce point de vue, dans la mesure où il prétend être une philosophie de l’histoire, afin d’en faire un examen critique. Nous ne nous occupons évidemment que de cette sociologie qui a l’ambition d’être une philosophie de l’histoire, sans nous demander si les présentes considérations concernent les travaux sociologiques qui emploient le terme de sociologie pour désigner des études sans rapport avec la philosophie de l’histoire.
19Les sociologues qui se veulent des philosophes de l’histoire cherchent à leur façon une connaissance qui dépasse les descriptions historiques ponctuelles attachées au particulier, pour pénétrer jusqu’à l’essence générale de toute évolution historique. Bien entendu, les représentants sensés de ce point de vue pensent que la connaissance historique de l’unique et de l’individuel n’est pas superflue. Elle est au contraire la base indispensable d’une considération plus vaste. Mais du point de vue philosophique de la sociologie, elle n’est que le fondement, que le travail préliminaire. C’est sur cette base que doit s’ériger l’édifice d’une philosophie de l’histoire intégrale, appréhendant dans les lois sociologiques de l’existence sociale le rythme éternel et ainsi les principes de toute vie historique. En tant que programme, cette sorte de sociologie est d’une clarté logique totale.
20Si nous en venons maintenant à l’évaluation, il semble en effet que, si le mot « historique » ne désigne pas la méthode, mais le matériau de l’histoire, le concept de loi historique au sein de la sociologie ne soit pas contradictoire ; c’est en tout cas une entreprise parfaitement justifiée que de rechercher des lois naturelles même dans la vie sociale des hommes. Il n’est pas pour autant certain que cela ait un sens de voir des principes de l’évolution historique dans les lois naturelles éventuellement découvertes en traitant de façon généralisante la matière que l’histoire décrit en individualisant, et donc qu’il soit justifié de nommer philosophie de l’histoire la sociologie généralisante.
21C’est beaucoup plus qu’une question de terminologie, et si on y répond affirmativement en se fondant sur la thèse qu’il doit être possible de trouver des lois pour toute réalité, donc aussi pour les objets des sciences de l’esprit qui traitent de la vie sociale, on néglige deux points d’une extrême importance. Les principes historiques doivent premièrement être les principes d’une culture, c’est-à-dire d’une évolution axiologique et signifiante, et deuxièmement les principes de l’universum historique, si on veut qu’ils méritent le nom de principes généraux. Les lois, au sens de lois de la nature, sont-elles propres à exprimer les principes de la culture et les principes de l’univers historique ?
22L’enjeu de la réponse à cette question, on le comprendra mieux en se rappelant que ni la connaissance préscientifique, ni une quelconque connaissance scientifique que nous avons de la réalité empirique, ne restitue celle-ci telle qu’elle existe indépendamment de notre conceptualisation, mais que toute connaissance ne se constitue qu’au moyen d’une conception de la réalité qui modifie celle-ci.
23En se livrant à cette modification, la science ne doit se laisser guider que par le but qu’elle s’est fixé en tant que science généralisante ou individualisante, et c’est pourquoi une science généralisante ne peut espérer parvenir à dégager des lois que si elle se libère de tous les intérêts non logiques qu’elle porte à la réalité, pour se laisser guider exclusivement par les intérêts dirigés vers l’élaboration de concepts absolument généraux qui concernent son domaine. Elle doit pouvoir dissocier ce que d’autres conceptions considèrent comme indissociable, et réunir en un seul concept ce qui semble n’avoir rien de commun lorsqu’on le considère avec des buts différents.
24La distance qui la sépare en cela de la conception préscientifique est surtout évidente là où sont élaborées les lois les plus vastes. Il suffit de rappeler que les sciences nomologiques conduisent à une distinction de principe entre le physique étendu et le psychique non étendu, et donc à la description de deux mondes entre lesquels il est impossible d’établir un lien réel, alors que pour notre conception préscientifique ainsi que pour notre conception historique, ces deux domaines sont inséparables. Ou qu’on pense à la façon dont, sous le couvert des sciences nomiques, l’image que nous avons du monde est de moins en moins dominée par les choses, que remplacent de plus en plus des concepts de relations.
25Il va de soi qu’une science nomique traitant de la vie sociale des hommes devra exiger en principe cette même liberté de modifier largement la réalité en opérant une conceptualisation généralisante, et si on applique cela à son rapport à la vie historique, il apparaît que la sociologie, au cas où elle se veut en même temps philosophie de l’histoire, ne possède pas cette liberté de détruire toute conception du réel autre que celle qui se définit par son propos de découvrir des lois.
26En effet, si elle veut qu’on puisse dire d’elle qu’elle traite le même matériau que l’histoire, elle devra à tout le moins chercher des lois de la vie culturelle, puisque la science historique a affaire soit aux processus culturels eux-mêmes, soit à des réalités s’y rapportant. Or, la culture, nous le savons, n’est en aucun cas une réalité neutre, qu’on peut arbitrairement remanier et modifier par des concepts ; ce qui est appréhendé comme culture est d’abord une part de la réalité, dont on ne sait si les concepts nomiques sont valables pour elle et pour elle seule, et ensuite, cette part est une réalité déjà structurée et modifiée de façon très précise par des valeurs culturelles. Qui peut dire si cette structure, sans laquelle on ne saurait désigner une réalité par le nom de culture, subsiste quand la conception généralisante tente de s’imposer ?
27Si tel n’est pas le cas, la sociologie en tant que science nomique traite certes, outre la vie sociale non historique, la même réalité que l’histoire, mais elle ne la conçoit pas comme la même réalité : elle ne la décrit pas comme une culture. En ce sens, une matière commune n’a pas grande importance ; on le comprend tout de suite si on songe que leur objet commun n’est autre qu’une parcelle de cette infinie diversité dont non seulement aucune science ne peut rendre compte, mais dont nous ne pouvons parler que de façon tout à fait générale, et jamais particulière, parce que nous n’avons d’elle aucune connaissance neutre ou aconceptuelle.
