Introduction
p. 9-43
Texte intégral
I. HEINRICH RICKERT ET LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE par Otthein RAMMSTEDT
1Parue à l’aube du XXe siècle, la Philosophie de l’histoire de Heinrich Rickert eut un retentissement considérable sur le débat philosophique. Bien qu’on associât encore la philosophie de l’histoire aux grands systèmes universels, de Hegel à Comte et de Marx à Spencer, lesquels, pourtant, n’en semblaient pas moins obsolètes, les démonstrations de Rickert donnèrent soudain l’impression de quelque chose « de parfait et de définitif » : n’avait-il pas, comme le souligna Georg Mehlis1, établi une fois pour toute la méthodologie philosophique, en maintenant une distinction de principe entre la connaissance historique et la formation de ses concepts d’une part, la connaissance scientifique et son système de concepts d’autre part ? Cette distinction allait dès lors être considérée comme le postulat même de la logique historique.
2À la charnière du XIXe et du XXe siècle, la philosophie universitaire cherchait à affirmer face à l’histoire une autonomie rendue nécessaire par la querelle de l’historisme, mais aussi par les succès de l’évolutionnisme, du darwinisme culturel, du matérialisme historique et de la sociologie naissante. Elle trouva dans le « néokantisme alémanique » cette position au sujet de laquelle Heinrich Rickert constatait que, pour fonder une philosophie de l’histoire qui soit une « discipline philosophique », il fallait prendre l’histoire seule comme objet de questionnement, et cela dans le cadre de « l’histoire universelle », des « principes » et de la « logique ».
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3L’ouvrage de Heinrich Rickert, présenté ici en traduction française, est son introduction aux Problèmes de la philosophie de l’histoire, parue en 19242. Cette monographie était la troisième édition revue et corrigée de son essai intitulé « Philosophie de l’histoire », publié en 1904 dans la Philosophie au début du XXe siècle3 ; cet ouvrage en deux tomes réunissait, sous la direction de Wilhelm Windelband, des contributions de ceux qu’on appelait l’« école alémanique », offertes au philosophe Kuno Fischer, professeur à l’université de Heidelberg, à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire. Ce recueil présentait délibérément le caractère d’un manifeste, car il s’agissait de proclamer l’ambition universelle de cette école néokantienne. C’est ainsi que, dans le premier tome, on trouve les articles de Wilhelm Wundt sur la psychologie, de Bruno Bauch sur l’éthique, de Ernst Troeltsch sur la philosophie de la religion et de Wilhelm Windelband sur la logique, tandis que le deuxième rassemble les contributions d’Emil Lask sur la philosophie du droit, de Heinrich Rickert sur la philosophie de l’histoire, l'Esthétique de Karl Groos et l’Histoire de la philosophie de Wilhelm Windelband.
4En 1904, Heinrich Rickert présentait sa Philosophe de l’histoire dans le cadre du « programme général » d’un mouvement néokantien. Il faudra attendre la troisième édition pour que soit soulignée la place de cet opuscule dans la pensée de Rickert, changement de perspective qui non seulement nécessitait quelques modifications substantielles, mais entraîna le choix d’un titre plus précis, dans le but d’éveiller d’autres attentes chez les philosophes de tous bords. Rickert reprenait ainsi le titre de la célèbre monographie de son collègue et ami Georg Simmel (1858-1918), ce qui était plus qu’une coïncidence.
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5Dans les universités allemandes du Reich fondé en 1871, le néokantisme, mouvement né après 1848, était devenu la philosophie la plus influente. Il était assuré de l’appui de l’État dans la mesure où, se réclamant obstinément de Kant, il faisait de sa théorie cognitive et scientifique une critique dirigée contre le matérialisme, le cléricalisme et le positivisme. L’école de Marburg, avec F.A. Lange, H. Cohen et P. Natorp, incarnait la tendance sociale-libérale du mouvement, tandis que l’école alémanique doit en être considérée comme l’aile nationale-libérale4. Si le néokantisme s’est intéressé tout spécialement à la philosophie de l’histoire, c’est moins en référence à l’œuvre même de Kant que par l’intermédiaire des études kantiennes de Kuno Fischer.
6Certes : dans le débat lancé par Voltaire sur la « Philosophie de l’histoire » (1764), Kant avait répondu très tôt (1785) aux Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité de Johann Gottfried Herder (1784-1791), en faisant remarquer que des notions comme « race humaine » ou « genre humain », bien que fort générales, pouvaient néanmoins être utiles ; que l’histoire présentait - de façon générale - un cours régulier quant à l’acculturation et à la socialisation croissantes de l’humanité5, mais qu’il existait, dans les dispositions individuelles, des différences si considérables que le comportement de l’humanité à un moment précis ne pouvait être qualifié que de chaotique et d’arbitraire, ce qui rendait impossible la définition de lois et d’une philosophie6. En revanche, Kant réclamait la philosophie de l’histoire comme fondement de la morale pratique. C’est pourquoi il considérait que la philosophie devait se donner pour tâche de rechercher si « l’absurdité du cours des choses humaines ne correspondait pas à une volonté de la nature »7. Dans ce contexte, Kant formula l'hypothèse suivante : ce qui permet à l’humanité de progresser, c’est l’antagonisme dans la société ; la « sociabilité insociable » de l’homme pousserait l’individu à se servir de sa raison et de sa liberté, le pousserait à la civilisation. Mais comme les dispositions de l’homme ne peuvent s’épanouir qu’en société, une « constitution citoyenne parfaitement juste », un ordre social parfait, une communauté interne, seraient le but du progrès de l’humanité. L’idéal serait un état de « paix éternelle », garanti par une société des nations qui exclurait toute guerre et toute violence, si bien que le droit régnerait partout8.
7La réflexion de Kant sur la philosophie de l’histoire était étroitement dépendante de son éthique et marqua en ce sens le débat au sein de l’idéalisme allemand, culminant dans la tentative de Hegel pour faire aboutir les problèmes de l’éthique à la philosophie de l’histoire.
8Les efforts de Kuno Fischer pour comprendre l’œuvre de Kant dans son unité et pour analyser ses travaux, même les travaux spéculatifs et hypothétiques, comme les émanations logiquement inattaquables d’un système unique, ouvrirent la voie à l’interprétation néokantienne de Kant, qui mettait l’accent sur la logique et sur la théorie cognitive. Et en présentant la philosophie idéaliste, de Kant à Hegel en passant par Fichte et Schlegel, comme un paradigme cohérent, Fischer ouvrait la voie à une philosophie de l’histoire néokantienne.
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9La Philosophie de l’histoire, contribution aux mélanges Kuno Fischer parue en 1904, prenait position dans le débat philosophique sur l’existence de lois dans 1 histoire de l'humanité, en présentant pour le néokantisme alémanique une systématique de la philosophie de l’histoire. Sur le plan formel, cela se reflétait dans la structure même de l’article, car, au rebours de l’usage établi, Rickert ne partait pas de l’histoire universelle : il la présentait après la problématique logique et la question des principes. Il part donc de la constatation que l’histoire est, non les événements réels eux-mêmes, mais la représentation de ces événements, associant ainsi la théorie cognitive à la logique. Il traite ensuite des « principes » généraux de l’histoire, laquelle, selon lui, ne pourrait être l’objet d’une philosophie que sous forme d’une généralisation, et traite à cet endroit les problèmes d’un « sens » général ainsi que les « lois » générales de l’histoire. Et c’est en se fondant sur ces bases qu’il en vient à traiter de l'histoire universelle, dont il dégage les conditions, pour critiquer en même temps les démarches existantes. Mais Rickert refuse expressément de considérer que l’« importance de la pensée historique pour le traitement des problèmes généraux de la conception du monde et de la vie9 » relève de la philosophie de l’histoire, réfutant ainsi les prétentions scientifiques du darwinisme social, des théories raciales, etc.
10Dès les prémices de son étude, en en présentant les bases théoriques et cognitives, Rickert se réfère à Kant et le dépasse ; il se sert pour cela de la distinction que les néokantiens, en se fondant sur la logique, opéraient entre les sciences nomothétiques (généralisantes) et idéographiques (individualisantes). A la question de Kant : « Comment une science naturelle pure est-elle possible ? », il oppose une question spécifique : « Comment l'histoire en tant que science est-elle possible ? », qu’il précise par les questions : « Comment la réalité est-elle possible ? », puis « Comment la réalité doit-elle être interprétée et comprise ? ».
11Cette même distinction est à la base de l’aspect particulier de la conceptualisation historique, laquelle est commentée aussi dans l’ouvrage que Rickert évoque dans son avant-propos, Les limites de la conceptualisation dans les sciences naturelles : une introduction logique aux sciences historiques (1896-1902), en précisant que la connaissance de cet ouvrage est nécessaire à qui veut comprendre la totalité de sa pensée10. Si, dans les sciences naturelles, la conceptualisation se réfère au général, dans les sciences historiques, elle se réfère à l’individuel et au particulier. Tandis que les sciences naturelles s’efforcent de dégager des lois générales, l’histoire s’efforce d’embrasser la totalité du réel ; tandis que celles-là veulent déterminer à quelles lois générales sont soumises les moindres parcelles du monde physique, celle-ci veut savoir comment l’humanité évolue, quelles sont les classifications et les relations qu’elle opère en se différenciant, comment la vie de l’esprit acquiert sa forme particulière. L’histoire, selon Rickert, évaluerait le particulier pour le subordonner à la totalité historique, et ses concepts seraient ceux d’individualités qui veulent comprendre des événement uniques et irreproductibles.
