Chapitre deuxième. Le roman urbain
p. 49-71
Texte intégral
1Pour dire les choses d’un trait, nous sommes devant un genre intellectuel indubitablement majeur, mais qui n’arbore pas, au commencement du siècle en tout cas, le même prestige que des disciplines déjà consacrées comme l’histoire ou la philosophie. Une telle distinction ne va que très progressivement se dessiner, mieux encore, se conquérir avec le passage des années.
2Avant d’aborder le roman urbain comme genre littéraire particulier, nous devons établir un contact avec la sorte d’individu qui le prend suffisamment au sérieux pour s’y adonner au meilleur de ses aptitudes. Comment le définir en tant que type intellectuel singulier ?
LE NOUVEL HOMME DE LETTRES EN 1900 : UN RÉVOLTÉ
3Appartenant à l’âge de la grande industrie, cet écrivain nouveau n’a pas grand-chose en commun avec l’ancienne mais célèbre tradition littéraire qui a dominé tout le XIXe siècle en Amérique et dont le grand foyer de rayonnement se trouvait en Nouvelle-Angleterre, plus exactement dans la ville de Boston. Pas du tout un aristocrate de naissance, il provient ou bien de la petite bourgeoisie, formation sociale de plus en plus menacée par la nouvelle oligarchie économique au pouvoir, ou bien des couches sociales les plus pauvres et les plus démunies à tout point de vue.
4Ce nouveau type d’écrivain habite la grande ville et non la campagne ou, encore, les petites agglomérations. Il s’agit, en effet, du seul véritable endroit, à l’époque, où il peut espérer gagner sa vie tout en trouvant des conditions favorables à la publication de ses romans. Où se repèrent de telles conditions en principe favorables à son art ? Du côté du journalisme à la grande presse urbaine. Voilà pourquoi le nouvel écrivain fait tout ce qu’il peut pour pénétrer ce milieu particulier : il y va en fait de sa survie. Marianne Debouzy, déjà citée dans le chapitre précédent, dégage avec une très grande clarté dans un autre livre les raisons fondamentales de ce comportement :
Outre l’attrait que constitue la nouveauté de la grande presse, le journalisme est une des rares formes d’activités accessibles aux intellectuels dans la nouvelle société. C’est donc d’abord un débouché économique – et pour beaucoup d’écrivains le seul ; c’est aussi la possibilité d’un contact direct avec la réalité et d’une investigation systématique des différents aspects de la vie contemporaine. Enfin, c’est un entraînement à l’écriture rapide.
Il ne faut pas négliger d’autre part l’influence considérable de la presse à gros tirage sur l’activité littéraire : la presse modèle un nouveau public, influence le goût littéraire, introduit de nouveaux auteurs. Pour atteindre un public, il devient nécessaire aux écrivains d’être consacrés par la presse1.
5Mais la grande presse constitue aussi, à l’époque, une entreprise particulièrement perverse. D’une part, l’écrivain-journaliste est amené à explorer en détail la vie sociale : il découvre les moindres rouages de son fonctionnement, il prend conscience très concrètement de tout le système derrière, basé sur le capitalisme d’affaires. Il est alors en position de le juger sur pièces. D’autre part, il est payé pour taire ce qu’il constate ou plutôt pour falsifier les faits, pour fabriquer des illusions au profit d’un public à qui il doit faire croire que le capitalisme moderne signifie l’apogée du progrès social. Comment cela ? C’est que derrière chaque journal, chaque magazine important destiné au large public se profile l’ombre des grands financiers et des hommes d’affaires. Ce sont eux, en effet, les vrais responsables de l’orientation idéologique de la grande presse. Entre leurs mains, les rédacteurs, les bosses, sont de simples marionnettes payées pour que soient quotidiennement diffusés les mythes favorables à la classe dirigeante : respectabilité, honneur, vertu morale, incorruptibilité, etc. Participer à cette imposture, voilà bien la tâche réelle du journaliste. Pour vivre, par conséquent, ce dernier doit tourner le dos à l’information exacte et se soumettre aux exigences des véritables maîtres des journaux, les magnats2.
6D’où, inévitablement, un vif conflit intérieur à quoi s’ajoutent de sérieuses tracasseries du côté de l’édition. Aspirant, en effet, à publier ses œuvres de fiction et ambitionnant légitimement de se gagner un public, l’écrivain n’a pas le choix de ne pas passer soit par un magazine littéraire, soit par une maison d’édition. Or, au tournant du siècle, le monde littéraire américain vit une mutation étroitement liée au développement de la presse à gros tirage. Voici qu’une censure plus ou moins tacite se répand parmi les divers magazines et maisons américaines d’édition littéraire dans le but de ne publier que ce qui a peu de chances d’offenser la morale puritaine, les idées et les pratiques des classes dirigeantes. En d’autres termes, s’il veut publier et obtenir vite du succès, tout jeune écrivain doit consentir malgré sa répugnance à fabriquer une littérature de circonstances d’où seront expurgés des sujets comme la misère, la vie des ouvriers, le tout pour ne pas s’aliéner les lecteurs qui proviennent des classes privilégiées (les femmes en grande partie) et, donc, qui existent en nombre assez restreint. S’il ne veut pas capituler devant ce diktat des éditeurs, s’il veut ne pas sacrifier vérité et sincérité en retour d’un succès rapide et facile, l’écrivain n’a d’autre choix alors que de lutter sans cesse et contre tout : establishment littéraire (journaux et magazines), éditeurs, même le public. Il doit défier les interdits de son temps et chercher à s’exprimer sans qu’il soit question d’avoir du succès, en prenant tous les risques.
7Dans de telles conditions, l’écrivain nouveau au tournant du siècle ne peut pas être autrement qu’un révolté. Révolté par ce qu’il observe quotidiennement autour de lui dans la société, révolté aussi par le conformisme du monde journalistique aligné sur les goûts des classes au pouvoir et qui le condamne à une misère matérielle certaine s’il refuse le rôle de divertisseur public pour ne pas trahir sa véritable vocation.
8Tous les historiens et critiques littéraires l’ont bien souligné : c’est cet esprit de révolte qui explique l’émergence même du romancier « social » au tournant du XXe siècle et, du même souffle, l’entrée de la littérature américaine dans l’âge dit « moderne ». Citons une appréciation parmi bien d’autres :
La littérature américaine moderne naquit dans le mécontentement et la révolte ; elle naquit de la déroute de générations désorientées par la constatation que l’ancienne culture formaliste et la mentalité Nouvelle-Angleterre étaient désormais sans utilité aucune3.
9Voilà le phénomène dans ce qu’il a de plus décisif : le passage à un projet littéraire nouveau.
DE LA RÉVOLTE COMME SENTIMENT À LA RÉVOLTE COMME PROJET ROMANESQUE
10Prenons d’abord le temps de préciser ce qu’était au juste la mentalité littéraire dominante en 1900 :
C’était, pour l’essentiel, un effort d’abolition des divers maux et vulgarités au sein de la société américaine en n’en parlant jamais. C’était une théorie qui séparait le monde en deux parties [...]. D’un côté se trouvait la religion ; de l’autre, les affaires. D’un côté, il y avait le divin chez les êtres humains ; de l’autre, tout ce qu’il y a en eux d’animal. D’un côté, l’art ; de l’autre, la vie. D’un côté, il y avait les femmes, les membres du clergé et les professeurs d’université, tous gardiens de l’art et de l’idéal ; de l’autre côté, les communs des mortels plongés dans leurs affaires pratiques, [...] Toute la littérature au complet devait, pensait-on, se situer du côté droit des rails de chemin de fer, dans le royaume principalement féminin de la beauté, de l’art, de la religion, de la culture et de l’idéal. Les romans devaient s’écrire autour d’héroïnes pures et avec des fins heureuses de manière à flatter l’estime de soi des lectrices. Les magazines étaient édités de manière à ne pas troubler les esprits des jeunes filles ou, encore, à ne pas soulever l’indignation de mères courroucées4.