28Donc, non seulement les méthodes généralisante et individualisante sont incompatibles dans les sciences spécifiques, mais on ne peut avoir aucune garantie de compatibilité entre le point de vue nomologique et le point de vue culturologique au sein de la philosophie de l’histoire ; bien plus : étant donné les rapports étroits qui unissent la pensée individualisante et la pensée axiologique, il est, sinon impossible d’un point de vue logique, du moins très improbable que le contenu des concepts nomologiques coïncide toujours avec celui des concepts culturels généraux. Or, cela suffit en principe à saper les fondements d’une sociologie conçue comme une philosophie de l’histoire, qui postulerait qu’il est possible de découvrir les lois de toute réalité quelle qu’elle soit. La tentative de formuler les lois de la vie sociale conserve bien entendu tout son sens, mais rien ne peut nous amener à prendre ces lois pour les principes de la vie culturelle, sous prétexte qu’elles concernent cette même réalité neutre qui est l’objet de l’histoire. Cette confusion n’est possible que si, esclaves d’un réalisme notionnel naïf, nous tenons notre conception préscientifique et scientifique de la réalité pour la réalité elle-même.
29Mais comme dans un certain sens nous ne pouvons dépasser les possibilités logiques et que, du moins d’après les analyses qui précèdent, un hasard étrange pourrait faire que les concepts nomologiques et culturels coïncident toujours, il faut encore pour plus de clarté montrer expressément dans quel cas il est absurde de vouloir rechercher les lois de la vie culturelle. Le point décisif se trouve encore une fois dans la notion des rapports que le tout historique entretient avec ses parties.
30Premièrement : dans quels cas la conception de la réalité en tant que culture s’accommode-t-elle de la conception généralisante ?
31Comme les valeurs culturelles, étant des valeurs générales, sont toujours des concepts au contenu général, il est possible de considérer comme autant d’exemplaires de ce concept général les événements historiques dont l’individualité est essentielle eu égard à une valeur culturelle générale. Car même si le procédé individualisant se réfère toujours à une valeur, on n’a pas pour autant le droit de retourner cette phrase et d’affirmer que toute valeur générale entraîne une représentation individualisante. On peut bien plutôt considérer les cas qui se présentent, par exemple dans une histoire de l’art ou du droit, comme des exemplaires du concept général « art » ou « droit » ; même s’il faut alors rompre le rapport axiologique que les choses, en raison de leur individualité, entretiennent avec la valeur culturelle « art » ou « droit », cette représentation généralisante n’en restera pas moins une représentation d’événements culturels, au sens qu’elle traite ses objets comme une culture, car c’est la notion culturelle d’art ou de droit qui délimite le domaine exploré et décide quels objets seront des exemplaires du système de concepts généraux considérés.
32Ce qui vaut pour ces valeurs culturelles peut évidemment valoir pour toutes, et il est donc possible de penser que ces grandes unités de vie historique que nous appelons peuples civilisés peuvent tous être considérés comme des exemplaires d’un système de concepts généraux dans lequel s’expriment les lois qui s’appliquent à l’évolution toujours identique d’un peuple civilisé quelconque. Certes, pour les raisons qu’on a exposées, ce procédé ne saurait en aucun cas mériter le nom d’histoire et, si on affirme qu’il est possible, on ne veut parler que de sa possibilité logique, sans tenir compte des difficultés effectives qui s’opposent à une telle entreprise. Car la seule chose qui importe ici, c’est de concéder au programme d’une nomologie de la vie culturelle tout ce qu’il est possible de lui concéder, pour pouvoir décider d’autant plus sûrement si la nomologie voulue, pensée dans sa forme la plus parfaite, suffirait aux exigences qu’on doit avoir envers une philosophie de l’histoire conçue comme une théorie des principes de la vie historique.
33Pour répondre à cette question, il faut considérer que la philosophie de l’histoire, quelle que soit la tâche qu’on lui assigne par ailleurs, n’a pas à être une philosophie de l’objet d’une enquête historique particulière, mais la philosophie de l’objet de l’histoire universelle, et qu’elle doit en même temps fixer les principes de l’universum historique.
34Par universum historique, si vague que soit ce terme, il faut comprendre l’ensemble historique le plus vaste possible, donc une chose unique et individuelle de par sa nature même, dont tout objet traité par une étude historique spécifique est un élément individuel, et nous exigerons en outre des principes de l’histoire qu’ils soient principes de l’unité de cet universum, cela nous permet déjà de déduire qu’une nomologie en tant que prolégoménologie historique n’est pas seulement confrontée à des difficultés plus ou moins grande, mais est logiquement impossible.
35Qu’on ne nous oppose pas que l’ensemble de l’univers, objet des sciences naturelles, est lui aussi une chose unique de par sa nature, et que par conséquent, si notre argumentation était juste, il ne pourrait exister de lois qui, comme par exemple la loi de la gravitation, seraient applicables à l’univers entier. L’univers des sciences de la nature, considéré comme un individu, est une notion très problématique. Les sciences généralisantes ne le traitent pas dans la mesure où les lois les plus générales, comme par exemple le premier et le deuxième principe de la thermodynamique, la loi de l’énergie et la loi de l’entropie, ne peuvent s’appliquer à un univers infini ; en tout état de cause, les sciences nomiques ne sont jamais confrontée à la totalité de l’univers comme la philosophie de l’histoire est obligatoirement confrontée à l’universum historique. Rechercher les lois de l’univers signifie pour elles tenter de déterminer ce qui est valable pour chacune de ses parties. Mais elles ne songent nullement à considérer ces parties comme des éléments de l’ensemble individuel, et les lois générales ne sauraient être principes de l’unité de ce tout. Plus elles sont généralement valables, plus chaque partie n’est qu’un exemplaire de l’espèce, et par conséquent détaché de toutes les déterminations qui font d’elle un élément du tout
36Supposons donc que la sociologie ait atteint son objectif suprême en trouvant des lois pour toutes les parties de l’universum historique, concernant par exemple l’évolution de tous les peuples civilisés : les peuples civilisés seraient ainsi devenus pour elle des exemplaires de l’espèce, et comme tels, ils seraient inévitablement juxtaposés dans leur isolement conceptuel. On ne pourrait pas les rassembler pour former l’unité de l’universum historique unique et individuel, car en tant qu’éléments d’un ensemble historique ils doivent toujours être des individus. Enfin, les lois découvertes par la sociologie ne pourraient être utilisées comme principes de l’unité des éléments individuels de l’universum individuel.