12Comme Kant, Rickert part du principe que les concepts évoqués, chargés de sens de façon empirique, désignent des segments de réalité, et que ce sont les formes conceptuelles qui déterminent le domaine de la réalité historique. Toutefois, en réfléchissant sur ces formes qui façonnent le monde historique et lui donnent son sens, Rickert fonde son argumentation sur l’opposition terme à terme avec les formes conceptuelles des sciences naturelles. Il en vient ainsi à porter une attention particulière à la notion de causalité, notion valable pour toutes les sciences empiriques, mais affectée d’une fonction particulière pour la connaissance historique, à condition que l’on cesse d’identifier causalité et déterminisme. Car cela permettrait d’appréhender la réalité individuelle sans devoir supposer des lois générales.
13Les valeurs culturelles présentent une importance décisive pour cette réalité historique, ainsi que Rickert le souligne dans l’analyse des principes des événements historiques. Ce ne sont pas des lois générales qui permettent de les appréhender, mais des valeurs culturelles : art et droit, science et religion, État et nation, concepts qui formeraient en même temps l’objet spécifique de la philosophie. Ainsi, les valeurs culturelles peuvent fonctionner chez Rickert comme principe de sélection et comme principe de classification des événements historiques, car elles permettent de distinguer les éléments pertinents des éléments non pertinents, et d’opérer une classification typologique à partir de séries d’évolutions couvrant plusieurs périodes.
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14Il faut donc replacer la Philosophie de l’histoire de Rickert dans la tradition de la philosophie allemande, et surtout de l’idéalisme. Et si la première édition se référait plutôt à la position critique de Kant, la troisième est plus fortement marquée par l’influence de Hegel, qui allait imprimer son sceau à l’œuvre ultérieure de Rickert11.
15Mais cette référence à la tradition ne dit pas encore pourquoi, au début du siècle, le néokantisme alémanique se vit obligé de définir un « programme général de la philosophie de l’histoire », comme le souligne encore une fois Rickert dans son avant-propos. Et cette question semble avoir d’autant plus de poids que les remarques placées par Rickert en tête de l’édition de 1904 sont les plus agressives de tout le recueil. Quel était donc cet ennemi que le néokantisme alémanique se croyait obligé de pourfendre ?
16On trouve chez Rickert lui-même deux informations décisives. Il s’agirait d’une part, de repousser le naturalisme que, ainsi qu’il le souligne avec force, « l’idéalisme de Kant n’a pas réussi à vaincre définitivement »12 et, d’autre part, il combat l’influence croissante de « spéculations qui passent pour particulièrement “modernes”13. »
17La guerre est ainsi déclarée au « naturalisme pratique » qui, partant d’une conception universaliste de la science, voyait dans les objets des sciences humaines des éléments naturels soumis aux lois de la nature. Pour ceux qui professaient des opinions naturalistes : monistes et darwinistes, matérialistes et évolutionnistes, positivistes et sociologues, l’histoire telle qu’on la pratiquait était ascientifique, comme l’était toute philosophie idéaliste et spéculative. Si le naturalisme opposait à l’histoire et à la philosophie une critique générale d’ordre méthodologique, le principe individualiste, qui ne pouvait se réclamer de la causalité, formulait une critique spécifique, laquelle pouvait s’adresser en outre aux lois universelles de l’évolution de l'humanité que formulaient positivistes, matérialistes, sociodarwinistes, évolutionnistes et sociologues. Et les adversaires les plus redoutables de l’histoire traditionnelle, adversaires aussi de vastes domaines de la philosophie, étaient le marxisme et la sociologie, courants modernes jouissant de la faveur croissante du public, et qui proclamaient leurs devoirs envers la société.
18Cet arrière-plan permet de comprendre que ce n’est pas une défense suffisante que de définir l’histoire comme une science de l’individuel - et donc attachée à cette valeur-, en recourant à l’opposition entre sciences généralisantes et sciences individualisantes. Rickert répond donc au marxisme et à la sociologie en faisant remarquer que la tâche de la philosophie de l’histoire ne doit pas se limiter à l’analyse, mais qu’elle inclut la critique d’autres conceptions14. Rickert considère comme une tâche inhérente à la philosophe de l'histoire que, partant de « valeurs formelles absolues » posées a priori par la philosophie en tant que science axiologique, elle interprète en ce sens la totalité du monde historique, en rapportant les valeurs culturelles données à ce système de valeurs a priori.
19C’est ainsi que, reflétant pour ainsi dire les systèmes incriminés, la philosophie de l’histoire se hausse chez Rickert au niveau d’une instance axiologique. Dès lors, elle n’est plus une discipline spécifique à l’intérieur de la philosophie, mais partie intégrante, et même partie centrale, de la philosophie.
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20La philosophie de l’histoire de Heinrich Rickert était une entreprise ambitieuse, non seulement dans le cadre de la philosophie du XXe siècle, mais aussi plus spécialement dans le débat sur la philosophie de l’histoire.
21Si cet ouvrage n’a laissé que peu de traces, il y a à cela de multiples raisons. Le débat sur les valeurs au sein de la philosophie a perdu de sa vigueur, et la science historique se comprend d’une façon totalement différente ; il semble que, durant de longues périodes de notre siècle, ces deux disciplines n’aient pas éprouvé le besoin de se référer à Rickert.
22Mais Rickert a exercé une influence sur une autre discipline, la sociologie. Sans doute les bonnes relations personnelles que Rickert entretint pendant plusieurs décennies avec Georg Simmel et Max Weber n’y sont-elles pas étrangères. L’influence de Rickert est perceptible, de façon médiate, dans l’introduction et la conclusion de la Sociologie de Simmel, parue en 1908, et surtout dans les Questions fondamentales de la sociologie, de 1917 ; elle est le résultat du débat entre Rickert et Simmel sur la philosophie de l’histoire. Ce débat se retrouve dans leurs publications à tous les deux, série inaugurée en 1892 par les Problèmes de la philosophie de l’histoire de Simmel ; suivent en 1904 la Philosophie de l’histoire, de Rickert, une version nouvelle des Problèmes de Simmel en 1905 et son édition remaniée en 1907, enfin, en 1924, les travaux de Rickert sur les Problèmes de la philosophie de l’histoire. Il suffit de placer ces écrits côte à côte pour en constater la similitude dans la structure, le questionnement et la formulation des problèmes. Et le fait que Rickert ait repris discrètement le titre de Simmel pour sa monographie de 1924 est un indice de cette connexion. Mais la Philosophie de l’histoire de Simmel était conçue comme un pendant philosophique de sa Différenciation sociale (1892), et rien, dans son œuvre, ne correspondait à ce qu’était pour Rickert sa Philosophie de l’histoire. Pour cette raison, c’est l’ouvrage de Simmel qui retint, et retient encore, l’attention.
23Si Rickert est plutôt tributaire de Simmel en ce qui concerne la problématique de la philosophie de l’histoire, il en va tout autrement de ses rapports avec Max Weber, lequel est manifestement son débiteur ; on peut même affirmer que, au début du siècle, Rickert était devenu le mentor de Weber en matière de philosophie. La problématique des valeurs, la question de l’histoire universelle, les bases de la sociologie autant de choses qui, chez Weber, seraient à peine pensables sans Rickert. Si l’influence de Rickert est sensible dans les ouvrages sociologiques de Weber et non dans ceux de Simmel, c’est peut-être surtout parce que Simmel faisait porter son effort scientifique sur les problèmes réels - sur les « problèmes de la vie en société », ainsi que Lask, disciple de Rickert, résumait ses conclusions15 -, tandis que Rickert, reclus dans son cabinet, ne pouvait que spéculer sur les traités transformés en débat universitaire. Cela est perceptible aussi dans celle de ses entreprises qui eut le plus d’impact sur le public, la fondation de la revue Logos, qui exerça une influence sur la politique culturelle internationale dans les années précédant immédiatement la Première Guerre mondiale16 : en effet, elle flattait la tendance de la bourgeoisie à considérer la culture comme une objectivation sociale opérant l’intégration de la société. Cette interprétation de la culture, qui fait d’elle le principe de la réalité véritable de l’être, et qui considérait l’histoire comme si importante que Simmel et Rickert l’appelaient la « science du réel », ne résista pas à l’épreuve de la Première Guerre mondiale ; la nouvelle génération des années vingt considérait conséquemment que « la culture était ce qui avait conduit à l’anéantissement un monde qui se détruisait lui-même »17. Cela entraîna aussi une conception de l’histoire qui n’avait plus guère de points communs avec l’objet de la Philosophie de l’histoire de Rickert.
24Mais de nombreux signes montrent que la vision de l’histoire dans notre culture a changé à nouveau. Il se pourrait donc que les Problèmes de la philosophie de l’histoire suscitent un regain d’intérêt, ne serait-ce que pour nous assurer de notre conscience historique.