11La révolte du nouveau romancier va d’abord s’exprimer par le projet de se débarrasser de ce carcan de la tradition « gentille », celle-là même qui règne dans la grande presse et l’entreprise d’édition. Elle va aussi consister à se tourner vers la vie dans toute sa crudité, sa brutalité, pour y puiser une matière romanesque à la fois nouvelle et riche. Or, la vie concrète, crue et brutale dont l’écrivain fait quotidiennement l’expérience, c’est la vie de la grande ville. Dès son premier jaillissement, donc, le nouveau roman social se présente comme un roman de la ville. L’écrivain explore celle-ci en long et en large, observe les moindres détails et enregistre tous les faits importants comme sur une plaque photographique : voilà sa grande passion. Par contre, il est isolé, sans statut social ou universitaire respectable, sans allié ni support institutionnel officiel. Il se met, pour compenser, à la lecture des intellectuels européens et y cherche des alliances. Sa préférence va aux scientifiques anglo-saxons, aux pamphlétaires surtout, acquis à l’évolutionnisme darwinien : Herbert Spencer (1820-1903) est un modèle attirant, car il paraît pouvoir apporter une conception unifiée du monde, une philosophie synthétique en remplacement du christianisme. Sur un plan plus directement littéraire, on admire d’instinct les écrivains réalistes ou naturalistes tels que Tolstoï, Ibsen, Balzac, Flaubert, Zola. On les admire pour leur technique d’écriture, leurs thèmes, leur sensibilité. Le nouveau romancier urbain d’Amérique se fait spontanément naturaliste et réaliste, car cela lui semble aller de soi pour atteindre la « vérité » des choses.
12Mais ce naturalisme va mener le romancier urbain beaucoup plus loin que la seule description des faits bruts, si sordides soient-ils. C’est un révolté, écrivions-nous, c’est-à-dire un être profondément rebelle qui, sans sortir du cadre naturaliste, ne peut s’empêcher de vouloir secouer moralement son époque. Il est même obsédé par ce projet. Voici à nouveau Cowley :
Écrivant leurs romans, la plupart des naturalistes se sont vus comme des juges scientifiques, impartiaux et, pour emprunter une de leurs propres phrases, complètement amoraux en ce qui a trait à la vie. Mais un terme plus juste encore pour qualifier leur attitude serait le mot « rebelle ». Malgré leurs efforts, ils ne purent rester de simples observateurs. Ils se révoltèrent contre les standards moraux de leur époque ; et leur révolte devait les conduire plus ou moins consciemment à tenter d’imposer de nouveaux standards étroitement accordés à ce qu’on imaginait être les lois naturelles. Leurs livres sont pleins de courts essais ou de sermons adressés au lecteur ; on y suggère, en réalité, un système complet d’éthique naturaliste avec ses vices et ses vertus. Les vices les plus souvent mentionnés sont l’hypocrisie, l’intolérance, la conventionnalité et la mauvaise grâce à reconnaître la vérité5.
13En tant que type intellectuel, cette nouvelle espèce d’écrivain américain, le romancier urbain, émerge non d’un seul coup, mais sur l’étendue chronologique comprise entre 1890 environ et les première années du XXe siècle. Il s’y détache graduellement et fait dès lors entrer l’Amérique dans une toute nouvelle ère sur le plan de la pensée littéraire.
UNE PREMIÈRE GÉNÉRATION D’ÉCRIVAINS REBELLES
14Nous allons apporter quelques exemples de ces écrivains qui peuvent être considérés comme la toute première génération des « modernes » aux États-Unis et qui partagent tous ce trait de « rebelle » par la plume.
15Voici d’abord William Dean Howells (1837-1920). Actif dans l’édition littéraire « distinguée », longtemps rédacteur de magazines éminents tels que The Atlantic Monthly et Harper’s Magazine, l’homme tourne brusquement le dos à cette écriture respectable vers la fin de la décennie 1880. Impressionné par la retentissante affaire Haymarket6 à Chicago, il s’éprend d’un socialisme vague et décide de se consacrer dorénavant à approfondir la misère urbaine, en enquêtant sur place. New York va être son lieu de prédilection. Il est amené à écrire sur elle des phrases comme celle-ci :
Une misère pareille ne pouvait exister nulle part dans une vie que l’on tient communément pour civilisée7.
16Dans ses romans les plus connus – A Hazard of New Fortunes (1890), The World of Chance (1893), A Traveler from Altruria (1894) –, Howells aborde les grands problèmes de son époque tels que l’ascension du self-made man, les effets de l’industrialisation sur la vie des individus, les rapports entre les classes. Il essaie, chaque fois, de faire ressortir que la misère et l’insécurité des déshérités urbains ne constituent pas une condition innée, mais sont le résultat des forces économiques et sociales contrôlées par les dirigeants.
17Un deuxième auteur important est Stephen Crane (1871-1900). Comme Howells, il choisit New York pour à la fois y vivre et y trouver de la matière romanesque. Sa situation matérielle frôle le dénuement quasi complet (il doit emprunter à des amis pour avoir de quoi manger et écrire) au début de sa carrière et ses œuvres en portent la trace indélébile. La ville l’attire pour le spectacle naturel qu’elle offre, mais l’impressionne encore plus par sa violence gratuite, sa mécanisation de tout rapport humain, sa pauvreté extrême. Aussi ses récits fictifs vont-ils toujours recréer les aspects les plus sinistres et les plus inquiétants de la mentalité urbaine. Voici un exemple intitulé A Street Scene in New York, courte nouvelle dans laquelle Crane décrit la situation créée par un homme soudainement pris d’un malaise en pleine rue. Sa description a la forme d’un instantané impersonnel où tout est axé sur la reconstitution des mouvements et des réactions de la foule, l’attroupement rapide, le piétinement, la bousculade humaine pour « voir la chose » :
Ils semblaient à peine respirer. Leurs yeux contemplaient l’abîme dans lequel un être humain avait plongé et l’étonnant mystère de la vie et de la mort les tenait enchaînés. [...] Le corps sur le trottoir ressemblait à une épave submergée par cet océan humain8.
18Ce que Crane exprime ici, c’est l’insignifiance de l’habitant de la ville, son caractère d’objet. C’est l’idée aussi que la ville abolit toute sensibilité authentique à autrui : elle change les hommes en étrangers.
19Dans ses divers romans, les principaux étant Maggie : A Girl of the Streets (1893), The Red Badge of Courage (1895), George’s Mother (1896), The Third Violet (1897), The Monster and Other Stories (1899), Crane tente de montrer comment la laideur et la misère des quartiers les plus pauvres, la dissolution des liens communautaires dans les tenements en arrivent à transformer leurs habitants en êtres insensibles et violents, durcis dans les réactions les plus élémentaires à défaut de pouvoir véritablement s’adapter à la vie urbaine. Voici un exemple emprunté à Maggie et qui concerne le personnage Jimmie, un modeste chauffeur de camion :
Il devint un homme au cuir impénétrable, au ricanement chronique. Il étudiait la nature humaine sur le trottoir. Il n’éprouva jamais le moindre respect pour le monde, car il n’avait jamais eu au départ d’idoles que le monde pût détruire. Il mit une cuirasse à son âme9.
20L’œuvre de Crane est un portrait saisissant des gens qui vivent dans les entrailles de la ville et qui portent, dans leur chair comme dans leur esprit, ses stigmates les plus dégradants.
21Frank Norris (1870-1902) occupe lui aussi une place importante dans la cohorte des premiers romanciers sociaux ou urbains. Trois œuvres en particulier le font connaître : McTeague (1899), The Octopus (1901), The Pit (1903). Le premier roman décrit la montée puis la chute progressive d’un héros issu des milieux populaires de San Francisco, incapable d’affronter les situations causées par la complexité du milieu urbain. Le deuxième roman décrit une révolte de fermiers contre le trust du chemin de fer, tout puissant, il va sans dire : c’est l’évocation d’une véritable jungle sociale, un combat perdu d’avance à cause du pouvoir de l’argent, plus celui de la grande industrie urbaine. Ce récit met également en scène un personnage écrivain, témoin de la révolte. Norris l’utilise pour faire comprendre l’évolution d’une conscience artistique dans un contexte de corruption et d’exploitation, depuis l’indifférence jusqu’à l’engagement passionné. Le troisième roman brosse le portrait d’un spéculateur sur le marché des céréales à Chicago, engagé dans une farouche bataille contre la nature (le blé), ce qui entraîne divers effets tragiques comme la ruine des fermiers producteurs, la faillite des concurrents, l’échec du héros. Le mérite global de l’œuvre produite par Norris réside dans sa capacité, à travers la peinture détaillée des faits, à faire saisir l’impuissance de l’individu face à des mécanismes économiques implacables, contrôlés depuis la grande ville affairiste. Norris a aussi publié, en 1903, un essai intitulé The Responsibilities of the Novelist : il y est question de la nécessité pour l’écrivain d’être un interprète fidèle de son époque, ce qui le rend responsable auprès de ses contemporains, ce qui le rendra éventuellement responsable devant l’histoire tout court.