37Pour la philosophie de l’histoire, le concept de loi comme principe de l’universum historique est donc aussi absurde que le concept de loi historique comme objectif d’une science historique empirique. Certes, la philosophie de l’histoire tend au « général », mais seulement dans la mesure où elle a affaire à l’universum historique, et c’est précisément pour cette raison que son objet restera un processus évolutif unique et individuel dont les membres sont des individus. La sociologie en tant que science nomique, quelle que soit d’autre part sa valeur, peut sans doute fournir à l’histoire des notions auxiliaires pour étudier les relations causales, mais elle ne saurait en aucun cas prendre la place de la philosophie de l’histoire.
3. LES FORCES EFFICACES DE L'HISTOIRE
38C’est aussi de ce point de vue que nous jugerons toutes les tentatives pour identifier des « facteurs » généraux ou des « forces » universelles de la vie historique, qui en sont les vrais moteurs et doivent donc être considérés comme principes historiques. Les problèmes qui surgissent ici sont étroitement liés à la question de la possibilité de lois historiques, mais il convient de les traiter à part.
39Comme l’histoire traite des hommes et qu’on peut distinguer chez tous les hommes un aspect physique et un aspect « spirituel », il est évidemment possible de répartir ces forces en forces physiques et en forces psychiques, et on réussira peut-être à donner un aperçu encore plus spécialisé des facteurs généraux - j’entends par là ceux qu’il est possible d’appréhender au moyen de concepts généraux - qui exercent une influence sur le déroulement des événement historiques. Mais quoi qu’on puisse penser ponctuellement de la valeur de ces tentatives, non seulement l’utilisation de telles théories généralisantes doit s’assortir de la plus extrême prudence à cause du fossé qui sépare la conception naturelle et la conception culturelle de la réalité, mais il ne faudrait surtout pas supposer que ces forces et ces facteurs généraux sont, ou déterminent, ce qui est historiquement essentiel. Ils sont bien plutôt les conditions, hors desquelles, il est vrai, les événement historiques ne peuvent se produire, mais c’est justement quand ils sont des conditions absolument générales qu’ils ne présentent d’intérêt ni pour l’historien empiriste, ni pour le philosophe de l’histoire.
40Ainsi, par exemple, la chaleur du soleil est un facteur que nous ne pouvons exclure d’aucun événement historique, et de même, le cours de l’histoire entière serait différent, sans doute même la civilisation n’existerait-elle pas, si les hommes ne pouvaient se comprendre par le biais du langage. Mais les concepts généraux « chaleur solaire » ou « communication linguistique » ne sont pas pour autant des « principes historiques ». C’est justement cette généralité absolue qui les prive de tout intérêt historique.
41Même sans se demander si une science traitant des forces et des facteurs généraux de la vie sociale doit porter le nom de philosophie de l’histoire, on peut douter qu’il soit possible de réunir en une science homogène les multiples connaissances touchant aux sciences de la nature, à la psychologie et à la civilisation qui jouent un rôle ici. Jusqu’à présent, en tout cas, cette science n’existe pas, et l’historien continuera probablement, lorsqu’il éprouvera le besoin de comprendre les « forces » générales qui jouent un rôle dans son domaine, à se tourner vers les spécialités généralisantes, anthropologie, psychologie, sociologie, etc., qui lui fourniront les informations les plus exhaustives.
42Passer en revue chacune des différentes séries de problèmes concernés ici ne contribuerait guère à élucider le principe général auquel nous devons nous limiter. On se contentera de souligner encore une fois que, pour ce qui est des facteurs plus ou moins constants de la vie historique, l’historien pourra se renseigner auprès des spécialités généralisantes ; en revanche, pour certaines questions concernant l’essence générale de la vie historique, il n’a aucun secours à attendre des sciences généralisantes. Or, ce seront le plus souvent des questions que l’on compte au nombre des problèmes philosophiques.
43Nous nous bornerons à citer un cas dans lequel les écoles les plus diverses de l’histoire empirique et de la philosophie de l’histoire font fausse route. C’est la question du rôle que jouent dans l’histoire ces individus qu’on considère plus que les autres comme des individus, à savoir les différentes personnalités. L’opinion qui affirme qu’une nomologie ne saurait traiter ni l’histoire empirique, ni la philosophie de l’histoire, a intérêt à souligner ici que ce problème n’admet pas de solution générale dans un sens dit « individualiste » ; cela découle d’une constatation logique.
44Il est certes tout à fait erroné de dire que les personnalités individuelles ne jouent aucun rôle dans l’histoire, et que seule la vie « générale » des masses soit déterminante, mais il est tout aussi faux de ne chercher jamais les facteurs décisifs et les forces motrices que dans les exploits de personnalités individuelles et de déclarer avec Carlyle que l’histoire est une somme de biographies. Malheureusement, cette alternative est très souvent mise en rapport avec la question de l’essence logique de l’histoire, si bien que ceux qui affirment que l’histoire procède de façon individualisante, au sens où nous l’entendons, sont tenus pour partisans d’une histoire des personnalités ; or, la méthode individualisante n’a absolument rien à voir avec le culte des héros. Au contraire, c’est justement parce que l’histoire est la science de l’individuel, que la philosophie de l’histoire ne peut trancher en faveur des « grands hommes » la question de l’importance des personnalités individuelles.
45La raison en est celle-là même qui interdit de sombrer dans l’extrême inverse et de faire de l’élaboration de concepts collectifs un principe de méthode. Affirmer que tout dépend des masses serait, tout autant que la théorie selon laquelle l’histoire serait faite uniquement par les personnalités individuelles, un produit de la conceptualisation généralisante, une « loi historique ». Il faut donc, pour chaque partie du devenir historique, rechercher quels mouvements de masse et quels exploits individuels ont été déterminants pour les valeurs culturelles dominantes ; alors seulement, on pourra décider quelle importance ont eu les individus pour toutes les parties de l’histoire.
46En fait, ni les affirmations générales sur l’importance déterminante des masses, ni celles sur le rôle des individus ne doivent leur popularité à une conceptualisation généralisante ; elles procèdent d’un arbitraire unilatéral qui privilégie l’une ou l’autre valeur culturelle, et donc d’un choix arbitraire du matériau considéré comme essentiel pour l’histoire, ainsi qu’on le verra plus clairement encore en se demandant quels sont les vrais principes de la vie historique.