II. HEINRICH RICKERT ET LA NAISSANCE DE LA SOCIOLOGIE ALLEMANDE par Patrick WATIER
25La traduction des Problèmes de la philosophie de l’histoire de H. Rickert (1863-1936) permettra aux lecteurs non germanophones d’accéder à l’exposé de sa philosophie des valeurs, ainsi qu’aux développements qu’il consacre à la différence de forme logique à l’œuvre selon les disciplines, lorsqu’elles étudient la nature ou l’histoire. Rickert s’inscrit dans un débat majeur de son temps qui porte sur l’importance de la différence de contenu entre sciences de la nature et sciences de l’esprit, sur l’existence de lois de l’histoire, la possibilité de la généralisation pour tous les domaines de la connaissance, et sur le sens du devenir : que peut bien signifier ce terme de lois pour l’histoire ? Il défendra l’idée que seule une réflexion sur les principes de la connaissance historique, sur la logique de la connaissance historique est à même de nous éclairer. La philosophie de l’histoire suppose, dans le vocabulaire de Rickert, une logique de l’histoire, mais il n’en reste pas moins que des problèmes posés par la philosophie de l’histoire restent pour part, extérieurs à la logique de l’histoire : « Pour moi, la philosophie de l’histoire ne coïncide pas avec la logique de l’histoire »1. Les problèmes de la philosophie de l’histoire, une introduction traduits ci-après constituent un ouvrage permettant de se familiariser avec les grands thèmes de la formation des concepts dans les sciences en même temps qu’il présente la conception de la philosophie de l’histoire de Rickert. La logique est une réflexion de théorie de la connaissance qui fournit le soubassement sur lequel la connaissance historique peut s’établir, la manière dont les sciences forment leur concept y occupe une place cardinale. Cette publication autorisera, en allant directement au texte, d’éclaircir, autrement qu’en s’en remettant à la foi accordée à des commentateurs, la relation entre les réflexions sur la connaissance de Weber et celles de Rickert. La conception de l’individualité historique, la formation des concepts, le problème des valeurs centrales, dans la perspective de Rickert ont sans doute influencé, mais il reste à voir sur quel mode, les textes de théorie de la connaissance de Weber. Depuis un certain temps on assiste en effet à un débat sur la place à accorder à Rickert dans la constitution de la méthode de Weber ; déjà E. Fleichmann réduisait à des rapports de politesse entre collègues les contacts et échanges entre Weber et Rickert, Hennis le suivant dans son recueil d’articles sur ce point pour souligner le rapport à Nietzsche, alors que Schluchter fait entrer en ligne Simmel et son Schopenhauer et Nietzsche pour médiatiser le rapport à Nietzsche, tout en réaffirmant l’importance de Rickert. On s’aperçoit aux thèmes que j’annonce que je lis Rickert en partant du problème de la constitution des disciplines et de la place de l’histoire par rapport aux sciences de la nature ; les problèmes d’une philosophie universelle me retiendront moins.
26H. Rickert a passé son doctorat à Strasbourg sous la direction de W. Windelband en 1888. Sur le thème Zur Lehre von der Definition, il y conteste l’existence d’une méthode scientifique universelle. Après cette étape, il se rend à Freiburg pour y obtenir sa qualification pour l’enseignement supérieur. Il y fut Privatdozent de philosophie pour un temps et y réalisa sa thèse de doctorat L’objet de la connaissance, (Gegendstand der Erekenntnis, 1892). La thèse est une introduction générale aux problèmes de théorie de la connaissance, et Rickert dira plus tard qu’il avait tenté de gagner un point de vue général sur la théorie de la connaissance susceptible de l’aider dans la poursuite de ses travaux qu’il voulait consacrer à la logique de la connaissance. En 1894 il publie Zur Theorie des naturwissenschaftlichen Begriffsbildung où il étudie le rapport entre concepts et réalité empirique, puis deux ans plus tard les trois premiers chapitres de ce qui allait devenir le monumental ouvrage de 776 pages que sont Die Grenzen der Naturwissenschaftlichen Begriffsbildung, dans leur cinquième édition. Dans ces chapitres, il montre que les méthodes des sciences de la nature ne s’appliquent pas à l’histoire. En 1899, dans Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft, il tente de présenter les grandes lignes de la connaissance historique, et en 1902 paraît la première édition de Die Grenzen. Lorsque A. Riehl quitta sa chaire de philosophie pour celle de Kiel, Weber notamment put soutenir avec succès la candidature de Rickert à ce poste vacant, où Rickert termina sa carrière.
27Dans la présentation qui suit, je tenterai de relier les thèmes principaux de Rickert en les confrontant ou en les mettant en parallèle avec ceux de Dilthey, Windelband, Weber et Simmel. Ce faisant, j’espère présenter une matrice de réflexion. Bien entendu la limitation à ces auteurs est arbitraire. E. Lask mériterait aussi d’y figurer. Je les ai choisis parce qu’ils sont connus du public français et que l’on peut alors faire ressortir le « sens commun » et les différences dans la façon de concevoir la connaissance de l’histoire. J’ai choisi de mettre l’accent sur les questions de logique de l’histoire, thème qui influença la réflexion des contemporains.
28Rickert n’a pas toujours subi l’oubli dans lequel il est tombé, et son opposition formelle comme base de la différence des méthodes entre sciences, à en croire F. Jonas dans son Histoire de la sociologie, était au moins autant citée dans les années vingt que l’opposition communauté/société de Tönnies, et il apparaît à Mandelbaum dans The problem of historical knowledge (p. 119) comme le penseur dont les arguments se trouvent au centre de toute discussion sur les problèmes de la philosophie de l’histoire et de la connaissance historique. Un autre indicateur de cette centralité se trouve déjà dans la correspondance entre Simmel et Rickert, le premier, songeant à une quatrième édition de ses problèmes de la philosophie de l’histoire, le remercie de l’envoi de la deuxième édition des Grenzen et poursuit ainsi : « Je vois déjà, que je dois les lire encore une fois en entier, si une nouvelle édition de mes problèmes vient en question » 3 juin 1913. La simplicité apparente d’une opposition, si elle facilite la diffusion, conduit souvent à la caricature, et je tâcherai de retracer les raisons qui conduisent Rickert à proposer cette nouvelle distinction pour sortir d’un antagonisme lui aussi simple entre matière et esprit, corps et âme. Introduire les buts que la connaissance se donne, les formes de pensée qu’elle met en œuvre, signale un déplacement du « que connaissons nous » vers le « comment connaissons-nous », ce que nous connaissons ; et en ce sens la tentative de Rickert, mis à part ses retombées immédiates pour le débat sur la spécificité des sciences et leur manière de former des concepts, a me semble-t-il toujours un intérêt. Le tournant cognitiviste et interprétatif actuel ne s’interroge-t-il pas en priorité sur les modes de connaissance ? L’histoire de la sociologie qui en France n’a pas le même statut que dans d’autres pays prendra aussi à nouveau conscience de ce qu’elle doit aux courants philosophiques, et qu’à vouloir trop s’en séparer pour construire une discipline close sur elle-même, elle s’interdit de comprendre sa propre histoire, et précisément l’influence de Rickert sur Weber.
29Cette publication, Les problèmes de la philosophie de l’histoire, une introduction, de Rickert, initiative dont il faut être reconnaissant à J.M. Berthelot, synthétise l’apport de Rickert, car il y discute de la construction des concepts, indique le rôle fondamental des cadres théoriques de pensée, souligne les apories du contraste esprit/nature et contribue à forger une théorie de la connaissance qui ne dépend pas d’une opposition matérielle ou de contenu, mais de la visée de connaissance (Erkentniszweck) de chaque science et de la manière dont elle envisage logiquement son but. L’édition retenue est celle de 1924 et par rapport à la première publication elle a été enrichie de remarques sur la notion d’esprit et le matériau historique, toutes liées à des développements complémentaires présentés quant à eux dans des rééditions augmentées des Grenzen. Ces ajouts ne modifient pas en profondeur la thèse soutenue depuis 1902. L’ouvrage qui suit fournit une vue d’ensemble de la thèse de Rickert sur les problèmes de la philosophie de l’histoire, le mode de connaissance historique, les remarques critiques appliquées à la notion d’esprit et au rôle qu’une psychologie pourrait ou plutôt ne devrait pas jouer dans le cadre de la logique de la connaissance historique.
30Rickert part du hiatus entre la réalité et la conceptualisation ; l’infinité et la diversité de la réalité ne se laissent capturer que parcimonieusement grâce aux concepts que nous utilisons, car elle est : « Unübersehbare, extensiv unendlich Mannigfaltigkeit2. » (L’immensément extensive et infinie diversité). La reconnaissance du caractère multiforme de la réalité donne à la formation des concepts une place cruciale pour toute activité de connaissance et l’on pourra alors se demander si le mode de formation des concepts ne varie pas selon le but que se fixent différentes sciences et si la réponse à cette question est affirmative : il faudra préciser selon quels éléments formateurs centraux, certes liés aux domaines d’études, mais beaucoup plus encore à l’objectif de connaissance qui leur est propre, les différentes sciences tentent d’en rendre compte. Bien entendu, une telle visée ne saurait être totalement indépendante du matériau, mais en tant que principe logique elle la précède. Rickert considère, en effet, qu’il faut accorder une priorité à la logique de connaissance sur le contenu en question, la réflexion sur la logique des formes de pensée précède nécessairement l’étude du matériau, le comment connaissons-nous a une priorité logique sur le que connaissons-nous. La réalité est unique, mais la façon dont nous l’abordons varie par contre selon le but que poursuit notre connaissance. Pour préciser la position de Rickert, il faut voir qu’il récuse une forme de rationalisme positiviste hérité des Lumières, tout en ne voulant pas tomber du côté de l’exaltation du sentiment ou du vécu. Il combat le naturalisme méthodologique mais tout autant la conception historiciste, et la Weltanschauung qui lui est associée.