22Theodore Dreiser (1871-1945) est sans conteste le romancier urbain le plus remarquable de la période des débuts. Il connaît très tôt dans son existence la dislocation de la structure familiale sous la pression des forces économiques nouvelles. Type même de l’immigrant inadapté, son père force, en effet, tous les enfants à se disperser jeunes pour gagner leur vie. Theodore se retrouve ainsi seul, à 15 ans, dans la ville de Chicago. Il y exerce toutes sortes de métiers (plongeur dans les restaurants, commis-livreur de blanchisserie, ouvrier sur un chantier de chemin de fer), mais le hasard veut qu’il soit embauché comme journaliste, ce qui marque le point de départ d’une aventure qui le mènera dans plusieurs grandes villes outre Chicago (Saint Louis, Toledo, Cleveland, Buffalo, Pittsburgh, New York). Il acquiert de cette façon une connaissance précoce et en profondeur de la vie urbaine. Cette expérience journalistique lui apporte de la lucidité en même temps qu’une occasion exceptionnelle de se développer une perspective critique sur le monde ambiant. Voici un témoignage :
La politique, comme je le découvris rapidement (en travaillant pour les journaux ou ailleurs), était une belle pétaudière ; la religion, quant à ses principes et à ses fidèles, une horrible illusion fondée sur le bruit et la fureur et ne signifiant rien ; le commerce était une guerre sans répit dans laquelle les moins astucieux et les moins rapides, ou les moins forts, succombaient et où les plus astucieux réussissaient. Dans les professions libérales, on trouvait un ramassis de minables, de médiocres ou de mercenaires prêts à se vendre au plus offrant10.
23Lisant Spencer, Dreiser est littéralement séduit par sa vision darwiniste et matérialiste des choses : il vient d’y découvrir les bases scientifiques de sa propre conception romanesque. Adoptant l’idée que la société forme un vaste organisme, Dreiser ambitionne de saisir ce qu’il soupçonne être les réseaux de forces sociales qui déterminent les comportements individuels et, à la manière de lois inexorables, poussent les gens soit vers le haut, soit vers le bas dans la société. Son problème fondamental comme romancier, la vie des individus, se trouve dès lors posé comme un problème de rapports sociaux essentiellement.
24Cinq romans surtout le feront connaître pendant sa longue carrière d’écrivain : Sister Carrie (1901), Jennie Gerhardt (1911), The Financier (1912), The Titan (1914), An American Tragedy (1925). Dans ces œuvres, Dreiser met en scène plusieurs personnages qui réussissent au sens des normes courantes en Amérique, de l’American Way of Life, c’est-à-dire font des sous et deviennent puissants après être partis souvent de très peu. Il en fait voir également qui chutent très bas pour n’avoir pu se maintenir au sommet de l’échelle sociale quand ils s’y trouvaient. Le décor est le même partout : la ville urbaine contemporaine. La clef de l’explication chez Dreiser s’avère aussi partout la même : les personnages n’ont pas à faire de véritables choix personnels ou moraux, ils sont le jouet de circonstances sociales extérieures, sont modelés par les conventions et les aspirations de leur milieu d’appartenance qui gravitent autour de la réussite socioéconomique. Par exemple, dans Sister Carrie, l’auteur décrit ainsi la « conscience » de son héroïne principale, Carrie :
C’était une petite conscience moyenne, une chose qui représentait d’une manière confuse le monde extérieur, le milieu où elle avait vécu précédemment, l’habitude et les conventions11.
25La vision de Dreiser s’avère exactement la même dans le cas de son autre héroïne, Jennie Gerhardt. Dans The Financier et The Titan, l’écrivain met en relief deux grands éléments : l’ordre social capitaliste exalte les qualités indispensables à la seule réussite économique et fait du capitaine d’industrie le type humain idéal ; celui-ci n’éprouve qu’indifférence devant l’infortune de ceux qui sont écrasés par le système, les riches n’ayant à faire montre d’aucune commisération envers les déshérités et les déchus de la société. Bien qu’on ne puisse avancer une preuve irréfutable d’influence directe, Dreiser se montre très près dans son univers romanesque de l’analyse véblénienne de 1899, The Theory of the Leisure Class, portant comme on le sait sur la mentalité et les pratiques typiques des grands riches, leur culture dite à la fois « pécuniaire » et « prédatrice ». Les romans de Dreiser sont, en effet, une transposition littéraire à peu près parfaite de la vision véblénienne des choses au tournant du siècle. An American Tragedy recrée une « tragédie », précisément, en reprenant un grand nombre des thèmes exposés dans les romans précédents – tragédie que l’auteur conçoit comme multiforme. C’est la tragédie du riche qui a réussi, mais en dégénérant inexorablement en une sorte de monstre d’égoïsme et d’individualisme hédoniste absolu. C’est la tragédie aussi de celui qui a dégringolé après avoir connu un temps la réussite sociale et économique, devant pour cette raison affronter la « défaite » selon les normes du temps. Pire tragédie de toutes, enfin, celle du déshérité total de la grande ville (et ils sont légion comparativement aux riches qui ont réussi), en détresse parce que coincé dans la contradiction insoluble entre un besoin profond d’utilité et de dignité et une incapacité objective à s’adapter aux insurmontables exigences de la vie urbaine, personnalité complètement dissociée et disloquée dans un univers social sans issue.
26Theodore Dreiser s’écarte des autres écrivains urbains de sa génération sur quelques points importants. Tout d’abord, son matérialisme absolu et sa méthode « scientifique » d’observation et de description systématique des faits l’amènent à non seulement accuser sa société, mais à la condamner ouvertement12. Par exemple, rompant avec le roman traditionnel où les héros sont toujours pourvus d’un sens moral indestructible, présentant la morale comme un simple produit du milieu social, au service de rien d’autre que ceux qui gouvernent la société, Dreiser ne se gêne pas pour dénoncer et vilipender la justice de son temps comme une imposture favorisant les magnats seuls :
Entre les mains des forts [...] la loi devenait une épée et un bouclier, un piège à glisser sous les pas des imprudents, une chausse-trappe à creuser sur la route de ceux qui pourraient porter plainte. C’était tout ce que l’on voulait en faire : une porte s’ouvrant sur toutes les inégalités possibles ; un nuage de poussière à jeter dans les yeux de ceux qui pourraient choisir et voir juste ; un voile à tirer arbitrairement entre la vérité et sa pratique, la justice et sa sentence, le crime et son châtiment ; dans leur ensemble, les hommes de loi sont des mercenaires intellectuels prêts à se faire acheter ou à se vendre pour défendre n’importe quelle cause13
27En second lieu, Dreiser est l’écrivain qui va aussi le plus loin, à l’époque, dans la dénonciation des effets humains destructeurs d’une société pourtant en plein progrès industriel et technologique. Pour cette raison, son œuvre vibre d’une manière toute particulière :
En explorant le vide intérieur de la vie urbaine, [Dreiser] a fourni une expression précoce et signifiante au sentiment d’égarement et d’incertitude qui semble être l’expérience subjective commune dont traite la littérature moderne. Il a dépeint les confusions de l’individu en train de dériver dans une société qui a liquidé les traditions d’autrefois, mais ne les a pas encore remplacées par de nouvelles ; et comme beaucoup d’écrivains contemporains, il a protesté contre le prix humain à être payé pour le chaos social14.
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28Nous avons jusqu’à maintenant établi qu’une littérature urbaine de la révolte émerge en même temps que le nouveau siècle. La ville qui s’y trouve décrite renvoie à un monde principalement composé de laideur, de misère humaine extrême, de brutalité dans le langage parlé et dans les gestes posés, de primitivisme, de violence, de dépersonnalisation profonde à la suite de la désintégration des rapports de nature communautaire. L’espace urbain est aussi présenté comme le lieu où s’observe particulièrement bien l’énorme fossé, l’abîme même, entre la toute puissance des riches, sa consommation excessive et les très difficiles conditions de vie des masses plongées dans le plus grand état de dénuement.
29Ainsi que nous l’avons constaté, certains écrivains ne dépassent pas dans leurs œuvres le procès ou encore la mise en accusation de l’ordre socioéconomique en place. D’autres, par contre, se risquent plus loin, Theodore Dreiser notamment, et condamnent leur société sans aucune équivoque. Quelle que soit l’acuité de leur sentiment de révolte, tous les représentants de cette première génération de rebelles s’affirment comme d’habiles portraitistes. Naissent sous leurs plumes des héros aux traits bien dessinés et c’est par leur entremise que chaque romancier procède à la critique de la société américaine ambiante.