47Enfin, en s’interrogeant sur l’importance des forces à l’œuvre dans l’histoire, on mentionnera un dernier point litigieux. Car il importe aussi de montrer que non seulement certains problèmes souvent traités dans le cadre de la philosophie de l’histoire ne peuvent être tranchés de façon générale, mais que même quand un historien émet une proposition valable pour toute vie historique, celle-ci n’est pas forcément un produit de la conception généralisante.
48Prenons comme exemple une thèse de Ranke qui a joué un rôle dans la querelle des « généralités » historiques. Elle contient, comme le dit von Below, la « vérité universelle : la découverte que la vie interne des États dépend en grande partie des relations des États entre eux, de la situation internationale », et cette thèse est du même coup qualifiée de révélation historique de tout premier plan. Cette vérité universelle, pourrait-on demander, n’est-elle pas une loi de l’histoire, qui rend compte de facteurs historiques partout efficaces, même si ce n’est qu’au sens logiquement irréfutable d’une loi concernant la matière que l’histoire décrit de façon individualisante ?
49Quiconque connaît les idées de Ranke répondra par la négative. Pour ce grand historien, la « situation internationale » n’est qu’un certain complexe d’États civilisés liés les uns aux autres, et Ranke n’inclut dans son « monde » historique que les États qui entretiennent des rapports avec ces nations civilisées, et donc en subissent l’influence. La proposition citée, dans la mesure même où elle se veut absolument universelle, est rien moins qu’un produit de la science généralisante et n’est en aucune façon une « découverte » scientifique : c’est la formulation d’un prémisse méthodologique qui permet à Ranke d’aborder la description individualisante des États, ce qu’il doit faire, puisqu’il veut traiter chacun d’eux dans le cadre de ce qu’il entend par histoire universelle.
50Il en va de même d’autres affirmations générales concernant les facteurs efficaces, comme par exemple celle que tout individu, si grand soit-il, est enfermé dans des frontières données par le degré de civilisation de son peuple. Formulé de façon aussi générale, c’est absolument évident, car ce qui est affirmé ici n’est rien d’autre que la relation réelle de chacune des parties de l’histoire à son tout historique. Un système composé de telles propositions universelles ne servirait même pas à l’histoire de science auxiliaire pour étudier les relations causales ; il ne contiendrait que les prémisses indispensables si on veut que l’histoire soit possible en tant que description scientifique de relations historiques. Il s’avère donc à nouveau qu’il est oiseux de chercher les principes du déroulement des événements historiques dans des lois qui représenteraient des forces historiques générales de portée universelle.
4. LE PROGRÈS DE L'HISTOIRE
51Mais justement parce que le refus d’une philosophie de l’histoire qui serait une science nomique s’est avéré être la conséquence nécessaire de la découverte de l’essence logique de l’histoire, il semble qu’on ait ainsi prouvé plus qu’on ne voulait, car, si fausses que soient, quant au contenu, toutes les théories sociologiques ou naturalistes qui prétendent fournir de la philosophie de l’histoire, il n’en existe pas moins des tentatives pour dégager des lois concernant cet ensemble unique qu’est l’évolution historique, et ces tentatives seraient impossibles si la notion de science nomique appliquée à la philosophie de l’histoire contenait une contradiction interne.
52Cela est sûrement exact, et c’est pourquoi il faudra encore montrer que, là où les principes de l’évolution historique semblent se présenter sous forme de lois, ces lois n’en sont pas au sens de lois naturelles, même pas sur le plan formel. Reconnaître ce qu’elles sont vraiment nous permettra en même temps de savoir quel est la seule chose qui puisse être qualifiée de principe positif de la vie historique.
53Ce qui caractérise presque toutes les tentatives pour découvrir une loi naturelle de l’universum historique, c’est qu’on veut que cette loi contienne en même temps la formule du progrès de l’histoire - et ainsi, l’essentiel est déjà élucidé. On comprend combien il doit être attrayant d’appréhender d’un seul coup la loi de la nature, la loi de l’évolution et la loi du progrès, ainsi que Comte a cru le faire avec sa loi des trois stades : théologique, métaphysique et positif, et on comprend la faveur dont jouit aujourd’hui encore cette sorte de sociologie qui promet monts et merveilles.
54Mais on comprend aussi, dès qu’on a saisi l’essence logique de l’histoire, que de telles promesses ne peuvent être tenues. D’abord, les notions de progrès ou de régression comportent un jugement de valeur, portant plus précisément sur l’augmentation ou la diminution de cette valeur : on ne peut donc parler de progrès que si on est en possession d’une échelle de valeur. Deuxièmement, le progrès est la naissance d’une chose nouvelle, qui n’a encore jamais existé dans son individualité.
55Mais l’idée d’une référence axiologique comprise comme une prescription, ne peut en aucun cas coïncider avec la notion de loi, qui contient ce qui est, ou ne peut s’empêcher d’être, toujours et partout, et qu’il est donc absurde d’exiger. Le devoir et la nécessité sont des notions incompatibles, et seule la polysémie du mot « loi » permet de parler d’une « loi de l’évolution ». En outre, l’apparition d’une chose nouvelle, inouïe, ne peut être soumise à une loi, car une loi ne contient que se qui se répète à volonté. Donc, si on entend par progrès d’abord l’apparition du nouveau et deuxièmement une augmentation de la valeur, la notion de loi du progrès est doublement aberrante.
56Quand l’universum historique est résumé par une « loi », structurée eu égard à l’apparition du nouveau, et qualifiée de progrès, cette loi ne peut jamais être une loi naturelle. La « loi » de Comte est en fait une formule axiologique. Le « positif » est à ses yeux ce qui doit être, l’idéal absolu. C’est de ce point de vue qu’il considère l’évolution de l’humanité, en constatant ce que ses différents stades apportent de neuf et d’utile à la réalisation de son idéal. Ce ne saurait être le fait d’une science nomique, obligée de considérer ses objets, abstraction faite de tout jugement de valeur, comme de simples exemplaires génériques.
57Il n’est pas possible ici, et ce n’est pas non plus nécessaire pour éclairer notre propos, d’examiner de façon critique les différentes tentatives qui ont été faites pour élaborer de prétendues lois et les poser en principe de l’évolution historique, et de prouver toujours que ces lois, de façon plus ou moins cachée, contiennent des références axiologiques, et ne sont donc pas des lois. On n’en évoquera expressément qu’une seule, qui se rattache au nom de Darwin.