31Le début de l’ouvrage présente différentes conceptions de la philosophie de l’histoire qui se distribuent en trois disciplines : une histoire générale au sens où la philosophie de l’histoire prendrait une vue d’ensemble sur les données particulières apportées par les sciences historiques, les rassemblerait en un tout cohérent ; une philosophie de l’histoire qui produirait une interrogation sur le sens et les lois de l’histoire, une sciences des principes historiques ; et pour finir une philosophie de la connaissance historique, une science du savoir historique ou une logique de la science historique. À bien y regarder, la troisième discipline est nécessaire aux deux autres, et la philosophie de l’histoire comprendra donc ces trois recherches, la logique de la connaissance historique permettant de saisir le sens des termes de lois et de sens, de même que la conception de l’histoire comme un tout cohérent suppose une réflexion sur les principes historiques. Il n’est pas question de réduire la philosophie de l’histoire à un formalisme logique, mais la philosophie de l’histoire ne peut que partir d’une élucidation logique de la connaissance historique, ce qui ne veut pas dire qu’elle s’y résume. Cette tripartition fait penser à celle de Simmel qui plaçait la philosophie en-deçà et au-delà de tout savoir particulier, elle est une réflexion sur des modes de connaître de tout savoir particulier d’une part, une réflexion sur le sens du devenir de l’autre, l’espace intermédiaire étant occupé par la sociologie ou l’histoire par exemple. La réflexion sur la philosophie de l’histoire et la place cardinale qu’elle occupe dans la pensée allemande et l’idéalisme allemand est développée, ici même par O. Rammstedt qui situe les apports de Rickert dans cette tradition.
Sciences de la nature et sciences de l'esprit
32Les travaux de Rickert s’inscrivent dans la poursuite des travaux de son maître Windelband, dont Rickert a reconnu qu’il était l’inspirateur de ses recherches. Les sciences sociales et la philosophie de la connaissance à l’époque s’interrogent sur les relations entre sciences de la nature et sciences de l’esprit pour reprendre la formulation de Dilthey, tentent de trouver les a priori qui rendent l’activité historique possible, réfléchissent sur la théorie de la connaissance historique qui s’intéresse « aux représentations et aux sentiments des acteurs historiques [...], ses objets sont des êtres psychiques. Les processus observables, qu’ils soient politiques, ne nous paraissent intéressants et compréhensibles que parce qu’ils sont les effets et les causes de processus psychiques. Si l’histoire n’est pas un simple spectacle de marionnettes, elle ne peut être autre chose que l’histoire de processus mentaux3 » insistent certains courants sur les concepts collectifs (O. Hintze, par exemple, soulignera dans un article publié en 1897, que « L’approche psychosociologique est peut-être l’acquis le plus important depuis la fin du siècle précédent dans le domaine des sciences de l’homme [...]. Il n’y a pas d’autres forces motrices dans l’histoire que celles que porte l’homme, et non pas seulement l’homme dans son existence individuelle, mais aussi dans ses liens sociaux, au sein desquels sont engendrées ces forces mentales collectives qui sont le noyau vivant de toutes les institutions4.), » sur le rôle des masses en lieu et place des individualités exceptionnelles, et recherchent les éléments psychosociaux susceptibles de permettre une approche scientifique de la réalité sociale et historique. Tous ces auteurs prennent position d’une manière ou d’une autre sur le contenu de l’histoire, accentuant tel ou tel élément ; Rickert reconnaît l’intérêt de ces tentatives, mais son point de départ n’est pas le même, dans la mesure où il s’appuiera sur une distinction forgée par son maître W. Windelband. Windelband, dans son célèbre discours de rectorat de Strasbourg, avait en effet introduit une distinction formelle concernant les fins de la recherche en lieu et place d’un principe reposant sur la chose. Il remarquait la non congruence entre distinction d’objet et méthode d’investigation à propos de la place et du rôle attribués à la psychologie, et cela le conduisait à remettre en cause la célèbre distinction de Dilthey. En effet, une telle discipline « selon son objet est à caractériser comme Science de l’esprit et en un certain sens comme le fondement de toutes les autres, mais selon sa procédure entière, son attitude méthodologique du début à la fin selon celle des sciences de la nature5. » Il nous faudrait donc dire que la psychologie est une science de la nature spirituelle ou une science de la nature du sens interne. Si les sciences de l'esprit dépendent d’une science naturelle, il n’y a aucun intérêt à établir une distinction de domaines. Devant de telles difficultés, la recherche d’un autre principe de distinction que celui fondé sur esprit et nature s'impose, et Windelband posera que les sciences recherchent ou bien le général sous la forme de la loi de la nature ou bien le singulier dans la forme historique particulière. « Les sciences de l'expérience recherchent dans la connaissance du réel, ou bien l'universel sous la forme de la loi de la nature, ou bien le singulier tel qu'il apparaît dans la figure historiquement déterminée [...]. Les unes sont des sciences des lois, les autres des sciences de l'événement ; les unes étudient ce qui toujours est, les autres ce qui était une fois6. » Certaines sciences cherchent des lois universelles, les autres visent des faits historiques particuliers, la pensée scientifique se distribue selon deux axes : une recherche nomothétique et une recherche idéographique. Dans un article paru en français, Windelband précise que « La distinction entre les sciences de lois et les sciences d'événements n'est au fond qu’une distinction entre deux procédures de travail » (La science et l'histoire devant la logique contemporaine). Bref, certaines sciences tentent de trouver les lois qui régissent les phénomènes qui se répètent, alors que d'autres ne s'intéressent qu'à ce qui est unique et ne se répète pas. L'opposition logique entre universel et particulier remplace l'opposition ontologique entre esprit et nature qui était centrale pour Dilthey.
33Présenter la démarche de Rickert engage à rappeler les positions centrales de Dilthey, car c'est l'opposition esprit/nature que Rickert va mettre en doute : à la place d'une opposition substantielle entre domaines de la recherche il va proposer à la suite de Windelband une distinction logique, qui a l'avantage d'éviter les problèmes métaphysiques de la distinction esprit/nature, d’une part, de sortir des impasses que l'hypothèque psychologique faisait peser sur les sciences de l’esprit, de l'autre. On se souvient que pour Dilthey, dans l'Introduction aux sciences de l'esprit, la division que l'on établit couramment entre ces deux types de science repose sur des motifs « qui poussent leurs racines dans les profondeurs de la conscience que l'homme a de lui-même [...]. L'homme trouve dans cette conscience de soi-même le sentiment que sa volonté est souveraine, qu'il est responsable de ses actes, qu’il peut tout soumettre à sa pensée, [...], et que ces facultés le mettent à part du reste de la nature7 ». L'expérience de la conscience de soi marque une différence entre deux types d'objets et impose une distinction entre deux types de connaissances. La volonté ou les actes de volonté que l'on peut observer dans l'histoire conduisent à une démarcation entre faits mécaniques, se répétant sans cesse, qui caractérisent des phénomènes du monde naturel, et faits qui de par leur appel à la volonté et à la conscience introduisent la possibilité de la transformation et du changement. Dilthey s'appuie sur l'expérience que le sujet a de lui-même pour établir une différence entre faits qui supposent un rapport à soi, et faits pour qui une telle possibilité est exclue. La différence de méthode proposée repose sur une opposition entre esprit et nature.
34Dilthey situe donc l'opposition entre les deux types de sciences dans la conscience que le sujet a de la particularité de son rapport à lui-même, rapport qui n'est pas comparable à celui qu'il entretient avec les données naturelles extérieures ; la méthode doit différer en fonction de l'opposition substantielle entre esprit et matière, psychique et physique. Disons cela simplement, il y a un ordre de faits pour lesquels il semble bien que l’on ne puisse se passer des notions de conscience, de motifs, de fins, de responsabilité, alors que d’autres s'en passent parfaitement, ce serait même de l'anthropomorphisme que de les interpréter de la sorte. Si nous pouvons dire que le soleil a rendez-vous avec la lune, cette métaphore qui impliquerait des intentions n'est bien entendu qu'une licence poétique. Par la notion d'actes de volonté, Dilthey, reprenant une expression de Spinoza, considère l'homme comme un empire dans un empire, imperium in imperio. Nous vivons à l'intérieur d'un monde naturel, nous sommes aussi nature mais ce que montre l'histoire, c'est la possibilité de la création de nouvelles institutions, de nouvelles visions du monde, et cela de par l'intervention de la liberté humaine, ou pour le moins d’activités dont le résultat n'est pas prédictible. Il est possible de dessiner « une démarcation entre le règne de la nature et un règne de l'histoire, et à l'intérieur de ce dernier règne, au milieu d'un ensemble coordonné par la nécessité objective et qui est la nature, on voit en plus d'un point, comme ferait un éclair, luire la liberté8 ». Il y a donc, à la base de la distinction que Dilthey va établir, l’idée que le rapport que j'entretiens avec moi-même diffère de celui que j'entretiens avec des données externes par l'usage de mes sens ; si je suis aussi nature et donc processus naturel, ce qui n'est pas niable, il se trouve que j'entretiens avec moi-même un rapport particulier qui peut aller jusqu'à l'idée de liberté, et de responsabilité de mes actes. Ces deux dernières possibilités ne sont que des cas limites, il importe surtout de reconnaître le paradigme d'une subjectivité autoréflexive, qui est couplé aux idées de créativité et d'invention dans le domaine historique.