DEUX COURANTS INFLUENTS : LE MUCKRAKING ET L’IDÉOLOGIE SOCIALISTE
30Le trait par excellence du roman social américain entre 1900 et la Première Guerre mondiale est la politisation de ses thèmes, et les grands éléments responsables se découvrent dans le contenu du titre ci-haut.
31Qu’est-ce que le muckraking ? Il signifie « déterrement des scandales » ou, encore, « raclage de boue » et il vient de la bouche même du président américain de l’époque, Theodore Roosevelt, dans une intention explicite de dénigrement. Le mouvement maintenant : il origine de l’audace de certains éditeurs, le plus célèbre s’appelant S.S. McClure, qui voulaient profiter d’un certain nombre d’idées brûlantes dans l’actualité pour les rendre monnayables avec des moyens inédits. Ces idées particulièrement « croustillantes » tournent autour de la toute-puissance des trusts en pleine expansion, de leur influence dans la société, de la corruption qui semble envelopper leur fonctionnement. En 1902, McClure autorise une journaliste, Ida Tarbell, à publier dans son magazine – le McClure’s – le premier d’une série d’articles compromettants sur l’histoire de la Standard Oil, l’un des trusts les plus puissants de l’heure, bâti par le magnat John D. Rockefeller (fondateur, en 1892, de l’Université de Chicago) en contournant toutes les lois en usage. Le succès s’avère immédiat dans le public et plusieurs autres magazines sautent sur la formule lancée par McClure. Tels sont les débuts du muckraking. Ce nouveau journalisme occupera le devant de la scène de 1902 à 1912 environ, avec des hauts et des bas, se trouvant ainsi à coïncider de près avec la montée et l’apogée du mouvement progressiste en Amérique – lequel mènera, entre autres, à l’élection du démocrate Woodrow Wilson à la présidence du pays, en 1913.
32À la suite du succès « public » des articles d’Ida Tarbell sur la Standard Oil, d’autres sujets d’actualité économique et politique sont abordés dans les magazines : l’administration des grandes villes, l’industrie de la viande, les chemins de fer, la criminalité urbaine. La technique du muckraker est toujours la même : l’enquête on ne peut plus réaliste sur un phénomène clef, la corruption. Le journaliste constate les faits compromettants et les décrit avec minutie, pour le compte du public. Puis il s’en indigne. Chez la plupart des journalistes, l’indignation reste morale, car c’est surtout à ce niveau que se posent, selon eux, les problèmes (malhonnêteté personnelle des politiciens et des hommes d’affaires, corruption comme un mal en soi...). Rarement remonte-t-on à la structure effective des rapports sociaux. Par contre et sans que ce soit cherché au nom d’une idéologie explicite, il arrive dans les reportages qu’on mette en cause des liens réels entre, par exemple, la pègre (bien organisée dans les villes), la politique et les affaires. Ce nouveau journalisme, apparu avec le début du siècle, n’est pas un journalisme militant ni de combat : il s’en tient à la dénonciation de situations à scandale. Par contre, il regorge d’une foule d’éléments. Ainsi, il illustre la grande vitalité de la presse de « gauche » devant l’offensive soutenue des revues et des magazines conservateurs à défendre les droits et les privilèges des mieux nantis. Dirigé vers les classes moyennes cultivées, il crée littéralement un nouveau public sympathique à une littérature de fiction qui prendra éventuellement comme sujets les intrigues politico-économiques de l’actualité urbaine. Il laisse entrevoir, enfin, des possibilités considérables pour l’exploitation de nouveaux sujets littéraires (à travers les types empiriques du politicien, du boss, du financier de haut rang, d’autres encore.). Ce réalisme critique d’un style inusité va être un important ferment littéraire, nous le montrerons bientôt. Même s’ils n’ont pas eux-mêmes pratiqué officiellement le muckraking, leur carrière de romancier ayant débuté avant la naissance de ce mouvement, des auteurs comme Norris, et surtout Dreiser, ont sûrement été marqués en cours de route par lui pour ce qui est du choix de personnages particulièrement symboliques et peut-être aussi de techniques concrètes d’enquête en milieu urbain.
33Examinons maintenant le socialisme. Un peu d’histoire s’impose d’abord pour s’y retrouver. Le courant comme tel entre aux États-Unis vers 1850, avec l’arrivée d’un certain nombre de révolutionnaires allemands. Il ne commence toutefois à s’imposer qu’au milieu de la décennie 1880 sous l’influence des éléments suivants : la montée d’un prolétariat urbain et le développement parallèle d’une conscience de classe ; la multiplication de grèves de plus en plus violentes avec, comme point culminant, l’affaire Haymarket de 1886 ; l’arrivée au pays d’anarchistes européens qui se joignent à leurs compatriotes ainsi qu’au mouvement ouvrier nouvellement fondé (l’American Federation of Labor, 1886) pour prôner l’action subversive directe dans la société. Les 15 dernières années du siècle voient défiler une série de formations qui durent un temps, disparaissent, renaissent, s’effacent encore... jusqu’en 1901, année de la fondation d’un véritable parti politique de gauche, le Socialist Party of America. De leur côté, les éléments anarcho-syndicalistes mêlés au mouvement ouvrier créent, en 1905, les Industrial Workers of the World, seule organisation ouvrière de l’époque à afficher une visée ouvertement révolutionnaire.
34Sur le plan du contenu ou des idées-forces, le socialisme de la fin du XIXe siècle s’avère extrêmement hétéroclite. La doctrine elle-même est un mélange de pensée chrétienne idéaliste, d’une idéologie communautaire et utopiste plongeant loin ses racines dans l’histoire15 et d’un marxisme peu articulé encore. Ce dernier n’est pas très répandu, peu d’œuvres de Marx (1818-1883) et d’Engels (1820-1895) ayant été traduites, sauf le Manifeste du parti communiste, en 1872. Les théoriciens du marxisme se font très rares aussi, exception faite de Daniel De Leon, chef de la toute première cellule officiellement socialiste en Amérique et ancêtre de toutes celles qui ont suivi le Socialist Labor Party (1877). La diversité la plus grande s’observe chez les adhérents au socialisme : on y trouve des ouvriers, des fermiers, des intellectuels, des syndicalistes. Les chefs et les intellectuels se recrutent surtout dans l’est du pays, ils sont près du socialisme scientifique européen sans pour autant en être des théoriciens. Ils accordent pour cette raison une large place aux idées répandues par les défenseurs autochtones de l’idéalisme chrétien et de l’utopisme communautaire, vantant la formule coopérative. Les régions rurales du Centre et de l’Ouest tranchent d’avec l’Est en ce que leur socialisme y est très proche de la souche populiste et de l’idéalisme chrétien plutôt que des sources européennes doctrinaires. Un dernier clivage, enfin, traverse le socialisme américain pris dans son ensemble ; il est idéologique : le plus gros de ses membres se situe du côté du réformisme (on croit à l’efficacité du suffrage populaire), la minorité de gauche prône la révolution et ainsi se rapproche des éléments anarchistes radicaux.
35C’est donc un socialisme à base doctrinale très large et aux tendances très variées qui pénètre le jeune XXe siècle. Il est forcément vague, faisant une large place à l’utopisme (rejeton vivace du grand courant contestataire ayant marqué tout le XIXe siècle), à l’éthique chrétienne et aux grands principes démocratiques (individualisme, égalitarisme) au cœur même de la tradition historique. En dépit d’une base numérique faible, il représente une force culturelle et intellectuelle importante. D’autant plus qu’il cherche à se diffuser dans de nouvelles revues. Deux sont, en effet, créées au commencement du siècle : The Comrade (1901) et The International Socialist Review (1900), cette dernière véhiculant grosso modo les positions des intellectuels socialistes urbains (à New York et Chicago surtout). La première revue ne survivra que quatre ans. La seconde aura une vie beaucoup plus longue (jusqu’en 1918) et elle se distinguera à titre de première revue intellectuelle américaine se réclamant du marxisme et discutant ses différentes versions théoriques, dans les premières années de parution du moins.
36Revenons aux écrivains sociaux. Upton Sinclair (1878-1968) est l’auteur qui illustre le mieux, à l’époque, une sorte de fusion entre l’esprit du muckraking tel que nous venons de le caractériser et l’engouement pour le socialisme. Il écrira beaucoup d’œuvres romanesques et d’inégale qualité pendant sa longue carrière. Son sommet en tant qu’écrivain naturaliste demeure la parution de The Jungle, en 1906. Il s’agit d’un document à la fois journalistique et littéraire, puisque Sinclair l’a fabriqué en procédant lui-même à une enquête approfondie – dans le style parfait du muckraking – des conditions de travail et de vie des ouvriers engagés dans les abattoirs de viande de Chicago (recevant le nom fictif de Packingtown dans l’ouvrage).