58Bien entendu, on ne considérera pas que les théories sur lesquelles se fondent les sciences naturelles peuvent fournir à l’histoire des concepts auxiliaires et des périphrases. Leur valeur sur ce point est contestable. Avons-nous vraiment dû, comme on l’affirme, attendre la théorie darwinienne de l’évolution pour apprendre que même la valeur doit combattre pour subsister, et que les notions axiologiques doivent se produire en chair et en os si elles veulent exercer une influence véritable ? Ne connaissait-on pas dès avant Darwin ces vérités si évidentes, et d’une généralité si vague ? Nous n’avons pas à trancher dans ce contexte. Nous ne nous intéressons qu’aux seules idées qui cherchent dans le darwinisme les principes historiques, en particulier à l’entreprise qui consiste à vouloir donner un caractère purement naturaliste à l’évolution historique en montrant que c’est justement la loi naturelle de l’évolution qui est garante de son inévitable progression.
59Tout progrès, argumente-t-on, est conditionné par la loi universellement valable de la sélection, qui élimine le mauvais et assure la victoire du bon. C’est pourquoi cette loi doit être en même temps le principe de l’évolution historique et du progrès. Cela peut sembler fort plausible à certains, mais il n’est, même pas nécessaire de développer ces conceptions où les idées de progrès les plus diverses puisent leur origine, pour montrer que nous avons ici une totale incompréhension de la biologie darwinienne.
60Si cette théorie est vraiment censée fournir une explication purement naturaliste, elle doit renoncer à tout téléologie axiologique et éviter d’employer des termes qui comportent un jugement de valeur, comme « supérieur » ou « bas ». La sélection naturelle n’élimine pas le mauvais pour sauver le bon, elle se contente d’assurer la victoire de celui qui, dans des conditions données, est le plus viable, et ce procès ne peut être qualifié de progrès que si on veut faire de la vie, quelle que soit la forme sous laquelle elle se manifeste, une valeur absolue. Or, ce serait tout à fait absurde, car toute vie, du simple fait qu’elle existe, a déjà prouvé sa viabilité, et de ce point de vue il ne saurait exister de différence qualitative. Les conceptions de Darwin n’autorisent même par à attribuer plus de valeur à la vie humaine qu’à la vie animale, qualifiant de progrès l’évolution vers l’homme. Il est donc finalement impossible d’opérer une quelconque différenciation qualitative au sein de la vie humaine dans une perspective purement naturaliste.
61C’est seulement quand on a au préalable, sur la base d’une échelle de valeurs, stipulé qu’une certaine forme est bonne, qu’on peut qualifier de progrès l’évolution qui mène vers elle. Mais le principe du progrès, on ne pourra jamais le faire dériver des lois naturelles du processus évolutif, qui doivent être identiques pour chaque stade si on veut qu’elles soient des lois universelles. Si certaines créatures naturelles, l’homme par exemple, sont « évidemment » considérées comme supérieures à d’autres formes, cela nous explique certes la possibilité d’une histoire spécifique individualisante des organismes, et contribue à tromper les adeptes d’une philosophie de l’histoire « naturalistes » sur l’usage continu qu’ils font des principes axiologiques, mais cela ne change rien au fait qu’aucune valeur ne peut dériver des concepts qui ressortissent véritablement aux sciences de la nature.
62Enfin ceux qui, sans doute influencés par l’idée darwinienne des « races privilégiées dans le combat pour la vie », prétendent édifier une philosophie de l’histoire sur le concept de race sont eux aussi en proie à une semblable illusion. Ils oublient que, pour parvenir à une quelconque philosophie de l’histoire, ils doivent utiliser cette notion sans le moindre recul critique comme une notion qualitative, et ce procédé est d’autant plus fâcheux qu’ils discréditent ainsi une notion des plus importantes pour la philosophie de l’histoire : celle de nation, qui est une notion culturelle et signifie l’individualité d’un peuple.
63La notion de nation culturelle n’a rien à voir avec la notion naturelle, au demeurant scientifiquement contestable, de race, que tant de dilettantes mettent aujourd’hui à toutes les sauces. La germanité ne se trouve pas dans le sang, mais dans l’âme, a dit Lagarde, un homme qui ne saurait être suspecté de mépriser la chose nationale, et cet aphorisme se fonde sur la même idée qui interdit de faire d’une notion naturelle comme celle de race un principe philosophique.
5. LE SENS DE L’HISTOIRE
64La démonstration que les prétendues lois historiques sont des formules axiologiques nous a en même temps montré le chemin sur lequel il faut effectivement chercher les principes du déroulement des événements historiques, et c’est encore la découverte de l’essence logique de la science historique qui décide ici.
65L’universum historique n’est rien d’autre que la totalité de l’histoire, la plus vaste possible, appréhendée de façon individualisante, et parce que l’axiologie est la condition sine qua non de la conception individualisante en soi, ce sont forcément des notions qualitatives qui constituent la quiddité de l’universum historique. Mais seule la chose qui effectue ce travail et qui permet de rassembler les différentes parties de l’universum historique en tant qu’éléments individuels, pour en faire l’unité d’un ensemble historique, mérite le nom de principe historique ; c’est pourquoi la philosophie de l’histoire en tant que science nomique, est, dans la mesure où on lui assigne une tâche, la théorie des valeurs desquelles dépendent l’unité et la structure de l’universum historique.
66Or, eu égard à ces valeurs, on peut ensuite interpréter le sens unitaire de l’évolution d’ensemble, et en fait, c’est toujours l’interprétation de ce sens qu’on ambitionnait dans la philosophie de l’histoire en tant que prolégoménologie, même quand on croyait devoir chercher des lois, faute de faire le départ entre loi et valeur, nécessité et devoir, être et sens, et parce qu’on n’avait pas compris que ce qu’on ne peut mettre en rapport avec des valeurs n’a absolument aucun sens.