La remise en cause de la distinction
35J’ai sciemment choisi des textes de Dilthey où apparaissent clairement des expressions qui pour Rickert sont problématiques, car l'opposition esprit/nature psychique/physique charrie avec elle des débats qui ne concernent pas les méthodes à proprement parler et déplacent le débat vers des interrogations ontologiques. (Je ne tiens pas compte des réponses ou plutôt des ébauches de réponse de Dilthey, renvoyant pour une présentation de la totalité de la position de Dilthey et une reconstruction de son argument au livre de S. Mesure qui fait le point sur la question.)
36En effet, la distinction esprit/nature repose par trop sur des postulats métaphysiques, elle autorise des développements sur la liberté et le déterminisme, qui n'ont rien à voir avec la question des méthodes. Rickert résumera plus tard son entreprise, en disant qu'il « s'est efforcé (bemüht), de rompre avec toute métaphysique et toute psychologie sans pour autant tomber dans l'asile de la non-connaissance (Unwissenheit)9. Après avoir critiqué le naturalisme méthodologique qui repose sur l'idée de transfert des méthodes des sciences de la nature vers celles de l’esprit, il en souligne néanmoins la cohérence, puisque, tant que l'on s'appuie sur une opposition entre physique et psychique, la construction des concepts des sciences de l'esprit reposera sur la psychologie, et un monisme naturaliste peut faire valoir ses droits en s'appuyant sur le fait que la psychologie opère selon le modèle des sciences de la nature. Il faut donc examiner la pertinence des éléments pris en compte pour construire cette opposition. La plupart du temps on fait jouer un contraste entre psychique et physique, mental s'oppose à corporel, dans des termes plus courants actuellement on opposera des objets dotés d'états mentaux à d'autres pour qui cette propriété n'est pas pertinente. L'histoire puisqu'elle concerne des phénomènes psychiques relève en ce sens des sciences de l'esprit, mais n'est-on pas alors conduit à accorder que seule la psychologie est susceptible d'apporter les fondations pour une telle discipline ? Si l'histoire est l’histoire de la vie mentale, alors elle est dépendante de la psychologie qui procède selon une méthode pourtant empruntée aux sciences de la nature. L'esprit tant qu'il est assimilé au psychique ne permet pas de spécifier une méthode particulière, et les sciences de l'esprit ne se différencient pas des sciences de la nature sur ce point. Reposant sur l'analyse psychologique de la conscience individuelle, analyse qui se met à la recherche des lois du fonctionnement psychique, les sciences de l’esprit sont condamnées à utiliser une méthode qui pourtant se range dans le camp des sciences de la nature. Ce problème on le sait n'avait pas échappé à Dilthey qui se proposait de fonder une psychologie descriptive dont les buts et visées seraient différents de la psychologie scientifique de son temps, comme Simmel proposait l'usage et le recours à une psychologie conventionnelle, qui n’est pas une psychologie scientifique : cette dernière analyse des états mentaux individuels, tente de découvrir les lois les gouvernant, alors que la première est une reconstruction plausible de motifs pouvant avoir guidé un individu.
37Rickert n’empruntera pas ces voies et s'interroge dans un premier temps sur la pertinence de l'opposition psychique/physique : une autre définition des sciences de l'esprit nous sortirait-elle de l'embarras dans lequel cette opposition place la recherche ? D'une part, elle peut laisser penser qu'il y a deux ordres de réalité, ce qui est faux, de l'autre, elle reconduit la fondation de ces sciences vers la psychologie. Or la psychologie comme l'avait déjà souligné Windelband recherche les lois de la vie psychique, et relève des sciences de la nature. Le problème tient-il aux éléments opposés, une autre distinction serait-elle plus pertinente ? C'est apparemment la voie que Rickert semble d'abord choisir puisqu'il propose une autre démarcation, tout en insistant sur son caractère conceptuel. La différence entre perception sensible et éléments immatériels ou spirituels fournit-elle un meilleur moyen de définir cet esprit ? Si nous réfléchissons à la totalité de notre expérience nous constatons que certains éléments relèvent de phénomènes perceptibles par les sens, d'autres sont des « configurations de sens non perceptibles par les sens, privés de réalité mais compréhensibles. » Il s'agit bien entendu d'une distinction conceptuelle, car significations et configurations de sens ne se rencontrent que dans « des objets que nous percevons avec nos sens ». Le domaine des configurations de sens que nous venons de distinguer ainsi permet de construire un concept d'esprit qui ne renvoie pas à ce que l'on appelle psychique, ni à une perception interne, mais relève tout au contraire de ce que Hegel appelait esprit objectif opposé à esprit subjectif. Rickert reprenant cette opposition délimite donc l'esprit, le spirituel comme le domaine de ce que « plusieurs individus peuvent éprouver de façon commune ». Une telle réalité ne relève pas de la psychologie scientifique qui s'occupe des états mentaux individuels, et recherche les lois du fonctionnement de la vie mentale des individus. Ce domaine se distingue donc de la nature, il n'appartient « en aucune façon à la réalité psychophysique ». La distinction entre sciences de la nature et sciences de l'esprit pourrait donc être fondée en lieu et place d'une distinction corps/âme ou psychique/physique, sur une différence entre sciences dont les objets relèvent de l'esprit objectif, objets qui présentent un sens non perceptible mais compréhensible. Cette définition a au premier abord l'avantage de nous sortir de l'impasse dans laquelle nous conduisait la distinction entre psychique et physique. Le domaine pris en charge par l'histoire ne se limite plus aux psychismes individuels mais intègre des formations ou des configurations significatives. En élargissant de la sorte le champ d’étude nous pouvons concevoir l'histoire comme l’analyse de configurations de sens : « L'histoire est en premier lieu la science de la culture humaine. Or la vie culturelle se présente toujours comme un procès signifiant, tandis que la nature, au contraire, n'a ni signification, ni sens. » Comme science de la culture et des significations cristallisées l’histoire échappe à l’emprise de la psychologie qui s'occupe de l'analyse et de l'explication des phénomènes mentaux individuels. Rickert propose de distinguer le psychique de l’esprit objectif. En effet, lorsque nous appréhendons la réalité historique, nous devons rendre compte d'éléments qui relèvent de l'esprit objectif, de représentations qui bien qu’ayant leur soubassement dans des processus individuels, des psyché individuelles, se situent comme en dehors d'eux en langage durkheimien ou au-delà d'eux dans une formulation plus simmelienne. Les sciences comme l'histoire sont confrontées à des systèmes de sens, à des mondes de formes, à des systèmes culturels dont la réduction à la psyché individuelle est impossible et qui ne relèvent pas de la simple opposition psychique/physique. Les significations qui sont cristallisées dans une œuvre d'art ne se résument pas aux intentions de leur producteur, le royaume des configurations de sens échappe à l’analyse d'états psychologiques individuels des créateurs, on peut lire de telles œuvres sans avoir la moindre idée des intentions de leur créateur.
38Parvenu à ce point, disposons-nous d'une solution satisfaisante ? Certes la notion d'esprit a été précisée, même remplacée par celle de culture, mais l'histoire suppose aussi que les configurations de sens s'incarnent ou soient portées par des processus mentaux individuels, et que ces configurations de sens aient été associées à des phénomènes psychophysiques perceptibles. Comprendre des documents suppose d'en disposer. Même si le sens compréhensible n'est pas assimilable à la suite des lettres et des mots comme éléments simplement perceptibles, la cristallisation de ces systèmes symboliques est aussi perceptible puisque des monuments, des œuvres d'art, des tableaux ou des sculptures impliquent un soubassement matériel, même si les configurations de sens sont, elles, immatérielles. Cette discussion se conclut par le constat que la complexité du matériau historique dont la particularité significative est certes capitale, ne suffit pas à fonder la logique de la méthode sur le contenu ou le matériau. Tout compte fait l'histoire prend en compte les corps, des éléments physiques, l'esprit au sens de psychique comme l'esprit au sens d'esprit objectif. Toute étude historique envisage l'inscription du psychique dans du physique, et la réciproque, l'intervention du physique sur les éléments psychiques. Il nous faut donc admettre, selon Rickert, que la manière dont ces différents éléments entrent en relation est fondamentale pour définir le matériau historique ; la délimitation substantielle qui argue de la spécificité culturelle, pour intéressante qu'elle soit, puisqu'elle a des conséquences dans un second temps sur la méthode, ne permet pas de fonder logiquement, de distinguer rigoureusement le mode de faire des deux types de sciences. On verra que la culture qui est ainsi ravalée à un second rang pour la fondation de la méthode, redeviendra centrale lorsqu'il s'agira de préciser les caractéristiques qui nous permettent d'individualiser une figure historique. Cet échec relatif de redéfinition et oserai-je dire attendu, étant donné les prémisses empruntées à Windelband, aura au moins permis d'insister sur la culture et sa spécificité, de montrer que même en terme de contenu l'opposition psychique/physique n’est pas satisfaisante. Échec qui conduit à la décision d'ignorer tout compte fait les oppositions nature/esprit, perception/compréhension, externe/interne, pour mettre l’accent sur le mode selon lequel des disciplines se rapportent à leur objet, à savoir la forme logique de la méthode. Celle-ci permettra de montrer des différences, mais en fonction des buts de connaissance. Il semble néanmoins bien y avoir une différence de contenu, car dire que les unes ont affaire à des objets signifiants, les autres à des objet a-signifiants renvoie volens nolens à des ordres de réalité différents, puisque « ce n'est pas la réalité psychophysique a-signifiante ou nature qui forme le véritable objet des sciences historiques, mais la culture, c'est-à-dire des processus relevant de la réalité sensible, et néanmoins signifiants. » Une certaine circularité du raisonnement n'apparaît-elle pas ? Car ne faut-il pas avoir une intuition de la possibilité de deux domaines différents pour fonder logiquement cette différence ? Plus exactement, l'observation des disciplines telles qu'elles existent entraîne vers des hypothèses qui suggèrent une distinction dans la construction des domaines étudiés. Si la différence tient bien néanmoins à la construction, alors c'est le mode de formation des concepts qui doit occuper une place centrale dans la réflexion.