37Ce « terrain » n’est pas original en soi : le trust de la viande a déjà fait l’objet de plusieurs investigations journalistiques à la fin du siècle précédent, des combines y ont été dévoilées faussant le jeu de la concurrence, souvent des complicités avec les hommes politiques. Mais Sinclair a une optique différente comme romancier. Tout en s’arrêtant aux conditions objectives de production de la viande et à ses aspects les plus contestables pour ne pas dire répugnants, il choisit surtout de décrire le trust de la viande du point de vue du travailleur opprimé – son héros Jurgis, un immigrant Lithuanien – et d’en rendre sensibles les effets meurtriers sur la vie quotidienne en usine comme dehors. Rapportant tout à son héros, Sinclair expose en détails les étapes de fabrication des conserves, faisant ainsi parfaitement comprendre au lecteur ce que signifie la division rigide du travail en usine, la cadence infernale des gestes, leur routine désespérante. Sélectionnant les faits les plus significatifs, Sinclair montre comment la division du travail s’avère très étroitement liée à la structure féodale de l’usine, laquelle repose à son tour sur la toute-puissance des bosses, représentants du trust, autorisés à exercer tous les droits sur la main-d’œuvre ouvrière. De plus, s’inspirant de l’actualité et se plaçant toujours du point de vue de son héros, Sinclair décrit des grèves, mais il s’efforce en même temps de présenter celles-ci comme un phénomène collectif. Son personnage principal, autrement dit, apparaît représentatif d’une classe tout entière et, qu’il en soit conscient ou non, son destin se trouve lié à celui des autres membres de sa classe.
38Par ce procédé littéraire particulier, The Jungle inaugure une tendance tout à fait nouvelle dans le roman urbain tout en s’inspirant de l’esprit du muckraking : pour la première fois, le prolétariat urbain et industriel se voit investi comme sujet romanesque à travers le personnage symbolique qu’est le héros Jurgis ; pour la première fois, la lutte entre patrons et ouvriers se trouve amenée comme fait social dominant. L’intention du romancier est très claire : il veut faire assister son lecteur à l’éveil progressif d’une conscience de classe, à la nécessité de la solidarité ouvrière pour mieux vaincre l’exploitation, bref, à une solution collective. Voilà un thème neuf, à l’époque.
39Mais l’apothéose « dramatique « de The Jungle reste l’initiation du héros principal, Jurgis, au socialisme qui n’a toutefois rien de marxiste. Sinclair l’introduit plutôt comme une foi soudainement acquise, une sorte d’illumination religieuse à l’occasion du discours enflammé d’un orateur socialiste lors d’une réunion de propagande à Chicago, un soir. Voici l’« événement » :
Depuis quatre ans, Jurgis errait dans le désert et soudain, une main lui était tendue, le saisissant, l’en sortant et le faisant monter sur un sommet d’où il pouvait tout voir16. Il n’avait jamais été si bouleversé de sa vie. C’était un miracle qui avait été opéré en lui. C’était une expérience qui lui semblait tout à fait merveilleuse, une expérience presque surnaturelle17.
40Ce que Sinclair met en scène comme socialisme, à l’aide de personnages qui sont d’abord des évangélistes et pas du tout des militants marxistes, c’est une sorte de christianisme de l’ère moderne industrielle :
Le socialisme était la nouvelle religion de l’humanité ou la réalisation de l’ancienne religion, puisqu’il ne comportait rien d’autre que l’application littérale des enseignements du Christ18.
41Sinclair va plus loin. Par la bouche d’un chef socialiste à qui il donne longuement la parole à la fin de son ouvrage, il présente le Christ lui-même comme le tout premier des révolutionnaires :
Voici un homme qui était le premier révolutionnaire du monde, le véritable fondateur du mouvement socialiste, un homme dont l’être tout entier brûlait de haine pour la richesse et tout ce que la richesse représente19.
42On ne peut prendre très au sérieux ce socialisme inspiré du christianisme, car il est trop idéalisé et passe trop loin des luttes économiques et politiques effectives. Prudence s’impose, par ailleurs, car, tel que noté plus haut, pareille vision utopique flotte encore dans l’air au moment où The Jungle est publié. Elle se reconnaît, par exemple, dans la pensée humaniste des adeptes de l’évangile social. Plus même, Sinclair la partage avec d’autres écrivains contemporains gagnés, comme lui, à l’espoir d’une révolution devant faire accéder à une société meilleure, mais sans se dire pour autant des disciples de Marx ; des socialistes révolutionnaires, mais à l’américaine.
43Jack London (1876-1916) en est justement une belle illustration, à part Upton Sinclair. Cet homme a vécu une existence aventureuse, voire tumultueuse, à travers mille expériences. Né en Californie, il a été ouvrier de chantier naval, employé d’une industrie de jute, il s’est fait clochard pour traverser d’un bout à l’autre l’Amérique, il a de plus personnellement participé à la ruée vers l’or du Klondike à la toute fin du XIXe siècle. Dans le même temps, il s’est juré tôt de vendre de la « matière grise » au lieu de ses muscles, d’où une œuvre littéraire qui ne comprend pas moins d’une cinquantaine de volumes au total. L’adhésion au socialisme ne fut pas du tout intellectuelle : London y est venu jeune, au contact des vagabonds et des chômeurs, dont il a partagé quelques années l’existence, et qui discutaient de socialisme et d’organisation de la classe ouvrière au cours de leurs pérégrinations. L’homme s’est occupé plus tard de donner une forme plus intellectuelle à sa foi socialiste.
44Dans l’énorme production de London, il se trouve plusieurs romans qui ont la cité contemporaine comme cadre central. Deux sont particulièrement représentatifs et ils ont été écrits pendant la première décennie du XXe siècle : The People of the Abyss (1903) et The Iron Heel (1907). Dans la première œuvre, le romancier rend littérairement compte d’un séjour à Londres, en 1902, au cours duquel il a délibérément partagé l’existence des déshérités de cette ville dans les taudis de l’East End. Calqué sur le style même du journalisme muckraking, le roman ressemble à un réquisitoire au bout duquel, s’appuyant sur une abondance de faits et de chiffres pour montrer l’ampleur de la misère humaine, London accuse les fondés de pouvoir de détourner les bienfaits de la société industrielle à leur seul profit. Voici un extrait significatif de son point de vue accusateur :
Tous les indigents totalement épuisés, au teint de papier mâché, tous les aveugles, tous les prisonniers, tous les hommes, les femmes et les enfants dont le ventre est tenaillé par la faim souffrent de la faim parce que les fonds ont été détournés par les organismes dirigeants20.
45Le roman se termine sur un vœu : que l’ordre capitaliste qui prévaut soit détruit pour que justice enfin s’exerce.
46Dans The Iron Heel, c’est Chicago que le romancier retient comme théâtre de l’action fictive. Pourquoi ? Parce que dans cet « enfer industriel du XIXe siècle », selon l’expression même de London, l’agitation ouvrière y est particulièrement forte et aussi parce que le Parti socialiste d’Amérique y est très actif. London part du présent sous ses yeux (monopolisation de l’industrie, conditions de travail misérables dans les usines, esclavage économique) et il tisse sur lui une trame dont le nœud sera une lutte à finir entre les classes au pouvoir – le « Talon de Fer » – et les masses ouvrières emportées dans l’action révolutionnaire. Toutes sortes d’influences s’entrecroisent dans ce roman sans cependant qu’il y ait amalgame : Marx, Spencer, Darwin, Nietzsche, Veblen, le russe Gorki, les utopistes américains – notamment Edward Bellamy21. De péripétie en péripétie, le lecteur aboutit à un échec final : la répression sanglante du prolétariat par l’oligarchie au pouvoir. London y confesse son malaise personnel à vraiment croire dans le succès d’une mobilisation de masse pour triompher du régime établi. En revanche, ses portraits sont profondément ironiques et ils incriminent tout ce qui appuie l’oligarchie, notamment l’Université (on croise ici Veblen) et les Églises symbolisant l’idéologie même du régime. On en jugera par cette phrase sortant de la bouche d’un chef révolutionnaire :
« Vous n’êtes que des cochons de possédants », déclara Everhard aux hommes d’affaires, « mais la magie de vos phrases vous fait croire que vous êtes des patriotes. Votre soif de profit est de l’égoïsme à l’état pur, vous le métamorphosez en sollicitude altruiste à l’égard de l’humanité souffrante22. »
47Sa description du cataclysme final, en dépit d’effets littéraires un peu faciles, est une véritable vision d’enfer et presque une pièce d’anthologie en son genre :
Tout cela jaillit sous mes yeux, houle compacte de la colère, rauque et grondante ; assoiffés de sang, ivres du whisky provenant du pillage des magasins, ivres de haine, ivres du besoin de tuer, hommes, femmes, enfants en haillons ; esprits faibles et féroces, visages où l’élément divin avait fait place au démoniaque, singes et tigres, poitrinaires anémiques et grandes bêtes de somme velues, visages blêmes vidés de toute sève par une société vampire ; formes bouffies, gonflées par la grossièreté et la corruption physiques, vieilles sorcières flétries et têtes de mort barbues comme celles de patriarches, êtres dont la jeunesse et la vieillesse étaient comme putréfiées, visages de démons, monstres tordus, difformes, ravagés par la maladie et par toutes les horreurs de la famine chronique, déchets humains, lie de l’humanité, horde déchaînée, hurlante, glapissante et démoniaque23.