67Le naturalisme lui-même n’a pas voulu renoncer à interpréter le sens de l’histoire, et il est douteux qu’on y parvienne. Toute vie culturelle est vie historique, et les hommes civilisés, dont les naturalistes font aussi partie, ne peuvent en tant que tels s’empêcher de s’interroger sur le sens de la culture, et donc sur le sens de l’histoire. Il en résulte une tâche que ne peuvent assumer ni le naturalisme, qui considère la réalité indépendamment de toutes relations qualitatives, ni l’histoire empirique, qui en décrivant le cours de l’histoire ne le rattache plus à des valeurs que de façon théorique, et c’est pourquoi on attendra de la philosophie de l’histoire qu’elle accomplisse cette tâche nécessaire et inévitable, puisqu’elle est la doctrine des principes du déroulement des événement historiques. Le principe historique est ce qui confère son sens à l’histoire.
68Mais s’il est facile de répondre à la question concernant l’objet de la philosophie de l’histoire, il l’est moins de répondre à celle qui concerne la façon de le traiter.
69Une seule tâche peut être ici définie, dont on ne doutera pas sérieusement qu’elle puisse être menée à bien. Elle se rattache aux résultats effectivement obtenus par les historiens et les philosophes de l’histoire, et cherche à en dégager les valeurs culturelles dominantes en tant que principes de la description. Au moins pour certaines œuvres historiques, cette tâche sera tellement aisée qu’il sera à peine besoin d’une étude particulière. Toutefois, s’il s’agit d’une histoire de l’art ou d’une histoire des religions, les objets à représenter devront être rapportés à des valeurs artistiques ou religieuses. Les points de vue directeurs de la description, sitôt qu’on les formule de façon abstraite, sont identiques aux principes du déroulement historique décrit.
70Mais il s’en faut qu’un point de vue axiologique déterminé se présente toujours immédiatement comme directeur. Surtout dans les vastes ouvrages dont l’objet est l’évolution de peuples entiers, ou plusieurs époques, on rencontrera, comme constituant les configurations de sens, les points de vue axiologiques les plus variés, et c’est un travail fort attrayant que de chercher à comprendre pourquoi les chercheurs traitent tels événements de façon exhaustive, d’autres brièvement, d’autres encore pas du tout, alors qu’ils sont tout aussi réels. Les historiens eux-mêmes n’ont pas toujours conscience de leurs raisons. Cela leur est impossible, car ils n’ont souvent aucune idée de la structure logique de leur activité, et ne croient absolument pas porter des jugements de valeur. Il est d’autant plus important d’élucider expressément les prémisses axiologiques, et de montrer de quoi ils dépendent lorsqu’ils mettent leur matériau en œuvre.
71On constatera alors que tout historien, surtout lorsqu’il ne se borne pas à des études spécialisées, possède en fait une sorte de « philosophie de l’histoire », qui détermine ce qu’il tient pour important et ce qu’il tient pour accessoire, et cela vaut certainement la peine de développer explicitement cette philosophie de l’histoire, surtout chez les grands historiens. Mais même chez un chercheur aussi « objectif » que l’était par exemple Ranke, des prémisses philosophiques bien précises agissent et c’est indispensable, puisqu’il voulait tout traiter dans la perspective d’une histoire universelle. Dove a remarqué fort justement que Ranke avait échappé à la partialité non grâce à sa neutralité, mais en raison de l’« universalité de sa sympathie ». Mais le rapport aux valeurs est ainsi implicitement reconnu, et s’il en est ainsi, on ne peut pas en rester là. En quoi consiste l’universum des « sympathies » chez ce grand historien ? Une étude sur ce sujet permettrait peut-être aussi d’éclairer un peu la nature exacte des « idées » de Ranke, objet de tant de discussions. Il devrait être possible de montrer que la philosophie de Ranke a subi des variations, mais parmi les facteurs qui constituent ses idées rien moins que « simples », les points de vue axiologiques directeurs de la conception rankéenne de l’histoire ont toujours joué un rôle essentiel. Dans ces études et d’autres semblables, l’histoire et la philosophie ne peuvent que se toucher de très près.
72Mais plus importante encore d’une point de vue philosophique est l’analyse des tentatives qui dépassent l’histoire empirique dans la mesure où elles veulent explicitement poser les principes de la vie historique, et surtout celles qui sont censées servir à la compréhension de l’évolution humaine intégrale et à l’interprétation de son sens total. C’est pourquoi ici l’analyse ne suffit pas : il y faut la critique, c’est-à-dire qu’après avoir défini dans quelle mesure les principes de la vie historique sont des valeurs et en quoi ils consistent, il faudra chercher de quel droit ces points de vue axiologiques précis sont considérés comme décisifs pour le sens général de l’évolution universelle. Mais là encore, il ne saurait s’agir que de mentionner tel ou tel exemple.
73On choisira comme particulièrement caractéristique ce qu’on appelle la conception matérialiste de l’histoire, sous sa forme primitive, telle qu’elle se trouve dans Le manifeste du parti communiste, et dans la mesure où, tout à fait indépendamment du matérialisme théorique ou métaphysique, elle se borne à une interprétation de la vie historique empirique.
74Rien que le fait que cette conception soit née comme partie intégrante d’un programme politique montre où il faudra chercher les points de vue axiologiques qui la dirigent. On ne peut la comprendre qu’en songeant que les intérêts de ses auteurs tournaient autour de la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, et que la victoire du prolétariat était la valeur centrale, absolue, qui conférait son sens à l’histoire. Parce que, eu égard à cette valeur, l’essentiel à l’époque présente est le lutte de deux classes entre elles, on cherche à comprendre l’histoire entière comme une histoire de lutte des classes afin d’en faire un ensemble homogène. Les noms des parties en présence changent : homme libre et esclave, patricien et plébéien, seigneur et serf, maître et compagnon s’affrontent. Mais chaque fois, toujours eu égard au point de vue axiologique directeur, l’essentiel, c’est que ce sont les oppresseurs et les opprimés, les exploiteurs et les exploités qui luttent à tous les stades de l’évolution historique.
75On a ainsi trouvé les principes généraux du déroulement historique, et l’exécution de détail elle-même est d’un bout à l’autre déterminée par le « bien suprême », à savoir la victoire espérée du prolétariat sur la bourgeoisie. Dans le lutte présente, le principal, puisque le moteur décisif, est la lutte pour les biens économiques. C’est pourquoi, dans toute l’histoire, la vie économique doit être l’essentiel, et on structurera les époques de l’histoire d’après les différentes formes de l’économie, ce qui donne naissance à la conception « matérialiste », c’est-à-dire économique.