39En d’autres termes, Rickert établit une différence entre contenus de la science et formes logiques de l'activité scientifique. Les différences substantielles d’objets, les configurations de sens et le psychique qui semblent caractériser l'histoire jouent un rôle quant à la spécificité de la méthode, mais les formes même dont la « science se sert pour élaborer son matériau », ces formes méthodologiques ne renvoient pas à une distinction de substances. Il n'en reste pas moins que ces distinctions sont présentes à l'arrière-plan de la fondation logique que Rickert met en œuvre. Pour qui cherche à fonder le caractère logique de la science historique, à concevoir l'essence de sa méthode, les différences de contenu apparaissent secondaires : « Car la méthode, en tant que méthode, est faite de formes dont la science se sert pour travailler son matériau ; plus précisément, elle est faite d'abord de ces seules formes que nous appellerons formes méthodologiques, le mot “forme” pouvant avoir, en logique, plusieurs acceptions ». Abandonnant les discussions sur les distinctions substantielles, Rickert trouve plus pertinent de dégager les formes méthodologiques de la pensée historique. Ce n'est qu'après ce premier stade qu'il sera opportun de revenir sur les relations entre forme et contenu : « Une logique de l'histoire qui veut atteindre son but à coup sûr et par le chemin le plus court, doit commencer par ignorer délibérément toutes les différences de contenu qui existent entre les disciplines, et surtout des concepts aussi plurivoques que ceux de nature et d'esprit ». Rickert se proposera donc de montrer comment les concepts sont formés et comment cette formation dépend de la « spécificité formelle des buts que le sujet cherche à atteindre en connaissant ». Il faut s'intéresser au premier chef aux formes de la pensée, qui relèvent de la logique, avant de s'attaquer au contenu ou à la matière de la science, c'est seulement après ce détour qu'il sera utile de revenir à l'étude des conséquences méthodologiques qu'entraîne la définition du domaine de l'histoire comme relevant de la culture et du spirituel. On comprend pourquoi la théorie de Rickert a pu être accusée de formalisme logique, mais dans son esprit cette réflexion sur les modes de rapport formel à la réalité n'est que la première étape nécessaire, non la réduction de la connaissance à ce formalisme logique.
40La réflexion se déplace donc vers le mode de connaître sans à priori distinguer des objets ; ils peuvent être mentaux, corporels, relever de processus signifiants ou de processus naturels. Rickert, délaissant toute approche en terme de matériau ou de contenu, se concentre donc sur la manière dont « les sciences forment leurs concepts », et remarque que la formation des concepts selon les sciences dépend de « la spécificité formelle des buts que le sujet de la connaissance cherche à atteindre en connaissant. La logique recherchera donc les tâches formellement différenciées que les sciences s’assignent, puis les méthodes scientifiques, c'est-à-dire, dans le cas qui nous occupe, les modes de formation des concepts ; elle tentera de les comprendre comme les différents moyens d'atteindre différents buts, ou comme les modes, nécessairement différents d'un point de vue téléologique, de transformation et d'élaboration conceptuelle de la matière sensible observable ». C'est dans ce cadre que doit être étudiée la formation des concepts par l'histoire, ses méthodes et le mode spécifique d'opérer pour réaliser ses objectifs de connaissance.
41Parvenu à ce point, Rickert dégagé ce qui lui apparaît comme « la plus grande opposition formelle qui puisse exister dans notre conception de la réalité empirique ». Pour ce faire il prend appui sur un savoir commun, des conceptualisations préscientifiques, lesquelles distinguent entre généralisation et individualisation. La science quelle qu’elle soit retravaille des cadres courants grâce auxquels nous parvenons à mettre de l'ordre dans le flux de l'expérience. Dans le premier cas nous relevons tout ce qui est commun et laissons de côté l'individualité des objets, puisque celle-ci n'est comprise que sur le mode de l'exemple d'un concept générique global, alors que dans le second c'est le caractère unique et irremplaçable qui retient notre attention, de plus ce caractère singulier implique la présence d'une valeur. « La réalité empirique devient nature, si nous la considérons du point de vue de l'universalité, (das Allgemeine) elle devient histoire si nous la considérons du côté de la particularité et de l'individualité, (das Besondere und Individuelle) »10 (en gras dans le texte).
42Cette distinction logique repose sur les visées de connaissance différentes. L'intérêt de connaissance se distribue selon une distinction simple entre visée généralisante et visée individualisante, car « nous n'étudions pas ici la différence entre le corps et l’âme, la culture et la nature, signifiant et a-signifiant, compréhensible et seulement perceptible ; nous n'étudions que la différence formelle des buts scientifiques... » (Les problèmes).
43Si nous pouvons ainsi construire la réalité avec deux cadres différents, il nous faut encore préciser en fonction de quoi nous regardons l'individualité d'un objet. L'indivisibilité physique ne saurait tenir lieu de critère pour fixer l'individualité historique, puisqu'elle vaut tant pour tous les objets. Rickert pense trouver le critère de démarcation dans la valeur que portent certains objets, la reconnaissance de valeurs présentes dans certains objets leur donne une individualité historique qui n'est pas assimilable à l'individualité physique. Il ne s'agit pas de la valeur qu’un historien accorderait à tel ou tel objet, mais le fait qu'il reconnaît que cet objet a une relation à des valeurs. Bref, il faut distinguer entre le processus d'attribuer une valeur (Wertung) et relation aux valeurs (Wertbeziehung). Un objet n'entre dans le cadre de la connaissance historique que si nous pouvons constater qu'en lui sont cristallisées des valeurs. Le but de la connaissance historique est donc le traitement de valeurs cristallisées dans des individualités historiques et celles-ci comme configurations de sens sont des valeurs culturelles : l'histoire étudie des singularités culturelles. Dans un vocabulaire weberien qui décalque celui de Rickert, on dira que la sélection du donné en histoire dépend du phénomène de relation aux valeurs.
44La formation des concepts, l'individualité historique, la distinction entre valeurs et rapport théorique aux valeurs sont des termes auxquels les sociologues sont habitués sans toujours bien repérer leur provenance et il ne me semble pas inutile de rappeler l'usage que Weber a pu en faire. En effet, H. Rickert est de nos jours particulièrement méconnu en France, ce qui n'est pas sans étonner si l'on voit par contre le rayonnement de Weber.
Weber et Rickert
45« Rickert habe ich aus. Er ist sehr gut, zum grossen Teil finde ich darin, was ich selbst gedacht habe. »
46Weber dans ses travaux sur les sciences de la culture affirme s'appuyer sur Rickert, lui emprunte même ce terme de culture. En effet, dans les Grenzen, ouvrage réédité cinq fois, Rickert proposera de laisser de côté le terme d'esprit pour désigner le matériau des sciences historiques, et de lui substituer « l’expression aisément compréhensible de culture », et donc de parler de Kulturwissenschaften. Dans ses « Essais sur la théorie de la science », Weber se propose de tester la validité des hypothèses de Rickert et va jusqu’à affirmer dans une lettre à Marianne Weber : « J’en ai fini avec Rickert. Il est très bon, j’y retrouve en bonne partie ce que j’ai pensé de mon côté, quoique sous une forme sans élaboration logique. J’ai des réticences sur la terminologie. »11 ainsi que la note p. 7 des Wissenschaftlehre : « Je crois m’être rallié dans ce qui précède aux thèses essentielles du livre de Rickert sans trop les déformer [...] dans la mesure où elles sont pertinentes pour notre sujet. » Par la suite, il se démarquera de la conception de la science de Rickert, la vérité scientifique n’est pas conforme à un ordre supra empirique, elle tient à la possibilité de vérifier une hypothèse.
47Dans une note de l’article consacré à Roscher et Knies, il remarque qu’il tentera de voir la pertinence de la méthode de Rickert pour notre discipline (l’économie) et, qu’envisageant la méthode dans son ensemble, il ne le citera pas partout où cela aurait été nécessaire. Il ajoute que Die Grenzen est l’ouvrage fondamental qui présente la formulation logique des différences entre sciences nomologiques et sciences de la réalité concrète. Certes si Weber, comme l’a souligné W. Mommsen12, ne voit aucune difficulté à se décrire comme néo-kantien, que Die Grenzen des naturwissenschaftlichen Begriffsbildung est probablement le livre que Weber cite le plus souvent dans ses Essais sur la théorie de la science, il est tout autant incontestable que l’existence de valeurs culturelles objectives est intenable pour lui et que le rapport d’appropriation des thèses de Rickert passe par une réélaboration. La question du rapport théorique aux valeurs n’est pas seulement pour Weber un moyen de construire des individualités historiques données, mais aussi et surtout un moyen de construction de modèles idéaux typiques qui permettent de saisir la signification culturelle de certains phénomènes. Toute activité de recherche dépend de valeurs ou de points de vue supraempiriques particuliers, leur légitimité sera prouvée par la validité reconnue ou non à la recherche, il ne saurait par contre y avoir de valeurs culturelles absolues dirigeant une recherche et reconnues par toute personne possédant une culture scientifique, ou alors il n’y en a qu’une, la recherche de la vérité. Weber considère que la validité des concepts est aussi prouvée en marchant et qu’une définition à priori de toute démarche scientifique est une absurdité ce qui peut être lu comme une critique envers Rickert. En d’autres termes si Rickert est très bon, son utilisation ne va pas sans transformation, modification et altération.