48Une vision aussi délirante porte, bien sûr, à sourire. D’ailleurs, tout le socialisme teinté de romantisme utopiste dont London finalement se fait l’avocat laisse sceptique sur le plan idéologique ; l’homme se compare tout à fait à Upton Sinclair sous ce rapport. Leur importance et leur originalité en tant que romanciers de la vie urbaine se situent ailleurs. En introduisant à la fois l’idéal socialiste comme tel ainsi que le personnage du « justicier » dans leurs récits fictifs, ils marquent une étape nouvelle dans l’expression littéraire de la révolte. À travers eux, le roman urbain devient un roman engagé sur le plan politique, réformiste plus que véritablement et authentiquement révolutionnaire. Il est sans conteste, pour cette raison, un roman à thèse qui frise la propagande ouverte. Il demeure aussi une littérature de portrait, avec des héros bien caractérisés autour desquels la critique du milieu social se voit graduellement amenée par l’écrivain. La tendance «politique » représentée par Sinclair et London s’inscrit très bien dans le grand courant naturaliste de l’époque, aux côtés des Dreiser, Norris et Howells, Crane étant prématurément disparu en l’année 1900. Du strict point de vue de l’habileté littéraire et de la lucidité dans cette veine naturaliste, Theodore Dreiser se démarque cependant de tous ses contemporains. Il semble être la grande figure dominante de sa génération pionnière. Voici ce que devait écrire de lui l’éminent critique américain Vernon Louis Parrington peu avant son décès en 1929 :
[...] Le plus détaché et le plus astucieux observateur de tous nos écrivains, une figure immense aux proportions gauches – un paysan aux pieds lourds équipé d’une curiosité inextinguible et d’une pitié sans borne, déterminé à examiner de façon critique « cet animal appelé homme » et à tracer de lui un portrait sincère24.
UN INTERMÈDE TRAGIQUE
49D’une manière générale, le sentiment de révolte et de rébellion tend à s’amplifier au tournant de la deuxième décennie du siècle. L’Amérique se trouve alors à l’apogée du progressisme, l’idéal socialiste flotte plus fièrement que jamais dans l’air, les espoirs grandissent en une « nouvelle république ». C’est l’âge apparemment de tous les rêves – la « saison joyeuse » de la bohème littéraire de l’époque, pour emprunter l’expression du critique américain Alfred Kazin, déjà cité plus tôt. Cette bohème, c’est Chicago, c’est Boston, c’est New York – le Greenwich Village naissant –, ce sont de nouveaux auteurs et éditeurs, de nouvelles revues aussi telles que New Masses, New Republic, Dial. À travers cette effervescence, une nouvelle conscience littéraire cherche à s’épanouir, faisant se côtoyer l’avant-gardisme proprement esthétique (le surréalisme notamment), le désir d’une nouvelle fraternité humaine, l’espoir sincère en une Amérique que l’on voit prochainement socialiste et qui sera enfin affranchie de son matérialisme congénital. Cette espèce de vaste projet naïf, mais haut en couleurs, propre aux esprits les plus idéalistes du temps, les écrivains, poètes et artistes, n’a pas été étranger à deux événements politiques précis de l’époque : l’élection de Wilson à la présidence, premier démocrate à occuper ce poste depuis Grover Cleveland en 1893 ; un million de votes, lors de cette élection, en faveur d’Eugene Debs, chef depuis ses débuts en 1901 du Socialist Party of America.
50Arrive le terrible conflit mondial de 1914-1918. Les réactions dans les milieux littéraires et artistiques se font très variées. Sitôt l’entrée en guerre des États-Unis en 1917, une forte majorité condamne vivement Wilson d’avoir trahi son idéal reconnu de pacifisme et de neutralité face à l’Europe, d’avoir du même coup terni la grande valeur de fraternité universelle au cœur de l’américanisme. Pendant la guerre elle-même, plusieurs écrivains, jeunes et plus âgés, vont au front par pur patriotisme : beaucoup y meurent, nombreux reviennent au pays moralement brisés. Dans l’immédiat après-guerre, soit les années 1918 à 1920 environ, les intellectuels affichent différentes attitudes. Certains écrivains, Henry James, par exemple, s’exilent de dépit en Europe. D’autres restent au pays, mais noient leur amertume en se lançant dans la recherche purement esthétique : ce que fait le jeune Dos Passos, fraîchement revenu du front. D’autres, enfin, fouillent le nouvel âge qui débute pour tenter d’y trouver, dans la veine du réalisme critique et de la protestation, de nouvelles sources d’inspiration littéraire.
51L’immédiat après-guerre s’avère une période particulièrement agitée dans l’histoire américaine contemporaine. Nous l’avons marqué dans le chapitre d’ouverture : la population y franchit une sorte de seuil symbolique en devenant proportionnellement plus forte dans les zones urbaines que rurales. Ce qui veut dire une présence de plus en plus massive, dans les grandes villes du Nord, du Centre et de l’Est, d’individus bloqués dans des conditions d’existence inhumaines. En contraste avec ceci, le monde des grandes affaires à la fois industrielles et financières (lesquelles n’ont aucunement fléchi durant le conflit mondial) poursuit son expansion à un rythme phénoménal. Se généralisent ainsi de plus en plus l’esprit mercantile, la commercialisation de la vie, l’hypocrisie morale des riches, le gaspillage ostentatoire, le triomphe de la cupidité et de l’esprit de profit. L’intolérance et la répression violente sont également au rendez-vous. La révolution russe de 1917 ne résonne que trop encore aux oreilles des dirigeants bien-pensants, les anarchistes et extrémistes locaux sont aux abois, la plus grande vigilance s’impose, il faut faire au besoin des exemples. L’épisode Sacco-Vanzetti prouve avec quel cynisme l’exemple fut effectivement donné par l’élite juridico-politique en place.
LES INSURGÉS LITTÉRAIRES – DEUXIÈME GÉNÉRATION
52Dans ce cadre effervescent du début de la décennie 1920, trois nouveaux écrivains percent avec des œuvres d’une remarquable qualité littéraire et qui prennent comme sujet la ville. Ce sont Sherwood Anderson (1876-1941), Sinclair Lewis (1885-1951) et Frank Scott Fitzgerald (1896-1940). Anderson se fait connaître dès 1919 avec son roman Winesburg, Ohio. C’est un ensemble de courtes histoires, de nouvelles à vrai dire, qui évoquent de manière intimiste une petite ville américaine de province en fin de XIXe siècle. Petite communauté d’avant l’électricité et l’automobile, elle semble satisfaite sur ses bases traditionnelles. Toute l’habileté d’Anderson consiste à montrer que ce n’est que l’apparence : dans cette petite ville provinciale, des êtres souffrent, vivent l’échec de la communication, de l’amour. Ils se détruisent à petit feu. La description « réaliste » de la ville n’est pas très poussée : une simple toile de fond. Mais elle suffit pour faire comprendre l’essentiel, le caractère rigide des mœurs et de la mentalité dans la place, la répression qui y est omniprésente. L’œuvre d’Anderson s’inscrit en plein centre de la vague de protestation anti-puritaine des années vingt.