76Il est inutile d’avancer d’autres preuves pour montrer combien toute cette conception dépend de points de vue axiologiques. Le fait qu’elle ne se contente pas de considérer comme essentiel ce qui se rapporte à sa valeur absolue mais que, à la façon du réalisme conceptuel naïf, aggravé du réalisme conceptuel point naïf du tout des hégéliens, elle aille jusqu’à considérer l’essentiel comme le « seul vrai réel », le summum bonum comme ens realissimum, ne concédant à tout le reste de la vie culturelle qu’une existence amoindrie de « superstructures » ou de « reflet », ne change rien à la chose.
77Ce défaut est bien plutôt caractéristique d’élucubrations philosophiques qui n’ont pas compris qu’elles utilisent des valeurs en tant que points de vue directeurs, et il contribue également à maintenir l’imprécision quant au principe directeur. Car quand on a fait le départ entre deux sortes de réel et que, en raison d’un « idéalisme » métaphysique inversé, on a trouvé dans la vie économique la « cause réelle » de tous les autres événements historiques, cela engendre nécessairement l’illusion que la conception matérialiste de l’histoire se contente de constater des faits, lorsqu’elle s’appuie systématiquement sur la vie économique.
78Mais ces hypostases métaphysiques de la chose économique ne sont finalement que des exagérations, qu’on pourrait supprimer sans toucher au noyau philosophique du matérialisme historique. En tout cas, quand on a compris les principes axiologiques de cette conception de l’histoire, ou a du même coup trouvé le point de départ de la critique.
79Celle-ci ne prétend pas concerner l’importance scientifique du marxisme dans son ensemble. Peut-être Höffding a-t-il raison de rappeler que le matérialisme historique nous enseigne qu’une évolution sociale saine est impossible sans une base économique et une répartition équitable des biens élémentaires. Il est tout aussi vrai que toute philosophie a des leçons à recevoir du naturalisme, et qu’il n’est pas bon que les idées planent trop haut au-dessus de la vie. Mais tout cela, et bien d’autres choses encore, qui ne sont sans doute ni moins exactes ni moins évidentes, n’est pas notre propos dans ce contexte. La question qui se pose ici, c’est de savoir s’il est légitime de voir dans la victoire économique du prolétariat, et donc dans un bien économique, l’incarnation de la valeur absolue, et par conséquent dans sa réalisation le sens de toute évolution historique.
80Il va de soi qu’on ne cherche pas non plus à épuiser cette question ici. Mais on nous permettra de déclarer d’emblée qu’il n’est pas vraisemblable que les principes axiologiques du marxisme, définis grâce à des points de vue qui relèvent de la politique d’un parti, soient propres à interpréter même le sens de l’histoire universelle. Qu’on pense par exemple aux études de Max Weber sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Peut-on, confronté à elles, en rester à une interprétation purement matérialiste ne serait-ce que de l’histoire économique dans son ensemble ? Enfin, une quantité infinie d’autres tentatives et d’autres actions humaines de tous les temps doivent sembler, d’un point de vue marxiste, totalement absurdes, et cela ne parle pas précisément en faveur de l’« objectivité » de cette philosophie de l’histoire.
81Mais on ne saurait en rester à de telles suppositions. L’idée que la philosophie de l’histoire doit non seulement élucider par l’analyse les principes des ouvrages historiques empiriques et ceux des systèmes philosophiques, mais doit aussi adopter face à eux une position critique dès que ces principes émettent la prétention d’être universellement valables, suffit à indiquer que la tâche essentielle d’une prolégoménologie historique se trouve tout à fait ailleurs.
82La critique n’est jamais possible que sur la base d’une échelle de valeur, et en outre, pour pouvoir qualifier d’unilatérale une conception de l’histoire, il faut avoir de quelque façon la notion de ce qu’est une conception multilatérale. C’est pourquoi la théorie des principes du déroulement historique ne deviendra une science autonome que si elle ambitionne, en posant les principes historiques, aussi bien une exhaustivité systématique qu’un fondement critique. Ce qui signifie qu’elle doit se proposer pour but l’édification d’un système de valeurs ; en outre, elle ne devra pas considérer seulement l’évaluation des valeurs culturelles mais aussi la question de leur validité, et elle a besoin pour cela d’une valeur nécessaire, afin d’étalonner les évaluations effectives. Cette valeur fournira en même temps le point de vue qui servira de référence pour établir un système de valeurs, si bien que les problèmes de systématisation et de validité des valeurs culturelles sont étroitement liés.
83Mais comment la philosophie de l’histoire pourra-t-elle parvenir à un système de valeurs qui lui permette d’interpréter de façon homogène le sens du cours de l’histoire dans sa totalité ? Nous arrivons ainsi à la dernière question posée par la prolégoménologie historique, qui est en même temps la plus difficile. Il sera impossible d’y répondre ici de façon exhaustive, mais on pourra au moins élucider son importance en tant que problématique.
84On aurait tendance à penser que la tâche indiquée relève d’une sorte particulière d’étude psychologique. Non pas, certes, de la psychologie « explicative », que celle-ci traite, par une méthode empruntée aux sciences naturelles, de la vie psychique en général (psychologie individuelle), ou de la vie sociale en particulier (psychologie sociale), mais d’une psychologie compréhensive des valeurs culturelles.
85Non seulement l’histoire traite pour l’essentiel de l’humanité civilisée, mais elle est écrite exclusivement par des hommes civilisés. Les valeurs unanimement admises par l’homme civilisé doivent, semble-t-il, servir de principes à une histoire universelle de l’humanité civilisée. On pourrait donc imaginer une psychologie de la culture, qui étudierait l’ensemble des valeurs culturelles universelles et les décrirait systématiquement, fournissant ainsi un système des principes du déroulement historique, où tous les systèmes de valeurs révélés par l’analyse des ouvrages historiques et épistémologiques trouveraient place, et auquel il faudrait les mesurer. C’est en tout cas le sens le plus profond, voire l’unique sens, qu’on peut donner à l’affirmation selon laquelle la psychologie compréhensive devrait être la base de la philosophie de l’histoire, et c’est sans doute ce sens qui se trouve à l'origine des tentatives de Dilthey - tentatives totalement méconnues par les psychologues eux-mêmes - pour esquisser le programme d'une « psychologie descriptive et analytique » parallèle à la psychologie « explicative ».