48Il me semble intéressant de signaler les relations entre la pensée de Weber et celle de Rickert, de voir comment le premier s’est approprié les thèmes de Rickert, cette appropriation permettant en retour d’éclairer les points centraux de l’apport de Rickert pour les sciences de la culture. Ayant montré que les sciences de la culture s’intéressent à des événements particuliers, Weber souligne qu’elles ont de plus à tenir compte d’une autre caractéristique centrale de leur domaine, car « dans les sciences sociales, nous avons affaire à l'association (Mitwirkung) de phénomènes mentaux, dont l’évocation pour les “comprendre” (welche nacherlebend zu verstehen) est bien entendu une tâche d’un genre spécifiquement différent, de celle que les formules de la connaissance exacte de la nature, en général, peuvent ou veulent résoudre13. » Les sciences de la culture ont non seulement affaire à des phénomènes caractérisés par la non-répétition, la singularité, mais de plus ces phénomènes mettent nécessairement en jeu des relations de sens liées à l’association de consciences, ils présentent des concrétisations de valeurs. Il en découle qu’elles doivent saisir les significations associées aux pratiques, elles sont donc des sciences qui ont affaire à des représentations et à des productions significatives, elles sont des sciences de la culture. Toute connaissance historique comporte nécessairement un élément de sélection qui implique de la part de l’historien un rapport aux valeurs, ces valeurs ou configurations de sens concrètes renvoient à des configurations de sens générales, l’État, la religion, l’art, mais l’historien n’est concerné que par tel État particulier, telle forme d’art, telle religion, etc. On le voit, l’historien ne peut que se référer à des concepts généraux, mais son exposé n’est pas seulement une abstraction généralisante, puisqu’il s’intéresse à une forme particulière. Rickert pensait par là montrer qu’un objet est sélectionné en fonction de son rapport à des valeurs universelles, mais qui sont si l’on veut actualisées dans un objet singulier. On retrouve ce me semble une idée de la même veine dans les premières pages d’Économie et société, lorsque Weber discute la notion de fonction : « Il faut donc savoir d’abord quel service rendent un “roi”, un “fonctionnaire”, un “entrepreneur”, un “souteneur”, ou un “magicien”, par conséquent quelle activité typique est importante pour l’analyse et entre en ligne de compte [...], avant de s’attaquer à l’analyse elle-même » (Il s’agit du « rapport aux valeurs » au sens de Rickert).
49En histoire les phénomènes étudiés dépendent de points de vue orientés par les valeurs car les phénomènes que nous prenons en compte institutions, croyances, constitutions, formes d’État, organisation économique sont des cristallisations de valeurs, de normes, d’idéaux, de représentations. L’objet d’une recherche historique n’est pas simplement matériel, puisqu’un objet de recherche tel que la « civilisation moderne » est « un agrégat formidable » de « valeurs culturelles ». La reprise par Weber de certains éléments de la thèse de Rickert, sans reprendre sa philosophie, ce que Rickert a bien vu, lui permet de déterminer la signification culturelle des phénomènes historiques et sociaux. Le rapport aux valeurs indique dans un premier temps que l’objet, l’individualité historique ou culturelle, est interprété par nous selon le critère de la particularité, de l’individualité et de la singularité. Nous interprétons par rapport aux valeurs lorsque nous analysons telle période, telle œuvre d’art, etc. dans la mesure où de tels objets sont « des concepts de valeur singuliers en tant qu’ils constituent l’objet d’un travail historique ».
50Le rapport axiologique à un objet indique qu’une valeur lui est attribuée de manière théorique sans pour autant émettre un jugement de valeur positif ou négatif sur cet objet. Les objets de recherche de l’histoire sont des objets culturels, en tant que tels ils présentent des configurations de sens et de valeurs. Le concept de culture renvoie à l’ensemble des objets de la réalité auxquels des valeurs sont attachées, des ensembles significatifs tissés de valeurs et nourris par ces valeurs, la formation des concepts tenant à ce fait.
51Il nous faut encore remarquer que ces points de vue, en raison de leur relation aux intérêts, notamment du présent, sont conditionnés par l’actualité et ces points de vue peuvent changer en fonction des intérêts de connaissance que le présent en quelque sorte sollicite, et qui conduisent alors à poser de nouvelles questions au passé et à envisager d’autres individualités historiques, ou d’autres phénomènes comme essentiels. Il y a en ce sens renouvellement ou reconstruction du passé à partir du présent. Plus exactement, d’autres concrétions culturelles du passé sont étudiées, elles ne remplacent pas les précédentes, mais les complètent ou les relativisent. La conditionnalité par les valeurs subjectives - selon les deux registres que nous avons vus : ce sont des valeurs que l’historien étudie d’une part ; l’intérêt pour le passé est dépendant du présent et des valeurs qui y son liées, d’autre part-, est un critère de démarcation entre sciences humaines et sciences de la nature. De nos jours, il n’est pas certain que les épistémologues situent en ce point la démarcation, mais je laisse de côté cette question pour me concentrer sur l’argumentation de Weber. Lorsqu’il distingue les deux types de sciences, il souligne que les secondes « tendent vers le modèle de la mécanique », mais aussi et surtout que les premières sont dépendantes du principe de la conditionnalité par les valeurs. Weber en a tiré la conclusion que « cette sorte de conditionnalité par des « valeurs subjectives » reste étrangère aux sciences de la nature [...] et constitue précisément l’opposition spécifique entre l’histoire et les sciences de la nature »14.
Rickert et Weber
52En 1921 Rickert dédie la troisième édition des Grenzen à Weber, et rappelle que sa relation de proximité avec Weber date de l’époque de leur début de carrière académique à Freiburg, relation qui n’allait pas sans controverse puisque Weber critiquait Windelband, la démarche idéographique qui ne déboucherait que sur l’esthétisme, d’une part, et qu’il tenait pour impossible la production d’une logique de l’histoire de l’autre, mais que dès la livraison de 1902 des Grenzen il fut par contre un des premiers à reconnaître leur importance : « les travaux méthodologiques dans lesquels il rendit lui-même fructueux cet examen pour sa propre science, signifient pour moi jusqu’à aujourd’hui la plus belle récompense de mes peines pour éclairer l’essence logique de toute histoire (Historie)... De sa contradiction j’ai beaucoup appris. (Introduction, p. XXIV).
53Rickert a toujours insisté sur la place de la relation théorique aux valeurs et de la construction de figures historiques individuelles dans la méthode de Weber, il reconnaissait aussi que ce serait un honneur de le compter parmi les néo-kantiens. Malheureusement cette fierté n’était pas permise, car Weber « n’appartenait scientifiquement, pour parler comme Goethe à aucun corporation. C’est en cela que consiste sa grandeur scientifique, il a bâti une science de la culture, qui dans ses relations entre histoire et systématique ne correspond à aucun des schémas méthodologiques existants et par cela même établit (weist) de nouvelles voies pour la recherche spécialisée. » (Introduction, p. XXV). Rickert fait allusion au mélange de connaissance historique, donc individualisante, et de systématique, la connaissance sociologique qui est elle un savoir généralisant. « Son impulsion vers les constructions systématiques conduisit Weber à retravailler la même étoffe d’abord étudiée historiquement et à la présenter de manière généralisante et en ce sens de manière an-historique. » « C’est ainsi qu’il en vint à décrire ses derniers travaux comme Sociologie et par là à donner (verleihen) à ce nom, depuis Comte beaucoup utilisé mais aussi mal utilisé, une nouvelle signification. » (Introduction, p. XXTV).
54Certes, on ne saurait simplement s’appuyer sur les données de Rickert, mais il me semble qu’au moins pour un temps Weber s’est appuyé sur les réflexions de Rickert. Les interprétations qui soulignent le rapport à Rickert ne conduisent pas, en ce qui me concerne, à jeter le voile sur le rapport à Nietzsche et ce par l’intermédiaire du Schopenhauer et Nietzsche de Simmel, ni d’oublier Dilthey et Husserl, qui sont considérés par Winckelman comme d’autres sources15 encore moins Marx. Pourquoi faudrait-il qu’une seule « dépendance théorique » existe aux dépens d’autres ? Montrer que Weber a pu s’appuyer sur Rickert, mais que le reprenant il utilise certains outils théoriques, en laisse d’autres sur le bord du chemin, et aussi en refuse certains comme l’idée d’une systématique, ne signifie pas nier d’autres relations avec Nietzsche et Simmel, où se joue un même travail d’appropriation et de rejet. J’aurais même tendance à considérer que la tension entre différents pôles théoriques permet de circonscrire la réception par Weber d’autres auteurs, mais non d’enfermer Weber dans une dépendance théorique univoque.