53Le deuxième auteur, Sinclair Lewis, s’impose par deux œuvres brillantes : Main Street, en 1920, et Babbitt, en 1922. Il sera récipiendaire, en 1930, du tout premier prix Nobel américain de littérature. Son tempérament littéraire n’est pas du tout celui d’un réaliste pur et dur, brutal même, comme Dreiser ou London en tout début de siècle. Lewis est plutôt un satiriste, un caricaturiste-né, doublé d’un talent unique – sismographique – pour « sentir » l’air du temps et offrir à son lecteur, citoyen de l’Amérique moderne, ce qu’il pressent dans son milieu. Main Street est de la même veine littéraire que Winesburg, Ohio d’Anderson. L’auteur se donne pour cadre une petite ville du Middle West au tournant du XXe siècle et il fustige la mesquinerie, le conformisme, l’intolérance qui s’y seraient substitués aux anciennes énergies constructives du temps de la Frontière. Lewis met en scène une galerie de personnages types qui occupent déjà une place familière dans le folklore américain de province : l’athée de la place, l’homosexuel, le fanfaron que tous craignent, le mari complaisant, l’épouse à la fois frustrée et perdue dans la rêverie romantique.
54Babbitt reprend ces grands thèmes du conformisme social et de l’intolérance extrême, fanatique même, sauf que Lewis y concentre son analyse sur un seul personnage symbolisant, à lui seul, tous les clichés de la mythologie américaine : le petit bourgeois de la classe moyenne. L’action se déroule dans la ville de Zenith et sur le modèle, toujours, des villes provinciales américaines de 1900. Une grande partie du roman met en scène l’ascension sociale du héros. Babbitt est un agent immobilier dynamique dont la prospérité s’accroît en proportion même de son acharnement au travail. Mais il n’appartient pas – n’appartiendra d’ailleurs jamais – à la classe dirigeante de la ville qui est incarnée par deux personnages : un gros entrepreneur en travaux publics, McKelvey, qui illustre la nouvelle bourgeoisie industrielle et financière ; Eathorne, président de la banque et détenteur du crédit, par là source ultime du pouvoir, car cet homme peut, selon son bon désir, faciliter une carrière ou bien la briser net. Babbitt est utilisé et manipulé par McKelvey et Eathorne, mais il ne s’en rend aucunement compte : il n’est qu’un pur instrument de relais d’un pouvoir social exercé par d’autres que lui.
55L’une des prouesses de Sinclair Lewis dans Babbitt est de se servir de son personnage central pour développer une réflexion sur la civilisation américaine moderne. Le drame du héros, c’est en même temps celui du citoyen contemporain coincé dans la répétition mécanique des mêmes gestes quotidiens, dans la parole privée de toute authenticité et spontanéité. Un critique littéraire a particulièrement bien aperçu ce trait fondamental ; nous lui empruntons ces phrases :
La modernité de Babbitt tient à la mise en évidence d’un discours social rigidement constitué qui se déroule et se parle automatiquement à travers l’individu. Cette forme d’aliénation joue un rôle important dans la civilisation américaine, dans la mesure où le ciment de la société est de nature idéologique, centré autour du mythe collectif de l’« American Way of Life »25.
56Mais le héros principal est amené à se transformer au cours du récit fictif. De simple marionnette dans la première moitié du roman, il évolue par la suite vers la rébellion pour mieux fuir les pressions de la société et tenter d’atteindre une certaine forme de bonheur. Tout ce temps, toutefois, l’homme reste foncièrement intolérant : c’est un conformiste mu par une foi inébranlable dans le système capitaliste et dans l’Amérique. Il existe chez lui une sorte de fanatisme qui le tient prêt à pourfendre quiconque cherche à s’éloigner de la norme du milieu. Sinclair Lewis a construit son personnage Babbitt comme un être simple qu’en apparence seulement : voilà pourquoi il capte l’intérêt et suscite l’analyse critique.
57Le monde imaginaire de Frank Scott Fitzgerald s’avère différent de celui de Lewis, sans lui être totalement étranger. Trois romans se détachent par leur haute qualité, l’œuvre complète étant courte, vu la mort prématurée de Fitzgerald en 1940 : The Great Gatsby (1925), Tender Is the Night (1934), The Last Tycoon (1941). Les deux derniers ont été écrits pendant la Grande Dépression, alors que l’auteur se trouvait lui-même en plein déclin personnel. La ville cosmopolite est le grand décor partout : fastueux et brillant sur le plan matériel, l’inverse sur le plan humain et moral – monde de fantoches sans épaisseur psychologique, prisonniers des apparences et du faux semblant, créatures pathétiques de l’échec. Le théâtre de l’action, dans The Great Gatsby, c’est New York et ses environs : l’auteur en brosse un portrait à la fois ébloui et choqué, une véritable « Babylone » moderne abritant à la fois le meilleur et le pire de l’homme. Tender Is the Night est une œuvre très dure par les sujets traités, magistrale toutefois quant à la langue et dans l’évocation subtile des sentiments. The Last Tycoon a pour héros un fort caractère d’entrepreneur indépendant, coincé entre le patronat et le syndicat : le romancier s’y montre habile à détecter plusieurs mécanismes secrets de la société américaine et à les exploiter au sens littéraire du terme.
58Anderson, Lewis et Fitzgerald appartiennent, certes, à la grande lignée des écrivains révoltés, mais leurs moyens sont fort différents des autres. C’est surtout par la satire, l’ironie, la caricature – plutôt que par le procès radical – qu’ils dénoncent leur société engourdie dans les satisfactions de la prospérité et dépourvue de tout idéal exaltant. De tous les héros romanesques, c’est Babbitt qui en impose le plus, car en tant que représentant parfait de la classe moyenne montante, il est d’une belle richesse comme type social. C’est bientôt à ce type social que va s’intéresser de près la sociologie, depuis Middletown (1929) jusqu’à The Lonely Crowd (1950).
59La seconde moitié de la décennie 1920 – période de la Crise et du début de la Grande Dépression – voit s’ajouter d’autres figures littéraires de premier plan. Quatre sont particulièrement remarquables, d’une imagination romanesque de grande envolée : William Faulkner (1897-1961), Ernest Hemingway (1899-1961), John Steinbeck (1902-1968), John Dos Passos. De ces quatre auteurs, ce sont surtout les deux derniers qui s’intéressent plus directement à la crise économique de l’époque et à ses effets dévastateurs sur les couches sociales les plus défavorisées. Sans complaisance aucune, leurs ouvrages s’attaquent aux grands problèmes sociaux (pauvreté, injustice, corruption...) et ils se situent dans le droit fil du courant protestataire solidement implanté au pays depuis le changement de siècle.
60Steinbeck n’est pas un romancier de la ville. C’est plutôt un critique de l’exploitation rurale – dépossession brutale des terres, émigration forcée des travailleurs – par le régime économique en place. Son œuvre ne fait pas que décrire des drames historiques : de manière extrêmement incisive, elle accuse les exploiteurs et leur demande des comptes au moyen d’un langage qui est bien celui de l’époque (chômage, famine, assistance aux fermiers, ainsi de suite). Steinbeck a publié plusieurs romans de grande qualité mais son chef-d’œuvre reste probablement The Grapes of Wrath (1939).
61John Dos Passos se distingue, pour sa part, comme le romancier par excellence de l’Amérique urbaine : dans toute son œuvre, en effet, la ville y est d’une présence obsédante. Son projet romanesque est très ambitieux. Il est accordé sur sa vision de la mission fondamentale de l’écrivain : être un « architecte de l’histoire ». Sa volumineuse trilogie USA – qui regroupe les romans Forty-Second Parallel (1930), Nineteen Nineteen (1932) et The Big Money (1936) – a été appréciée ainsi par Henry S. Commager :
La trilogie USA est le commentaire le plus étendu de l’économie américaine de la guerre et des années de prospérité qui ait jamais été fait, et c’est aussi celui qui est le plus près du désespoir. C’est une sorte de Grand Livre du Cadastre, un Catalogue du Péché, un Index Expurgatoire des malversations économiques. On y trouve tout ce dont Lewis a fait la satire, tout ce qu’a déploré Fitzgerald, tout ce que Lardner a stigmatisé, et beaucoup plus encore, car c’est le plus sérieusement documenté des livres. Ce n’est pas un tableau complet de notre civilisation d’affaires, car Dos Passos est un partisan impitoyable, et va impitoyablement au pire, mais c’est bien la cruauté de cette civilisation, son hypocrisie et son gaspillage, que nous voyons ici dans leur ensemble26.