86Si séduisante que puisse paraître l’idée de donner ainsi à la philosophie de l’histoire une base empirique, et donc solide, se réalisation se heurte à une difficulté insurmontable.
87La psychologie de la culture ne peut se limiter à l’étude de l’« homme civilisé » au sens où elle définirait et systématiserait les évaluations communes à tous les hommes civilisés. Ce procédé généralisant aboutirait à un système de valeurs tout à fait indigent, qui ne pourrait contenir qu’un petit nombre des principes d’une histoire de l’universum historique. La psychologie de la culture devrait bien plutôt se tourner vers la vie historique elle-même dans sa foisonnante diversité, pour apprendre à connaître et à comprendre toutes les valeurs culturelles, et comment pourrait-elle ainsi aboutir à des points de vue directeurs qui lui permettent de structurer et de dominer cette matière de façon systématique ? Pour distinguer, dans l’abondance des évaluations, l’essentiel de l’accessoire, elle devrait déjà être en possession de ce qu’elle est censée chercher : la connaissance des valeurs qui sont les principes d’une histoire universelles et les principes de l’universum historique lui-même. Ainsi, le psychologie de la culture en tant que philosophie de l’histoire se trouve entraînée dans un cercle vicieux.
88Si on se contente d’analyser, de façon purement empirique, les évaluations existantes, il sera absolument impossible de se rapprocher du but recherché, qui est la description et la justification systématiques des principes historiques. On devra d’abord, indépendamment de la diversité du matériau historique, réfléchir à ce qui est nécessairement valable, à ce qui est prémisse formelle de tout jugement de valeur qui prétend à une validité plus qu’individuelle. C’est seulement quand on aura trouvé des valeurs formelles valables pour toutes les époques, qu’on pourra les mettre en rapport avec la quantité de valeurs culturelles qui se sont épanouies au cours de l’histoire, et qu’on peut constater empiriquement. On pourra alors tenter un classement systématique assorti d’une prise de position critique.
89C’est donc seulement quand il est possible de trouver des valeurs supra-historiques que la philosophie de l’histoire, en tant que science à part, se laisse guider par les principes de l’universum historique et qu’on peut interpréter le sens de l’histoire. Or, la réflexion sur les valeurs suprahistoriques n’est plus du ressort de la philosophie de l’histoire conçue comme une spécialité, si on nous passe cette expression : on ne peut l’entreprendre que dans le contexte de l’élaboration d’un système de philosophie générale. La philosophie de l’histoire en tant que prolégoménologie relève donc de la totalité des études philosophiques, et se trouve renvoyée notamment à la théorie du sens du monde ou, si on ne voulait pas voir là une interrogation philosophique, à la théorie du sens de la vie humaine. Les fondements de la philosophie de l’histoire coïncident donc avec les fondement de la philosophie en tant que science axiologique.
90On ne peut pas poursuivre plus loin l’étude qui cherche à définir le concept de philosophie de l’histoire comme la théorie des principes historiques en général. Nous n’avons pas à répondre ici à la question de savoir si l’établissement de valeurs « absolues » fait partie des tâches de la science, car elle recouvre la question du concept de philosophie scientifique. Notre propos était ici de montrer que les lois ne peuvent pas être les principes de l’histoire, et que donc, si, outre la logique de l’histoire, il devait se poser d’autres problèmes épistémologiques, ces problèmes se résument à la question du sens de l’histoire, et que l’interprétation de ce sens nécessite une référence d’une portée supra-historique.
91On ajoutera une seule chose pour prévenir tout malentendu. En tant que science axiologique critique et systématique, la philosophie n’a pas besoin de poser comme prémisse une valeur absolue définie par son contenu. Si on parvient seulement à trouver une valeur absolue purement formelle, tout le contenu du système de valeurs pourra être emprunté à la vie historique, bien que celle-ci soit par essence asystématique. Même la philosophie de l'histoire, qui s’interroge sur le sens de l’histoire, devra se servir de principes axiologiques purement formels, justement parce que ces principes doivent être applicables à toute la vie historique.
92Dans ces conditions, on ne peut évidemment imaginer qu’un système de valeurs qui serait complet sur le seul plan formel, mais qui ne pourrait jamais être achevé quant à son contenu, puisque la vie historique ne cesse de se dérouler, engendrant par là sans cesse de nouveaux contenus culturels qui devront trouver leur place dans le système. Eu égard à son contenu, ce système de valeurs ne pourra être dit systématique que dans la mesure où son achèvement systématique se présente à nous comme une tâche aussi nécessaire qu’insoluble, et l’objet de la philosophie de l’histoire conçue comme une prolégoménologie est de ce fait une « idée » au sens kantien, comme partout où l’objet de l’étude est la totalité dans la richesse de sa substance. Autrement dit, le système des valeurs doit demeurer toujours ouvert, et toutes les époques devraient travailler à la réalisation de son idée, en restant conscientes qu’elle n’achèveront jamais l’ensemble.
93Cela ne retire rien à l’importance de ce travail. Au contraire, celui qui décide de s’y consacrer, puisera courage autant en se retournant sur le passé qu’en regardant vers l’avenir. Si nous ne tenons pas compte de tous les problèmes qui, au cours des siècles, se sont détachés dè la philosophie pour rejoindre les spécialités scientifiques, il s’avère que tous les philosophes importants ont consacré leur activité à un système de valeurs tel que nous l’avons défini, car ils ont tous posé la question du sens de la vie, et cette question même implique qu’il faut rechercher une référence axiologique. Il faut donc les considérer tous comme des précurseurs. Mais le fait que la question fondamentale de toute philosophie non seulement n’est pas résolue, mais ne pourra jamais l’être totalement aussi longtemps que la vie historique se déroule, n’est qu’une raison de plus pour estimer davantage les études qui travaillent à la résoudre. Car la conscience qu’une tâche est aussi sûrement nécessaire qu’insoluble nous donne la certitude de son « éternité », et donc la consolation fichtéenne que ceux qui travaillent à résoudre cette question seront, grâce à leurs travaux, « éternels » comme la tâche elle-même.
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La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001