La postérité de Rickert
55La distinction établie par Rickert peut être remise en cause, et de manière sévère on peut conclure que la réponse donnée est « si abstraite, si éloignée de la science réelle qu’elle est vaine... la logique abstraite ne mène qu’à des constructions conceptuelles dont l’achèvement fait ressortit la gratuité »16. De manière plus mesurée, on montrera que la distinction entre généralisation et individualisation ne recoupe pas nécessairement une différence d’activité scientifique, que la géologie (pour m’appuyer, ici, sur E. Cassirer) est aussi l’étude d’événements concrets et singuliers qui s’étant déroulés à certains moments et selon différentes ères géologiques sont singuliers, tout autant que l’histoire d’une cité au Moyen Âge. Montrer que les sciences de la nature suivent elles aussi des buts de connaissance du singulier, attaque de front la distinction de Rickert, encore que ce dernier pourrait faire valoir que la singularité historique implique nécessairement la présence d’une valeur, mais ne retomberions-nous pas alors dans une distinction de contenu plutôt que de formes méthodologiques ? La distinction n’a-t-elle pas pour conséquence de réserver à la seule histoire le domaine idéographique, et de réduire la sociologie à une systématique généralisante, puisque c’est ainsi que Rickert comprend l’entreprise de Weber ? Il est également possible de signaler que la démarche de Rickert s’inscrit dans une représentation des sciences de la nature qui passaient pour n’étudier que des phénomènes immuables dont les lois donnaient une description, dont les concepts principaux étaient causalité, déterminisme, mécanisme, sans voir que la sciences se déplaçait de plus en plus vers l’étude de phénomènes évolutifs, voire des crises et des instabilités. (Prigogine et Stengers).
56Je soutiendrai néanmoins que l’intérêt de la théorie de Rickert tient au fait qu’il nous propose sous le concept de forme et de formation des concepts une illustration du cadrage à partir duquel des phénomènes sont pris en compte ; que ce cadrage permette de distinguer des domaines scientifiques, même en gardant à la distinction un caractère heuristiques, et s’applique aux objets scientifiques comme Rickert le pensait est sans doute discutable, mais ce qui importe, c’est d’attirer l’attention sur ce processus. Dans un tout autre registre mais partant lui aussi de ce qu’il appelle le sens commun, Goffman peut montrer que les cadres naturels ou les cadres sociaux nous servent à nous débrouiller dans la vie, que la réalité est toujours mise en forme et que cette dernière a des conséquences quant à ce que nous pouvons en dire.
57Il me semble qu’un repérage de ces cadres, ce à quoi s’attellent tant les phénoménologies sociales que, dans un autre registre les théories de l’argumentation, ou encore les recherches sur les schématisations et les programmes de recherche, illustre l’importance de ce processus de formation des concepts, et il serait sans doute nécessaire de pouvoir préciser jusqu’à quel point toutes ces mises en forme s’ancrent pour partie dans ce que Rickert appelait conceptions pré-scientifiques, Simmel savoir de la pratique, et comment aussi elle s’en dégagent.
58Après ce parcours, on est mieux à même de comprendre pourquoi Rickert eut une telle influence, et je ne partagerai pas l’appréciation sévère de R. Aron : « Et pourtant il y a bien peu finalement à retenir de l’immense effort de Rickert. » (ibid., p. 154) car un tel jugement occulte le rôle de sa pensée sur les réflexions de Weber, Simmel et de Dilthey, son postulat d’une unité rationnelle de l’ensemble du savoir humain, sa tentative de se garder tant du naturalisme que de l’historicisme. Tenter de borner logiquement l’impérialisme de ces deux conceptions ne consonne-t-il pas, - même si nous pensons avoir d’autres moyens de tenter d’éviter le Charybde du naturalisme sans pour autant chuter dans le Scylla du relativisme intégral-, avec des débats actuels qui tournent autour du relativisme et de la particularité des modes de faire dans les sciences de l’homme et de la société ?
Notes de bas de page
1 Georg Mehlis, Lehrbuch der Geschichtsphilosophie, Berlin, Julius Springer, 1914, p. 4.
2 Heinrich Rickert, Die Probleme der Geschichts-philosophie, Eine Einführung. Dritte, umgearbeitete Auflage, Heidelberg, Carl Winter, 1924.
3 Heinrich Rickert, « Geschichtsphilosophie », in Die Philosophie im Beginn des zwanzigsten Jahrhunderts, Festschrift für Kuno Fischer unter Mitwirkung von B. Bauch, K. Groos, E. Lask, O. Liebmann, H. Rickert, E. Troetltsch, W. Wundt, herausgegeben von W. Windelband, Heidelberg, C, Winter 1904, t. 2, pp. 51-136.
4 Cf. Klaus Christian Kôhnke, Entstehung und Aufstieg des Neukantianismus : Die deutsche Universitätsphilosophie zwischen Idealismus und Positivismus, Frankfurt, Suhrkamp 1986, pp. 233-302, 367-434.
5 Immanuel Kant, Akademie Ausgabe, t. 8, p. 65.
6 Ibid., pp. 17 sq.
7 Ibid., pp. 18, 29.
8 Ibid., pp. 18, 20 ss., 31.
9 Ibid., p. 54.
10 Cf. aussi Mehlis, op.cit., pp. 507-509.
11 Il semble plus correct de désigner, ainsi que le fit l’histoire de la philosophie jusque dans les années vingt, la plupart des néokantiens de l’école alémanique, dont Windelband et Rickert, comme des néofichtéens ; le passage au néohégélianisme en devient moins surprenant.
12 Heinrich Rickert, « Geschichtsphilosophie », op.cit., p. 51.
13 Ibid., p. 52.
14 Ibid., p. 108.
15 Emil Lask, « Rechtsphilosophie », in : Die Philosophie im Beginn des zwanzigsten Jahrhunderts, op. cit., t. 2, pp. 1-50, cit. p. 1.
16 Cf. Rüdiger Kramme, « LOGOS 1933/1934 : Das Ende der “internationalen Zeitschrift für Philosophie der Kultur”. Rechtstheorie », Zeitschrift für Logik, Methodenlehere, Kybernetik und Soziologie des Rechts, 27 (1966), pp. 92-116, notamment pp. 94-97.
17 Margarete Susman, Die geistige Gestalt Georg Simmels, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck) 1959, p. 28.
Notes de fin
1 H. Rickert, Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung, Tübingen, 1929, funfte Auflage, p. 9, n. 1.
2 H. Rickert, Die Grenzen des naturwissenschaftlichen Begriffsbildung, Tübingen, 1902, p. 34.
3 G. Simmel, Les problèmes de la philosophie de l’histoire, Paris, PUF, 1985, p. 57. Dans la Philosophie de l’argent Simmel soulignait la nécessité d’a priori pour connaître mais indiquait également que “si on a la certitude que de pareilles normes existent, on est davantage en peine de les désigner. Bien des a priori tenus pour tels à une époque ont été reconnus plus tard pour des constructions empiriques et historiques.” (p. 102). Nous mobilisons donc des cadres conceptuels pour connaître, ces cadres sont variables et peuvent se modifier au cours du temps mais de cette historicisation des cadres il ne faudrait pas tirer la conséquence que l’a priori en général est réductible à l’expérience.
4 O. Hintze, « Conception individualiste et conception collectiviste de l’histoire », in O. Hintze, Féodalité, capitalisme et état moderne, Présentation de H. Bruhns, Ed. de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1991, pp. 28-29.
5 W. Windelband, Geschichte und Naturwissenschaft, Rede gehalten von dem rector Dr. W. Windelband, 1er mai 1894, Universitätsbuchdruckerei von J. H. Ed. Heitz, (Heitz & Mündel), Strasbourg, pp. 23-24.
6 W. Windelband, ibid., p. 26.
7 W. Dilthey, Introduction à l’étude des sciences humaines, Paris, PUF, 1942, p. 15.
8 W. Dilthey, Introduction à l’étude des sciences humaines, Paris, PUF, 1942, p. 15.
9 H. Rickert, Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung, Tübingen, 1929, funfte Auflage, p. 9, n. 1.
10 H. Rickert, Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung. Tübingen, 1929, funfte Auflage, p. 227.
11 In Marianne Weber, Ein Lebensbild, Tübingen, 1926, p. 273.
12 W. Mommsen, Einleitung, in Max Weber und seine Zeitgenossen, Hrsg. Von W.J. Mommsen und W. Schwenkter, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen-Zurich, 1988. Cf. aussi dans le même ouvrage G. Oakes, Max Weber und die Südwestdeutsche Schule : Der Begriff des historischen Individuum und seine Entstehung, pp. 595-612.
13 M. Weber, « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales », (1904), in : Essais sur la théorie de la sciences, op. cit., p. 156. M. Weber, Methodologische Schriften, S. Fischer, Frankfurt, 1968, p. 26. (trad, modifiée).
14 M. Weber, « Etudes critiques de logique des sciences », in : Essais sur la théorie des sciences, op. cit., p. 283.
15 Legitimitât und Legalität in Max Webers Herrschaftsoziologie, Tübingen, 1952.
16 Aron, La philosophie critique de l’histoire, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1970, pp. 154-155.
Auteurs
Professeur à l’Université de Bielefeld.
Professeur à l’Université de Strasbourg II, Laboratoire de sociologie de la Culture européenne, CNRS, Ura 222.
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