62Le lecteur conviendra que nous évitions d’entrer dans le parcours intellectuel de John Dos Passos ou, encore, dans le détail des romans publiés par lui entre les deux grandes guerres. Nous empiéterions alors bien maladroitement sur les prochaines parties de notre essai. C’est d’une genèse littéraire particulière dont il a été essentiellement question dans ce chapitre et c’est dans cette perspective que nous allons maintenant conclure.
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63Comme l’écrit Don Martindale en préface au célèbre essai The City (Die Stadt en allemand original, 1921) de Max Weber, la ville existe en Amérique dès l’aube du XIXe siècle même si elle est loin de se comparer en longévité à son homologue européenne :
La ville européenne moderne date de plusieurs siècles ; par comparaison, peu de villes américaines remontent au-delà du XIXe siècle27.
64La ville naissante aux États-Unis est évidemment de petite taille, mais au fur et à mesure que s’étend l’industrialisation au cours du siècle, elle suit en augmentant de population et de volume. Voilà ce qui explique pourquoi la cité se détache comme un thème littéraire important chez les romanciers et les essayistes de la génération comprise entre 1860 et 1890. Or, leur traitement littéraire de la ville reproduit le goût et la mode du jour, c’est-à-dire qu’il ne heurte en aucune façon la vision de l’existence dont se pare la grande bourgeoisie dominante, faite essentiellement de bons sentiments et de romantisme bucolique. Ce traitement littéraire s’intègre dans ce que les spécialistes ont surnommé la tradition « distinguée», caractéristique de la mentalité intellectuelle des bien nantis, dans la seconde partie du XIXe siècle.
65Les romanciers sociaux, de toute évidence, n’inventent pas le thème même de la ville en tant que sujet littéraire : il était là avant eux. Mais en quelque 20 ans – de 1895 à 1915 environ –, ils métamorphosent la tradition existante en innovant sur deux plans. D’une part, ils articulent une lecture critique du phénomène urbain à partir du bas de la pyramide sociale et non pas seulement du haut ; d’autre part, ils fabriquent et imposent par leurs œuvres le « révolté » en tant que nouveau type littéraire. Contre-pied total de la tradition « distinguée », le roman urbain de la révolte s’avère fermement enraciné à l’orée de la Première Guerre mondiale tandis que la sociologie urbaine en est encore, elle, aux premiers balbutiements.
66Nous avons pris soin de marquer ce moment d’évolution, auteurs et œuvres à l’appui. Il engendre un produit littéraire particulier – un roman urbain engagé et politisé – qui se présente comme une sorte de modèle ou d’épure auprès des jeunes écrivains américains ambitionnant de se faire un nom dans l’immédiat après-guerre. Personne n’est évidemment lié par le modèle en question, mais le radicalisme se trouve en plein essor dans les milieux littéraires et artistiques du pays en début de siècle et il ne manque pas, pour cette raison, d’exercer un puissant effet d’attraction. La preuve en est dans le fait qu’une seconde vague d’écrivains protestataires émerge spontanément après 1920, sous le double signe de la continuité thématique et de l’amplification de la critique sociale entreprise par leurs aînés dans l’écriture romanesque. Nous les avons appelés les grands « insurgés» – John Dos Passos s’y retrouvant en compagnie de d’autres figures éminentes comme Ernest Hemingway, William Faulkner, John Steinbeck, Frank Scott Fitzgerald, Sinclair Lewis, Sherwood Anderson.
67Cette seconde génération fera de la littérature urbaine américaine l’équivalent en qualité et en originalité de ce qu’on trouve déjà en Europe. Ce n’est pas pour rien, par exemple, que Jean-Paul Sartre se prendra d’admiration pour les procédés romanesques de Dos Passos et le fera davantage connaître dans les cercles littéraires français des années trente. Par contre, ces radicaux de l’entre-deux-guerres forment un groupe plus éclaté idéologiquement que leurs prédécesseurs, chaque figure ou presque s’impose par une forte personnalité singulière, chacune constitue une sorte de continent en elle-même sur le plan littéraire. On ne peut donc les aborder comme un bloc sous peine de simplification grossière de leur contribution respective. Voilà pourquoi nous nous en sommes tenus aux traits les plus généraux dans ce chapitre de genèse, juste ce qu’il fallait pour dessiner un portrait global de la conjoncture. En revanche, nous allons, le temps venu, reprendre cette dernière plus en détails à travers le cas particulier de Dos Passos, à travers surtout des liens que cet écrivain a choisi d’entretenir avec les autres grands acteurs littéraires de son temps.
Notes de bas de page
1 Debouzy. La genèse de l’esprit de révolte dans le roman américain, 1875-1915, Paris, Minard, 1968, 101. Cet ouvrage remarquable nous servira beaucoup au cours des prochaines pages.
2 Les grandes chaînes sont à l’époque détenues par les Joseph Pulitzer et William Randolph Hearst, richissismes entrepreneurs en raison même de leur manque complet de scrupules sur les plans moral et civique. Seul le profit compte à leurs yeux.
3 Kazin, Allred. Panorama littéraire des États-Unis, de 1890 à nos jours, Paris, Éditions Robert Marin, 1952, 57.
4 Cowley, Malcolm. « Naturalism in American Literature », dans Stow Persons (éd.). Evolutionary Thought in America, New York, Braziller, 1956, 300-301.
5 Cowley, op.cit., 321.
6 « Pendant une manifestation de masse organisée en signe de protestation contre la mort de grévistes tués par la police à Chicago, une bombe explosa tuant et blessant plusieurs personnes (4 mai 1886). Huit chefs anarchistes furent arrêtés, puis condamnés sans preuve.[...] Cet événement – que Dreiser évoque dans The Titan – devait créer un climat de panique et provoquer une véritable hystérie collective à travers tout le pays suivie d’une répression sauvage. » Debouzy. La genèse de l’esprit de révolte dans le roman américain, 1875-1915, op. cit., 24.
7 Howells, William Dean. Impressions and Experiences, Edinburgh, D. Douglas, 1896, 145.
8 Crane, Stephen. « New York Sketches », Last Words, London, Digby, Long and Co., 1902, 150-151. Publication posthume.
9 Crane. Maggie, op.cit., 54.
10 Dreiser, Theodore. « Life, Art and America », Seven Arts, I, février 1917, 367. Reproduit dans Debouzy, op. cit., 276.
11 Dreiser. Sister Carrie, New York, Modern Library, édition de 1927, 103.
12 Marianne Debouzy est très éclairante sur ce point : « [...] Dreiser a préféré l’accusation efficace. L’objectivité et le caractère inattaquable des preuves qu’il fournit, lui ont permis de mettre en question de façon radicale la société du temps. Car, comme l’a dit Mark Twain, la description exacte est mortelle ; elle équivaut à une condamnation. La révolte de Dreiser s’exprime non par l’indignation morale – qui dégénère le plus souvent en sentimentalisme – mais par cette objectivité qui force à voir, à savoir et fait arriver le scandale », op. cit., 317-318.
13 Dreiser. The Financier, Cleveland, World Publishing Co., édition de 1946, 328.
14 Gelfant, Blanche H. « Theodore Dreiser : The Portrait Novel », The American City Novel, Norman, University of Oklahoma Press, 1954, 94.
15 Consulter ici les ouvrages suivants de Ronald Creagh : Laboratoires de l’utopie : les communautés libertaires aux États-Unis, Paris, Payot, 1983 ; Histoire de l’anarchisme aux États-Unis d’Amérique : les origines, 1826-1886, Grenoble, Pensée sauvage, 1981.
16 Sinclair, Upton. The Jungle, New York, Doubleday, 1906, 376.
17 Ibid., 368.
18 Ibid., 375-376.
19 Ibid., 398-399.
20 London, Jack. The People of the Abyss, London, Nelson, 1903, 363.
21 Figure populaire de la seconde moitié du XIXe siècle, il fit vibrer les masses autour de l’idée que l’Amérique allait très prochainement devenir une communauté coopérative à l’échelle nationale.
22 London. The Iron Heel, London, Everett, 1907, 100.
23 Ibid., 265.
24 Parrington, Vernon Louis. « Theodore Dreiser : Chief of American Naturalists », The Beginnings of Critical Realism in America, 1860-1920, New York, Harcourt, Brace and Co., 1930, 354. Publication posthume.
25 Terrier, Michel. Le roman américain, 1914-1945, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, 98-99.
26 Commager, op. cit., 529. Ring Lardner est un important romancier américain des années vingt, mais un peu moins que les autres dont nous avons traité.
27 Martindale, Don. « Prefatory Remarks : The Theory of the City », dans Max Weber, The City, New York, The Free Press, 1958, 9-62. Citation : 11.
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